Abstracts
Résumé
Mises en place lors de la Transgression laurentienne (6 à 5 ka BP) dans le secteur amont du moyen estuaire, les rythmites intertidales limono-sableuses exposées dans la partie supérieure des diverses coupes examinées ne contiennent pas de sédiments détritiques plus grossiers que du sable fin à moyen, alors que la batture vaseuse et argileuse actuelle est couverte de cailloux de tailles variées allant du galet au méga-bloc. Bien que peu abondants, on trouve, par contre, des cailloux dans les trois faciès intertidaux plus récents (0,1 à 0,9 ka) exposés dans la micro-falaise du schorre supérieur en érosion, à Montmagny et à Sainte-Anne-de-Beaupré. L’absence de cailloux dans les rythmites intertidales de l’Holocène moyen demeure difficile à comprendre et à expliquer. L’hypothèse d’une période plus chaude sans couvert glaciel hivernal est séduisante mais peu plausible. On pense plutôt que, lors de la Transgression laurentienne, la batture argileuse actuelle était recouverte d’un dépôt semblable à celui observé à la base de la falaise vive de la terrasse de 8‑10 m à Montmagny, daté de 8 à 7 ka BP. Si tel était le cas, les cailloux résiduels reposant sur la surface d’érosion taillée dans l’argile de la Mer de Goldthwait, entre 9 et 8 ka, n’étaient pas exposés à l’action des glaces d’estran ni à celle des vagues et des courants de marée. Postérieurement à l’émersion des terres (après 4 ka BP), l’érosion aurait érodé le dépôt limono-argileux au-dessus de la surface argileuse et exposé les cailloux concentrés sur la surface d’érosion taillée dans le substrat argileux. Les cailloux actuellement visibles sur la batture comprennent donc ceux mis en place avant la Transgression laurentienne et ceux qui se sont ajoutés au cours des derniers millénaires.
Abstract
Deposited during the Laurentian Transgression (6 to 5 ka BP), the tidal rhythmites, exposed in various localities of the upstream area of the middle St. Lawrence estuary do not contain any debris coarser than fine to medium sand, whereas the modern muddy and clayey tidal flat is covered by abundant clasts of various size ranging from pebbles to mega-boulders. Although less frequent, there is coarse debris in the three recent (0.1 to 0.9 ka) intertidal facies exposed in the microcliff of the high marsh at Montmagny and Sainte-Anne-de-Beaupré. The absence of coarse debris in the mid-Holocence tidalites remains difficult to understand and explain. The existence of a warmer climate without an ice cover in winter at the time is interesting but unlikely. It is suggested instead that when the Laurentian Transgression occurred, the clay substrate of the modern tidal flat was covered by a fine grained deposit similar to the silty-clay deposit exposed at the base of the cliff cut into the 8‑10 m terrace at Montmagny which is dated 8 to 7 ka. In this case the coarse debris lag characterizing the erosion surface cut into the Goldthwait Sea clay was not exposed; consequently, coarse debris were not available for reworking by shore ice, waves and tide currents. Following land emergence after 4 ka BP, erosion of the silty-clay deposit exposed the former coarse debris lag whereas additional coarse material was most likely added during the last millennium. Consequently, there is a great contrast between the mid-Holocene tidalites and the modern tidal flat deposit.
Article body
Introduction
Les rives de l’estuaire du Saint-Laurent sont couvertes de cailloux de tailles variées allant des petits galets aux méga-blocs. Les erratiques provenant du Bouclier laurentidien comptent généralement pour 20 à 60% selon les localités (Dionne, 1972a, 1979, 1987, 1991, 2002a, 2002b, 2005 ; Dionne et Poitras, 1998). Curieusement, les plus faibles pourcentages de cailloux précambriens sont enregistrés dans le secteur amont du moyen estuaire, c’est-à-dire, à une plus faible distance de la source. Sur la côte sud, les dépôts littoraux émergés d’âge holocène, notamment les plages, contiennent aussi des blocs de tailles variées ; même chose pour les dépôts marins argileux dont la surface en est abondamment parsemée.
