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Introduction

Les pressions démographiques, technologiques et économiques forcent les organisations publiques de santé à repenser leurs modes de gestion et de gouvernance (Lamothe, 2002 ; Denis, 2002 ; Contandriopoulos et al., 2001 ; Lamothe et Denis, 2007 ; Sebai et Yatim, 2018). Afin de contrôler l’augmentation des coûts et d’améliorer la qualité des services et des soins de santé offerts à la population, les systèmes publics de santé doivent savoir s’adapter et rendre leurs structures plus flexibles. C’est ainsi qu’au fil des ans, la gouverne en réseau a émergé pour assurer la coordination continue de services et de soins de santé, offerts collectivement par une grande diversité de professionnels de la santé, adaptés aux besoins des citoyens (Lamothe, 2002 ; Sebai et Yatim, 2018). Les défis liés à l’amélioration des services et des soins de santé pour les communautés francophones et acadiennes s’inscrivent dans des interactions complexes.

Dans cet article, nous présentons les résultats d’un projet de recherche dont l’objectif général était de mieux comprendre l’influence qu’exercent les dynamiques entre les acteurs d’une gouverne en réseau sur le traitement de l’enjeu que représente l’accès aux services de santé en français. Les trois premières parties présentent le cadre théorique, la méthodologie et le contexte d’action conditionné par l’État. Dans la quatrième partie, nous décrivons les perceptions stratégiques des acteurs associés aux deux réseaux de santé et leurs stratégies d’action. Dans la dernière partie, nous discutons des liens de confiance et de la formulation par l’État d’objectifs tangibles.

1. Cadre théorique

Le cadre théorique présenté à la figure 1 repose sur l’analyse organisationnelle de Crozier et Friedberg (1987). Les acteurs qui font partie du contexte interne des deux réseaux de santé, tels les professionnels, les gestionnaires et les dirigeants, forment la première dimension du cadre théorique. Les stratégies d’action, c’est-à-dire les comportements, de ces acteurs sont influencées par leurs enjeux, leur position et leurs ressources. Au sein des réseaux, les acteurs sont interdépendants et entretiennent des relations dans un contexte d’action qui représente la deuxième dimension de notre cadre théorique.

Le contexte d’action est le produit provisoire des interactions entre les diverses stratégies d’action des acteurs et les règles formelles qui permettent une certaine structuration du système (Crozier et Friedberg, 1987). Dans la figure 1, la flèche illustre que l’enjeu de l’accès aux services de santé en français s’inscrit dans les dynamiques relationnelles prenant forme dans les réseaux de santé, elles-mêmes conditionnées par les événements en cours dans le contexte systémique. Le contexte systémique regroupe des acteurs qui peuvent influencer l’évolution des réseaux, tels les citoyens, les organismes qui agissent au nom de ceux-ci et les médias. Il englobe aussi des événements particuliers qui ne peuvent être contrôlés directement, comme un changement de gouvernement provincial ou une pandémie. Notons que l’État constitue un acteur occupant une position particulière dans le contexte systémique, car il mobilise de temps à autre des instruments, tels des lois et des règlements ou des normes et des standards, dans l’optique de rediriger les comportements des acteurs clés dans la direction voulue (Lascoumes et Le Galès, 2004). En résumé, les acteurs et leurs stratégies d’action influent directement sur l’intérêt accordé à l’amélioration des services et soins de santé en français.

Figure 1

Gouverne en réseau et accès aux services de santé en français : cadre théorique

Gouverne en réseau et accès aux services de santé en français : cadre théorique
Source : Ce cadre théorique est adapté de celui présenté dans l’ouvrage de Collin, S. (2021)

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2. Méthodologie

2.1. Approche générale et contexte de l’étude

Par sa nature qualitative, notre recherche est une étude de cas unique, c’est-à-dire le système public de santé du Nouveau-Brunswick (N.-B.), avec deux réseaux de santé comme unités d’analyse imbriquées (Yin, 2014). Le tableau 1 présente les principales caractéristiques de notre étude de cas.

Tableau 1

Caractéristiques particulières de l’étude de cas

Caractéristiques particulières de l’étude de cas

Tableau 1 (continuation)

Caractéristiques particulières de l’étude de cas

Note : * C’est en 2010 qu’une modification de la Loi est venue préciser la langue de fonctionnement des réseaux. Au même moment, une autre modification à cette loi allait toucher la structure de gouvernance des réseaux. En regardant de plus près la Loi, le lecteur constate qu’entre 2008 et 2010, tous les membres des CA étaient nommés par le ministre de la Santé et que les PDG se rapportaient directement aux présidents des CA.

