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Cette relecture de la politique de la Reconstruction fait une large place au rôle des familles dans la formation des institutions publiques. L’accent mis sur leurs pratiques, leurs valeurs et leurs demandes publiques ne représente pas seulement une « façon de voir et de décrire des pratiques qui pourraient être décrites de plusieurs autres manières », comme l’écrit le sociologue britannique David Morgan à propos des « études familiales », mais encore le fruit d’une vision particulière de ces cinq années exceptionnelles, au cours desquelles la « politique des parents » aurait eu une importance remarquable. Dans un ouvrage concis, lucide et bien ancré dans la littérature internationale, Magda Fahrni nous convainc qu’un large pan de la société montréalaise a envisagé l’ensemble des problèmes sociaux comme ceux d’une « crise de la famille », que la notion de famille a représenté, pour un temps, un thème central « dans la poursuite des droits de citoyenneté », et qu’elle « a eu, en ces années, un remarquable pouvoir de persuasion ».
Attentive aux subtilités des images courantes dans l’opinion, l’auteure étudie les transformations de ce qu’il est légitime de discuter sur la place publique, et les débats portant sur la composition même du « public ». En établissant le rôle politique des femmes – celui des consommatrices, par exemple, qui, discutant de leur faible pouvoir d’achat, arrivèrent à transformer la honte d’antan en « déclaration politique », en montrant aussi comment l’identité politique des hommes a été marquée par leur situation familiale – celle de pères soucieux de garantir un toit aux leurs, et d’assurer à leurs enfants une éducation primaire, Household Politics remet en question l’image trop répandue d’une époque de retour à la domesticité féminine. En montrant ainsi comment changent les représentations politiques, l’ouvrage reprend les leçons les plus profondes de l’analyse sociale du langage.
Au terme d’un premier chapitre consacré à la géographie sociale de Montréal, et guidée par les manchettes, Fahrni choisit d’étudier les sujets qui préoccupaient les contemporains. Il s’agit le plus souvent d’histoires mal connues, celles de l’action politique de citoyens non organisés. Concentrée sur la ville, ancrée dans une connaissance évocatrice des lieux, sa réflexion met en jeu plusieurs dimensions de la vie publique. Des archives d’associations religieuses de bienfaisance et d’agences de travail social de toutes confessions aux quotidiens, en passant par les documents d’institutions publiques comme ceux de la Commission des écoles catholiques de Montréal, ceux des services de logement de la Ville de Montréal et ceux des ministères fédéraux consacrés à la Reconstruction, sa documentation jette un éclairage neuf sur la dynamique de la vie politique.
Un second chapitre, consacré aux institutions de bien-être accessibles aux familles pauvres, examine le fonctionnement d’une économie mixte de bien-être où, loin de remplacer les agences privées, la montée des programmes publics a multiplié les échanges entre les deux types d’institutions et donné un nouveau rôle aux agences privées. Fahrni montre comment ces dernières bénéficiaient d’un statut comparativement plus favorable au sein d’une population française et catholique particulièrement réticente à l’endroit de l’intervention étatique.
Le portrait de ces années d’immédiat après-guerre est celui d’une période d’optimisme et d’égalitarisme où « le changement social a semblé à la fois désirable et possible. » Pour comprendre l’histoire de surprenants succès démocratiques, Fahrni remonte aux expériences de la guerre. Son troisième chapitre, qui porte sur les familles des soldats et des anciens combattants, repère les tensions entre les idéaux romantiques du retour des soldats et les pratiques familiales difficiles, l’opposition entre mères et épouses de soldats au sujet de la destination de leurs revenus, ou encore les moments où le ministère qui leur était dédié traitait les anciens combattants comme des êtres instables. La guerre a fait davantage que révéler des tensions existantes, avance l’auteure. En encourageant les citoyens « à penser en termes d’intérêt public, de communauté civique », elle a donné droit de cité à des problèmes oubliés. L’étude du mouvement des « Cent-Mariés » suggère par exemple que la force de la demande de la Ligue ouvrière catholique pour un « salaire familial » provenait moins de la commande pontificale que des efforts de jeunes couples de travailleurs qui adhéraient à l’idéal du gagne-pain unique.
Apparaissent des alliances imprévues, des circonstances où vétérans et civils, riches et pauvres, francophones et anglophones, catholiques, protestants et juifs ont uni leurs énergies au nom d’un patriotisme commun, d’une reconnaissance de la dette des civils aux soldats et d’une appartenance commune à la société civile. Tel est le cas du Conseil local des femmes, qui rassembla des femmes riches et des vétérans pauvres pour l’édification de logements nouveaux, des religieuses enseignantes qui appuyèrent leurs collègues laïques durant la grève des instituteurs de Montréal, et des parents du grand public qui supportèrent eux aussi les grévistes, au nom de la solidarité entre pères de famille.
La thèse de l’ouverture de la vie publique est renforcée par une prise en compte rigoureuse des divergences, des tensions et des échecs. Aux difficultés de la vie familiale des soldats à leur retour, Fahrni ajoute l’histoire des faiblesses des promesses démocratiques d’une Église qui voulait « démontrer (qu’elle) pouvait s’adapter aux vies réelles de ses paroissiens », en même temps qu’elle restait sensible à l’influence des défenseurs de la propriété et de la vie privées. Le livre discute aussi de l’intolérance des groupes d’action catholique à l’endroit des épouses de guerre, des conséquences difficiles pour les anciens combattants canadiens-français de l’antimilitarisme particulier à leur société et de l’impatience des agences juives et protestantes à l’égard des pratiques de leurs équivalentes catholiques. Elle marque la différence, au sein du mouvement des squatters, entre les tenants du logement social et ceux de l’aide palliative de l’État, entre les tenants d’une intervention provinciale ou d’une intervention fédérale. Elle évite, enfin, de considérer les ménages comme des entités indivisibles, un écueil propre à l’histoire de la famille, en particulier quand elle montre que les fonctionnaires fédéraux responsables des allocations aux dépendants de soldats servirent inégalement les membres d’une même parenté.
Après 1949, nous dit Fahrni, l’urgence de la reconstruction disparut, laissant place à une vie publique différente, au sein de laquelle les espoirs d’égalité s’affaiblirent. La déception créée par le contraste entre les espoirs et les réalités a-t-elle eu raison des espoirs générés par la guerre ? Les aspects les plus inégalitaires de la reconstruction devinrent-ils dominants ? Se peut-il que ces conceptions élargies de la vie publique n’aient pas transformé les idées que les citoyens avaient de leur influence sur la forme même des institutions publiques ? La réponse se trouve peut-être dans une étude élargie à la formation même des institutions – comme la Commission des écoles catholiques de Montréal, les agences d’action catholique et de travail social, et les bureaucraties fédérales et provinciales, qui furent aussi les vecteurs des promesses égalitaires de la guerre sur lesquelles s’ouvre le livre. Il faudra pour cela comparer ses résultats aux études de mouvements comparables, précédant et suivant la Reconstruction, et prédire que l’intérêt que provoque déjà la richesse de Household Politics en multipliera le nombre.