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Comme l’indique le sous-titre de ce livre, Peter Moogk estime que plusieurs caractéristiques de la société canadienne-française (comprendre québécoise) du xxe siècle s’expliquent par des valeurs datant de l’époque de la Nouvelle-France. Cette idée est principalement défendue dans la conclusion du livre éloquemment intitulée « The apples do not fall far from the tree ». Lui précèdent neuf chapitres où l’auteur veut démontrer que les Canadiens et les Acadiens du xviie et du xviiie siècles vivaient dans une société bien différente de celle des colons britanniques d’Amérique du Nord.
Il s’agit d’un livre hybride : à la fois synthèse destinée à un public non averti et juxtaposition de chapitres plus ou moins bien liés entre eux. La comparaison avec les colonies britanniques est en effet rapidement oubliée. Ce n’est peut-être pas le fruit du hasard : si une comparaison systématique avait été menée, il aurait fallu conclure que, sous certains aspects, dont le climat religieux et le système patriarcal, les deux entités avaient beaucoup en commun. À l’opposé, en omettant l’exercice, on laisse penser que tout ce qui est caractéristique de la Nouvelle-France ne l’est pas des colonies britanniques.
Dans le premier chapitre, l’auteur définit « sa » Nouvelle-France : celle-ci va de Terre-Neuve à l’est jusqu’aux Illinois à l’ouest. Dans les faits, il s’attarde plutôt sur le Canada. L’Acadie est évoquée à deux ou trois reprises, alors que les exemples tirés de Louisbourg sont un peu plus nombreux. Le deuxième chapitre est consacré aux relations franco-indiennes. Fidèle à son approche, l’auteur y privilégie les aspects intellectuels, culturels et religieux du contact. Il en résulte un tableau nuancé des motivations et des agissements des deux groupes en présence.
Dans le chapitre suivant, l’auteur montre comment l’État français a profité de l’absence d’institutions préalables pour instaurer au Canada une administration marquée à la fois « d’autoritarisme et de compassion », satisfaisant son idéal absolutiste. Il n’y pas d’institutions représentatives au Canada et l’État intervient fréquemment dans plusieurs domaines de la vie civile. À ce sujet, on peut se demander si Moogk n’est pas tombé dans le piège qu’il dénonçait naguère, soit d’exagérer la place et le poids de l’État en raison d’une utilisation peu critique de la correspondance officielle. Notons cependant qu’il émet des doutes sur l’efficacité de cet interventionnisme en disant que les lois n’étaient pas toujours observées, ni même appliquées. Ce deuxième chapitre sert aussi à présenter les grandes lignes de la Coutume de Paris et de son influence sur les mentalités.
Les chapitres quatre et cinq sont consacrés au problème de la faiblesse de l’immigration. Plusieurs causes sont mentionnées : la mauvaise réputation dont les colons d’Amérique du Nord jouissaient en France, l’indifférence des marchands devant transporter des engagés, le coût et le péril du voyage ainsi que la mauvaise publicité faite par les Jésuites relatant le péril iroquois. À cela s’ajoute le fait que ces immigrants « malgré eux » comptaient bien rentrer un jour chez eux.
Arrivés en majorité au xviie siècle, ces immigrants auraient réalisé leur homogénisation culturelle dès 1700. Malgré le désir de leurs parents, foncièrement conservateurs, de reproduire l’univers français en Amérique du Nord, les Canadiens et les Acadiens auraient rapidement développé des sociétés aux traits distinctifs. Cette évolution est présentée au chapitre 6, « Proud as a Canadian, Stubborn as an Acadian : The Emergence of New Peoples ». Le résultat est peu convaincant. À part d’ajouter deux épithètes pour les Canadiens (paresseux et insubordonnés), l’auteur ne dépasse pas les lieux communs des observateurs contemporains contre lesquels il met pourtant le lecteur en garde. D’ailleurs, le reste du chapitre tend plutôt à souligner la ressemblance entre les sociétés coloniale et métropolitaine. Au Canada, comme en France, le statut est plus important que la fortune. Afin de maintenir leur rang, les nobles vivent pour la plupart au-dessus de leurs moyens et les membres de l’élite peuvent impunément bastonner leurs inférieurs sans que la justice les inquiète. Bien sûr, le spectre social colonial est simplifié et plus restreint qu’en métropole et une certaine mobilité ascendante existe, mais les portes se referment rapidement au xviiie siècle à mesure que les structures sociales se raffermissent.
L’étude de la société se poursuit au chapitre suivant. L’auteur y étudie la cohésion sociale des groupes et leur capacité à s’organiser pour défendre leurs intérêts. Tout en insistant sur le fait que les marchands viennent en troisième place dans une hiérarchie où les devancent les officiers civils et les officiers militaires, Moogk estime que le mariage a contribué à diminuer les barrières entre ces groupes. Ainsi se constitue une élite coloniale dont la cohésion n’est toutefois pas complète ; même mêlés au commerce, certains officiers militaires manifestent du mépris envers les marchands. Cette élite arrive inégalement à se faire entendre des « puissances » : si les marchands peuvent se réunir et faire des pétitions, si les nobles canadiens finissent par accaparer les postes d’officiers dans les troupes de la Marine, l’accès à l’administration civile est plus difficile pour les coloniaux : au xviiie siècle, il y a une nette préférence pour les candidats nés en France. L’oreille des administrateurs n’est pas plus accueillante pour les artisans. D’ailleurs, en l’absence de corporations artisanales, les natifs du Canada ne semblent pas éprouver le besoin de se regrouper, que ce soit en association de métier, en fraternité religieuse ou même en partenariat d’affaires. La même individualité se retrouve dans les campagnes où le seul lieu de sociabilité est la paroisse.
