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Les historiens ne peuvent demeurer insensibles à la place qu’occupent les médias dans la diffusion de l’histoire, ni au rôle qu’ils peuvent y jouer. On me pardonnera ici de parler à la première personne, mais je voudrais livrer un témoignage de ma participation depuis les débuts de ma carrière universitaire au domaine de la vulgarisation. La formation d’un historien professionnel est tout entière axée sur la recherche et l’enseignement. On lui apprend à utiliser toutes les ressources de la méthodologie et de l’historiographie pour construire sa problématique et son objet de recherche, à dépouiller les sources de façon exhaustive, à faire oeuvre d’érudition. Dans le milieu des histo-riens, les entreprises de vulgarisation à destination du grand public sont souvent dévaluées, considérées comme des activités de second niveau. D’une part, elles lui prennent un temps précieux et, d’autre part, elles risquent de l’entraîner dans des controverses. Pourtant, le domaine de la vulgarisation est central, car c’est bien souvent à travers de telles entre-prises que le récit historique traditionnel peut être remis en question. De plus, la mémoire collective se constitue aussi par les oeuvres de vulgarisation. Tout le débat nécessaire, mais souvent escamoté, entre mémoire et histoire, est polarisé par le clivage entre les deux et la distinction reste malaisée. La mémoire est le résultat d’un processus de construction sociale auquel participent un grand nombre de personnes, provenant d’horizons intellectuels différents, et qui mêle témoignages, souvenirs et analyses rétrospectives[1], tandis que l’histoire, construction elle aussi, relève d’une pratique spécifique qui suppose une certaine distanciation et amène obligatoirement des conflits avec la mémoire. De fait, le rôle de l’histoire est de critiquer la mémoire, de l’interpeller. Comme l’écrit Pierre Nora :
L’histoire est la reconstruction toujours problématique et incomplète de ce qui n’est plus. La mémoire est un phénomène actuel, un lien vécu au présent éternel ; l’histoire une représentation du passé. Parce qu’elle est affective et magique, la mémoire ne s’accommode que des détails qui la con-fortent ; elle se nourrit de souvenirs flous, télescopants, globaux ou flottants, particuliers ou symboliques, sensible à tous les transferts, écrans, censure ou projections. L’histoire parce que opération intellectuelle et laïcisante, appelle analyse et discours critique. La mémoire installe le souvenir dans le sacré, l’histoire l’en débusque, elle prosaïse toujours[2].
L’historien est toujours devant un dilemme : se fera-t-il le grand prêtre de la mémoire ou son critique ? La place de l’histoire est donc malaisée. De plus, depuis une vingtaine d’années dans les sociétés occidentales, la mémoire a tendance à dominer la vie collective et l’histoire devient un peu l’empêcheur de « mémorialiser en rond ». S’ajoute aussi la difficulté de faire passer un discours critique à la télévision qui se prête beaucoup mieux à la narration mémorielle qu’à l’analyse historique.
Je me suis intéressé à la vulgarisation très tôt dans ma carrière, alors que mon directeur de thèse me demanda si je voulais écrire pour sa collection[3], une petite synthèse d’histoire du Québec, pour expliquer au public français la revendication à l’indépendance. Ma première réaction fut de refuser. Mais c’était l’époque où Léandre Bergeron venait de publier son petit manuel[4] et je ne décolérais pas à l’endroit de ceux que j’accusais d’écrire sur l’histoire du Québec sans la connaître. Mon épouse, Claire McNicoll (1943-2002), m’a convaincu de relever ce défi, en soulignant la contradiction entre cette attitude et le refus de participer au débat. C’est ainsi qu’est né Du Canada français au Québec libre[5]. Cette expérience a été déterminante et j’y ai appris deux éléments essen-tiels du métier : la difficulté de faire des choix et la place centrale de l’historien dans la construction du récit, tout analytique et critique fût-il. J’ai de plus été convaincu de l’importance de faire des synthèses et de ne pas me cantonner aux monographies. Une synthèse permet de faire le point, de « sortir la tête hors de l’eau » pour voir si l’on va toujours dans la bonne direction. Enfin, j’en ai retenu l’importance pour un historien professionnel de collaborer à des entreprises de vulgarisation pour mieux diffuser la connaissance historique. J’estime qu’il s’agit d’une dimension essentielle de sa responsabilité de citoyen.
