Abstracts
Résumé
Le lac Saint-Pierre, un élargissement du fleuve Saint-Laurent, pourrait connaître une baisse importante de niveau d’eau dans les cinquante prochaines années, conséquence du réchauffement climatique global. Sept rivières débouchent dans ce lac fluvial peu profond qui risquerait d’enregistrer une sédimentation importante. Nous avons étudié le delta de l’un de ces tributaires, la Yamachiche, pour évaluer les processus de sédimentation et les réponses de la rivière aux changements environnementaux passés. L’évolution du delta de la Yamachiche a été reconstituée par des photographies aériennes, des cartes anciennes, des analyses sédimentologiques et stratigraphiques de six coupes et de quatorze forages, et la datation par luminescence optique, 210Pb et 14C. Le delta est caractérisé par deux types de dépôts. La base est constituée de dépôts sableux de lit mineur du chenal, mis en place dans des conditions de sédimentation et d’érosion fréquentes. Ils sont surmontés par des dépôts limoneux de plaine d’inondation deltaïque, comprenant des lits sableux locaux. Ces dépôts présentent une variabilité latérale et longitudinale expliquée par les variations de niveau d’eau du lac et de la rivière à une échelle annuelle et décennale, par les migrations du chenal et par l’action érosive des vagues du lac Saint-Pierre. Le delta s’est formé depuis 150 ans, comme le montre la carte de 1859 où le delta n’était que très peu développé. La luminescence optique attribue des âges de 140 et de 280 ans aux dépôts sableux à la base. Les datations révèlent des taux d’accumulation verticale moyens compris entre 0,5 et 1,5 cm/an. Cette accumulation importante serait liée aux perturbations anthropiques affectant les sources sédimentaires du bassin versant depuis le début de la colonisation il y a 200 ans. L’âge récent du delta serait également expliqué par la stabilisation tardive du lac Saint-Pierre à son niveau actuel, qui est intervenue entre 1000 et 150 ans.
Abstract
Lake St. Pierre, being an enlargement of the St. Lawrence River, could experience a significant base level drop in the next fifty years as a consequence of global climate warming. Seven tributaries flow into this shallow lake, and base level changes could lead to increased sedimentation rates. We have studied the delta of the Yamachiche River, a tributary of Lake St. Pierre. The objective of the study is to document the active geomorphic processes and the response of the river to past environmental changes. We have reconstructed the evolution of the Yamachiche delta from aerial photos, historical maps, sedimentological and stratigraphic analysis of six sections and fourteen boreholes, and by sediment dating using optically stimulated luminescence, 210Pb and 14C. The subsurface deposits are divided into two facies : sandy low-water channel deposits at the base, and silty delta plain deposits at the top. Sedimentary sequences show changes along a longitudinal gradient driven by the level of the lake and the river dynamics on annual and decadal scales, and a high lateral variability driven by migration of the channel and by high-energy waves from Lake St. Pierre, which erode the downstream eastern part of the delta plain. Rapid progradation of the delta has occurred in the last 150 years, as demonstrated by the poor development of the delta on the 1859 map. Optically stimulated luminescence dating provides ages of 140 and 280 years at the base of the depositional sequence. These results are consistent with the chronological sequence deduced from the other dating methods. This framework gives mean accumulation rates between 0.5 and 1.5 cm/year. These high rates of sedimentation are likely linked to human activities in the watershed, which affected sedimentary sources since colonization of the St. Lawrence Lowlands 200 years ago. The young age of the delta could also be explained by the late stabilization of Lake St. Pierre at its present level, between 1000 and 150 years ago.
Article body
Introduction
Le lac Saint-Pierre, un élargissement du fleuve Saint-Laurent, est marqué par de nombreuses fluctuations de son niveau de base depuis le retrait des glaces il y a 11 100 ans ± 100 14C BP. La moyenne vallée du Saint-Laurent a d’abord été submergée par la mer de Champlain, puis par le lac à Lampsilis vers 9 800 ans 14C BP cal. (Parent et al., 1985). À mesure de la remontée isostatique du continent, le lac a connu des baisses successives de niveaux d’eau, ponctuées par trois phases de stabilisation (MacPherson, 1967). Après la dernière phase il y a 7 000 ans, trois fluctuations majeures ont caractérisé les niveaux d’eau du Proto lac Saint-Pierre, ainsi que des périodes de bas niveaux d’eau proches des niveaux actuels (Lamarche, 2005). Un dernier haut niveau a été enregistré il y a 1 000 ans.
Le lac Saint-Pierre est aujourd’hui caractérisé par l’existence de près de 7 000 ha de milieux humides et abrite une grande diversité biologique (Langlois et al., 1992), ce qui lui a valu sa désignation en tant que réserve mondiale de la biosphère par l’Unesco en 1998. Il est également affecté depuis les 200 dernières années par de nombreuses pressions anthropiques qui ont provoqué une modification de la topographie du lac, de son hydraulique et l’augmentation de la pollution (Cossa et al., 1998 ; Morin et Bouchard, 2001 ; Morin et Côté, 2003). Ce milieu risque d’être à nouveau déstabilisé dans les cinquante prochaines années alors que l’on prévoit une baisse de 0,5 à 1 m du niveau d’eau du Saint-Laurent, du fait du changement climatique global (Mortsch et al., 2000). Si l’impact d’une baisse de niveau sur les milieux humides (Hudon et al., 2005), sur l’écosystème (Morin et al., 2005) ou sur la sédimentologie du lac Saint-Pierre (Carignan et Lorrain, 2000) ont fait l’objet de nombreux travaux, il existe peu d’informations sur la réponse possible des tributaires du Saint-Laurent à une baisse de niveau d’eau du fleuve.
Cette étude vise à caractériser la dynamique passée d’un tributaire du Saint-Laurent, la Yamachiche, en examinant ses dépôts deltaïques à son embouchure dans le lac Saint-Pierre. Les deltas, par leur rôle de réservoir sédimentaire et par la nature et la succession de leurs faciès, permettent de retracer les taux d’accumulation d’une rivière (Hori et al., 2001 ; Pelpola et Hickin, 2004) et de déterminer l’influence des processus en jeu dans leur construction (Elliott, 1986). La nature et la vitesse de l’accumulation portent l’empreinte de l’histoire géomorphologique du bassin versant et du bassin de réception, et des effets de changements environnementaux passés (Arnaud-Fassetta, 2004 ; Brown et Pasternack, 2004 ; Diszowsky et Desloges, 2004). Par rapport aux deltas marins, l’évolution morphologique des deltas lacustres holocènes et des paramètres qui la contrôlent n’ont fait l’objet que d’un nombre restreint d’études. Or, dans les lacs, l’absence de marées supérieures à quelques centimètres, l’énergie plus faible des vagues ainsi que la plus faible salinité du plan d’eau produisent des morphologies, des processus de sédimentation et des faciès deltaïques distincts (Smith, 1991). Les objectifs de cette étude sont de reconstituer l’évolution du delta de la Yamachiche et de lier cette évolution aux processus géomorphologiques passés et actuels. La reconstitution de l’évolution du delta est réalisée à l’aide de photographies aériennes et de cartes anciennes, de forages et de coupes, et de l’utilisation de diverses méthodes de datation, incluant la luminescence stimulée optiquement, le 210Pb et le 14C.