Dans ce contexte, la famille joue un rôle dominant. L’auteur en fait l’objet du chapitre 8. Après avoir affirmé que les coloniaux se considéraient d’abord comme membres d’une famille et que les obligations familiales primaient sur les intérêts personnels, l’auteur passe en revue certains aspects de la vie familiale dont les stratégies mises en oeuvre par les gens âgés pour assurer leur retraite. Celles-ci ne sont pas toujours couronnées de succès. Cela remet en cause l’idée de la primauté des valeurs familiales sur les valeurs individuelles. Il n’en demeure pas moins que les parents, et spécialement le père, gardent une certaine autorité sur leurs enfants. D’ailleurs, l’autorité de ce dernier est défendue par l’administration et par l’Église, comme l’ont compris, à leur détriment, des femmes maltraitées à qui on a refusé des séparations de corps. Le peuple, foncièrement conservateur, serait plutôt d’accord avec cette attitude ; lorsqu’il agit collectivement, par voie de charivaris ou de manifestations spontanées, c’est pour préserver le statu quo économique et l’orthodoxie morale.
Le chapitre suivant traite de l’univers religieux et magique : prêtres et laïcs vivent dans un univers marqué par l’omniprésence des forces surnaturelles ; Dieu est considéré comme tout-puissant, à la fois source de bonté et de malheurs, mais le peuple et, dans une certaine mesure, le clergé, accordent aussi beaucoup de pouvoir à la magie et au diable. De ce point de vue, un fossé se creuse progressivement entre eux et les administrateurs coloniaux influencés par le rationalisme. Tous ces traits sont présentés comme s’ils étaient uniques à la Nouvelle-France. Pourtant la similitude avec, par exemple, les Puritains de la Nouvelle-Angleterre est saisissante.
Ici se termine la partie historique de l’oeuvre. Moogk y réussit une belle synthèse de l’histoire sociale et culturelle de la Nouvelle-France. Parsemé d’exemples tirés de sources souvent jusqu’ici négligées (comme ces lettres saisies sur des bateaux français par des navires britanniques qui sont conservées au Public Record Office à Londres), il en ressort un tableau vivant à défaut d’être complet. En effet, la dimension économique est totalement évacuée du propos, ce qui pousse trop loin, à mon avis, le rejet du déterminisme économique fait par l’auteur en introduction.
La conclusion fait le pont entre le passé et le présent, tel que l’auteur le perçoit. Un bilan exhaustif des influences présumées de la Nouvelle-France sur ce présent est impossible ici. Contentons-nous de quelques exemples. Reprenant l’idée d’une homogénisation rapide de la société pourtant composée d’immigrants venant de régions différentes, l’auteur y voit la source des lois actuelles imposant l’école publique française aux immigrants. Rejetant le fait que l’accent mis sur la défense des droits collectifs en matière linguistique tire sa source de la crainte d’assimilation (après tout, écrit-il, les Québécois acceptent la culture américaine, comme en témoigne leur prédilection pour le Big Mac), l’auteur y voit plutôt l’héritage légal de la Nouvelle-France qui plaçait les obligations familiales devant l’intérêt personnel. Moogk souligne aussi le côté patriarcal et l’attrait des figures autoritaires dans le monde politique. Il insiste sur l’incapacité d’organisation collective qui semble marquer les Québécois et sur leur antiétatisme.
Il est étonnant de voir à quel point ces propos ressemblent à ceux des sociologues de l’Université Laval et des citélibristes des années 1950. Il est vraisemblable de croire que c’est sur son expérience de vie au Québec dans les années 1960 et surtout sur la lecture de ces écrits que Moogk base sa perception du Québec moderne. Or, ce courant interprétatif est maintenant largement contesté par les historiens et les sociologues, mais Moogk ne semble pas au courant de ce fait.
Reste à savoir si cette faussse perception du Québec moderne influence la vision de Moogk au sujet de la Nouvelle-France. La réponse est oui. Résumons l’interprétation de Moogk en quelques mots. Profitant d’une situation de tabula rasa, l’État français met en place un gouvernement absolutiste et interventionniste. Les immigrants, foncièrement conservateurs, acceptent cet ordre sociopolitique d’Ancien Régime, comme ils acceptent l’ordre moral que l’Église veut leur imposer. Voilà les mécanismes de la formation de la société de la Nouvelle-France exposés par Moogk. Par ailleurs, ce conservatisme s’est maintenu jusqu’au xxe siècle. Mais pour vraiment accepter cette thèse, il faudrait prouver le conservatisme des immigrants. Or, cela n’est pas fait dans le livre. On a plutôt l’impresssion que l’auteur a projeté vers la Nouvelle-France le conservatisme qu’il estime être omniprésent dans la société québécoise du xxe siècle.
En raison des clichés ethniques et des jugements de valeur qu’elle contient, cette conclusion n’aidera pas le lecteur peu averti à mieux comprendre la société québécoise actuelle. Par contre, le livre contribuera à une meilleure connaissance de la Nouvelle-France, bien que la reconstruction qu’en fait Moogk est assurément influencée par sa perception tronquée du Québec du xxe siècle.