Sources : Auteures

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2.2. Collecte et analyse des données

Les stratégies de collecte de données employées dans le cadre de cette recherche étaient les entretiens semi-dirigés et l’analyse documentaire. Un total de 26 entretiens semi-dirigés ont été menés en 2020 auprès des principaux acteurs concernés par la problématique, dont des administrateurs, gestionnaires et professionnels des deux réseaux ainsi que des membres de la fonction publique provinciale. Ceux-ci ont été interrogés sur des thématiques précises, comme les enjeux perçus, les rapports de pouvoir et les stratégies d’action. En plus de corroborer les informations obtenues dans le cadre des entretiens, l’analyse documentaire a favorisé la compréhension du phénomène étudié. Divers types de documents ont été analysés, tels des plans stratégiques et des textes législatifs. Afin de nous ancrer dans « l’histoire immédiate » (Fines, 2010), nous avons aussi effectué une revue médiatique de près de 200 articles de journaux et de médias francophones et anglophones publiés entre mars 2008 et janvier 2020.

La démarche d’analyse des données était de type hypothético-inductif, où une analyse initiale a été menée à partir des réponses des répondants. Le processus d’analyse itératif et continu de Huberman et ses collaborateurs (1991) se compose de trois étapes : condensation des données, présentation des données et élaboration/vérification des données. Une première étape a permis d’identifier les acteurs clés du contexte d’action et leurs stratégies d’action (Friedberg, 1993 ; Crozier et Friedberg, 1977). Nous avons utilisé le logiciel d’analyse qualitative NVivo afin de coder les concepts de Crozier et Friedberg (1987) et ajouté des sous-codes en cours de route (Friedberg, 1993 ; Huberman et al., 1991). L’étape de présentation des données nous a permis de créer un schéma illustrant les moments charnières dans l’évolution des réseaux, au regard de la dimension linguistique. L’interprétation des données a permis de confirmer les relations entre les données, d’y attribuer une signification, voire de « reconstruire la structure du pouvoir » (Crozier et Friedberg, 1977, p. 41).

3. Mise en contexte : l’État est un acteur incontournable qui conditionne le contexte d’action

Dans cette partie, nous souhaitons démontrer que la position singulière de l’État conditionne le contexte d’action des réseaux de santé. Nous désirons illustrer que « la perception stratégique » de l’État diffère de celles de Vitalité et d’Horizon, présentées plus loin. Cela influence le traitement de la question de l’amélioration des services de santé en français.

3.1. La perception stratégique de l’État : la facilité de l’utilisation des services ou les éléments qui y font obstacle

Au pays, c’est en 1984 que le gouvernement fédéral a fondé le système public de santé, en s’appuyant sur cinq principes fondamentaux, dont l’accès aux soins et services. La Loi canadienne sur la santé précisait que les personnes devaient avoir un accès satisfaisant et uniforme aux services de santé, sans obstacle financier ni autres barrières (Santé Canada, 2020 ; Sibley et Weiner, 2011, p. 1). Les provinces et territoires pouvaient adapter l’offre de services en considérant certaines caractéristiques démographiques et politiques leur étant propres (Reamy, 1995).

Plus récemment, des organismes comme le Conseil de la santé du Nouveau-Brunswick (CSNB) ont été mis sur pied afin de produire et de partager des données sur l’accès, dans le but d’alimenter les réflexions et de standardiser les pratiques (Collin et Lamothe, 2020). La production de normes et de standards en matière d’accès suscite un effet symbolique auprès des acteurs à la recherche d’améliorations, puisqu’ils peuvent dorénavant s’ajuster en fonction des résultats des autres (Lascoumes et Le Galès, 2004)[5].

Des auteurs ont conceptualisé et étudié les barrières qui entravent l’utilisation des services et qui ne sont pas complètement indépendantes : géographiques, organisationnelles, économiques et sociales ou culturelles (Borgès Da Silva et al., 2011 ; Haggerty et al., 2011). Dans le cas du N.-B., des citoyens ont affirmé que le contexte géographique constituait un obstacle à l’accessibilité et ont exprimé le souhait qu’il soit pris en considération dans l’élaboration d’un prochain plan quinquennal en santé (Ministère de la Santé du Nouveau-Brunswick, 2021). Un répondant revient sur les barrières géographiques :

« On a remarqué qu’il avait beaucoup de gens qui manquaient des rendez-vous, on s’est dit que c’était peut-être parce qu’il n’avait pas de voiture, qu’il n’avait pas de drive. Quand on a posé la question sur le sondage, est-ce que vous avez une voiture ? […] Pour beaucoup de gens dans la Péninsule acadienne, leur char n’est pas sur le chemin parce qu’ils n’ont pas les moyens de payer les assurances et les enregistrements… »