Il convient de rappeler que les champs cultivés dans la zone côtière jadis recouverte par les eaux de la Mer de Goldthwait étaient autrefois capitonnés de cailloux erratiques. Dans la région de Rivière-du-Loup–Trois-Pistoles par exemple, environ 75% des cailloux à la surface des terrasses argileuses proviennent du Bouclier laurentidien. Dans certains sites, ce pourcentage atteint 90 à 95% (Dionne, 1972a). Au cours des dernières décennies, la mécanisation a permis de nettoyer les champs cultivés (les blocs furent en grande partie enfouis dans des tranchées) de sorte que la situation actuelle ne reflète plus les conditions originales et peut conduire à des interprétations erronées si on ignore les faits.
Par contre, les cailloux abondent dans les dépôts fins actuels des battures du moyen estuaire et constituent une caractéristique des vasières (slikkes) et des marais intertidaux (schorres) des régions froides (Dionne, 1972b, 1985a, 1988a, 1989 ; Martini, 1981, 1991).
Curieusement, les rythmites vaseuses mises en place lors de la transgression de l’Holocène moyen observées dans plusieurs sites de la rive sud ne contiennent pas de débris grossiers clastiques de taille supérieure à celle du sable fin à moyen. Compte tenu de l’abondance des cailloux dans les dépôts littoraux actuels et plus anciens, ceci paraît singulier.
L’objectif de la présente contribution consiste d’abord à signaler ce fait particulier sinon exceptionnel et à explorer une explication possible de l’absence de cailloux dans les rythmites de la Transgression laurentienne.
Le dépôt intertidal de l’holocène moyen
Données générales
Le dépôt intertidal mis en place lors de la Transgression laurentienne (6 à 5 ka BP) est exposé dans des coupes au moins dans cinq localités de la rive sud du moyen estuaire du Saint-Laurent : rivière Boyer (Dionne, 1985b), Rivière-Ouelle (Dionne, 1988c ; Dionne et Pfalzgraf, 2001) ; Montmagny et Cap-Saint-Ignace (Dionne, 1988b, 1988d, 1998a, 2001, 2003) ; ainsi que dans l’anse de Bellechasse (Fig. 1 ; Dionne, 1997, 2000a).
Dans la plupart des sites, les diverses coupes observées s’étendent sur plusieurs dizaines de mètres de longueur. La coupe principale, à Montmagny, située à l’extrémité est de la piste de l’aéroport, s’étend sur plus de 400 m de longueur ; à cet endroit, une falaise vive d’une hauteur de 6 m caractérise le front de la terrasse de 8‑10 m. La coupe de l’anse de Bellechasse totalise environ 150 m de longueur et mesure 8 m de hauteur. Les diverses coupes de la rivière Ouelle s’étendent, au total, sur plus de 300 m et ont une hauteur de 4 à 6 m. Dans chacune, les rythmites intertidales de la Transgression laurentienne occupent la partie supérieure des coupes.
Dans la plupart des sites, l’épaisseur du dépôt intertidal varie de 2 à 4 m, à l’exception des coupes de la rivière Boyer situées près du pont enjambant l’autoroute 20, où cette unité mesure seulement entre 1,5 et 2,5 m (Dionne, 1985b).
Les coupes de Montmagny et de l’anse de Bellechasse ont fait l’objet d’observations répétées, parfois 4 à 8 fois par année, entre 1984 et 2004 ; celles de Rivière-Ouelle et de Cap-Saint-Ignace ont aussi été examinées à maintes reprises entre 1984 et 2000.
Contexte stratigraphique
Les coupes dans la région de Montmagny étant les plus complètes, nous rappelons ici la lithostratigraphie afin de bien situer l’unité des rythmites intertidales mises en place lors de la Transgression laurentienne au cours de l’Holocène moyen.
