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Dans ce livre, Ross Lambertson explore le développement, au sein de la société canadienne, de l’idée et de la pratique des droits humains durant la période entourant la Deuxième Guerre mondiale. Avant les années 1930, écrit-il, il n’existe pas au Canada de mouvement pour assurer le respect des droits des citoyens ; même les fameuses « British liberties » (libertés britanniques), si chères au coeur des Canadiens, s’avèrent assez peu efficaces comme moyen de protection contre la répression des dissidents ou la discrimination officielle. Grâce aux événements qui ont lieu à l’échelle internationale (notamment l’horreur nazie et l’holocauste, qui discréditent le racisme scientifique), intellectuels et hommes politiques commencent dans l’après-guerre à élaborer une théorie des droits universels, tandis que la société canadienne connaît des transformations économiques et démographiques qui rendent l’ensemble des citoyens plus sensibles aux droits des minorités. Une poignée de militants progressistes cherche à profiter du nouveau climat de tolérance pour défendre les victimes de l’oppression dans certaines causes célèbres. Leurs victoires restent minimes, mais ces militants réussissent néanmoins à sensibiliser davantage le public aux dangers de l’inégalité. L’auteur étudie l’évolution du discours des droits fondamentaux à travers une série d’événements clés. Ceux-ci se rangent en deux catégories. D’abord, il y a les droits que l’auteur décrit comme « libertaires », c’est-à-dire le droit à la libre expression politique et le droit des accusés. L’auteur commence par la campagne qui vise à bloquer la « loi du cadenas », votée en 1937 par le gouvernement québécois du premier ministre Maurice Duplessis. Par la suite, il explore la chasse aux communistes durant l’après-guerre, puis la répression des scientifiques soupçonnés d’espionnage lors de l’affaire Gouzenko. La seconde facette des droits humains, ce sont les droits « égalitaires », c’est-à-dire la lutte des minorités raciales et religieuses contre la discrimination. L’auteur souligne avec justesse le rôle déclencheur que joue la campagne interraciale de défense des Canadiens japonais dans la formation du mouvement pour les droits humains. La tentative du gouvernement fédéral de déporter vers le Japon des milliers de Canadiens d’origine japonaise incite un groupe de pasteurs et d’intellectuels à protester (bien qu’ils n’aient émis aucune objection lors de l’emprisonnement en masse de ces mêmes citoyens dans des camps de concentration en vertu de la Loi des mesures de guerre). Le fruit de cet effort de coordination devient le Co-operative Council for Japanese Canadians, qui remet en cause la politique de déportation. L’auteur trace aussi l’implication successive des Juifs canadiens et des Noirs au sein des mouvements en faveur de l’égalité des droits.
Le Québec joue un rôle complexe dans cette histoire. D’une part, la pression des élites conservatrices et catholiques, exercée au nom de l’anticommunisme sur un parti libéral qui a besoin du soutien des députés québécois, joue contre une politique de liberté d’expression. En revanche, la répression pratiquée au Québec par le gouvernement duplessiste lance la première vague de rassemblements chez les Canadiens anglais pour la protection des libertés – un mouvement dans lequel les préjugés linguistiques et religieux s’amalgament. Si l’auteur mentionne les actions politiques de quelques militants progressistes, notamment Thérèse Casgrain et Jacques Perrault, il a néanmoins tendance à sous-estimer l’engagement des Canadiens français dans la défense de minorités tels les Canadiens japonais.
En somme, ce livre mérite certainement d’être lu, car il apporte au lecteur une compréhension approfondie sur un sujet peu étudié. L’auteur a puisé dans de nombreux fonds d’archives et il déploie une connaissance impressionnante de l’historiographie (d’ailleurs encore assez limitée) sur la question des droits humains au Canada. Il relate avec finesse les débats qui ont eu cours entre les membres des différentes factions politiques et idéologiques quant à la nature du mouvement des droits humains, des modes d’organisation et des batailles à mener. D’un point de vue spécifiquement américain, il semble curieux que l’auteur ait si peu abordé le déroulement des événements au sud de la frontière et l’histoire pourtant parallèle du discours sur les droits minoritaires aux États-Unis. C’est précisément dans la période dont traite l’auteur que le mouvement pour l’égalité raciale y connaît son premier grand essor. (En même temps, le terme « civil rights » [droits civiques] subit un changement de sens, passant d’une signification liée aux droits de libre expression et aux droits des accusés – qui désormais sont identifiés comme « civil liberties » – aux droits des minorités visibles.) Sous la bannière de la lutte des Noirs américains, une coalition de groupes s’établit pour mener une campagne contre la discrimination raciale et religieuse, ce qui mène au célèbre arrêt de la Cour Suprême Brown v. Board of Education en 1954. Un peu plus d’attention portée au contexte international, de même qu’une comparaison de ces mouvements, aurait aidé le lecteur à saisir la spécificité de la conjoncture canadienne.