J’ai participé à trois expériences avec les médias électroniques, en excluant les entrevues ponctuelles. Entre 1981 et 1983, j’ai travaillé à un projet de nature très didactique à Télé-Québec. Le 30-60 et le 60-80, deux séries d’émissions de trente minutes (22 pour la première et 28 pour la seconde), faisaient le point sur l’histoire du Québec et se basaient sur les travaux réalisés dans la foulée de l’Histoire du Québec contemporain entrepris en collaboration avec Paul-André Linteau et René Durocher[6]. Nous y avons fait la connaissance de François Ricard qui s’est joint à l’équipe. Dans cette série, les historiens consultants contrôlaient le contenu historique de chacun des épisodes, le réalisateur n’intervenant que pour s’assurer que le traitement était de nature à susciter l’intérêt chez le spectateur. Les historiens interrompaient aussi la narration régulièrement pour analyser un événement et souligner les problèmes d’interprétation.
La seconde expérience a été la série des Minutes du patrimoine, produite par la Fondation CRB et diffusée largement dans les cinémas et à la télévision. L’expérience a duré pour moi de 1991 à 1999. Cette fois, et la nature de la production et mon rôle étaient différents. La série se voulait un instrument pour susciter l’intérêt pour l’histoire du Canada. Chacune des Minutes était conçue comme un teaser et faisait appel à une dramatisation d’un événement pour construire une histoire accrochante ; l’historien devait s’assurer que les créateurs ne dépassent pas les limites dans leurs scénarios.
Enfin, la troisième expérience est la série Le Canada, une histoire populaire, dont les 16 épisodes ont été diffusés sur les ondes de Radio-Canada et de la CBC entre 2000 et 2002. Elle comporte quatre particularités. D’abord, la série repose sur une reconstitution des événements par des acteurs et des figurants, ensuite, les historiens consultants n’apparaissent jamais à l’écran pour commenter, puis l’accent est mis sur l’histoire vue par les gens « ordinaires », d’où le qualificatif de populaire, et enfin, la série se veut un regard différent sur l’histoire canadienne parce qu’elle regroupe des anglophones et des francophones dans la conception et l’élaboration.
Ces trois expériences m’ont amené à regarder différemment les rapports entre le travail de l’historien professionnel et les activités de vulgarisation, de diffusion. Dans la suite de ce texte, ma réflexion portera sur trois grands thèmes : les défis posés par les médias, l’impact de la vulgarisation sur la pratique et l’enseignement de l’histoire et le problème de l’historiographie du Canada au Québec.
Les défis des médias
Les médias et, plus particulièrement la télévision et Internet, prennent une place de plus en plus grande dans la diffusion des connaissances. Au Canada, aux deux chaînes consacrées exclusivement à l’histoire s’ajoutent de nombreuses émissions disponibles sur les réseaux plus généralistes. La télé permet d’utiliser directement les archives visuelles et sonores, de bien les intégrer à la narration, bref d’en présenter un récit vivant, saisissant, beaucoup plus facilement accessible qu’un exposé qui demeure forcément plus abstrait et surtout plus soumis aux aléas des capacités individuelles de communication, qui sont fort variables. Le fait demeure que l’histoire s’apprend largement hors des salles de cours et hors des livres, encore qu’il ne faille pas mésestimer l’impact de publications comme la revue L’Histoire. Personnellement je n’ai aucun regret devant cette diversification ou cette perte de monopole de l’enseignement, mais j’éprouve le vif besoin de voir et de comprendre les mécanismes de transmission pour être à même de les utiliser. Et ce d’autant plus qu’avec l’avènement d’Internet, cette diversification des sources de renseignements sur le passé ne fait que commencer à véritablement exploser. Du point de vue de l’historien, la préoccupation centrale est celle des objectifs : comment peut-on s’assurer que l’histoire, comme discipline scientifique — entendue ici comme champ de connaissance utilisant une approche méthodique et systématique — soit bien servie par les médias ?