Depuis 1984, dans le secteur à l’est de la rivière du Sud, l’érosion a fait disparaître le schorre supérieur, ravivé la falaise morte ourlant la terrasse de 8‑10 m et dégagé une coupe de 6 m de hauteur (Fig. 2) sur une distance d’environ 400 m, exposant ainsi quatre unités morpho-sédimentologiques. De plus trois tranchées creusées au pied de la falaise vive ont permis d’observer une cinquième unité, facilement repérable par ailleurs sous la vase dans la zone intertidale actuelle.
Ainsi, le substrat à la base de la terrasse de 8‑10 m et de la batture est constitué d’argile fossilifère de la Mer de Goldthwait datée localement à plus de 10 ka BP (unité 1). La concentration de cailloux à la surface de l’argile marine indique une surface d’érosion vraisemblablement taillée entre 9 et 8 ka (Dionne, 1988b, 1998a, 2001).
Le substrat argileux est recouvert d’environ 4 m de lits minces de limon et d’argile stratifiés avec quelques lamines de sable fin (unité 2; Fig. 3‑3). Les deux mètres supérieurs contiennent des débris de plantes aquatiques et des petits fragments de bois, alors que dans les derniers 35 à 40 cm, il y a plusieurs fragments de troncs d’arbres. Cette unité a été mise en place en milieu infratidal à bas intertidal entre 8000 ± 120 (UL-1430) et 7020 ± 100 BP (UL-390) avec une médiane (n-28) de 7290 ± 70 BP (Beta-31398).
Cette unité pélitique est coiffée d’une couche organique tourbeuse (Fig. 3) de milieu émergé d’une soixantaine de centimètres d’épaisseur (unité 3) ; elle contient beaucoup de bois (branches, racines, troncs et souches en place) ainsi que des lits de fougères (Dionne, 1988b ; Bhiry et al., 2000). Les âges au radiocarbone obtenus vont de 6990 ± 100 (UQ-752) à 5820 ± 80 BP (Beta-18327) avec une médiane (n-47) de 6130 ± 70 BP (UL-2176). Cette unité a été mise en place lors d’un bas niveau marin relatif survenu à l’Holocène moyen (7 à 5,8 ka BP) (Dionne, 1988b, 2001).
La couche organique est surmontée de 3 à 4 m de rythmites limono-sableuses contenant quelques fragments de bois transportés (unité 4). La partie inférieure plus vaseuse et pauvre en débris organiques correspond à un faciès de slikke, alors que les deux mètres supérieurs sont relativement riches en débris de plantes en place dont des tiges de scirpe américain (Scirpus americanus) ; il s’agit d’un faciès de schorre inférieur. Les dates au 14C obtenues vont de 5810 ± 80 (UL-978) à 5100 ± 100 BP (UQ-926) avec une médiane (n-15) de 5550 ± 100 BP (UQ-987).
À la surface de la terrasse, on trouve une couche de tourbe de 30 à 150 cm d’épaisseur, en grande partie terrestre (unité 5). La partie inférieure (30‑35 cm), cependant, est riche en débris de plantes aquatiques et est infiltrée de vase ; elle a été datée de 5080 ± 70 (UL-2233) à 4850 ± 100 BP (UQ-881) ; au-dessus, la tourbe est en grande partie composée de sphaignes ; elle contient des lits de fougères (osmondes), ainsi que des troncs et des souches de résineux (épinette et mélèze) ; les âges au radiocarbone obtenus sont compris entre 4820 ± 170 (UQ-763) et 4030 ± 60 BP (UL-2241) avec une médiane (n-11) de 4670 ± 80 BP (UL-392).
