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Il y a près de 25 ans, alors que l’histoire des femmes devenait un champ important de la recherche historique, il semblait parfaitement inapproprié de s’adonner à la biographie historique. On venait de lancer le projet de placer dans l’histoire les anonymes par excellence que sont les femmes, pourquoi s’embarrasser d’examiner les destins exceptionnels ? Susan Mann avait alors avancé quelques réflexions théoriques sur la biographie féministe. Dans Feminist Biography (Atlantis, 1985), elle formulait quelques propositions choc : « Hierarchies and leaders appear to be some of the evils of a society dominated by men » ; alors pourquoi s’ingénier à écrire la biographie de celles qui ont participé à ce pouvoir ? Elle critiquait également la manière avec laquelle on rédige habituellement les biographies de femmes, accentuant leurs contacts avec « leurs » hommes ou, au contraire, en montrant que leurs réalisations avaient mis en péril leur féminité. Enfin la tentation était grande de leur prêter ne serait-ce que l’embryon des idées et des analyses qui inspirent aujourd’hui les chercheuses féministes.
Mais en bonne pédagogue, elle proposait toutefois quelques conditions pour pouvoir réaliser une biographie féministe. Tout d’abord, ajouter au récit « the political commitment of feminist scolarship » : révéler le passé dénié aux femmes. Ensuite, modifier la forme traditionnelle de la biographie en contestant l’héritage culturel dans lequel se déploie la vie de l’héroïne. Examiner attentivement de quelle manière les abstractions théoriques qui conceptualisent l’histoire des femmes se réalisent à travers un individu. Enfin, partir de cet exemple pour informer sur le statut des femmes dans une société donnée. En conclusion, elle suggérait que la biographie féministe pourrait bien être une des formes prochaines de l’histoire des femmes.
Eh bien, la démonstration est maintenant faite. Il est possible d’écrire une biographie féministe qui se révèle également une biographie rigoureuse, érudite, passionnante et instructive. Qui dit mieux ?
Margaret Macdonald (1873-1948) a été Major de l’armée canadienne durant la guerre de 1914-1918, à titre de « matron-in-chief » du large contingent d’infirmières qui ont travaillé dans les hôpitaux militaires canadiens en Angleterre, en France, à l’est de la Méditerranée et sur les navires qui transportaient les troupes. Une fois sa mission terminée, elle a disparu dans l’anonymat de son village de Nouvelle-Écosse en 1923.
Retracer la biographie de cette femme représentait une tâche redoutable. Les deux caisses de documents relatifs au service qu’elle a dirigé ont disparu après la guerre, rendant ces femmes « out of history and back into the privacy of women’s life » (p. 102). Sa soeur cadette, qui conservait précieusement les lettres envoyées à sa famille durant plus d’un demi-siècle, a brûlé l’ensemble de sa correspondance en 1974. L’auteure nous révèle ce fait dans un bref post-scriptum (p. 189). Et pourtant, son érudition remarquable a réussi à reconstituer l’écheveau de ce destin exceptionnel. Ne ratez pas la note 20 du chapitre 4 !
Le chapitre 1, « A Regular Little Trump », retrace l’enfance, les études et la vocation d’infirmière de Macdonald, alors qu’elle se rend à New York dans une école d’infirmières. Le chapitre 2, « A Yen for War », retrace son parcours professionnel accidenté au moment de la Guerre hispano-américaine, de la Guerre d’Afrique du Sud et de la construction du Canal de Panama. Le chapitre 3, « Matron-in-Chief », décrit et analyse minutieusement son travail d’organisation, de gestion et d’inspection au sein de l’armée canadienne, durant le premier conflit mondial. Le chapitre 4, « An Officer and a Lady », rend compte du caractère ambigu de sa fonction, alors que les prescriptions du genre venaient heurter les exigences de son poste. En même temps, l’extraordinaire efficacité de Macdonald dans son travail est soulignée : « not a weak spot, not even the semblance of a breakdown was found, and what is dearer than all, the breath of a scandal never blew across its name ». (p. 153) Le chapitre 5 expose sa vaine tentative de reconstituer l’histoire du contingent médical et son retrait de la vie publique, ponctué de commémorations de plus en plus espacées. L’auteure reproduit en annexe un discours prononcé en 1922 par Margaret Macdonald.