Le premier problème est celui de la force des images. Dans une série télévisée, la narration est une chose, l’analyse en est une autre, souvent négligée, mais les images sont très puissantes et si l’on n’y prend garde, ce sont elles qui marqueront la mémoire. En effet, la réception d’un discours peut être faite de façon plus critique que celle d’une image, ne serait-ce qu’à cause du caractère spontanément « documentaire » de cette dernière dans l’esprit des gens. Le xxe siècle abonde d’ailleurs de manipulations à des fins politiques des images photographiques[7]. En outre, la puissance de l’image nous ramène directement à l’événement. On a parlé du retour de l’événement en histoire, eh bien, nous y voici avec la télévision et Internet. Pour l’historien, le défi est de replacer l’événement dans son contexte plus vaste et aussi d’assurer que l’analyse historique soit faite.
Le second problème est ce que j’appelle la mise en scène de l’histoire. Dans les entreprises de télévision, l’historien n’est plus seul et souvent il fera partie d’un choeur à plusieurs voix chargé de la narration. Quel rôle joue-t-il ? Celui d’une simple caution scientifique ? Celui du maître du récit, un peu à l’image de ces griots africains si bien rendus par Amadou Hampâté Bâ[8] ? S’il est maître du récit, la question se pose de l’interprétation à privilégier. Devrait-on présenter l’interprétation qui fait consensus ? Chercher plutôt à montrer la dynamique du questionnement historique en construction en déployant l’éventail des différentes interprétations ? L’histoire, après tout, est constamment en chantier, en « révision », n’en déplaise à certains. L’historien doit résister aux tentatives de simplification qui sont d’autant plus insidieuses et fortes que le médium de la télévision appelle des réponses ou des positions tranchées parce qu’elles passent plus facilement la rampe pour frapper l’auditoire.
Le troisième problème est un changement de culture institutionnelle. Les historiens sont habitués à un monde relativement calme, dans lequel ils peuvent en général prendre le temps de fignoler le travail. Par exemple, de grands chantiers comme l’Atlas historique du Canada ou le Dictionnaire biographique du Canada peuvent s’étendre sur plusieurs années, voire des décennies. Mais ces délais apparaissent comme des siècles dans le monde des médias et particulièrement de la télévision. Ceux-ci, en effet, fonctionnent selon le principe du just in time, soumettant toute l’équipe à une pression très forte pour aller vite. La télévision n’est pas un média qui a la réputation d’être réflexif ou très critique ; il s’agit plutôt d’un monde où la fuite en avant semble être la norme.
Un autre aspect intéressant est la nécessité du travail en équipe. La construction d’une série télévisée ne se fait jamais par une seule personne et le défi pour l’historien est de s’intégrer à une équipe. Ce n’est pas toujours facile. Souvent, on se heurte à de la méfiance ou à des préjugés. Par ailleurs, l’historien sera toujours étonné par les suggestions des créateurs, toujours prêts à proposer quelque nouvelle façon de voir. Avec eux, le respect des données historiques factuelles peut devenir un enjeu de taille, obligeant l’historien à être vigilant. En contrepartie, leurs trouvailles de mise en scène, de scénario ou de scénarisation peuvent souvent faire le succès de la réception d’une série.
L’impact de la vulgarisation sur la pratique et l’enseignement de l’histoire
Le travail avec les médias est très stimulant et comporte plusieurs retombées pour la pratique de l’histoire. Ainsi, il faut être capable de synthétiser des questions complexes rapidement. Par exemple, je me rappelle de la difficulté de préparer les interventions de 45 secondes ou d’une minute quinze secondes dans le cadre des séries le 30-60 ou le 60-80. Le travail de repérage des idées fondamentales et d’élagage des idées accessoires est aussi important que difficile, mais c’est un acquis de cette expérience qui n’est pas négligeable.