Description du site d’étude
Le lac Saint-Pierre est un lac fluvial dont le débit et les niveaux d’eau sont principalement déterminés par ceux du Saint-Laurent (fig. 1). D’une profondeur moyenne de 3 m, le lac est traversé en son centre par le chenal de navigation du Saint-Laurent de 11,3 m de profondeur. Les courants tractifs du fleuve se concentrent dans le chenal, alors que le long des berges les vitesses du courant près du fond sont presque nulles (Mingelbier et al., 2002). Le lac Saint-Pierre est caractérisé par des fluctuations de niveau d’eau intervenant à trois échelles. Des fluctuations à l’échelle du siècle au millénaire ont été documentées sur la rive nord par la datation de dépôts littoraux provenant de la stabilisation de niveaux d’eau à différentes altitudes entre 6 000 et 1 000 ans (Lamarche, 2005). À l’échelle du dernier siècle, les mesures directes des niveaux d’eau du lac Saint-Pierre depuis 1912 par le Service hydrographique du Canada témoignent de périodes de 20-30 ans de hauts et de bas niveaux. Elles correspondent aux fluctuations de débit du Saint-Laurent, qui seraient causées par des cycles climatiques influençant la quantité de précipitations et l’évaporation sur les Grands Lacs (Morin et Bouchard, 2001). Le lac Saint-Pierre connaît également d’importantes fluctuations saisonnières de niveau, avec un maximum intervenant à la fonte printanière lors de la crue des tributaires et un minimum à la fin de l’été. Si l’influence des marées est faible, les vagues peuvent augmenter les niveaux d’eau de façon particulièrement importante, surtout au printemps lorsque le vent souffle dans une direction SSO-NNE où le fetch atteint alors 30 km (Morin et al., 2005). La rive est du delta de la Yamachiche peut subir l’influence de vagues de haute énergie. Au total, l’amplitude des niveaux d’eau du lac Saint-Pierre est de 5,4 m.
Depuis 150 ans, de multiples interventions humaines ont transformé la topographie et affecté les niveaux d’eau du lac. Les plus importants ont été la construction de réservoirs en 1930, le dragage du chenal dans les années 1950 et la construction d’un barrage à l’exutoire du lac Ontario en 1958. Si les réservoirs n’ont eu qu’un impact relativement mineur sur l’augmentation des niveaux d’eau, l’impact du dragage du chenal de navigation sur l’hydraulique est plus incertain. En concentrant l’écoulement au centre du lac, cette opération pourrait avoir provoqué une réduction des vitesses en périphérie (Morin et Côté, 2003). La construction du barrage a permis de régulariser les débits en provenance des Grands Lacs à l’origine d’une diminution des fluctuations saisonnières. La crue printanière a été réduite en termes de débit et de durée alors que les niveaux bas de l’été et de l’hiver ont augmenté et montrent une plus grande stabilité. La régularisation n’affecte cependant que très peu les fluctuations d’origine climatique à l’échelle de 30 ans.
Le delta de la Yamachiche est d’une superficie de 50 ha et il ne comporte qu’un seul chenal (fig. 1). Il se distingue des autres deltas du lac Saint-Pierre par la quantité de sable dans ses dépôts. Le delta de la Yamachiche peut être classé dans la catégorie des deltas qui sont dominés par les processus fluviaux selon Tye et Coleman (1989) ou dans la catégorie des deltas caractérisés par des bancs stables à leur embouchure selon Smith (1991). Ce type de delta est marqué par une granulométrie fine (sable) et se développe dans un environnement lacustre de faible énergie érosive, peu profond et à faible pente (Smith, 1991).
La Yamachiche possède un débit moyen de 7 m3/s. Son bassin versant d’une superficie de 380 km2 se situe en majorité dans la formation géologique des Basses-Terres du Saint-Laurent au relief plat et s’étend jusqu’à une zone plus vallonnée à l’amont correspondant au Bouclier canadien (fig. 2). Les Basses-Terres sont recouvertes par d’épaisses formations superficielles mises en place lors des différents épisodes marins et lacustres qu’a connus la région pendant le relèvement isostatique. La rivière est incisée dans des limons lacustres et des sables deltaïques jusqu’aux argiles d’eau profonde de la Mer de Champlain qui jouent le rôle de niveau de contrôle du fait de leur forte cohésion. La roche n’affleure que dans la partie amont du bassin versant située dans le Bouclier canadien. Dans la région des Basses-Terres, la colonisation humaine a progressé en fronts pionniers des pourtours du lac Saint-Pierre vers 1700 jusqu’au rebord du Bouclier vers 1875 (Séguin et Hardy, 2004). L’ouverture de villages s’est faite principalement durant le 19e siècle, avec un pic de population atteint au milieu du 19e siècle. À cette époque, les terres sont défrichées et cultivées jusqu’aux contreforts du Bouclier canadien. L’industrie forestière est également présente et toutes les rivières sont utilisées pour transporter le bois, y compris la Yamachiche, où cette exploitation cesse toutefois rapidement. Aujourd’hui, la superficie du bassin versant est majoritairement dominée par l’agriculture même si des reboisements ont été menés dans la partie sud depuis les derniers 150 ans (Lamontagne, 2004).
Méthodologie
Cette étude repose sur deux approches complémentaires : une cartographie de la progression du delta à partir de photographies aériennes et de cartes disponibles depuis le milieu du 19e siècle et une analyse chronostratigraphique des sédiments anciens du delta.
Photographies aériennes et cartes anciennes
La cartographie de l’évolution du delta a été réalisée à partir de six séries de photographies aériennes du delta prises en 1948, 1964, 1977, 1985, 1988 et 1997, d’une carte topographique de 1921 à l’échelle 1/50 000 et d’une carte bathymétrique du lac Saint-Pierre réalisée en 1859. Trois photographies (1964, 1985, 1997) ont été géoréférencées par Environnement Canada en utilisant les données de base de cartes topographiques à l’échelle 1/20 000. Les trois autres (1948, 1977, 1988) ont été géoréférencées avec le logiciel SIGIS (version 2.6) en utilisant six points de contrôle. Aucun des documents n’a été corrigé géométriquement étant donné l’absence de relief significatif. Les deux cartes numérisées à haute résolution par Environnement Canada ont été géoréférencées avec le logiciel MapInfo (version 6.5) à l’aide de quatre points de contrôle pour la carte de 1921 et de cinq pour celle de 1859, relativement moins précise. Les positions successives du delta ont été tracées en utilisant les limites de la végétation herbacée sur les photographies aériennes et les limites de la côte sur les cartes. L’utilisation de la limite de la végétation plutôt que celle du trait de côte sur les photographies a permis d’éviter de tenir compte des variations de niveau d’eau. D’autre part, l’avancée de la végétation proximale sur le delta de la Yamachiche suit de très près l’avancée du trait de côte (Roy et al., 2004). La superposition de ces limites a permis de dégager des aires d’accumulation pour chacune des périodes couvertes par les cartes et les photographies et d’estimer les taux de progression du delta depuis 1859. La marge d’erreur de l’estimation des superficies est de l’ordre de ±0,1 ha pour les photographies aériennes et la carte topographique de 1921, et de ±1 ha pour la carte de 1859.
