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Enfin un livre traitant de la consommation de marijuana au Canada d’un point de vue historique, une rareté puisque ce thème est le plus souvent la chasse gardée des sciences médicales. Dans Not This Time : Canadians, Public Policy, and the Marijuana Question, 1961-1975, Marcel Martel s’attache à examiner la manière dont les médias, les individus, les groupes d’intérêts, les organes étatiques, les bureaucrates et les politiciens interviennent dans l’élaboration des politiques publiques touchant cette drogue. Bien que clairement présenté comme un ouvrage d’histoire politique, ce livre tend vers ce qu’on pourrait appeler de manière un peu surannée une « histoire des mentalités », l’analyse tenant certes compte du discours politique et social, mais aussi des sensibilités individuelles et collectives qui fondent ce discours entourant le statut de la marijuana au Canada.
Lauréat du prix Michel-Brunet pour son ouvrage Le deuil d’un pays imaginé. Rêves, luttes et déroutes (Presses de l’Université d’Ottawa, 1997), Martel s’intéresse toujours à l’identité canadienne, mais cette fois à travers le prisme du débat social et juridique qui oppose partisans et détracteurs de la légalisation de la marijuana dans les années 1960 et 1970. Loin d’être spécifique au Canada, ce phénomène s’inscrit dans un débat plus large qui secoue bien des pays occidentaux durant ces décennies. La période couverte par le livre correspond en effet à l’arrivée de nombreuses drogues (« naturelles » ou chimiques) sur les marchés occidentaux, une vague à laquelle le Canada n’échappe pas. Aux valeurs de stimulation et d’exacerbation du Soi qui sous-tendent la consommation de LSD ou autres produits de synthèse, la marijuana oppose des valeurs de partage, de ralentissement du temps, de douce fraternité qui semblent trouver un écho favorable chez une large fraction de la jeunesse canadienne. C’est une des raisons pour lesquelles les années 1960 et 1970 forment une période auréolée par une certaine nostalgie.
Or, si les belles années du flower power et du peace and love sont marquées par un essor de l’usage récréatif des drogues, elles sont aussi le théâtre de nombreux conflits politiques, sociaux et identitaires qui contribuent à remettre en cause les valeurs sociales et le mode de vie traditionnel, comme le rappelle Martel dès l’introduction. Le débat qui s’articule autour de la question de la marijuana met tout particulièrement en évidence le clivage générationnel qui caractérise cette époque, où les jeunes nés pendant le baby-boom parviennent à l’adolescence. La consommation de drogues, dont la mari, est l’une des manières – avec le style vestimentaire, la coiffure, la musique –, à travers lesquelles cette génération confronte les valeurs de ses parents. L’examen du cas de la marijuana procure donc un accès extrêmement fertile à la manière dont le fossé des générations se transpose sur la scène politique provinciale et fédérale.
Le principal intérêt de cet ouvrage réside dans l’approche adoptée par Marcel Martel. Remettant en cause la théorie de « l’affolement moral » (moral panic) qui domine actuellement les études portant sur les drogues, à savoir que les arguments avancés par les détracteurs des drogues reposent essentiellement sur des considérations morales (notamment sur la crainte inspirée par le comportement, le style de vie et les valeurs des individus ou des groupes consommateurs de drogues, perçus comme « déviants »), l’auteur propose plutôt une analyse pluridimensionnelle du phénomène. Par l’utilisation croisée d’une vaste panoplie de sources de première main, il parvient, au fil des cinq chapitres qui composent son livre, à tenir compte aussi bien du développement des politiques publiques à l’égard des drogues et du rôle joué par les divers groupes d’intérêts, que de l’influence d’organismes provinciaux et fédéraux, allant jusqu’à considérer les réactions médiatiques qui suivent certaines décisions importantes.
Le premier chapitre est consacré à la construction sociale de l’usage récréatif de drogues, notamment de la manière dont cette construction se reflète dans les médias, tandis que le second chapitre analyse plus particulièrement les interventions de quatre groupes d’intérêts ayant joué un rôle crucial dans les débats entre 1961 et 1975 : les étudiants d’université, les forces policières, la communauté médicale et l’industrie pharmaceutique. Évidemment, la portée des actions posées par ces groupes d’intérêts varie énormément, entre autres selon leurs connaissances, leurs ressources financières et leur accès aux centres de pouvoir. Dans le troisième chapitre, Marcel Martel cible quatre provinces canadiennes, la Colombie-Britannique, l’Ontario, l’île-du-Prince-Édouard et le Québec, afin de vérifier comment s’y entremêlent les diverses juridictions et surtout de quelle manière les facteurs culturels et la culture politique colorent l’attitude dominante qui sera, selon les cas, plus stricte ou plus tolérante. Les travaux de la commission Le Dain (1969-1973) sont au coeur du quatrième chapitre. Mise sur pied par John Munro (alors ministre responsable du dossier touchant le statut juridique de la marijuana) et présidée par Gerald Le Dain, cette commission d’enquête sur l’usage non médical des drogues est chargée de sonder l’opinion publique concernant la consommation de marijuana. Du coup, elle devient une tribune permettant aux individus, aux groupes d’intérêts et aux représentants des provinces d’exprimer leur opinion sur les drogues et de tenter d’infléchir le pouvoir fédéral. Le cinquième et dernier chapitre présente les grandes lignes du débat qui oppose le ministère de la Santé et du Bien-Être à celui de la Justice.
Agrémenté de près d’une dizaine d’illustrations, principalement des caricatures extraites de journaux ou de bulletins d’organismes pro ou anti-marijuana, l’ouvrage de Marcel Martel apporte un éclairage précieux sur la manière dont un gouvernement doit composer avec les divers groupes d’intérêts. Proposant une réflexion fermement appuyée sur des sources de première main, l’auteur réussit le pari de tenir compte de tous les acteurs majeurs tout en replaçant bien son objet dans son contexte. À cet effet, l’auteur a évité un écueil important : résistant à l’envie de s’en tenir exclusivement à la marijuana, il rappelle régulièrement le « statut » politique et législatif de quelques autres drogues contemporaines, notamment le LSD, ce qui permet de bien mettre en relief le parcours du cannabis et surtout de mieux le situer dans l’éventail des psychotropes offerts à la jeunesse des années 1960 et 1970.
Un seul regret, bien personnel d’ailleurs, concernant cet ouvrage. Puisque cela constitue le coeur de son propos, il aurait été intéressant que l’auteur présente dès l’introduction une brève rétrospective du statut juridico-politique de cette drogue dans les sociétés occidentales. Les dérivés psychoactifs du chanvre ont en effet une histoire très riche d’utilisation spirituelle ou récréative – souvent un amalgame des deux – remontant à des temps immémoriaux. Le lecteur aurait certainement pu bénéficier d’un éclairage dans la longue durée, afin de mieux situer la période proposée par Martel dans le continuum d’une consommation et d’un contrôle social plurimillénaires. Le choix de passer sous silence l’antériorité de cette drogue ne diminue cependant en rien la pertinence, la cohérence et la validité scientifique de cet ouvrage… ainsi que l’intérêt et le plaisir que tout chercheur en histoire, en sciences politiques, en sociologie, en droit ou en criminologie pourra éprouver à le lire.