Répondant – 53

L’accessibilité organisationnelle fait référence aux contraintes rencontrées par les citoyens concernant l’organisation des services, comme l’horaire des rendez-vous (Borgès Da Silva et al., 2011 ; Campbell et al., 2000), le temps d’attente à l’urgence ou le délai de réponse à un appel d’urgence (CSNB, s.d.). Alors que l’accessibilité économique est déterminée en fonction des dépenses associées aux services en fonction des niveaux socioéconomiques des citoyens (Borgès Da Silva et al., 2011), l’accessibilité sociale ou culturelle a trait à la compatibilité entre les services offerts et les caractéristiques culturelles et sociales de la population (Borgès Da Silva et al., 2011). Afin d’influencer la trajectoire des transformations menées par l’État, des leaders des communautés francophones et acadiennes du N.-B. se sont appuyés au fil des décennies sur certains ouvrages phares, comme celui de Jean-Bernard Robichaud (1985), qui attiraient l’attention sur l’état de santé des communautés francophones par rapport à celui des communautés anglophones.

3.2. Des difficultés pour l’État à réduire les obstacles à l’utilisation des services

S’appuyant sur les travaux du CSNB, l’État dispose dorénavant d’une définition opérationnelle précise pour suivre les développements en matière d’accès aux services et soins de santé. Les données produites par l’organisme montrent que l’accessibilité ne s’est pas améliorée au N.-B. entre 2010 et 2020. Dans un ouvrage, nous avons expliqué qu’il s’avérait périlleux politiquement de fixer des cibles et d’apprécier les résultats, en raison d’événements se déroulant dans le contexte systémique qui sont hors de la portée des décideurs publics (Collin, 2021). Parmi d’autres facteurs, des répondants, comme celui-ci, suggèrent que les changements de gouvernements provinciaux affectent les possibilités de « cadrer » les acteurs des réseaux vers un point convergent en matière d’accès :

« Par rapport à l’accès, il y a toutes les priorités qui nous sont données par le gouvernement, et une des difficultés, puis je le dis d’une manière respectueuse, mais le fait qu’on change de gouvernement d’une manière régulière… chaque gouvernement veut donner sa propre couleur, sa saveur. Des fois, tu vas à gauche, tu vas à droite, des fois, ça devient plus compliqué. »

Répondant – 50

3.3. L’État en repli face à l’enjeu de l’accès aux services de santé en français

La définition de l’accessibilité proposée par le CSNB (s.d.) inclut la dimension linguistique : « La capacité des patients/clients d’obtenir des soins ou des services au bon endroit, au bon moment, selon leurs besoins respectifs et dans la langue officielle de leur choix ». Or, l’accès aux services de santé en français est un enjeu délicat pour l’État, et la stratégie d’action de celui-ci est de demeurer en retrait. Des répondants suggèrent que la langue est un sujet que l’on tente d’éviter dans les bureaux de la haute fonction publique, alors que d’autres, comme celui-ci, évoquent sa dimension politique :

« Essaye d’aller débattre ça au niveau politique : dire que j’ai pris le budget qu’eux autres [le gouvernement] ont donné pour les premières lignes, et que moi, je l’ai mis pour valider l’importance de la langue. Je ne suis pas certaine… Je ne sais pas comment ça passerait politiquement, je ne sais pas comment ça se passerait dans la population. »

Répondant – 63

Le repli de l’État devant l’enjeu de l’accès aux services de santé en français crée une ambiguïté, ou ce que Crozier et Friedberg (1987) appellent une « zone d’incertitude ». Cette ambiguïté ne peut être dissociée des perceptions stratégiques des acteurs associés aux deux réseaux de santé et les pousse de temps à autre à modifier leurs comportements.

4. Résultats

4.1. La perception stratégique de Vitalité : la protection d’espaces francophones

La perception stratégique qui interpelle les acteurs associés à Vitalité est la protection d’espaces francophones. Notre recherche confirme que l’offre de services de santé en français est considérée comme importante (LeBlanc, 2010), mais que l’enjeu de la protection et du renforcement des espaces francophones est plus fort symboliquement. Ainsi, les médias francophones provinciaux abordent les thèmes de la gouvernance d’institutions distinctes, de l’équité dans la prestation des services et des soins aux deux communautés de langue officielle et de la vitalité linguistique. Les articles de presse véhiculent aussi l’idée générale que de vivre et de mener des activités dans la langue de son choix constitue un droit. Des répondants nous ont d’ailleurs fait part de leur sentiment de « perdre quelque chose » chaque fois que des transformations étaient annoncées par l’État, comme celles expliquées ci-dessous. Un répondant évoque ce sentiment de perte à la suite de l’annonce, en mars 2008, de la réforme du système public de santé de la province :