Une deuxième retombée est de stimuler l’intérêt pour une connaissance large de l’historiographie. L’historien consultant atteint vite les limites de sa connaissance, car les médias lui demandent constamment de trancher et sont boulimiques de détails. Il lui est impossible de se réfugier dans un à-peu-près historiographique. Il en découle la nécessité d’approfondir et d’élargir hors de son domaine de spécialisation ses connaissances historiographiques et de les tenir à jour.
La troisième retombée du travail avec les médias est d’amener l’historien à réfléchir sur les rapports histoire/mémoire et, parfois, brutalement. Ce fut le cas avec les critiques virulentes reçues par la série Le Canada, une histoire populaire et en particulier par le véritable battage fait autour du prétendu escamotage de la Proclamation royale dans le quatrième épisode. Rappelons brièvement les faits. On a reproché à la série de falsifier l’histoire et de pratiquer la fraude intellectuelle parce que la Proclamation royale n’était pas présentée comme l’instrument « britannique légal de conquête à l’égard des Canadiens ». Je ne voudrais pas entrer ici dans les arcanes du débat ; on les trouvera dans Le Devoir[9]. Toutefois, cette critique permet d’illustrer le clivage mémoire et histoire. La Proclamation de 1763 est un document assez court, et dont l’essentiel est consacré au redécoupage territorial et à l’aménagement politique du nouvel empire britannique en Amérique[10]. D’où l’importance occupée par les questions amérindiennes, alors que la Grande-Bretagne affronte la révolte de Pontiac. La Proclamation est rédigée dans un langage prudent, évoquant régulièrement la nécessité de se conformer « autant que possible aux lois anglaises[11] ». La Proclamation n’enlève aucun droit politique, ni religieux. Autrement plus importantes sont les instructions secrètes au gouverneur, qui détaillent en 82 articles les intentions gouvernementales et les objectifs à long terme. Mais comme la Proclamation joue le rôle dans la mémoire historique de subsumer la Conquête, elle est investie d’une intentionnalité réfléchie, fondant l’oppression nationale, gommant du même coup l’histoire, c’est-à-dire la réalité de l’exercice du pouvoir dans un cadre où la Grande-Bretagne ne veut plus maintenir une grosse garnison au Canada et où le projet d’orienter le trop-plein démographique de ses treize colonies vers l’ancien Canada s’avère un échec. Force lui est donc de s’adapter aux réalités géopolitiques nord-américaines et de refaire le travail en 1774, soit 11 ans après, par l’Acte de Québec.
Dans la série, l’essence de la Proclamation était vue à travers les interventions des personnages centraux. La controverse alimentée par Christian Dufour est très révélatrice de sa dimension mémorielle en particulier lorsqu’il s’explique dans un texte de 2001 dans lequel il commence par préciser ses intentions : « Je ne cache pas que mon but était de miner la crédibilité de cette superproduction de 30 heures, à mon avis néfaste... ». Plus loin, il devient clair que sa motivation est de nature mémorielle, précisément identitaire. Dans le schéma explicatif de la formation de l’identité québécoise qu’il propose, des Britanniques ont d’abord joué un rôle positif d’alliés des Canadiens français. En effet, pour contrer la domination imposée en 1763, une partie des Britanniques joua le rôle social d’une élite pour les « ancêtres des Québécois » en les défendant devant les prétentions de certains autres Britanniques, dont les marchands. Si bien qu’il s’ensuivit une ambiguité, car dans l’identité québécoise en devenir, « L’Anglais est une partie de notre identité que l’on ne saurait nier sans s’affaiblir ; c’est en même temps le conquérant qui veut notre peau. Pas étonnant que cette dualité soit difficile à gérer. » Et Christian Dufour d’ajouter : « Dans ce contexte, le quatrième épisode de la série Le Canada, une histoire populaire, en choisissant de ne montrer que le côté bienveillant du pouvoir britannique à l’égard de nos ancêtres une fois la guerre finie, fait oeuvre néfaste[12]. » Ce jugement de valeur est symptomatique d’une position mémorielle. Ce n’est pas le lieu d’épiloguer longuement ici sur les progrès des connaissances historiques depuis Thomas Chapais, mais, entre autres, Marcel Trudel a souligné que la Grande-Bretagne du xviiie siècle faisait bel et bien partie de l’Europe éclairée et l’historien Philip Lawson a bien montré toute la difficulté, pour le Royaume-Uni, d’intégrer cette nouvelle composante « québécoise » à son empire, ainsi que les débats politiques qu’une telle intégration a pu susciter y compris au sein d’une opinion publique métropolitaine dynamique[13].