Caractéristiques du dépôt intertidal
D’une façon générale, le dépôt intertidal est de type stratifié et laminé (Fig. 4) ; il peut être qualifié de rythmites (Reineck et Singh, 1980). Il comprend des couches ou lamines de quelques millimètres à environ un centimètre d’épaisseur (Fig. 5). Dans la plupart des sites, le matériel fin est composé de vase (limon et sable fin) avec parfois un faible pourcentage de sable moyen. Ce dépôt possède les caractéristiques des vasières intertidales des milieux estuariens (Straaten, 1961 ; Raff et Boersma, 1971 ; Reineck, 1972 ; Klein, 1977 ; Frey et Basan, 1978). Les rythmites sont aussi caractérisées par la présence de débris organiques : fragments de bois mais surtout des résidus de plantes en place (racines et tiges) (Fig. 6) et une micro-flore (diatomées) relativement riche (Lortie et Dionne, 1990). La présence de tiges de scirpe américain (Scirpus americanus) a permis de préciser qu’il s’agirait d’un faciès de slikke à la base de la séquence sédimentaire et d’un faciès de schorre inférieur dans la partie supérieure (Dionne, 1988b, 1998a, 2001 ; Lortie et Dionne, 1990).
Malgré un examen attentif, sur une période d’une quinzaine d’années, aucun débris grossier (gravillon, galet ou bloc) n’a été observé dans aucun des cinq sites mentionnés. Compte tenu de l’abondance des cailloux sur le rivage actuel et dans la plupart des dépôts holocènes de la zone côtière, l’absence de débris grossiers dans les rythmites intertidales est frappant. Dans le site de Montmagny par exemple, le dépôt de la Transgression laurentienne contraste avec le dépôt intertidal vaseux actuel. En effet, dans ce dernier, la vase au-dessus du substrat argileux est criblée de cailloux (Fig. 7 ; Dionne, 1987) et, par endroits, de petits galets (Fig. 8 ; Dionne, 2002c). On s’explique mal alors l’absence de cailloux y compris les éléments de petite taille (0,5 à 2 cm) dans les rythmites tidales du dépôt transgressif (unité 4 de la coupe ; Fig. 2), alors qu’il en existe dans les divers faciès exposés dans la micro-falaise du schorre supérieur actuellement en érosion à Montmagny et à Sainte-Anne-de-Beaupré (Fig. 9‑10 ; Dionne, 2000b, Dionne et Bouchard, 2000).
Par ailleurs, nous n’avons jamais observé de déformations ni de structures sédimentaires glacielles dans les rythmites de la Transgression laurentienne (Fig. 4‑5) alors qu’il en existe dans les faciès exposés dans la micro-falaise du schorre supérieur actuel à Montmagny et à Sainte-Anne-de-Beaupré (Fig. 11‑12; Dionne, 1998b) ainsi que dans l’unité 2, limono-argileuse, sous la couche organique (Fig. 13).
Les seuls éléments grossiers observés dans le dépôt intertidal de la Transgression laurentienne sont de rares fragments de bois (branches, troncs d’arbres) ; il n’y a aucun coquillage d’eau douce ou saumâtre (gastéropodes et pélécypodes), alors qu’on en observe sur la batture actuelle et dans les dépôts exposés dans la micro-falaise du schorre supérieur (Fig. 14). De plus, nous n’avons jamais observé de traces de dissolution de grandes valves de pélécypodes, notamment des Ellipsio sp., une espèce fréquente à Montmagny et à Sainte-Anne-de-Beaupré dans la vasière actuelle et dans les dépôts plus anciens du schorre supérieur daté de 100 à 900 ans 14C BP (Dionne et Bouchard, 2000 ; Dionne, 2000b).
D’après les datations au 14C obtenues dans différentes coupes (Montmagny, Cap-Saint-Ignace, anse de Bellechasse, Rivière Boyer et Rivière Ouelle), les rythmites tidales ont été mises en place entre 6 et 4 ka BP. À Montmagny, toutefois, elles ont été mises en place plutôt entre 5,6 et 5 ka BP, soit durant un épisode relativement court, ce qui implique des conditions de sédimentation très favorables.