« Lorsqu’on a créé Vitalité, les gens étaient préoccupés par ce qu’ils allaient perdre, et nous, on faisait de l’engagement vers ce qu’ils allaient gagner en formant une régie… Tout le monde se concentrait sur la perte de pouvoir, puis, dans le fond, il n’y avait personne qui avait plus de pouvoir. C’était une illusion. »

Répondant – 58

4.1.1. Un exemple concret des effets des ajustements des acteurs partageant cette perception stratégique

L’évolution de la réforme est un exemple qui illustre concrètement les conséquences des réactions des acteurs associés à Vitalité quant à l’enjeu de l’amélioration de l’accès à des services de santé en français. Les changements structuraux proposés par l’État en 2008 comprenaient la création de deux nouvelles régies de la santé, chacune découlant de la fusion de quatre anciennes RRS. Parmi les huit anciennes RRS, deux avaient défini leur caractère linguistique : une était bilingue et l’autre francophone. Peu de temps après l’annonce des transformations, des acteurs associés à Vitalité ont déploré haut et fort l’absence d’un statut francophone officiel pour cette nouvelle RRS, martelant surtout que les capacités de la communauté francophone et acadienne de gouverner ses propres institutions étaient en péril. L’État a alors pris soin de souligner qu’un modèle de dualité linguistique ne s’appliquerait pas au système de santé de la province (Collin et Lamothe, 2020).

Afin de trouver un terrain d’entente, l’État a sollicité, vers la fin de 2009, l’appui d’un expert qui a entamé des discussions avec les leaders acadiens et francophones. Ce dialogue a entre autres mené à la proposition par l’État d’un plan de « rattrapage » quinquennal, qui visait à assurer une répartition équitable des services de santé spécialisés entre les deux réseaux. Les recommandations de l’expert ont en outre entraîné des modifications substantielles à la Loi, en précisant la responsabilité pour les deux régies d’améliorer la prestation des services de santé en français.

4.1.2. Des acteurs du contexte systémique ont recours à diverses sources de pouvoir afin de protéger les espaces francophones

Les acteurs motivés par la protection des espaces francophones se trouvent bien souvent dans le contexte systémique de Vitalité. Collin (2021) a précisé de quelle façon un contre-pouvoir officiel né à la suite de l’annonce de la réforme de 2008, en l’occurrence Égalité santé en français (ESF), a influencé l’implantation et l’évolution de la nouvelle régie. En plus de l’action d’ESF, des répondants affirment que des leaders des communautés acadiennes et francophones – élus, usagers ou anciens employés de Vitalité – forment des coalitions qui influencent le cours de l’action collective. Enfin, d’autres répondants suggèrent que des organismes qui font la promotion de la santé des communautés francophones et acadiennes, comme la Société Santé et Mieux-être en français du Nouveau-Brunswick et le Mouvement acadien des communautés en santé du Nouveau-Brunswick, sont des acteurs qui « ont une place à la table » de Vitalité.

En matière d’amélioration de l’accès aux services en français, nous remarquons que les stratégies d’action déployées par les acteurs associés à Vitalité ont une portée symbolique, puisqu’il est difficile de les séparer de l’enjeu de la protection d’espaces francophones. Les médias de langue française de la province participent à la mobilisation des communautés francophones et acadiennes en publiant des éditoriaux ou des articles sur les débats se déroulant dans le contexte systémique. Par exemple, à son arrivée à la tête de Vitalité, une présidente-directrice générale a souligné dans un quotidien francophone, au sujet d’une possible restructuration du système de santé, que « le peuple acadien méritait d’avoir une régie (ou un réseau) francophone » (Boisvert, 2020). La diffusion de ce type d’information par les médias constitue une source de pouvoir pour les acteurs qui y ont recours, car elle influence la capacité d’action des dirigeants et de l’État (Crozier et Friedberg, 1987).

Alors que la question de l’équité des services offerts par Vitalité comparativement à ceux offerts par Horizon refait surface de temps à autre, nous remarquons que les acteurs ont de plus en plus recours à des stratégies d’action qui touchent l’enjeu de l’amélioration des résultats de l’État. Par exemple, pendant le processus de consultation publique du printemps 2021, des acteurs tels que la Municipalité régionale de Tracadie et la Commission de services régionaux de Kent ont soumis des mémoires à la ministre de la Santé. En plus d’exposer certaines particularités géographiques, économiques ou sociales de leurs régions, comme la ruralité ou le vieillissement des citoyens, des leaders communautaires ont suggéré des améliorations tangibles en vue de la présentation d’un futur plan provincial en santé par l’État.