Analyse chronostratigraphique
L’analyse chronostratigraphique s’appuie sur la description et la datation de six coupes et de quatorze puits et forages. Les logs sont d’une profondeur moyenne de 2 m, couvrant l’épaisseur des dépôts deltaïques, et sont répartis dans le delta en transects transversaux et le long du cours d’eau, espacés à des distances de 50 à 350 m (fig. 3). Deux forages et une coupe se situent en-dehors des dépôts deltaïques. Dix puits d’une largeur de 0,5 m et d’une longueur de 1,5 m ont été creusés à la pelle et la description stratigraphique a été accomplie in situ. Les six forages ont été réalisés au moyen d’une foreuse à percussion Acker. Le matériel a été récupéré dans des tubes en aluminium, qui ont permis la conservation des structures sédimentaires. Des échantillons pour la granulométrie ont été pris à intervalles serrés, de manière à caractériser les différences granulométriques. Les échantillons ont été tamisés à sec dans la fraction comprise entre 63 μm et 2 mm. La granulométrie des unités sédimentaires a été définie par le mode de la distribution. En intégrant ces informations, nous avons produit des diagrammes de faciès reproduisant la variabilité verticale et latérale des dépôts. La localisation exacte des sondages prise avec un GPS différentiel a été ajoutée à un modèle numérique de terrain détaillé fourni par Environnement Canada. Ce modèle provient de données LIDAR de la rive nord du lac Saint-Pierre. Les datations ont été réalisées sur quatre coupes stratigraphiques et ont été faites par luminescence stimulée optiquement (OSL) principalement, mais également par 210Pb et par 14C pour un échantillon.
Luminescence optique
Peu d’études utilisant la luminescence optique ont porté sur des sédiments fluviatiles d’âge moderne (Huot et Lamothe, 2003 ; Ward et al., 2003). En milieu fluvial, le problème majeur est la remise à zéro partielle des sédiments pendant l’évènement de transport à dater, ce qui peut provoquer une surestimation de l’âge. L’analyse statistique de nombreuses aliquotes, ou sous-échantillons, permet d’évaluer l’importance de ce phénomène. On peut aussi valider les résultats OSL avec des âges de contrôle indépendants fournis par d’autres méthodes de datation. En plus des photographies aériennes et des cartes anciennes, nous avons utilisé le 14C et le 210Pb.
Les datations ont été faites sur quatre coupes stratigraphiques, dont l’une se trouve en-dehors des limites du delta. Les coupes sont réparties sur un gradient longitudinal, de l’amont (C4, en-dehors du delta) à l’aval (C5), de manière à retracer l’évolution du delta et de faire le lien avec les dépôts environnants. Les échantillons ont été pris dans les unités sableuses à la base des coupes C1, C3 et C4, représentant ainsi le début de l’accumulation deltaïque à différentes étapes de construction du delta, et également dans des lits sableux à mi-hauteur des coupes C5 et C1, de façon à documenter un éventuel changement dans les taux de sédimentation.
La datation a été faite sur des grains de feldspath potassique, dans la fraction granulométrique comprise entre 125 et 250 μm. Les carbonates de calcium ont été enlevés par une attaque à l’acide chlorhydrique (HCl 20 %). Les feldspaths ont été isolés en utilisant une solution de polytungstate de sodium. Les grains ont été montés en fines monocouches sur 30 disques d’un centimètre de diamètre. La datation a été effectuée à l’aide d’un lecteur Risø TL DA15 en utilisant des diodes infrarouges pour la stimulation. La luminescence a été mesurée par un tube photomultiplicateur EMI 963QA muni d’une combinaison de filtres BG39/Corning 7-59 transmettant dans une fenêtre spectrale entre 325 et 470 nm. La dose équivalente a été obtenue en utilisant le protocole de la SAR (Murray et Wintle, 2000) modifié pour les feldspaths, en utilisant une préchauffe d’une minute à 250 °C pour la dose et la test dose (Lamothe et al., 2001 ; Huot et Lamothe, 2003). La dose équivalente a ensuite été corrigée pour le transfert thermique, la remise à zéro partielle des sédiments et la décroissance anormale du signal lumineux. Le transfert thermique a été estimé pour chaque échantillon avec six aliquotes remises à zéro sous lampe solaire pendant 16 heures, puis soumises à une séquence SAR sans dose naturelle. Les valeurs de transfert thermique, en moyenne de 1 Gy pour tous les échantillons et de 0,8 Gy pour l’échantillon VC1b, ont été soustraites des doses équivalentes des aliquotes. La remise à zéro partielle des échantillons a été détectée graphiquement par la méthode des histogrammes de probabilité (Murray et al., 1995 ; Olley et al., 1998, 1999). Les histogrammes de probabilité des échantillons de la Yamachiche présentent tous à des degrés divers une distribution asymétrique des doses équivalentes, reflétant une remise à zéro partielle des sédiments (données non présentées). Pour tenir compte et corriger partiellement cet effet, nous avons utilisé le modèle des âges minimums avec la procédure de Huot (2003), qui calcule une dose équivalente minimum, correspondant à la valeur moyenne de la distribution normale de la population jeune. La dose équivalente a ensuite été corrigée pour l’anomalous fading, ou la décroissance anormale du signal lumineux. Le taux de décroissance a été calculé pour chaque échantillon selon la procédure proposée par Auclair et al. (2003). Un taux moyen de 7 % par décade a été estimé et utilisé pour corriger les doses équivalentes avec la méthode de Huntley et Lamothe (2001). La dose annuelle a été déterminée avec les concentrations de U, Th et K mesurées par activation neutronique et pondérées par la teneur en eau des dépôts.
210Pb et 14C
Le 210Pb est une technique de datation qui a souvent été utilisée pour évaluer l’effet des changements environnementaux dans des milieux de sédimentation récents (Walling et He, 1999 ; Owens et Walling, 2002 ; Piégay et al., 2004). Pour calculer un taux d’accumulation moyen, nous nous sommes servi de la méthode CRS (constant rate of supply) basée sur l’hypothèse d’un flux de 210Pb atmosphérique constant, quelles que soient les variations dans les taux d’accumulation de sédiments (Appleby et Oldfield, 1978 ; Sorgente et al., 1998). Même si il n’y a pas a priori de raison de supposer une relation aussi simple dans les milieux fluviatiles, la méthode semble donner des résultats empiriquement fiables (Appleby, 2001).