Mission accomplie : Susan Mann a réalisé une magnifique biographie féministe ! Cet ouvrage est une véritable démonstration sur le rôle exceptionnel joué par l’établissement de la profession d’infirmière dans la construction d’une nouvelle image de soi pour les femmes. Sont mentionnées toutes les circonstances qui attestent du statut inférieur des femmes à cette époque : le peu d’options professionnelles ; la place des filles dans la famille (cf. la notice nécrologique de son père, p. 58) ; le fait que les articles la concernant figuraient toujours sur la page féminine des journaux (p. 159) ; que la prescription du silence était inhérente à la profession d’infirmière (p. 167) ; que sa retraite prématurée constituait une sorte de rédemption à sa carrière inhabituelle (p. 174).
L’auteure prend bien garde de prêter à Macdonald des opinions actuelles. Elle note qu’elle ne s’insurge pas contre l’exclusion des femmes du suffrage (p. 25) ; que si elle voulait changer « son » destin, elle ne manifestait aucune volonté de changer le monde (p. 27) ; qu’elle endosse le fait que les infirmières doivent rester célibataires (p. 133-134) et qu’elles doivent obéissance absolue aux médecins ; qu’elle était d’avis que la situation internationale devait placer la question des droits des femmes à l’écart (p. 67) ; l’idée que l’acquisition du suffrage était une récompense et non pas un droit (p. 163) ; qu’elle laissait sans états d’âme toutes les tâches domestiques à une servante, une fois revenue à la maison.
Le plus troublant dans cet ouvrage, c’est d’apprendre que pour Margaret Macdonald, la participation à une guerre était une entreprise amusante. Elle disait elle-même qu’elle avait « a yen for war ». Le mot « fun » figure comme un leitmotiv tout au long de l’ouvrage. Le rapport ambigu que les hommes entretiennent habituellement avec la guerre traverserait donc le genre ? Il semble bien que oui !
Quelques remarques critiques. Margaret Macdonald était catholique. J’aurais voulu qu’on m’explique comment une « papiste » avait accédé à ces hautes fonctions dans un des joyaux de l’Empire britannique. L’auteure affirme qu’en 1917, Macdonald, qui vient d’une vieille famille libérale, a voté pour le gouvernement conservateur. C’est bien une des seules affirmations de l’ouvrage qui ne soit pas attestée par un document. Où a-t-elle pris cette assurance ? À partir de 1920, Macdonald a reçu le mandat d’écrire l’histoire du contingent des infirmières durant la guerre. Mission impossible. La difficulté de l’entreprise l’a conduite à une retraite anticipée en 1923. L’auteure affirme que toutes les personnes qui se sont alors attelées en vain à cette histoire du contingent infirmier se sont frappées sur le « genre » et que privées des moyens intellectuels pour l’appréhender, elles n’ont pas pu livrer la marchandise. Oui sans doute. Mais il ne faudrait pas non plus minimiser la difficulté inhérente d’écrire l’histoire, même la plus traditionnelle. On estime, dans trop de milieux, que la pratique de l’histoire est aisée. « Quand je serai à la retraite, je vais faire l’histoire de… ». L’histoire est une expertise, une pratique scientifique, un exercice sophistiqué d’analyse et de synthèse et, si possible, d’écriture élégante. Comment une gestionnaire de soins infirmiers que rien ne préparait à cet exercice aurait-elle pu faire ?
Qui d’autre qu’une historienne chevronnée pourrait présenter un livre si intéressant, si complètement documenté, si agréable à lire et si utile pour faire avancer la connaissance historique ?