En matière de levier de légitimation, ces leaders communautaires s’appuient sur une source particulière de pouvoir, soit l’expertise (Crozier et Friedberg, 1977). Pour « faire passer le message », ils se rallient à des personnes disposant d’un certain savoir-faire, comme les médecins, ou alors ils valident leurs idées auprès de personnes qui maîtrisent des connaissances, tels des chercheurs ou des experts consultants. Lorsqu’il y a ambiguïté par rapport aux droits linguistiques de la minorité, ils vont chercher l’avis d’experts maîtrisant les règles, comme des juristes, afin d’avancer avantageusement dans le jeu (Crozier et Friedberg, 1977).

La maîtrise de compétences ou de connaissances ne peut être dissociée de la capacité de contrôler l’environnement. Nous notons que les acteurs associés à Vitalité appartiennent souvent à différents systèmes d’action. Par exemple, une personne qui a déjà occupé un poste de dirigeant ou d’administrateur de Vitalité maîtrise différents volets de l’environnement, comme les ressources matérielles et humaines, ce qui lui permet de mieux « vendre » son produit (Crozier et Friedberg, 1987, p. 389). Cette personne peut alors jouer un rôle indispensable d’intermédiaire ou d’interprète entre, d’une part, une coalition nouvellement formée ayant pour but de revendiquer des besoins particuliers en santé et, d’autre part, des représentants de l’État. La perception stratégique, les enjeux et les acteurs concernés par le Réseau de santé Vitalité, ainsi que les stratégies d’action de ces acteurs, sont regroupés dans le tableau 2.

Tableau 2

Enjeux, acteurs clés et stratégies d’action de Vitalité

Enjeux, acteurs clés et stratégies d’action de Vitalité
Sources : Auteures

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4.2. La perception stratégique associée à Horizon : la qualité et la sécurité des services et des soins

Dans cette partie, nous révélons que la perception stratégique des acteurs associés à Horizon concerne la qualité et la sécurité des services et des soins, et que l’enjeu qui les préoccupe porte sur les droits linguistiques. Au N.-B., le paragraphe 33(1) de la Loi sur les langues officielles stipule que le réseau des établissements, installations et programmes de santé relevant du ministère de la Santé ou des régies doit offrir des services de santé dans la langue officielle du choix du citoyen[6]. Les protestations ponctuelles des communautés francophones et acadiennes, sous forme par exemple de plaintes officielles déposées auprès du Commissariat aux langues officielles du Nouveau-Brunswick, motivent les acteurs clés d’Horizon à déployer certaines stratégies d’action.

4.2.1. Des acteurs du contexte interne d’Horizon qui sont motivés par la qualité et la sécurité

Ce sont les acteurs du contexte interne d’Horizon, sous l’influence d’événements ayant lieu dans le contexte systémique et relayés dans les médias anglophones de la province, qui se mobilisent pour influencer l’offre de services dans la langue du choix du citoyen. Ainsi, comme un répondant l’a souligné, une équipe des langues officielles (LO) s’assure que « l’organisation [Horizon] est outillée pour offrir des services dans les deux langues officielles ». Cette équipe compte quelques membres qui couvrent les quatre zones géographiques servies par Horizon et qui collaborent avec d’autres acteurs organisationnels, dont les syndicats et les services des ressources humaines. Encore plus important, pendant que des membres de l’équipe des LO interviennent auprès des acteurs du niveau opérationnel, par exemple les gestionnaires et les professionnels, la directrice générale des LO interagit avec la haute direction de l’organisation et le conseil d’administration.

4.2.2. Une stratégie d’action particulière : l’offre active (OA) des services de santé en français

Au N.-B., en 2002, la Loi sur les langues officielles a été modifiée et stipule désormais que le gouvernement et ses institutions doivent veiller à ce que des mesures soient prises pour que le « public puisse communiquer avec elles et en recevoir les services dans la langue officielle de son choix »[7].

Dans cette optique, certaines stratégies d’action menées par Horizon sont axées sur l’OA des services de santé en français. Il est alors question d’offrir de « façon proactive » (Drolet et al., 2017), de fournir « activement » des services et soins dans les deux langues officielles (Gouvernement du Nouveau-Brunswick, 2021) ou « d’inviter » un citoyen à s’exprimer dans la langue officielle de son choix (Bouchard et al., 2012). Il peut aussi s’agir d’accueillir quelqu’un en personne ou par téléphone, d’afficher un symbole ou de produire des documents dans les deux langues officielles (Forgues et al., 2011).

Au sein d’Horizon, des répondants soulignent que l’OA demeure difficile à concrétiser en raison du nombre limité d’acteurs du centre opérationnel, par exemple les professionnels, qui possèdent des compétences suffisantes en français parlé et écrit. D’autres répondants rappellent qu’il est ardu d’appliquer cette approche dans tout le continuum de soins (accueil, prise en charge, intervention, soutien et aiguillage), comme suggéré dans la définition de Savard et ses collaborateurs (2015). Certains répondants partagent l’idée que l’OA demeure un sujet tabou dans certains milieux de travail, et qu’afin de pousser les acteurs à « agir » pour offrir des services et des soins dans la langue du choix des citoyens, les gestionnaires ont adapté leur langage.