Les confrontations sont inévitables avec certaines doxas. Évidemment dans ce genre de confrontation, il importe d’abord de disqualifier l’adversaire et surtout, malheureusement pour l’histoire, de quitter rapide-ment le terrain de la discussion des divergences légitimes des interprétations historiques pour des arguments ad hominem. Ainsi, le politologue écrit à mon sujet : « À titre de consultant pour la série, le vieil historien canadien-anglais Ramsay Cook n’avait fait qu’une bouchée du directeur du département d’histoire de l’UQAM, Jean-Claude Robert. Celui-ci s’est avéré incapable de faire son travail, de défendre la vision québécoise au sein du projet, trop préoccupé qu’il était par une vision autochtone[14]… » La nature de l’attaque est à souligner ; on caractérise, on interprète et on censure des intentions sans aucunement répondre à l’argumentation historique développée. De fait, dans tous les pays occidentaux, chaque fois que des historiens ont attaqué la mémoire collective, la réaction a été virulente et sans appel. Ce fut le cas en Allemagne lors de la controverse au sujet de la « voie allemande » et de la période nazie, en France avec tout le débat autour de l’importance de la résistance et en Israël autour de l’origine du problème des réfugiés palestiniens[15].
Enfin, quatrième retombée, l’historien est entraîné dans une réflexion sur la question de l’utilisation des sources. Jusqu’où la transposition des sources est-elle légitime ? Cette dernière question s’est posée avec acuité lors de la préparation de la série Le Canada, une histoire populaire. L’accent étant mis sur l’histoire vue des gens ordinaires, on a utilisé des sources dont la version originale écrite ne constituait pas un dialogue ou une déclaration parlée. Or, dans le contenu final, ces sources ont été transposées dans un dialogue. C’est le cas d’un épisode où le texte lu en voix off sur l’image d’une jeune fille du Roi ne rend pas compte de la distance temporelle entre l’image et le texte. En effet, ce texte est une déposition consignée beaucoup plus tard par un notaire dans le cadre d’une action judiciaire.
Ces quatre grandes retombées qui viennent d’être esquissées brièvement débouchent à leur tour sur le statut de l’historiographie et de l’histoire du Canada dans l’élaboration des oeuvres de vulgarisation.
Le problème de l’historiographie
L’histoire du Canada suscite des débats aussi passionnés qu’acrimonieux tant au Canada anglais qu’au Québec. Au Canada anglais, la passion a été à ce point forte que des hommes d’affaires ont effectué un montage financier important pour mettre sur pied, en 1999, un institut entièrement voué à la promotion de l’histoire du Canada, la Fondation Historica. Par ailleurs, le succès de librairie du pamphlet publié par l’historien J. L. Granatstein en 1998, sous le titre Who Killed Canadian History, et qui vilipendait presque toute la production historiographique des trente années précédentes en témoigne aussi largement[16]. J’aimerais évoquer deux dimensions historiographiques ici. D’abord la question de l’historiographie à utiliser et celle du statut de l’histoire du Canada au Québec.