Interprétation
Comment expliquer l’absence de débris détritiques grossiers dans le dépôt intertidal mis en place lors de la transgression mi-holocène et que signifie-t-elle ? S’agit-il d’un phénomène normal pour ce type de dépôt quel que soit le contexte environnemental ?
Contrairement à la situation actuelle, l’absence de cailloux dans les rythmites limono-sableuses pourrait théoriquement avoir une cause climatique, à savoir un climat plus doux en hiver qu’actuellement, ce qui impliquerait l’absence de glace dans le Saint-Laurent estuarien et sur les battures durant l’épisode de la Transgression laurentienne.
Pour diverses raisons, cette hypothèse séduisante peut difficilement être retenue. D’une part, même si on connaît encore mal les conditions climatiques qui ont prévalu lors de l’optimum climatique de l’Holocène (Dansgaard et al., 1971), c’est-à-dire lors de la Transgression laurentienne, les données palynologiques disponibles pour le Québec méridional (Jetté et Richard, 1992 ; Richard, 1994) indiquent que la température moyenne annuelle excédait de quelques degrés seulement la moyenne actuelle. Quoique moins rigoureuse sans doute durant cette période, la température hivernale devait néanmoins descendre sous le zéro Celsius durant une période de un à deux mois rendant alors possible la formation de glace dans le Saint-Laurent, en particulier sur les battures du moyen estuaire. Les radeaux de glace étaient donc en mesure de déplacer au moins des petits cailloux (2 à 10 cm). Or, il n’y en a pas dans les diverses coupes des rythmites de la Transgression laurentienne.
Faut-il rappeler ici que de nos jours, le glaciel joue un rôle non négligeable jusque sur les rivages des états de la Nouvelle-Angleterre : Maine (Kelley, 1987 ; Wood et al., 1989) ; New Hampshire (Sasseville et Anderson, 1976) ; Massachusetts (Davis et al., 1976 ; Rosen et Leach, 1987) ? Cette région est pourtant située entre 2,5 et 5,5 degrés de latitude au sud de Montmagny et fait face à l’Atlantique. Les conditions climatiques qui ont prévalu dans la région de Québec lors de l’optimum climatique de l’Holocène ressemblaient probablement à celles qui prévalent actuellement en Nouvelle-Angleterre. Par ailleurs, un relevé des diatomées dans les rythmites intertidales dans les coupes de Montmagny (Lortie et Dionne, 1990) et de Rivière-Ouelle (Dionne et Pfalzgraf, 2001) renseigne peu sur les conditions climatiques (températures) qui ont prévalu entre 6 et 4 ka BP.
Le taux relativement élevé de sédimentation (6,6 mm/an) (Dionne, 2001) durant la Transgression laurentienne a-t-il joué un rôle quelconque dans l’absence de débris grossiers dans les rythmites intertidales ? S’ils étaient exposés, les cailloux à la surface de la batture auraient pu être rapidement recouverts de vase, ce qui aurait eu pour effet d’entraver leur déplacement par les glaces, les vagues ou les courants de marée. Sans être impossible, cette hypothèse peut difficilement être confirmée. Le seul indice probant est le suivant. À Saint-Joseph-de-la-Rive (Charlevoix), le taux moyen d’accrétion vertical du schorre du côté ouest du quai est semblable à celui des rythmites tidales de la Transgression laurentienne (Quilliam et Allard, 1989 ; Dionne, 2004). Or, à notre connaissance, il n’y a pas de cailloux dans la séquence tidale exposée dans la falaise du schorre supérieur, alors qu’il en existe sur la batture à son front. Comment expliquer l’absence de débris grossiers dans ce dépôt fin intertidal mis en place au cours des derniers siècles caractérisés par les épisodes froids du Petit Âge glaciaire ?