4.2.3. Un discours axé sur la qualité et la sécurité comme levier de légitimation

Des répondants expliquent que le message principal qui est véhiculé au sein de l’organisation est que la langue est un « facteur qui a un impact » sur la qualité et la sécurité des soins. Alors que le langage utilisé était autrefois plus contraignant et axé sur les droits linguistiques, il est aujourd’hui plus « constructif », puisqu’il tend à établir des « rapports positifs ». En matière de sécurité, il peut être question des risques liés aux échanges d’information, et en particulier, aux bris de communication (Schyve, 2007), qui peuvent causer des événements préjudiciables graves (Johnstone et Kanitsaki, 2006).

4.2.4. Des stratégies d’action plus « concrètes » qui misent sur la confiance

Puisqu’il existe encore aujourd’hui une certaine résistance envers les services en français, les outils employés par les acteurs concernés, dont l’équipe des LO, s’appuient sur l’information et visent un changement de culture organisationnelle. Des espaces d’apprentissage, comme l’activité « Café de Paris » (SSMEFNB, s.d.), visent à soutenir les employés qui désirent acquérir ou maintenir des compétences linguistiques en français, mais, surtout, à faire émerger des liens de confiance. Sont également données en exemple d’autres initiatives visant à communiquer une orientation à long terme, tel un plan stratégique sur les LO, ou visant plus directement l’engagement des employés, comme des activités de formation en OA ou la distribution de répertoires de phrases clés en langue française dans les espaces de travail.

Une autre stratégie d’action réside dans le maintien d’un dialogue auprès des communautés francophones et acadiennes servies par Horizon. Les comités de liaison francophone et les sous-comités locaux agissent comme des courroies de communication entre les citoyens des villes de Miramichi, Saint John et Fredericton et les membres de l’équipe des LO. Ces échanges récurrents entre l’organisation et son environnement permettent d’entrevoir ou de réduire les risques de perturbation à l’interne (Crozier et Friedberg, 1977). Un répondant souligne par ailleurs que les sous-comités locaux francophones « mettent parfois à l’agenda » certains sujets délicats, telles des plaintes, afin de pousser les acteurs du contexte systémique à réagir et, conséquemment, de faire « bouger les choses à l’interne ». Un autre répondant évoque par ailleurs l’influence de la mobilisation des acteurs associés à Vitalité sur l’équipe des langues officielles à Horizon :

« C’est sûr que c’est à travers du plan de rattrapage qu’on a les fonds pour les conseillères [en langues officielles] au Réseau de santé Horizon. C’est le plan de rattrapage qui a fait en sorte qu’on a pu avoir des conseillères à Saint-Jean, Fredericton, Miramichi. »

Répondant – 76

La perception stratégique et les enjeux des acteurs concernés du Réseau de santé Horizon ainsi que leurs stratégies d’action sont regroupés dans le tableau 3.

Tableau 3

Enjeux, acteurs clés et stratégies d’action d’Horizon

Enjeux, acteurs clés et stratégies d’action d’Horizon
Sources : Auteures

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5. Discussion

Dans les prochaines lignes, après avoir discuté des particularités de la gouverne en réseau, nous proposons une analyse qui gravite autour de l’idée que l’État demeure en retrait par rapport à l’accès aux soins de santé en français, ce qui fragilise les relations de confiance.

5.1. Les particularités de la gouverne en réseau et le positionnement de l’État

Cette étude nous a permis de mieux comprendre les particularités de la gouverne en réseau, par l’analyse des enjeux et des caractéristiques des acteurs concernés, mais, surtout, de leurs perceptions stratégiques. Nous avons vu que les deux RRS sont soumises au même cadre juridique, mais qu’elles interprètent différemment la signification d’« accès » aux services de santé en français. Les dynamiques relationnelles propres à chaque régie font émerger des schémas qui constituent des formes de régulation (Mayntz, 2002 ; Sørensen et Torfing, 2016) : dans un réseau, les acteurs s’activent autour de la vitalité des communautés francophones et acadiennes et de la gouvernance d’institutions distinctes, tandis que dans l’autre, les acteurs sont préoccupés par l’OA pour des raisons de qualité et de sécurité des services et des soins. L’évolution des stratégies d’action mises en oeuvre par les acteurs des RRS (voir les tableaux 3 et 4) porte à croire que des apprentissages collectifs sont en cours et qu’ils redéfinissent les habitudes et les conventions (Paquet, 2011).