L’historien qui veut faire de la vulgarisation est rapidement confronté aux choix multiples qu’il doit faire sur le plan des sources historiographiques qu’il utilisera. Il n’a généralement pas le temps de faire de la recherche nouvelle, de faire une reconceptualisation, mais doit livrer rapidement un schéma des connaissances historiques utilisables. Tout de suite, il se bute à un des points faibles de l’évolution générale de l’historiographie depuis quarante ans. En effet, l’objet de l’histoire ayant éclaté en de multiples spécialisations relativement étroites, il se retrouve devant une masse diversifiée de travaux aussi stimulants les uns que les autres, mais aussi devant une carence de vision de synthèse de l’histoire. Donc, il doit faire rapidement un travail de construction de synthèse. Les attentes du milieu des historiens professionnels sont quelquefois démesurées à l’endroit d’une série comme l’ont bien montré certaines réactions à la série Le Canada, une histoire populaire[17]. Tout se passe comme si le fait de mettre en chantier une telle entreprise devait automatiquement se doubler d’un effort préalable de réfection de l’historiographie. Or, l’historiographie d’un pays ne se construit pas à l’occasion d’une série télévisée. Toute série devra forcément dépendre de l’état général de l’historiographie au moment de sa production. Il ne faut pas oublier que, dans les entreprises de télévision ou de cinéma, les dépenses liées à la recherche historique fondamentale sont toujours le parent pauvre du budget général de la production. Les producteurs ont d’ailleurs souvent la fâcheuse tendance à considérer l’histoire comme un champ de connaissance fini, complet, auquel il ne manque que quelques détails. Dans ce contexte, l’expérience du 30-60 et du 60-80 à Télé-Québec était exceptionnelle, car les émissions reposaient sur une nouvelle synthèse de l’histoire du Québec qui venait d’être terminée, mais qui avait été élaborée d’une manière complètement indépendante. En fait, le travail plus ordinaire de l’historien consultant est souvent un travail de médiation entre divers courants historiographiques et c’est ce qui a été tenté dans le cadre de la série Le Canada, une histoire populaire, où le défi était de réaliser une version de l’histoire canadienne qui fasse état de plusieurs expériences historiques distinctes, mais se déroulant dans un même espace et aboutissant à une entité qui s’appelle le Canada[18]. Mais cela même pose problème.
Il est en effet difficile de faire l’histoire du Canada au Québec. La majorité des historiens québécois font, en fait, une histoire du Québec à travers ses relations conflictuelles avec le Canada. Il s’ensuit un discours historique très particulier, qui tend à minimiser les points de convergences et au contraire à maximiser les points de friction. Par exemple, le développement économique et social du Québec est lié à l’ouverture des territoires de l’Ouest à la colonisation européenne et cela est déjà perceptible dès la fin du xviie siècle. Ce phénomène n’est donc pas nouveau. Ainsi, on peut dire que les Québécois francophones ont été les bénéficiaires et, en partie, les alliés de la grande bourgeoisie anglophone montréalaise dans ses projets de développement économique de l’ensemble du Canada entre 1850 et 1950. Mais le discours historique québécois tend à l’ignorer et ne s’intéresse à l’espace hors Québec qu’au moment où des tensions surgissent. Il n’existe pas de récit de l’histoire du Canada fabriqué au Québec et qui considère avec un maximum de détachement la construction et l’évolution de cette entité géopolitique. C’est que le champ est miné par une doxa mémorielle difficile à transgresser. Pour paraphraser ce que François Furet écrivait à propos des historiens de la Révolution française et ceux des Mérovingiens, pourquoi faut-il que l’historien du Canada, contrairement à celui de la Nouvelle-France, du Québec ou des États-Unis, doive « produire d’autres titres que sa compétence » ? Et Furet de préciser : « Il faut d’abord qu’il dise d’où il parle, ce qu’il pense, ce qu’il cherche ; et ce qu’il écrit sur la Révolution a un sens préalable à son travail même : c’est son opinion, cette forme de jugement qui n’est pas requise sur les Mérovingiens, mais qui est indispensable sur 1789 ou 1793[19]. » Le rapprochement n’est pas fortuit, car la Révolution française a représenté pour la France le même genre d’événement fondateur que la Conquête pour le Québec. C’est pourquoi tout historien québécois qui se risque à faire de l’histoire du Canada, comme entité, se voit sommé de proclamer son fédéralisme, car autrement cet historien serait impensable, sinon monstrueux.