D’autre part, les courants de marée et les vagues, indépendamment des conditions climatiques qui ont existé lors de la Transgression laurentienne, pouvaient, comme de nos jours, déplacer au moins des cailloux de 1 à 2 cm (Fig. 8; Dionne, 2002c). Leur absence dans les rythmites exige donc de chercher une autre explication.
La plus vraisemblable nous semble la suivante. Lors de la Transgression laurentienne, la batture actuelle, à Montmagny par exemple, devait être recouverte par une couche, d’épaisseur inconnue mais de plusieurs décimètres, du dépôt stratifié limono-argileux observé à la base de la falaise vive, c’est-à-dire l’unité 2. Comme mentionné déjà, ce dépôt infratidal ou bas intertidal, d’une épaisseur de 4 m au droit de la falaise vive, à Montmagny, a été mis en place entre 8 et 7 ka BP. Il repose en discordance sur un substrat taillé dans l’argile de la Mer de Goldthwait datée à plus de 10 ka. Il est possible alors que les cailloux à la surface de l’argile aient été concentrés durant la période comprise entre 9 et 8 ka, période pour laquelle on ne dispose pas encore de dates au 14C, mais qui a connu un bas niveau marin relatif, vraisemblablement lié à la migration du bourrelet isostatique périphérique. En effet, d’après les trois tranchées creusées dans le dépôt limono-argileux, à la base de la falaise vive, à Montmagny, il y a effectivement des cailloux au contact de la surface argileuse. L’argile marine datant de plus de 10 ka et le dépôt au-dessus de 8 à 7 ka, il existe un hiatus de plus de 2000 ans. Cette durée est largement suffisante pour tailler une surface d’érosion dans l’argile marine, surface d’érosion caractérisée par les nombreux cailloux laissés derrière (boulder lag).
Quoi qu’il en soit, nous pensons que le dépôt de limon-argileux à la base de la falaise vive, à Montmagny, s’étendait jadis jusqu’à la limite externe du schorre inférieur et probablement plus bas sur la slikke, de sorte que les cailloux à la surface du substrat argileux étaient cachés. Les radeaux de glace, les vagues et les courants de marée ne pouvaient donc pas les déplacer ni les incorporer à la vase formant les rythmites intertidales de la Transgression laurentienne, d’où leur absence dans ce dépôt mis en place entre 6 et 5 ka BP.
Cette explication n’est toutefois pas entièrement satisfaisante, car s’il y avait des glaces dans le Saint-Laurent à l’époque de la mise en place des rythmites, elles pouvaient alors transporter des débris grossiers pris en charge ailleurs, en particulier à l’embouchure des cours d’eau en bordure du Saint-Laurent, comme cela existe de nos jours. En conséquence, les radeaux de glace échoués sur la batture vaseuse étaient susceptibles de délester leur charge dans la vase. Alors pourquoi ne trouve-t-on pas de cailloux dans les rythmites de la Transgression laurentienne ?
Malheureusement, les nombreux ouvrages consacrés aux dépôts tidaux et intertidaux, récents et anciens (Kukal, 1971 ; Ginsburg, 1975 ; de Boer et al., 1988 ; Smith et al., 1991 ; Flemming et al., 1995 ; Perillo, 1995 ; Alexander et al., 1998 ; Eisma, 1998 ; Healy et al., 2002), ne permettent pas de trouver de réponse satisfaisante. Les quelques articles concernant les régions froides à influence glacielle (Knight et Dalrymple, 1975, 1976 ; Bartsch-Winkler et Ovenshine, 1984 ; Amos et al., 1991 ; Dalrymple et al., 1991 ; Martini, 1981, 1991 ; Amos, 1991 ; Vilas et al., 1999) contiennent peu de données sur le glaciel et la présence de débris grossiers dans les sédiments intertidaux même si la plupart des auteurs mentionnent la présence de cailloux à la surface des battures argileuses, vaseuses ou sableuses. À notre connaissance, seuls deux auteurs (Amos et al., 1991 et Martini, 1991) ont signalé la présence de débris grossiers (gravier ou galets) dans des carottes prélevées dans des dépôts intertidaux d’âge holocène supérieur à moyen. Apparemment, personne n’a jusqu’à maintenant décrit de dépôts intertidaux fins consolidés mis en place dans un environnement froid influencé par les glaces flottantes.