Les résultats de notre étude montrent également que la gouverne en réseau réagit aux diverses composantes du « système socio-politico-économique » (Paquet, 2011, p. 21), que l’on nomme « contexte systémique » (se référer à la figure 1). Autant chez Vitalité que chez Horizon, l’intérêt accordé à l’accès aux services de santé en français est influencé par des acteurs qui font partie du contexte systémique, tels les médias ou les communautés francophones et acadiennes, ou encore par certains événements, par exemple la crise sanitaire. Ainsi, une étude que nous menons révèle les conséquences qu’a eues la pandémie de COVID-19 sur le contexte d’action des RRS : les rôles et les relations ont été redéfinis en fonction de la pandémie, au détriment des initiatives en matière d’OA. Le renouvellement des stratégies d’amélioration des services de santé en français dépendra justement des apprentissages communs et de la réflexivité de la gouverne en réseau (Paquet, 2011).

Nous avons démontré dans une autre recherche que l’État, qui fait aussi partie du contexte systémique des réseaux, était un acteur « sous influences » (Collin et Lamothe, 2020). À l’instar de Kickert (1993), nous considérons que l’État est un acteur parmi plusieurs qui influencent le cours de l’action collective. Son positionnement ne lui permet pas de contrôler complètement la gouverne en réseau, qui, comme nous venons de le mentionner, est en mesure de s’auto-organiser. L’État doit donc développer des capacités, c’est-à-dire la légitimité et le pouvoir, pour rassembler et coordonner les acteurs des RRS autour de ses propres objectifs d’accessibilité des services et des soins de santé, tels que décrits dans son plan en santé dévoilé à l’automne 2021 (Ministère de la Santé du Nouveau-Brunswick, 2021a).

5.2. L’accès aux services de santé en français : un problème délicat qui déstabilise la gouverne en réseau

Rappelons que la perception stratégique de l’État est axée sur la recherche de résultats, c’est-à-dire que ses stratégies d’action visent à réduire les obstacles à l’utilisation des soins ou des services par les citoyens. En plus de la définition de l’accessibilité retenue par le CSNB, qui inclut la caractéristique de la langue officielle de choix, d’autres indices laissent croire que l’amélioration de l’accès aux services de santé en français devrait constituer un enjeu pour l’État. Par exemple, une modification qu’il a lui-même apportée à la Loi en 2010 stipule que les RRS ont pour responsabilité d’améliorer la prestation des services de santé en français.

Or, nous constatons que pour l’État, le problème de l’amélioration de l’accès aux services de santé en français est délicat. Les représentants de l’État évitent d’ouvrir cette boîte de Pandore, car pour des raisons d’ordre financier, il est impossible d’organiser le système public de santé du N.-B. sur des bases linguistiques, comme le revendiquent des acteurs associés à Vitalité. Des répondants ont d’ailleurs fait observer que les solutions visant à améliorer l’accès aux services de santé en français étaient « hors du contrôle direct » des réseaux, puisqu’elles étaient relatives, par exemple, à l’immigration francophone et aux programmes d’études d’immersion francophone. Nous avançons l’idée que l’État peut maximiser ses chances d’améliorer les résultats en créant un contexte favorable à l’émergence de liens de confiance (Argyris, 1993 ; Soparnot, 2004) et en jouant son rôle de pilote (« steering ») (Rhodes, 1996).

5.3. Les relations de confiance au sein d’une gouverne en réseau

Au sein de la gouverne en réseau, l’État a avantage à se souvenir que les interactions, la confiance et la collaboration jouent un rôle central dans l’implantation d’un changement. D’ailleurs, peu de temps après sa création, le CSNB soulignait que l’absence de confiance et d’une communication efficace entre les institutions du gouvernement était la source de défis importants, c’est-à-dire qu’elle influençait l’évolution de la prestation des services de santé (CSNB, 2011). Dans un rapport soumis au gouvernement, LeBlanc (2010) précisait lui aussi que l’État devait, dans son fonctionnement quotidien, améliorer ses relations de confiance et de collaboration, en particulier avec les communautés francophones et acadiennes. En plus de fragiliser les relations de confiance au sein de la gouverne, le comportement de repli de l’État face au problème de l’amélioration de l’accès aux services de santé en français mine la crédibilité de ses décisions. L’annulation par l’État, au début de l’année 2020, d’un plan d’action qu’il avait proposé afin d’améliorer l’accès aux médecins de famille et aux infirmières praticiennes et de réduire les temps d’attente (Gouvernement du Nouveau-Brunswick, 2020) illustre, selon des répondants, la présence d’une méfiance mutuelle. Précisons que les citoyens de la province, dont ceux issus de diverses communautés francophones et acadiennes en régions rurales, avaient surtout retenu de ce plan d’action que six hôpitaux allaient fermer leurs urgences la nuit. En réponse à ces mesures, des acteurs associés aux deux réseaux, tels des professionnels ou des représentants des autorités locales, s’étaient alors mobilisés et exprimés dans les médias provinciaux, ce qui avait poussé l’État à faire marche arrière.