Pourtant, quelle que soit son option politique contemporaine, il me semble essentiel de bien connaître l’histoire du Canada. D’abord parce que le Québec historique est inconcevable sans l’expérience canadienne et ensuite parce que l’entreprise de reconfiguration identitaire contemporaine joue sur les deux tableaux : il y a une nouvelle mémoire québécoise en construction[20] comme il y a une nouvelle mémoire cana-dienne[21], avec ou sans le Québec, en construction aussi. Et les identités sont toujours des reconstructions intellectuelles, ancrées dans une époque contemporaine, mais cherchant rétrospectivement dans le passé une trace qui sera magnifiée et souvent renforcée par un raisonnement téléologique.
Conclusion
L’histoire se fera encore longtemps par les médias et les historiens ne peuvent bouder ou ignorer ce vecteur de connaissance. En effet, ces médias sont les plus aptes à répondre rapidement au besoin de consommation d’histoire ou de mémoire de nos contemporains. Nous pouvons bien sûr nous opposer à ce genre de consommation, mais en même temps être certains que, de toute manière, ces productions seront faites et diffusées sans notre collaboration. Il m’apparaît donc important, pour ne pas dire essentiel, que les historiens acceptent de participer à ces entreprises, tout en demeurant critiques vis-à-vis de cette boulimie d’histoire et de productions mémorielles[22].
Je demeure persuadé qu’il est possible de développer de meilleures séries historiques, au fur et à mesure que l’expérience nous apprend à travailler avec ces médias. Il faut aussi que, en dernier ressort, ces séries puissent non seulement divertir et renseigner les spectateurs, mais aussi les amener à réfléchir sur leur histoire. Et, dans cette foulée, l’appel des médias aura aussi pour effet d’amener les historiens à s’intéresser davantage aux synthèses et pourra ainsi contribuer à recentrer l’historiographie sur de nouveaux paliers de l’analyse historique.
Bref, ces expériences avec les médias furent pour moi passionnantes et m’ont beaucoup appris, tant sur mon métier d’historien que sur les éléments essentiels de la communication. Elles m’ont aussi appris qu’il y avait un prix à payer pour contester la doxa historique sur le Québec dans le Canada et qu’il valait la peine de tenter de comprendre et de dépasser les obstacles mémoriels à la connaissance historique.
Appendices
Notes
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[1]
Sur ce point François Bédarida rappelle la réaction de perplexité de Charles Péguy devant un jeune homme venu lui demander des renseignements sur son rôle dans l’Affaire Dreyfus : « Je lui donnais du réel, il recevait de l’histoire ». Cité par F. Bédarida, « Histoire et mémoire chez Péguy », Vingtième siècle, 73 (janvier-mars 2002) : 107.
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[2]
Pierre Nora, « Entre mémoire et histoire », Les lieux de Mémoire (Paris, Gallimard, 1997), 1 : 25.
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[3]
Rappelons que plusieurs professeurs de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales avaient leur collection chez un éditeur. Voir Hervé Hamon et Patrick Rotman, Les Intellocrates (Paris, Ramsay, 1981) ; Hervé Coutau-Bégarie, Le phénomène « nouvelle histoire » (Paris, Economica, 1983).
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[4]
Léandre Bergeron, Petit manuel d’histoire du Québec (Montréal, Éditions québécoises, 1970).
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[5]
Jean-Claude Robert, Du Canada français au Québec libre. Histoire d’un mouvement indépendantiste (Paris, Flammarion, coll. « L’histoire vivante », 1975), sous la direction de Denis Richet.
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[6]
Le premier volume est paru en 1979 et le second en 1983.
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[7]
Parmi les nombreux titres voir : David King, The Commissar Vanishes. The Falsifications of Photographs and Art in Stalin’s Russia (New York, Metropolitan Books, 1997).
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[8]
Amadou Hampâté Bâ, Amkoulell l’enfant peul. Mémoires I (Arles, Actes Sud, 1991).
