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Ce troisième volume (1909-1915) de l’édition de la correspondance de l’abbé Lionel Groulx s’intitule avec justesse « L’intellectuel et l’historien novices ». Constitué de 497 lettres de Groulx et de 683 autres retrouvées et adressées à Groulx (liste, p. 829-861), l’ouvrage comporte une substantielle introduction de 140 pages par Pierre Trépanier, une chronologie détaillée, des notices biographiques des correspondants, une imposante bibliographie et un index, nécessaire dans ce type d’étude pour retracer hommes et idées. La liste des principaux correspondants – les abbés Wilfrid Lebon, Émile Chartier, les pères Samuel Bellavance et Rodrigue-Marie Villeneuve, Mgr Émard, Henri Bourassa – annonce les grands sujets de préoccupation de Groulx durant ces années.
La correspondance jette en effet un éclairage nouveau sur la naissance et les difficultés de croissance de l’ACJC à laquelle élèves et maîtres de collèges n’adhéraient pas facilement ; à ce sujet, le lecteur aurait espéré plus d’explications sur les formes et causes de résistance (p. 207, 216, 223, 226, 232, 458) à ce mouvement. Elle fournit aussi une rare occasion de voir comment, au début du siècle, un auteur peut publier et doit lui-même diffuser (p. 384-429) son ouvrage, en l’occurrence Une croisade d’adolescents, histoire de l’ACJC précisément que Groulx publie en 1912. Les lettres entre Groulx et Mgr Émard révèlent une partie des difficultés de Groulx avec son évêque, difficultés qui tiennent à son travail d’animateur, qui sera une des causes de son départ du collège de Valleyfield (par exemple, p. 723-726). L’historien novice, qui ira inaugurer en 1915 un enseignement minimal de l’histoire à l’Université Laval à Montréal, puis à l’Université de Montréal, aura d’abord été un professeur, un enseignant conscient « de l’enseignement défectueux de l’histoire canadienne » (p. 91) dans les collèges. Groulx se fera historien, coureur d’archives, auteur d’un manuel jamais publié mais fort achevé dans sa forme manuscrite (p. 132 et ss, 513- ). Pour Groulx, l’histoire est « une force patriotique » (p. 91) et la classe d’histoire « grave et précieuse comme une veillée d’armes » (p. 626). Il se fera donc le promoteur de l’enseignement de l’histoire canadienne dans sa correspondance avec Bourassa et d’autres (p. 471-474, 488-489, 509, n. 12, 521). La correspondance avec Bourassa (par exemple p. 649-650) apporte enfin du nouveau sur l’origine de la revue L’action française de Montréal dont Groulx voit dès 1915 l’urgente nécessité.
L’introduction de P. Trépanier est importante à trois titres : l’inscription de Groulx dans le débat sur la définition de l’intellectuel au Québec, l’inclusion de la pensée de Groulx dans un concept – le traditionalisme – et l’apport remarquable de l’histoire d’une bibliothèque personnelle à la biographie intellectuelle de son propriétaire. Étant l’initiateur du débat sur la définition de l’intellectuel québécois et ayant nuancé dans l’ouvrage Auguste Viatte. Regards croisés entre le Jura, la Suisse romande et le Québec une première position à propos de l’intellectuel catholique, je comprends qu’on ne puisse parler de Groulx sans se demander s’il fut l’un de ces premiers intellectuels québécois. Le débat ici est de savoir si et comment l’intellectuel comme homme du culturel et du politique peut être l’homme du sacré, du culturel et du politique (p. 36). L’analyse de P. Trépanier est convaincante, mais non sans limites et sans questions. Les trois principes de Groulx – Dieu avant les hommes, la nationalité avant le parti, les principes avant le parti-pris et l’argent (p. 108) – valent pour l’intellectuel québécois, alors et par la suite. La seule variable dépendante est Dieu et elle implique quelque forme « d’obéissance » (p. 106, n. 430), tout comme la primauté du surnaturel sur le naturel, de la foi sur la raison, de la Théologie sur la Philosophie implique une hiérarchie et son respect pour l’intellectuel catholique. Groulx dira dans ses Mémoires vouloir toujours privilégier « l’esprit sacerdotal » sur le « prêtre