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Ce livre est issu d’un colloque organisé par le Centre de recherche Lionel Groulx en novembre 2003 aux Archives nationales du Québec et dont le thème était « Les nouvelles lectures de Groulx depuis 2000 ». En général, on peut conclure, après un survol des communications et des échanges qui ont suivi chaque session, que depuis l’an 2000 le débat sur Lionel Groulx s’est « normalisé ». Nous ne sommes plus à l’époque de l’affaire Delisle, alors que la question centrale était de savoir si Groulx était ou non antisémite ou, même, s’il était un sympathisant nazi. Le contenu des communications révèle que les chercheurs s’intéressent davantage à d’autres aspects de la carrière de Groulx. Cela me semble un développement sain, car il révèle des préoccupations « non hystériques », pour reprendre une expression de Dominique Garand. Vouloir saisir le sens de l’univers groulxien dans sa totalité, et voir ses tendances racistes ou ethnicistes comme faisant partie d’un tout, semblent prometteurs pour mieux comprendre cet homme complexe.
La question centrale qui émerge de ce débat post-millénaire sur Lionel Groulx est celle de la pertinence de sa pensée aujourd’hui. Doit-on jeter les idées de Groulx sur le fameux tas de cendres de l’histoire de Karl Marx ? Y a-t-il certains aspects de sa pensée qui méritent d’être retenus ?
La deuxième session de ce colloque d’un jour incluait une communication où Gérard Bouchard revenait sur son livre Les deux chanoines et tentait de répondre à certaines critiques de sa méthode de recherche et de ses conclusions. Selon Bouchard, pour comprendre la pensée groulxienne, il ne faut pas y chercher une idéologie cohérente (catholicisme, traditionalisme, nationalisme, humanisme, etc.) comme l’a fait Jean-Pierre Gaboury dans les années 1970. Une analyse quantitative et qualitative du corpus de sa production intellectuelle montre plutôt que la pensée de ce prêtre nationaliste était caractérisée par la contradiction et parfois par l’incohérence. La thèse bouchardienne se résume comme suit : « l’oeuvre de Groulx livre une somme impressionnante de contradictions non ou mal résorbées […] et […] c’est là un trait essentiel de cette pensée » (p. 106).
Dans « Groulx est-il intelligible ? », Pierre Trépanier propose une critique du livre Les deux chanoines. D’après lui, cette analyse postmoderne de la pensée de Groulx est fondamentalement insatisfaisante, parce que Bouchard traite les écrits et les conférences publiques de Groulx comme tant de dossiers à gérer dont il essaie de faire ressortir les thèmes principaux. Selon Trépanier, la pensée de cet homme complexe, qui évoluait dans un milieu changeant, ne peut pas être traitée comme une banque de données. Il faut plutôt porter attention au contexte historique, afin de mieux comprendre l’évolution de la pensée de Groulx à travers le temps. En lisant Trépanier, on ne peut s’empêcher de voir qu’il y a, au fond, une certaine ressemblance entre la critique qu’il fait de l’approche de Gérard Bouchard et celle qu’on a fait, dans les années 1990, de la thèse d’Esther Delisle : tous les deux sont vus comme des « démolisseurs » (p. 145) qui analysent la pensée groulxienne d’une façon « chirurgicale » hors de toute contextualisation. Tandis que Bouchard veut démontrer que Groulx reste pertinent parce qu’il a quelque chose à nous apprendre sur le présent, Trépanier le voit comme un défenseur de la tradition, qui doit être étudié pour lui-même. Pour Trépanier, il y a une « systématique groulxienne » et la clef de voûte de ce système est le traditionalisme. L’inactualité des oeuvres de Groulx fait de ces dernières, selon lui, des « classiques » du Canada français traditionnel. On lit Groulx non pas pour connaître notre présent, mais pour rencontrer notre passé.
Les autres communications contribuent à ce débat sur la nature contradictoire de la pensée du chanoine. Michel Bock explique comment Groulx envisageait simultanément deux concepts de la nation : la nation territoriale qui était la province de Québec et la plus grande nation de la diaspora canadienne-française d’Amérique. Bock analyse comment cette définition ambiguë de la nation a contribué grandement aux déclarations parfois contradictoires de Groulx sur l’État français et sur l’épineuse question de la séparation. En fait, et cela n’est pas un reproche à Bouchard, Bock démontre que dans ce cas particulier, si Groulx tenait un discours contradictoire sur la question de la séparation du Québec, c’est parce que la nature même de la communauté qu’il tentait de définir, le Canada français, était elle-même empreinte d’ambiguïté (on pouvait définir le Canada français à la fois comme le Québec, le Canada et même l’Amérique française). En ce qui concerne les minorités françaises hors Québec, leur présence sous-tendait et nécessitait chez Groulx une certaine ambiguïté/incohérence.
Norman Cornett, pour sa part, propose une analyse qui rappelle l’importance de la spiritualité chez Groulx. Son texte suggère que Trépanier a peut-être raison : il y a des aspects de la pensée de Groulx, tel son mysticisme, qui se prêtent assez mal à une dissection sèche et à des méthodes empruntées aux sciences sociales. L’on constate une nouvelle approche post-delislienne quand Cornett soutient que « Loin d’être un antisémite nihiliste, comme le prétend Esther Delisle, Groulx chercha à imiter, voire même [sic] à s’approprier le modèle religieux national d’Israël pour les Canadiens français ». (p. 72) Lorsque Cornett conclut que l’essence de la pensée de Groulx se résume dans la primauté du spirituel, il semble suggérer que sa conception de la nation canadienne-française est peut-être plus intelligible que ce qu’en dit Bouchard.
Dans une très belle communication consacrée aux stratégies d’auteur du chanoine, Marie-Pier Luneau met elle aussi en lumière un Groulx contradictoire, mais également triomphal. Elle affirme que celui-ci cherchait à entretenir l’impression qu’il ne s’occupait guère du succès critique et commercial de ses publications, mais qu’en réalité, comme le magicien caché derrière le rideau d’Oz, Groulx employait toutes sortes de manoeuvres pour s’attirer les accolades et faire grimper les ventes de ses livres. Selon Luneau, Groulx était « l’écrivain qui a le mieux exploité les possibilités du marché du livre au xxe siècle ». Bouchard maintient, à la fin de Les deux chanoines, que le discours groulxien est un discours d’échec, mais Luneau semble le contredire lorsqu’elle conclut que « son parcours d’auteur […] est symbole de succès » (p. 48), le colloque de 2003 étant lui-même « une preuve de l’actualité de Groulx » (p. 48). Il faut dire que la communication de Luneau, très sensible à la chronologie – elle parle par exemple de l’époque du « loup dans la bergerie (1929-1945) » – et au contexte historique, démontre l’éventail des possibilités qu’offre l’analyse des différents aspects de la carrière fulgurante de ce « brandon de discorde ». Chose importante, ce qui ressort de son analyse est l’humanité du personnage, trop fréquemment vu comme un monument national.
Ce livre démontre à quel point « l’énigme Groulx », pour employer une expression de Gérard Bouchard, continue de fasciner les intellectuels. Grâce au travail de ces chercheurs, le débat sur le legs de cet homme fascinant est rouvert pour une nouvelle génération. Groulx sera toujours une pierre de touche de l’histoire canadienne et québécoise, tout comme Turner le fut pour l’histoire américaine. On peut juger à certains égards son oeuvre dépassée, elle demeure une contribution importante à notre imaginaire collectif.