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[9]
Christian Dufour, « Où est passée la Proclamation royale de 1763 ? », Le Devoir, 11 novembre 2000 ; Jean-Claude Robert, « La Proclamation royale de 1763, mythe et réalité », Le Devoir, 16 novembre 2000 ; Christian Dufour, « La manipulation de notre histoire : suite et fin », Le Devoir, 31 août 2001 ; Mario Cardinal, « Où se trouve la manipulation de notre histoire ? », Le Devoir, 7 septembre 2001 ; Jean-Claude Robert, « Une vision historique néfaste ? », Le Devoir, 7 septembre 2001.
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[10]
Voir l’étude que lui consacre Pierre Tousignant dans le volume IV du Dictionnaire biographique du Canada : « L’incorporation de la province de Québec dans l’Empire britannique, 1763-1791 » (Québec, Presses de l’Université Laval, 1980), IV : xxxiv-liii.
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[11]
Le texte français de la Proclamation a été publié dans : Adam Shortt et Arthur Doughty, dir., Documents relatifs à l’histoire constitutionnelle du Canada, 1759-1791 (Ottawa, imprimeur du Roi, 1921), 136-141.
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[12]
Christian Dufour, « Contre la réécriture de l’histoire. Pour ne pas bâtir l’avenir du Québec sur du sable », Argument, 4,1 (2001) : 6.
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[13]
Marcel Trudel, « Au xviiie siècle, le vent des “Lumières” souffle aussi de l’Angleterre », dans Michel Grenon, dir., Images de la Révolution française au Québec, 1789-1989 (Montréal, HMH, 1989), 25-41 ; Philip Lawson, The Imperial Challenge. Quebec and Britain in the Age of the American Revolution (Montréal, McGill-Queen’s University Press, 1989).
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[14]
Christian Dufour, « Contre la réécriture… », op. cit., 5.
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[15]
Voir par exemple le débat présenté par Chris Lorenz, « Comparative Historiography : Problems and Perspectives », History and Theory, 38 (1999) : 25-39.
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[16]
J. L. Granatstein. Who Killed Canadian History (Toronto, Harper Collins, 1998).
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[17]
Voir Gene Allen, « The Professionals and the Public : Responses to Canada : A People’s History », Histoire sociale/Social History, XXXIV,68 (novembre 2001) : 381-391 ; Margaret Conrad, « My Canada Includes the Atlantic Provinces », ibid., 392-402 ; Patrice Groulx, « La meilleure histoire du monde », ibid., 403-414 ; Mark Starowicz, Making History. The Remarkable Story Behind Canada : A People’s History (Toronto, McClelland & Stewart, 2003).
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[18]
C’est ce qu’a bien saisi David Frank, « Public History and the People’s History : A View from Atlantic Canada », Acadiensis, XXXII,2 (printemps 2003) : 120-133.
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[19]
François Furet, Penser la Révolution française (Paris, Folio, 1978), 13.
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[20]
Je pense ici aux écrits de Christian Dufour, mais aussi à ceux de Gérard Bouchard, Genèse des nations et cultures du Nouveau monde (Montréal, Boréal, 2000) ; Jocelyn Létourneau, Passer à l’avenir (Montréal, Boréal, 2000) ; Jacques Beauchemin, L’histoire en trop. La mauvaise conscience des souverainistes québécois (Montréal, VLB, 2002), etc.
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[21]
Voir les travaux entrepris par José Igartua, en particulier son article « L’autre révolution tranquille. L’évolution des représentations de l’identité canadienne-anglaise depuis la Deuxième Guerre mondiale », dans Gérard Bouchard et Yvan Lamonde, dir., La nation dans tous ses états. Le Québec en comparaison (Montréal, Harmattan, 1997), 271-296.
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[22]
Voir Françoise Choay, L’allégorie du Patrimoine (Paris, Éditions du Seuil, 1999), nouvelle édition ; John Urry, The Tourist Gaze (London, Sage, 2002), deuxième édition, en particulier le chapitre 6 « Gazing on History » et d’une façon plus générale l’essai classique de T. J. Jackson Lears, No Place of Grace. Antimodernism and the Transformation of American Culture, 1880-1920 (Chicago, Chicago University Press, 1994).