En définitive, il demeure difficile de comprendre et d’expliquer l’absence de débris détritiques grossiers dans le dépôt intertidal mis en place lors de la Transgression laurentienne dans le secteur du moyen estuaire du Saint-Laurent.
Conclusion
Les rythmites intertidales limono-sableuses mises en place lors de la Transgression laurentienne entre 6 et 4 ka BP selon les sites ne contiennent pas de débris grossiers alors que la batture actuelle en est abondamment couverte. Le contraste est frappant. À première vue, l’observateur peut y voir un indice d’un climat plus chaud avec des hivers sans couvert glaciel. Toutefois, l’absence de petits cailloux de la compétence des vagues et des courants de marée exige une autre explication, d’autant plus que dans l’état actuel des connaissances, aucun indice ne permet d’affirmer l’absence de glaces dans le Saint-Laurent même durant la période de l’optimum climatique de l’Holocène.
L’hypothèse la plus vraisemblable est la présence, lors de la Transgression laurentienne, d’un dépôt recouvrant les cailloux de la batture argileuse, de sorte que les radeaux de glace, les vagues et les courants de marée n’ont pu déplacer les débris grossiers et les incorporer aux rythmites vaseuses mises en place au cours de cet épisode.
La formation caillouteuse présentement visible à la surface de la batture de Montmagny (Dionne, 1987) a probablement été réalisée en deux temps : entre 9 et 8 ka, et entre 3 ka et aujourd’hui. La première surface d’érosion taillée dans l’argile de la Mer de Goldthwait a été recouverte par un dépôt stratifié limono-argileux daté de 8 à 7 ka. Encore visible à la base de la falaise vive taillée dans la terrasse de 8‑10 m, ce dépôt devait recouvrir la zone intertidale durant la Transgression laurentienne, de sorte que les cailloux reposant sur la surface d’érosion étaient cachés ; ils n’ont donc pas pu être déplacés par les glaces, les vagues et les courants de marée et être incorporés aux rythmites vaseuses de la transgression mi-holocène.
L’exemple des rythmites de la Transgression laurentienne montre qu’il est souvent difficile de reconstituer les conditions climatiques de mise en place de certains dépôts meubles et encore plus des formations consolidées anciennes (Nio et Yang, 1991). À notre avis, l’absence de débris grossiers dans les rythmites tidales de l’Holocène moyen de l’estuaire du Saint-Laurent ne permet pas d’affirmer l’absence de glaces dans ce secteur lors de la Transgression laurentienne ou de l’optimum climatique de l’Holocène.
Appendices
Remerciements
La présente contribution fait partie d’un projet de recherche à long terme sur l’évolution des rives du Saint-Laurent partiellement subventionné par le CRSNG (Conseil de recherches en sciences naturelles et génie), à Ottawa. Les figures ont été préparées par Karine Tessier, au laboratoire de cartographie du département de géographie, de l’Université Laval. L’absence de débris grossiers dans les rythmites tidales d’âge mi-holocène de la rive sud de l’estuaire du Saint-Laurent a été discutée sur le terrain avec plusieurs quaternaristes et des sédimentologues. Le manuscrit a été revu avant soumission pour publication par Jean-Marie Dubois (Sherbrooke) et Daniel Fortier (Québec). Les commentaires et suggestions faits par Bernard Hétu et Pierre J.H. Richard ont été utiles et appréciés. Sincères remerciements à tous les collaborateurs.
Note
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[*]
Adresse actuelle : 2761 rue de Valcourt, Québec, Québec G1W 1V9, Canada.
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