Les échantillons ont été prélevés dans la partie sommitale de trois coupes, C5, C1 et C3, dont la base est datée par luminescence optique. Six échantillons ont servi à caractériser les 90 premiers centimètres de C5 et les 50 premiers centimètres de C3, et huit échantillons ont été prélevés dans les 110 premiers centimètres de la coupe C1. Les analyses ont été réalisées sur la fraction granulométrique inférieure à 63 μm au laboratoire GEOTOP de l’Université du Québec à Montréal. L’activité du 210Po, qui est considéré comme étant en équilibre séculaire avec le 210Pb, a été mesurée par spectromètre alpha. Le 226Ra a été mesuré par spectromètre de masse à ionisation thermique. Le 210Pb en excès a été calculé en soustrayant le 226Ra du 210Pb total. L’âge du sédiment échantillonné a été estimé par :
où t est l’âge du sédiment, Inv.x est l’inventaire de l’excès de 210Pb à la profondeur x, Inv.t est l’inventaire total de l’excès de 210Pb et λ est la constante de désintégration du 210Pb (0,3108). Le taux d’accumulation verticale moyen est obtenu par :
Étant donné que dans le modèle CRS, l’incertitude devient importante dans le bas du profil (Turner et Delorme, 1996), les valeurs de chaque coupe dont les concentrations étaient inférieures à la marge d’erreur ont été enlevées des profils âge-profondeur.
Une date au 14C a été réalisée sur des morceaux de bois trouvés à 2,10 m de profondeur dans la coupe C1, à la base de l’unité sédimentaire datée par OSL avec l’échantillon VC1b. Les morceaux de bois identifiés comme étant des branches de Pinus strobus et de Salix ont été datés au laboratoire Beta University Branch à Miami (États-Unis). Un prétraitement au HCl et au NaOH a été effectué avant la datation par la méthode conventionnelle. L’âge radiocarbone obtenu a été corrigé du δ13C mesuré à ‑25,9 ‰ pour obtenir l’âge radiocarbone conventionnel.
Résultats
Photographies aériennes et cartes anciennes
Le delta actuel de la Yamachiche est caractérisé par une faible pente qui descend de façon continue vers le bassin peu profond du lac Saint-Pierre (fig. 4). La plaine deltaïque à l’amont présente une topographie irrégulière qui reflète la migration de la rivière et les anciennes positions du chenal, visibles sur les photographies aériennes et les cartes anciennes. La progression du delta de la Yamachiche a été relativement rapide depuis 1859 (fig. 5A). On voit nettement sur la carte que le delta était embryonnaire et qu’il s’est construit essentiellement durant les 150 années suivantes. Cette construction n’a pas été régulière et elle s’est faite en quatre périodes (fig. 5B). Entre 1859 et 1921, la progression a été relativement lente, en moyenne de 740 m2/an ; de 1921 à 1964, l’avancée est rapide avec un taux de progression moyen de 2 100 m2/an ; de 1964 à 1988, la progression du delta est fortement ralentie avec un taux moyen de 640 m2/an mais reprend à nouveau rapidement de 1988 à 1997, où le taux moyen de progression est de 2 960 m2/an.
Progression du delta de la Yamachiche d’après la limite de la végétation selon les photographies aériennes de 1948 à 1997 et d’après la limite de la côte selon les cartes topographiques de 1921 et 1859. (A) Carte des limites successives. (B) Progression cumulée du delta pour chacune des périodes couvertes par les cartes et les photographies aériennes.
Yamachiche River delta progradation from the vegetation limit of the 1948 to 1997 aerial photographs, and from the shore limit of the 1921 and 1859 topographic maps. (A) Map of the successive limits. (B)Cumulative progradation of the delta since 1859.
La forme du delta a aussi changé au cours de son évolution. D’un contour plus arrondi en 1859 et 1921, le delta a progressé par la suite vers l’ouest en suivant une forme allongée. La progression s’accomplit par une accumulation de sédiments au front accompagnée d’une avancée de la végétation. Elle s’effectue également par une accumulation de sédiments sur la rive droite et dans la baie adjacente, alors que la rive gauche semble plutôt être soumise à l’action érosive du lac. Le delta suit un même patron de construction de 1859 à 1948. Il se développe dans un axe NE-SO le long d’un chenal d’abord rectiligne puis caractérisé par une migration latérale et la formation de nouveaux méandres (fig. 6). Depuis 1948, le delta progresse le long de la rivière de façon rectiligne. Le dernier méandre à l’aval développé avant 1948 est toujours dans la même position en 1997. À l’amont, le tracé du chenal a été caractérisé par la coupure d’un méandre pour la construction de l’autoroute entre 1969 et 1975. On observe également deux autres coupures de méandre intervenues entre 1921 et 1948 (fig. 6).
Analyse chronostratigraphique
Les coupes et les forages témoignent d’une grande variabilité des successions sédimentaires à petite échelle et de l’existence de trois grandes zones de sédimentation dans le delta. Un secteur à l’aval où se maintient le chenal rectiligne (F30, C7, F3, F4, F5, F6, C5) et deux zones à l’amont de part et d’autre du chenal : à l’ouest (C1, C3, F8, F9, F13, F14) et à l’est (C2, F10, F11, F15, F7). Les dépôts hors delta (C4, F17, F24) présentent une succession distincte de celle des dépôts deltaïques. La granulométrie et la sédimentologie révèlent que les unités sédimentaires ont été mises en place sous deux types d’environnement. Les unités à la base correspondent à des dépôts de lit mineur du chenal. Ils sont surmontés par des dépôts de plaine d’inondation deltaïque. Les dépôts de lit mineur sont caractérisés par une granulométrie sableuse et une stratification en lits ou lamelles subhorizontales. Les dépôts de plaine d’inondation deltaïque sont formés par des limons massifs, entrecoupés de lamines sableuses. La granulométrie des échantillons des coupes est présentée dans un diagramme triangulaire différenciant les proportions de limon, de sable fin et de sable moyen (fig. 7). Ce diagramme permet de discriminer les dépôts de plaine d’inondation deltaïque, qui sont caractérisés par un pourcentage sable-limon variant autour de 50 %, des dépôts deltaïques proximaux, qui sont constitués de sable fin à très fin avec une proportion changeante de grains plus grossiers de sable moyen.
Zone amont ouest
La zone amont à l’ouest du delta (coupe C1) présente la succession la plus claire de ces deux faciès (fig. 8). La base de la coupe est constituée de plusieurs unités sableuses massives et litées, qui correspondent à des dépôts de lit mineur. Ces dépôts comprennent à la base une unité de sable fin, sur laquelle reposent des morceaux de bois et des dépôts plus limoneux, ce qui correspondrait vraisemblablement à un ancien banc dans le chenal. Elle est recouverte par une unité de sable à structures horizontales, présentant une alternance de sable très fin et de limon. Ces dépôts sablonneux se situent à des altitudes peu élevées (4 m à la base et 5 m au sommet dans la coupe C1), correspondant aux niveaux bas et moyens du lac, de 4,1 m (moyenne des minimums) à 5 m (moyenne des niveaux d’eau du lac). Ces unités sont caractéristiques des dépôts de base sur la rive ouest du delta, mais diffèrent verticalement et latéralement d’un log à l’autre par leur épaisseur, leur granularité et le type de structures sédimentaires (fig. 9). Le forage F9 est par exemple caractérisé par de nombreuses unités à la stratification marquée, alors que la base de la coupe C3 est formée d’une unité sableuse faiblement structurée par quelques lits de minéraux lourds. On observe un gradient longitudinal de décroissance de la taille des grains vers l’aval avec l’absence d’unités de sable moyen dans la coupe C1, présentes à la base de tous les logs à l’amont.