intellectualisé » (p. 38). À cette limite de manoeuvre intellectuelle et rationnelle de l’intellectuel catholique et de soumission à une autorité hiérarchique, s’ajoute le détour obligé par le rappel de l’histoire des rapports du politique et du religieux au Québec. On pourrait certes suggérer (p. 34) que cette tradition joue précisément en faveur de l’intellectuel catholique, toujours et déjà engagé dans le ou la politique ; mais dans quel politique ? Omer Héroux suggère la question, lui qui souligne comment le clergé, échaudé par la « grande guerre ecclésiastique » du XIXe siècle, en est venu, dans l’Université et dans la Revue canadienne, à ne plus vouloir toucher aux « questions vivantes » (p. 496). Si l’on demande à l’intellectuel « laïc » de ne pas être un homme de la politique et du pouvoir, l’exigence vaut pour l’intellectuel catholique. Or, comment et quand le clerc québécois se sort-il du cléricalisme, c’est-à-dire de la prétention de pouvoir de l’Église catholique sur le pouvoir civil en certaines instances ? Dans son Manuel d’histoire du Canada, Groulx célèbre et défend le « rôle » jamais abdiqué de l’Église catholique (p. 135), mais prisonnier de l’angle mort du juge et de la partie, il ne peut voir que ce « rôle » était aussi synonyme de pouvoir. Cette construction est cohérente dans la mesure où l’oeuvre et le nationalisme de Groulx sont fondés sur la religion ; il écrira : « il faut empêcher à tout prix que la crise religieuse ne coïncide chez nous avec la crise nationale. Ce serait la mort à coup sûr » (p. 129). Il ne va donc pas de soi que le prêtre soit un intellectuel et que le statut de l’intellectuel catholique ne pose question.
L’historiographie et une certaine doxa nous avaient habitués à identifier Groulx au « clérico-nationalisme ». Il y a une chance qu’on l’identifie dorénavant au « traditionalisme » dans la foulée de l’analyse et du lexique de P. Trépanier, qui retrace les maîtres canadiens-français (Mgr Laflèche, Tardivel, Bourassa) et français de cette notion qui ne se limite pas au respect de la continuité historique, mais qui est d’abord « doctrine consciente d’elle-même » (p. 116) et qui se fonde sur la formule de Groulx selon laquelle « Nous serons catholiques, ou ne serons rien » (p. 77). P. Trépanier documente de façon satisfaisante cette notion dans l’oeuvre de Groulx et dans les lectures françaises de Groulx, comme on le verra ; ce traditionalisme n’a donc rien d’une notion plaquée sur un homme ou une mouvance. Mais on peut se demander si Groulx gagnera à une telle identification au refus de la modernité et du libéralisme, à une notion où l’analyse des rapports entre tradition et modernité fait parler de bon et de mauvais renouvellement (p. 120), de catholicisme comme source du « vrai progrès » (p. 123).
La mise à profit de la bibliothèque de Groulx, de ses annotations marginales dans les livres ou de ses citations et références donne lieu ici à une analyse modèle d’une bibliothèque personnelle pour la compréhension de la démarche intellectuelle d’un individu. On voit bien comment la pensée de Groulx se reconnaît et vient puiser (p. 56) dans les oeuvres des traditionalistes français : Barrès (p. 52-59), Paul Bourget (p. 59-63), Faguet, Vogüé, Lemaitre et chez « le maître français par excellence », Ferdinand Brunetière (p. 64-79). La partie canadienne de la bibliothèque de Groulx, qui représente 21% du total, sert aussi d’indicateur d’un intérêt nouveau pour l’édition et la littérature canadiennes, qui ne constituent durant le XIXe siècle qu’un maigre 5% des bibliothèques et des inventaires de la librairie. Les commentaires de Groulx à la suite de sa lecture des travaux de l’abbé Camille Roy (p. 367-368 et index) valent le détour, tant ces deux contemporains ont mené un même combat pionnier.
Si l’on a parfois l’impression que des notes sont démesurément longues (p. 199, n. 11, 228, n. 14, 276-277, par exemple), cette édition critique en impose par sa qualité et sa rigueur et l’introduction dont le contenu peut mener à un bon débat ne laissera pas le lecteur indifférent. Vivement les autres volumes !