Rappelons que les outils et les instruments basés sur les négociations, les compromis et les interactions continuelles constituent un levier de développement et d’amélioration des liens de confiance (De Bruijn et Ten Heuvelhof, 1997 ; Peters et Pierre, 1998 ; Salamon, 2002). Ainsi, l’État devrait s’inspirer des initiatives axées sur le dialogue que mène l’équipe des LO d’Horizon, car elles permettent aux acteurs clés de se questionner sur leurs façons de faire et de trouver des solutions communes à leurs problèmes. Les exercices de consultation publique, comme ceux menés au N.-B. au printemps 2021 par l’État, peuvent amoindrir les résistances qui suivent souvent l’annonce d’un changement induisant un sentiment de perte chez des acteurs du contexte systémique (Collin, 2021). Paradoxalement, les représentants de l’État ne doivent pas oublier que la légitimité de tels exercices de délibération dépend du consensus obtenu ainsi que du degré de confiance atteint à la suite de leur tenue (Solomon et Abelson, 2012).

5.4. L’État doit communiquer des objectifs et être imputable et transparent

L’entretien de liens de confiance, essentiel pour faire converger les acteurs de la gouverne vers l’amélioration des services de santé en français, passe également par la formulation et la communication d’objectifs clairs par l’État. S’il est vrai que ce problème est délicat pour ce groupe d’acteurs, celui-ci a tout de même intérêt à prôner certaines notions centrales du nouveau management public (NMP), soit la transparence et l’imputabilité (Charest, 2012). Selon nous, l’adoption de telles pratiques de gouvernance peut atténuer les effets des changements de gouvernement sur l’amélioration des résultats du système de santé, comme l’ont souligné des répondants.

Rappelons qu’au N.-B., l’État s’est lui-même donné des règles par l’entremise de la Loi, laquelle stipule entre autres que l’État doit établir un plan provincial quinquennal incluant des objectifs et des priorités en matière de prestation des services de santé et, aussi, que les réseaux ont la responsabilité d’améliorer les services de santé en français. Nous remarquons néanmoins que l’État contourne ses propres règles, puisqu’entre 2019 et l’automne 2021, il n’existait aucun plan provincial en matière de santé pour guider les acteurs de la gouverne. Des cibles tangibles, dont celle ayant trait à la satisfaction des citoyens des deux communautés de langue officielle quant aux services et aux soins, peuvent réduire l’effet des « distractions » qui se produisent dans le contexte systémique et, par conséquent, servent de point de convergence pour les réseaux. Sans elles, les réseaux ont tendance à proposer leurs propres solutions d’amélioration des services de santé en français, sans réellement savoir si les résultats escomptés sont atteints.

Toujours au regard de la recherche de résultats, l’État doit garder à l’esprit qu’un nombre de plus en plus élevé d’études empiriques canadiennes suggèrent que les barrières linguistiques ont des effets sur les coûts en santé (voir par exemple Guérin et al., 2019), tandis que de nombreux écrits démontrent que l’accroissement du nombre de personnes atteintes de maladies chroniques nécessite une meilleure réponse à leurs besoins et une amélioration de leur satisfaction (se référer à Sebai et Yatim, 2018), d’autres notions centrales du NMP.

6. Conclusion

Notre recherche confirme qu’un des défis de la gouverne en réseau est de répondre efficacement aux besoins des citoyens en matière de santé, c’est-à-dire d’assurer des services et des soins dans la langue officielle de leur choix. En effet, la convergence des acteurs clés vers la résolution d’un problème commun est un enjeu considérable pour ce type de gouverne (Denis, Langley et Rouleau, 2007 ; Stoker, 1998). L’État joue un rôle particulier dans le contexte pluraliste, puisqu’il doit coordonner des acteurs interdépendants, qui ne partagent pas les mêmes buts et préférences (améliorer les résultats ; protéger des espaces francophones ; assurer la sécurité et la qualité des soins), autour d’un objectif convergent (Kickert et Koppenjan, 1997 ; Rhodes, 1996). Afin d’y arriver, il ne peut demeurer totalement en retrait, car l’absence de cibles claires et de système de mesure des résultats entrave le développement de liens de confiance.

Il serait souhaitable que des projets de recherche se penchent sur une finalité que pourrait proposer l’État en matière d’amélioration des services de santé en français, malgré la rareté des moyens. Il serait intéressant de voir dans quelle mesure de nouvelles cibles peuvent être élaborées de manière transparente, en faisant participer, dès les premières étapes du processus, les acteurs concernés, par exemple les communautés locales (Denis, 2014).