Les unités sédimentaires recouvrant les dépôts de banc de lit mineur sont caractérisées dans la coupe C1 par des limons massifs, entrecoupés de lamines sableuses (fig. 8). Le plus important d’entre eux, entre 1,17 et 1,23 m de profondeur, est structuré en rides fines. Une unité sableuse sommitale, présentant de fines lamines de limon et des lits sub-horizontaux de minéraux lourds, vient rompre la décroissance granulométrique des dépôts. Ces unités sédimentaires correspondent à des dépôts de plaine d’inondation, les limons ayant été mis en place pendant de hauts niveaux d’eau du lac et des crues de la rivière. Les niveaux d’eau maximums du lac sont en moyenne de 6,8 m, et recouvrent donc la coupe C1, dont le sommet se situe à 6,4 m d’altitude. Bloquée par les hauts niveaux du lac, la rivière perd sa compétence et dépose des sédiments fins limoneux dans la plaine d’inondation. Ces dépôts limoneux sont plus épais à proximité du chenal. Atteignant près de 1 m à l’emplacement du forage F9 situé à 45 m du chenal, l’épaisseur n’est plus que de 36 cm au niveau du forage F8, situé à 125 m du chenal (fig. 9). Les lits et les passées de sable très fin rythmant les limons massifs présentent une stratification en rides, indiquant un transport par traction. On les trouve plus nombreux à proximité du chenal, où ils sont fréquents dans le forage F9, alors qu’ils sont absents dans le forage F8 (fig. 9). Ces lits se trouvent également plus nombreux à la base des limons d’inondation, à des hauteurs plus fréquemment atteintes par les crues de la rivière et du lac. On observe aujourd’hui ce type de sédimentation à la suite de crues printanières après de hauts niveaux d’eau du lac. Après leur dépôt, ces lits de sable peuvent être remaniés par les vagues du lac et former des dunes (fig. 10). La formation et la localisation des lits de sable peuvent être aussi influencées par la végétation de la plaine deltaïque, qui peut jouer le rôle d’obstacle et générer de petits dépôts très locaux (fig. 10).
Photographies des dépôts de surface du delta prises après la crue printanière de 2005. (A) Sable alluvial d’inondation remanié par les vagues en dunes. (B) Sable alluvial d’inondation déposé derrière un obstacle. (C) Dépôt massif de limon à l’aval. (D) Érosion de la plaine deltaïque par les vagues du lac Saint-Pierre. (E) Fine couche de limon correspondant à un dépôt lacustre de fin de crue. (F) Localisation des photographies sur le delta.
Photographs of deltaic surface deposits taken after the 2005 spring flood. (A) Alluvial sand reworked in dunes by waves. (B) Alluvial sand lying behind an obstacle. (C) Massive silt deposit located downstream. (D) Erosion of the deltaic plain by waves of Lake St. Pierre. (E) Thin silt layer likely corresponding to a end-of-flood lacustrine deltaic deposit. (F) Location of photographs on the delta.
Zone amont est
Les dépôts de la zone amont à l’est du chenal sont caractérisés par deux types de succession : l’une à proximité du chenal (F10, C2) et l’autre à proximité du lac (F11, F15, F7) (fig. 9). Près du chenal, la succession se caractérise par des dépôts relativement grossiers à la base, surmontés par des dépôts sableux et limoneux rythmés, puis par des limons massifs, présentant une granulométrie qui s’affine graduellement. Les logs de cette zone témoigneraient de la migration d’un ancien chenal, dont la position initiale et les anciens tracés sont visibles dans la topographie du delta (fig. 4). Le forage F10 est caractérisé par une alternance de lits de limon massif et de lits de sable moyen avec graviers à la base (fig. 9), alors que la coupe C2 est caractérisée à la base par des unités de sable moyen massif (fig. 11A). Ces unités sédimentaires présentent une granulométrie relativement grossière (sable moyen) et correspondraient à des dépôts de fond de chenal. Ils sont surmontés dans le forage F10 par une unité de sable très fin lité et dans la coupe C2 par des unités sableuses présentant de fréquents lits de minéraux lourds et une alternance de sable moyen et de sable fin puis de sable très fin (fig. 11A). Ces successions rapides de structures et de granulométries traduisent des variations dans le régime de débit ainsi qu’une mise en place sous des conditions d’écoulement de plus en plus faibles lors de la migration du chenal. La transition entre les dépôts sableux et l’unité limoneuse épaisse qui les recouvre se fait graduellement, contrairement au contact plus franc présent dans les dépôts à l’ouest. Les dépôts limoneux surmontant les coupes sont relativement épais (de 1 à 1,3 m). Ils ont été mis en place par suspension et présentent peu de lits sableux.
Les forages F11, F15 et F7 situés près du lac ont enregistré la prédominance de processus lacustres plutôt que fluviaux comme l’indique l’absence d’unités sableuses à leur base qui serait due au fait que les logs sont éloignées du chenal. Ils sont également caractérisés par des dépôts de plaine d’inondation présentant une granulométrie relativement plus grossière que dans la zone ouest, puisqu’ils sont constitués d’une unité originale de sable limoneux plutôt que par des limons (fig. 9 et 11B). La présence de cette unité de sable limoneux massif dans les dépôts de plaine d’inondation pourrait témoigner d’une provenance sédimentaire lacustre plutôt que fluviale. Ces dépôts proviendraient de la remise en suspension des sédiments érodés de la plaine d’inondation par les vagues du lac. Nous avons pu observer un tel dépôt au printemps 2005 par l’accumulation sur de grandes superficies d’une fine couche de sable limoneux mise en place pendant la fin de la crue (fig. 10). Une forte érosion du côté est du delta par les vagues du lac Saint-Pierre était aussi visible (fig. 10). Dans ce secteur, les apports sédimentaires de la rivière ont été seulement limités aux berges. Le côté ouest du delta était par contre recouvert d’une grande couche de limon sableux provenant de la rivière et devenant de plus en plus épaisse vers l’aval (fig. 10). Ces analogues modernes reflètent les différences est-ouest retrouvées dans la stratigraphie des dépôts deltaïques. La présence dans la partie inférieure de deux profils d’une unité de sable moyen à grossier sans structure pourrait correspondre à une ancienne ligne de plage artificielle telle qu’on en voit actuellement sur la côte est (fig. 9 et 11B).
Description et interprétation des faciès des logs C2, F11, C5 et F24 (voir la fig. 3 pour leur localisation).
Description and interpretation of facies deposits of logs C2, F11, C5, and F24 (see fig. 3 for their location).
