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Harvest of Souls est un livre intelligent, utile peut-être avant tout pour l’enseignement en vertu de son caractère finalement plus synthétique qu’original. La genèse de l’ouvrage expliquerait d’ailleurs une certaine ambiguïté à cet égard, ainsi que certains autres aspects moins satisfaisants. Il s’agit de la version remaniée d’une thèse de maîtrise en anthropologie portant sur les missions jésuites de la première moitié du xviie siècle en Nouvelle-France. Les Relations, du moins celles publiées en gros entre 1635 et 1650, passent ici à travers le filtre de la théorie postcoloniale, manipulée par endroits avec doigté critique, et sont éclairées par un judicieux choix de thèmes. Si le résultat de l’exercice ne surprend guère, et si les ethnohistoriens et les spécialistes de la Nouvelle-France y trouveront autant de translitérations théoriques d’idées familières que d’omissions étonnantes, le livre a pourtant un impact cumulatif qui lui est propre : au terme des trois chapitres qui forment le coeur du livre, intitulés respectivement « Wilderness », « Law and Order », « Conversion and Conquest », il est difficile de ne pas ressentir à nouveau tout le potentiel tragique de cette rencontre missionnaire particulière. À ce moment fort de la réforme catholique française, la rhétorique jésuite de conversion relève effectivement du discours colonialiste agressif, à volonté dominatrice, même si elle ne s’accompagne pas, dans les faits, d’une véritable domination, étatique ou autre. Non seulement les missives jésuites recèleront des critères durables et apparemment séculières d’altérité, « limitant ce qui pouvait passer pour la vérité concernant les Amérindiens » (p. 9), mais elles contribueront à « naturaliser », par la sanction divine, le voeu de subordonner des sociétés perçues comme étant « abruties » par la liberté. Porteurs de l’imaginaire social hiérarchique de l’Europe du xviie siècle, et épris d’urgence eschatologique, les jésuites articuleront, d’une hauteur qui leur paraîtra naturelle et non hypocrite, un message où priment la peur, la mort, et l’impératif de soumission, non seulement à Dieu, mais à la justice du roi. Dans l’optique de Blackburn, le « relativisme » des missionnaires n’aura été qu’instrumental, conférant le savoir et l’autorité qu’il fallait pour faire reconnaître la vérité universelle à des peuples sauvages, mais bien « récupérables ».
Quoiqu’elle illumine bien, et souvent de façon originale, une partie de l’enchevêtrement entre discours missionnaire et pouvoir, l’approche de Blackburn, qui se veut « discursive », mais non « hermétiquement » littéraire, demeure effectivement hermétique à plusieurs titres. On ne peut ni reconstituer les « visées, effets et la signification » (p. 8) des Relations envisagées « dans leur totalité » (in their entirety), ni esquisser une « ethnographie critique » des jésuites, tout en étant attentive aux dimensions « extra-discursives » des missions (p. 9), à partir des seules Relations. Comme les anthropologues qui étudient des traditions orales le savent si bien, on ne peut même pas le faire sans s’attarder plus longuement aux formes littéraires, à la circulation et à la réception de ces textes. Or, les Relations sont, avec la Bible et Champlain, les seules sources exploitées, et ce de façon sélective. Blackburn compose en effet maladroitement avec les passages qui nous empêcheraient de réduire les Relations à un discours de pouvoir.
L’hermétisme est aussi historiographique. Champlain, par exemple, est invoqué à son tour parce qu’il insiste avec certains jésuites, et de façon impraticable, sur l’importance symbolique d’assujettir les Amérindiens à la justice criminelle française. Or, le dénouement de ces conflits légaux, comme les pratiques religieuses amérindiennes, d’ailleurs, sont écartés d’un traitement discursif démuni là où le discours étudié s’avère manifestement volontariste. En abandonnant cette avenue de recherche, qui démentirait de simples dichotomies entre assimilation et résistance, Blackburn s’isole par rapport au corpus ethnohistorique. Ainsi, les travaux de John Dickinson et de Jan Grabowski sur l’émergence de pratiques judiciaires interculturelles, et plus généralement de ceux qui ont étudié le choc des cultures au xviie siècle (Richard White, Daniel Richter, entre autres), ne sont pas plus mis à profit que ceux des littéraires (Marie-Christine Pioffet) ou des spécialistes de l’histoire religieuse des missions françaises (Dominique Deslandres, Bernard Dompnier). Blackburn souligne éloquemment la façon dont le discours colonial homogénéise et aplatit des réalités humaines complexes pour les rendre « connaissables » et par là maîtrisables. Elle me pardonnera peut-être de signaler que son propre discours n’échappe pas tout à fait à ces mêmes pièges.
Si Blackburn s’attarde peu à l’expérience amérindienne des missions, elle n’ignore pas tout à fait ce qu’elle appellerait l’élément « extra-discursif » des Relations. Par là, elle entend surtout signaler l’écart entre la rhétorique de conquête et de succès figurant dans les récits destinés avant tout à des lecteurs européens, et la réception plus complexe parmi les Amérindiens de l’ensemble des gestes et paroles des missionnaires. En pratique, son analyse se limite essentiellement à nous rappeler que dans cette « conversation » religieuse, l’incommensurabilité culturelle, et linguistique surtout, mitigera l’effet perturbateur et hégémonique des jésuites : les métaphores pastorales et agraires dans lesquelles baignent le langage biblique (et qui donnent à l’ouvrage son titre), par exemple, et d’où découle l’équivalence spirituelle entre errance, perdition et sauvagerie, trouveront difficilement d’écho parmi des chasseurs algonquiens (p. 52). La même absence de langage et de coutumes coercitives qui excita tant les jésuites empêchera, selon Blackburn, les Hurons et les Montagnais de recevoir sans distorsions l’idée d’obéissance absolue exigée des fidèles chrétiens. Source de l’autorité de la tradition biblique, l’écriture pouvait, dans l’optique amérindienne, s’apparenter davantage à la sorcellerie (p. 108 et ss).
Je terminerai en soulignant une ironie finale. L’auteure de cette étude si sensible aux instances d’incommensurabilité, et aux différences entre le colonialisme de l’Ancien Régime et ceux d’époques postérieures, échafaude allègrement, ou du moins sans commentaire explicite, son analyse discursive des jésuites du xviie siècle à partir du texte anglais de Reuben Thwaites. Il me semble toutefois que l’on ne peut tout simplement pas passer sous silence tous les glissements conceptuels qu’introduit cette traduction américaine vieille d’un siècle. Peut-on même se passer, dans une étude qui se veut ethnographique, de consulter les monuments érudits d’auto-histoire jésuite que sont les éditions critiques en langue originale de Lucien Campeau ?