Zone aval
Les successions sédimentaires de cette zone sont caractérisées par des alternances fréquentes de lits de sable et de lits de limon le long de toute la séquence (C5, F6, F5, F4, F3, F30), ou par un litage fréquent de lits sableux (C7). Dans la coupe C5, la base est caractérisée par des unités de sable fin structurées par des lits subhorizontaux de minéraux lourds, qui alternent avec des lits de limon (fig. 11C). Ils sont surmontés par des lits de matière organique au niveau du contact graduel des dépôts sableux et des dépôts limoneux massifs. La présence de limon dans les dépôts de lit mineur du chenal, ainsi que celle de lits de matière organique à l’interface des dépôts proximaux et des dépôts de plaine d’inondation pourraient suggérer un changement dans le temps dans les sources sédimentaires, ou un changement dans les processus de sédimentation à l’embouchure du delta. Les dépôts de lit mineur du chenal laissent place graduellement à une unité de limon massif d’inondation. Ces dépôts limoneux sont rythmés dans la partie supérieure de la coupe C5 par de nombreux lits et passées de sable très fin structurés en rides de minéraux lourds. Un classement vertical des sables est observable. La fréquence des lits de sable d’inondation dans la partie supérieure des profils s’expliquerait par la hauteur moindre de la plaine deltaïque, qui est plus fréquemment atteinte par les crues de la rivière. Dans cette zone aval, la plaine s’élève à une hauteur de 5,8 m au niveau de la coupe C5, située le plus à l’amont de la zone, et à une hauteur de 5 m au niveau de la coupe C7, à l’aval (niveau d’eau moyen du lac : 5 m).
Ce schéma de dépôt montre peu de variabilité latérale dans cette zone où la rive gauche et la rive droite présentent les mêmes schémas de succession. Par contre, on observe une variabilité dans les dépôts de plaine d’inondation qui se développe principalement selon un gradient longitudinal de proximité au lac, et qui est liée à l’élévation des dépôts.
À l’embouchure du delta (F30), les dépôts sont caractérisés par la succession d’une unité de limon surmontée par une unité sableuse, structurée en lits de minéraux lourds subhorizontaux. Les sédiments actuels de l’embouchure sont sableux dans la partie sans végétation. Là où la végétation de saules arbustifs retient des particules plus fines, les sables proximaux peuvent comprendre quelques lits de limon.
Hors des limites du delta
Les dépôts à l’amont du delta (C4, F17, F24) présentent une séquence sédimentaire relativement similaire entre eux. Ils sont caractérisés à leur sommet par une unité de limon massif épaisse de plus de 2 m dans le cas de C4 et de 1,3 m dans le cas de F24 (fig. 11D). Ces unités n’incluent peu ou pas de lits de sable très fin, contrairement aux dépôts limoneux massif du delta. Ils ont pu se déposer dans des conditions lacustres en eau plus profonde qu’actuellement. Les dépôts à la base sont constitués d’unités de sable régulièrement laminées. Il s’agit d’une alternance de lits de sable très fin structurés en rides et placers de minéraux lourds pour C4 et F17 et d’une alternance de lits de sable fin et de lits de sable moyen, structurés également en rides et lits ondulés de minéraux lourds pour F24 (fig. 11). Ces sables, caractérisés par une granulométrie contrastée et une stratification marquée, auraient pu se mettre en place dans un milieu de sédimentation fluvial.
Luminescence optique
Les âges OSL sont présentés dans le tableau I et les prélèvements sont localisés sur les figures 4 et 13. L’échantillon VC1b, qui présentait une remise à zéro relativement bonne, donne l’âge le plus jeune de 140 ± 60 ans à la base de la coupe C1. Ceci correspond à un taux moyen d’accumulation de 1,5 cm/an. L’échantillon au-dessus, VC1a, moins bien remis à zéro, donne un âge similaire, 160 ± 50 compris dans l’erreur de la méthode. Plus à l’amont, la datation de la base de la coupe C3 révèle un âge de 280 ± 70 ans. Étant donné que l’échantillon était moins bien remis à zéro que VC1b selon la distribution de probabilité des doses équivalentes, l’âge pourrait être surestimé. Cette date s’inscrit néanmoins dans le cadre chronologique de l’évolution du delta telle que décrite par les cartes anciennes, qui placent une limite de 140 ans entre la coupe C1 et la coupe C3 (fig. 12). Cet âge maximal donne un taux de sédimentation minimum de 0,6 cm/an. En revanche, l’âge de 840 ans obtenu à la coupe C5 est en-dehors du cadre chronologique très récent révélé par les âges minimums OSL et les autres méthodes de datation. Ce problème pourrait être causé par une remise à zéro plus incomplète de l’échantillon. À l’amont du delta, l’unité sableuse de la coupe C4, même si elle ne présente pas une remise à zéro parfaite, ne semble pas être contemporaine des dépôts deltaïques par son âge bien supérieur, approchant 7 000 ans. La position du mode des doses équivalentes de C4 se situe à de bien plus grandes valeurs que celles des échantillons deltaïques. Cette unité sableuse aurait été déposée durant l’Holocène moyen et correspondrait aux sables de l’ancien delta de la Saint-Maurice, mis en place pendant la période du lac à Lampsilis.
210Pb et 14C
L’activité de l’excès de 210Pb par rapport à la profondeur montre une tendance à la décroissance jusqu’à une profondeur de 90 cm pour C5, 110 cm pour C1 et 45 cm pour C3 (fig. 13A). Le modèle CRS donne des taux de sédimentation compris entre 1,7 cm/an pour la partie supérieure de la coupe C5 à l’aval, 0,7 cm/an pour les premiers 70 cm de C1 et 0,2 cm/an pour les premiers 30 cm de C3 à l’amont (fig. 13B). On observe un gradient longitudinal avec des taux de sédimentation plus forts à l’aval. Dans la plaine deltaïque à l’amont, l’accumulation de sédiments peut se produire durant des années de niveaux d’eau exceptionnellement hauts. Le niveau d’eau moyen des maximums printaniers du lac Saint-Pierre est de 6,8 m, ce qui correspond à la hauteur de la coupe C3. Les âges et les taux de sédimentation obtenus par 210Pb sont concordants avec ceux obtenus par luminescence optique pour les coupes C1 et C3 (fig. 12). Ils montrent des taux de sédimentation décroissants avec l’augmentation de la hauteur des dépôts, à la fois verticalement et sur un axe longitudinal de proximité au lac.
Le 14C donne un âge non calibré de 100 ± 50 ans (Beta‑177291). Cela correspond à un âge calibré de 150 ans ± 150 pour les morceaux de bois situés dans la même unité sédimentaire que C1b, datée à 140 ± 60 par luminescence stimulée optiquement (fig. 13). Le manque de précision de cette date est dû à la courbe de calibration qui donne trois plages de valeurs possibles pour une date de 100 ans. Le 14C révèle un âge compris entre 0 et 300 ans, ce qui vient confirmer le caractère très récent de la construction du delta de la Yamachiche.
Discussion
Géométrie du delta et mécanismes de construction
Le delta de la Yamachiche est caractérisé par des dépôts de lit mineur fluvio-deltaïque sableux qui présentent une granulométrie décroissante sur un axe longitudinal : sable moyen à l’amont, puis sable fin et enfin alternance de lits de limon et de lits de sable fin avec des lits de matière organique dans la partie rectiligne aval. L’embouchure actuelle est constituée de sable dans la zone d’exondation, mais comprend également quelques lits de limon dans les zones de végétation arbustive. Ces dépôts proximaux se sont mis en place de façon progressive à mesure de l’avancée du delta. Il n’a pas été possible de faire de corrélations entre les unités sédimentaires, à cause de leur grande variabilité locale. Nous expliquons cette variabilité par la pente faible du delta, qui subit les niveaux d’eau fluctuants du lac Saint-Pierre par des changements à très courtes échelles dans les modes et les lieux de dépôts, tels qu’observés actuellement à l’embouchure du delta et dans le lit fluvial.
À mesure que le volume sédimentaire et l’élévation de la surface augmentent, les sables de lit mineur sont progressivement surmontés par des dépôts limoneux de débordement entrecoupés par des passées sableuses d’inondation. Ces lits de sable sont plus nombreux à l’aval, du fait de l’élévation moindre de la plaine deltaïque, qui est plus souvent inondée par des niveaux d’eau de plus faible ampleur mais de plus grande fréquence. La partie aval connaît également des taux de sédimentation plus forts.
Latéralement, alors que les successions sédimentaires de la zone aval montrent peu de variabilité, le delta de la Yamachiche présente à l’amont une asymétrie marquée par deux environnements de dépôt. Un côté ouest, caractérisé par une forte accumulation d’origine alluviale et une érosion faible et un côté est, marqué par les migrations latérales du chenal et l’influence érosive des vagues de haute énergie du lac Saint-Pierre. La migration du chenal vers l’ouest entre 1921 et 1948 (fig. 6) a eu pour conséquence l’appauvrissement des apports alluviaux. Soumise à l’énergie des vagues du lac, la plaine deltaïque à l’est connaît une érosion importante et peut être également recouverte par des dépôts de limon lacustres. L’action des vagues conditionne l’axe de développement SE-NO du delta, en érodant la côte est et en redistribuant les sédiments alluviaux dans la partie ouest du delta et dans la baie attenante, qui est marquée par une accumulation de sédiments fins. La différence est-ouest était particulièrement visible après la crue printanière de 2005 (fig. 10).
Sur un axe longitudinal, la différence entre la zone amont et la zone aval, caractérisée par la présence de lits de limon dans les dépôts proximaux sableux, correspond d’après les photographies aériennes et les cartes anciennes à la période entre 1921 (C1) et 1948 (C5) (fig. 12). Cette transition est aussi associée à un changement dans le mode de progression du delta, se caractérisant depuis au moins 1948 par une avancée rectiligne. Cette évolution pourrait refléter un changement dans le temps dans la source sédimentaire ou dans les processus de sédimentation à l’embouchure du delta. Il est difficile d’expliquer ce changement par un ajustement de la rivière à des niveaux d’eau plus hauts ou plus bas du lac, puisque les niveaux d’eau du lac Saint-Pierre ne montrent ni tendance à la hausse ou à la baisse à long terme, ni de changement net intervenu au milieu du 20e siècle (fig. 14). Quant à l’hypothèse d’un changement dans les sources sédimentaires, elle est difficile à évaluer, puisque les données sur les crues de la Yamachiche durant le 20e siècle sont inexistantes. Toutefois, les données de précipitations annuelles par an pour la région de Sorel peuvent rendre compte d’un changement de l’hydraulicité de la rivière. Les données, qui sont présentées en figure 15, ne montrent pas non plus de tendance à long terme ou de changement net intervenu vers 1950.
Si le niveau moyen du lac Saint-Pierre n’a ni baissé ni augmenté depuis 100 ans, des niveaux plus bas sont observés dans les années 1930, entre 1958 et 1965 et après 1988. L’effet de ces fluctuations sur la vitesse d’avancée du delta peut être évalué en les comparant aux taux de progression cumulés du delta entre 1921 et 1997. Sur la figure 14, les niveaux d’eau minimums, moyens et maximums du lac Saint-Pierre sont représentés en différences cumulées par rapport à la moyenne pour dégager les tendances à la hausse ou à la baisse à long terme, indiquées par la pente ascendante ou descendante des courbes. On observe que le ralentissement de l’avancée du delta entre 1964 et 1988 correspond à des niveaux d’eau minimums du lac plus hauts que la moyenne durant la presque totalité de la période. Ceci indiquerait que l’absence de niveaux bas peut freiner l’avancée du delta. Notons que l’avancée du delta dépend également des apports sédimentaires et des débits de la Yamachiche, pour lesquels nous ne disposons pas de données. Toutefois, les données de précipitations pour la région de Sorel n’indiquent pas pendant la période du ralentissement de la progradation du delta une période de faibles précipitations, ayant pu provoqué une baisse des débits et des apports sédimentaires de la rivière. De 1964 à 1988, on observe que les précipitations annuelles totales sont caractérisées par des fluctuations, avec notamment une période de faibles précipitations de 1964 à 1970, suivie d’une décennie de précipitations abondantes à partir de 1970 (fig. 15).
Ainsi, les niveaux d’eau du lac Saint-Pierre semblent jouer sur les lieux d’accumulation et la nature des dépôts du delta de la Yamachiche. Les hauts niveaux se traduisent par un dépôt de limon massif dans toute la plaine deltaïque et par des dépôts locaux de sable à proximité du chenal. Les niveaux moyens plus fréquents jouent dans la partie aval rectiligne du delta en favorisant une plus grande accumulation de limon ainsi qu’une plus grande présence de lits sableux dans les dépôts de débordement. Enfin, les niveaux bas favorisent la progression des sédiments de lit mineur sableux et l’avancée de la végétation.
Sources sédimentaires et processus de formation à l’échelle régionale
Les indications chronologiques indiquent que le delta s’est formé essentiellement durant les 200 dernières années. Cette période coïncide avec l’ouverture des premiers villages dans la région. La colonisation s’est accompagnée d’une industrie forestière maintenant disparue et du développement de l’agriculture. Les terres agricoles sont ouvertes jusqu’aux bords de la rivière où sont laissées des zones de végétation riveraine de largeur minimale (Hoshizaki, 2005). Dans le tronçon aval de la rivière sur une longueur de 7 km, la plupart de ces bandes riveraines ont une largeur inférieure à 10 m. L’érosion des berges est particulièrement importante dans ce secteur où la dynamique des méandres est intense. Les coupures de méandres, pour la plupart d’origine anthropique, ont eu lieu entre 1921 et 1997, ce qui a probablement accéléré le flux sédimentaire en favorisant le déplacement de sédiments grossiers de lit mineur.
La nature et l’érosion des dépôts de surface expliquent également les importants apports sédimentaires à l’embouchure de la rivière. La région du lac Saint-Pierre est caractérisée par une grande épaisseur de dépôts meubles mis en place lors des épisodes d’immersion successifs de la mer de Champlain, du lac à Lampsilis et du Proto lac Saint-Pierre. Le relèvement isostatique a donné lieu à des baisses progressives de niveau d’eau auxquelles la rivière s’ajusterait encore aujourd’hui en entaillant profondément ses dépôts meubles le long de ravins d’érosion, jusqu’aux argiles de la mer de Champlain. Les glissements de terrain sont fréquents le long de la rivière, particulièrement dans les dépôts d’argiles et de limons glaciomarins. L’un d’eux, daté de 160 ans, serait lié au développement de l’agriculture (Lémelin, 2004). Les glissements de terrain seraient donc une source importante d’apports sédimentaires à la rivière (Groves, 2005). Mais l’apport sédimentaire le plus conséquent pourrait provenir des sables de l’ancien delta de la Saint-Maurice, mis en place lors de l’épisode de la mer de Champlain et du lac à Lampsilis et qui couvrent une grande superficie du bassin versant. La mise en valeur agricole des Basses-Terres du Saint-Laurent a exposé ces formations particulièrement sensibles à l’érosion. Ces dépôts constitueraient une aire de fourniture sédimentaire importante pour la rivière et pourraient expliquer pourquoi la Yamachiche est le seul tributaire du lac Saint-Pierre à développer un delta sableux. Ainsi, l’importante accumulation sédimentaire deltaïque des 200 dernières années pourrait avoir comme origine les perturbations anthropiques qui causeraient une réponse rapide et importante de la rivière du fait de la forte érodabilité des sédiments quaternaires.
Deltas comparables
Peu d’études ont concerné des deltas lacustres d’une superficie aussi réduite (50 ha). À cette échelle, on peut citer un delta en Suède (Andrén et al., 2002), mais celui-ci est caractérisé par une granulométrie grossière et une stratigraphie en lits frontaux.
À une échelle plus grande, le delta du lac Moose dans les Rocheuses canadiennes (Dirszowsky et Desloges, 2004) présente une granulométrie relativement plus fine. D’une superficie de 15,4 km2, ce delta diffère toutefois de celui de la Yamachiche par son environnement alpin. Le développement de ce delta a été marqué par l’influence d’un climat régional, avec un épisode de détérioration climatique correspondant à une aggradation de la plaine deltaïque.
À une échelle beaucoup plus grande, le delta de la Volga dans la mer Caspienne partage plusieurs similarités avec celui de la Yamachiche. Il est d’ailleurs à noter que le delta de la Volga présente une grande variabilité à petite échelle (Overeem et al., 2003). Cette variabilité est expliquée par la faible pente du bassin, qui limite l’action des vagues et la redistribution des sédiments. De plus, le delta de la Volga est lui aussi influencé par des fluctuations de niveau d’eau depuis les 100 dernières années, et notamment par une baisse de niveau d’eau de 1930 à 1977 ayant abouti à la progradation du delta, et à une hausse de niveau de 1977 à 1995 ayant conduit à une aggradation généralisée. Selon les auteurs, cette réponse spécifique est liée à la faible pente du bassin.
Conclusion
Le delta de la Yamachiche est un petit delta d’âge relativement récent, caractérisé par la prédominance des processus fluviaux, mais contrôlé également par les vagues et les fluctuations de niveau d’eau annuelle et décennale du lac Saint-Pierre. L’évolution de sa plaine d’inondation dépend principalement des crues de la rivière et du lac, mais aussi dans une moindre mesure de la migration latérale du chenal. Les niveaux d’eau jouent sur l’emplacement et la nature des dépôts deltaïques. Les bas niveaux d’eau favorisent l’accumulation de dépôts de banc de lit mineur sableux alors que les hauts niveaux d’eau printaniers favorisent la mise en place de limons et de lits de sable dans la plaine deltaïque. Cette accumulation est plus importante dans la plaine aval, qui est plus fréquemment immergée. Les migrations latérales du chenal et les vagues du lac complexifient ce schéma d’accumulation en favorisant une érosion de la plaine deltaïque à l’est et une accumulation sur la rive ouest et dans la baie adjacente.
L’avancée du delta de la Yamachiche a été rapide depuis 150 ans, époque où il n’était que peu développé selon la carte de 1859. La luminescence optique donne des âges de 140 et 280 ans aux dépôts sableux à la base du delta. Les datations révèlent des taux d’accumulation verticale moyens compris entre 0,5 et 1,5 cm/an. Cette accumulation importante serait liée aux perturbations anthropiques affectant les sources sédimentaires du bassin versant depuis le début de la colonisation il y a 200 ans. Cet âge très récent serait aussi lié à la dernière stabilisation du lac Saint-Pierre à son niveau actuel, intervenue entre 1 000 et 150 ans.
Une baisse de niveau d’eau de l’ordre de 0,5 à 1 m, telle que prédite par les modèles hydrologiques et climatiques, provoquerait la progradation du delta ainsi qu’une forte incision du lit et des berges. Il s’ensuivrait une importante accumulation sédimentaire dans le lac Saint-Pierre, si toutefois il existe toujours une disponibilité sédimentaire dans le bassin versant.
Appendices
Remerciements
Nous remercions le consortium Ouranos et le Conseil de Recherche en Sciences Naturelles et en Génie du Canada (CRSNG) pour leur appui financier. Cette recherche a été conduite dans le cadre du programme de la Chaire de recherche du Canada en dynamique fluviale. Nous tenons également à remercier Marie Auclair et Jeffrey Vaillancourt pour leur assistance en laboratoire, ainsi que Lise Lamarche, Isabelle Gagnon, Geneviève Ali, Michele Grossman, Bruce MacVicar et Éric Beaulieu pour leur assistance sur le terrain. Enfin, nous remercions Hervé Piégay et les examinateurs, dont les commentaires ont substantiellement amélioré la qualité de ce manuscrit.
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List of figures
Progression du delta de la Yamachiche d’après la limite de la végétation selon les photographies aériennes de 1948 à 1997 et d’après la limite de la côte selon les cartes topographiques de 1921 et 1859. (A) Carte des limites successives. (B) Progression cumulée du delta pour chacune des périodes couvertes par les cartes et les photographies aériennes.
Yamachiche River delta progradation from the vegetation limit of the 1948 to 1997 aerial photographs, and from the shore limit of the 1921 and 1859 topographic maps. (A) Map of the successive limits. (B)Cumulative progradation of the delta since 1859.
Photographies des dépôts de surface du delta prises après la crue printanière de 2005. (A) Sable alluvial d’inondation remanié par les vagues en dunes. (B) Sable alluvial d’inondation déposé derrière un obstacle. (C) Dépôt massif de limon à l’aval. (D) Érosion de la plaine deltaïque par les vagues du lac Saint-Pierre. (E) Fine couche de limon correspondant à un dépôt lacustre de fin de crue. (F) Localisation des photographies sur le delta.
Photographs of deltaic surface deposits taken after the 2005 spring flood. (A) Alluvial sand reworked in dunes by waves. (B) Alluvial sand lying behind an obstacle. (C) Massive silt deposit located downstream. (D) Erosion of the deltaic plain by waves of Lake St. Pierre. (E) Thin silt layer likely corresponding to a end-of-flood lacustrine deltaic deposit. (F) Location of photographs on the delta.
Description et interprétation des faciès des logs C2, F11, C5 et F24 (voir la fig. 3 pour leur localisation).
Description and interpretation of facies deposits of logs C2, F11, C5, and F24 (see fig. 3 for their location).