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En causant avec eux on s’aperçoit bien vite qu’ils ont été séparés de nous avant l’époque où tout le monde en France s’est mis à écrire et à discuter
Théodore Pavie, « L’Amérique anglaise en 1850 », Revue des deux mondes, vol. 8, 15 décembre 1850, p. 988
Près de 15 ans après avoir publié La langue et le nombril (1998), où elle remontait aux origines de l’insécurité linguistique des Québécois en analysant leur perception de la langue, notamment dans la presse écrite, de la Conquête aux années 1970, la linguiste Chantal Bouchard poursuit la réflexion sous l’angle de la légitimité du français parlé au Québec, en se concentrant cette fois-ci sur une période plus restreinte.
Jusqu’à la Conquête (1759-1760), l’opinion qu’ont les visiteurs européens de la qualité de la langue parlée par les Canadiens français est élogieuse. À partir de 1840, l’élite francophone du Canada a perdu confiance en elle-même et porte sur sa langue un regard réprobateur. Que s’est-il donc passé entre 1760 et 1840, en France et au Québec, pour que l’image du français québécois perde ainsi de son lustre ?
La connaissance de cette période est déterminante pour la compréhension du statut actuel du français québécois, car bien que les Canadiens français aient été pratiquement coupés de la France après le traité de Paris qui cédait la Nouvelle-France à l’Angleterre (1763), ils sont restés majoritaires sur le territoire jusqu’en 1840. Mis en minorité à partir de l’Acte d’Union, ils revendiqueront alors leur appartenance à la France pour éviter l’assimilation. Mais la France a changé au cours du xviiie siècle. Si le français du Canada, maintenant teinté d’anglicismes, a maintenu plusieurs traits linguistiques du français du xviie siècle, le français hexagonal a connu, avec la Révolution française, un transfert de modèle linguistique.
Les transformations considérables provoquées par la Révolution ont dévalué assez brutalement le bon usage de la haute société de l’Ancien Régime qui avait été le modèle linguistique pour la société qui s’était développée sur les rives du Saint-Laurent. Ces transformations avaient promu un nouveau modèle, celui de la bourgeoisie parisienne qui, à cause des guerres entre la France et l’Angleterre, n’avait pas été présenté aux Canadiens, coupés de leur mère-patrie depuis 1763
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Avec l’accession au pouvoir de la bourgeoisie, la langue écrite a pris une place prépondérante en France, influençant notamment plusieurs prononciations. À l’inverse, le français s’est transmis oralement au Canada pendant cette période, et le taux d’alphabétisation était peu élevé.
Dans son livre Méchante langue. La légitimité linguistique du français parlé au Québec, Chantal Bouchard fait l’inventaire de plusieurs traits (surtout phonétiques, mais aussi morphologiques, syntaxiques et lexicaux) qui ont été touchés, en France, par ce changement de modèle. Elle retrace par la suite les débats qui ont eu lieu au sujet de ces mêmes faits de langue dans la presse écrite au Québec, débats provoqués par la publication du premier dictionnaire correctif québécois, en 1841, par Thomas Maguire : Manuel des difficultés les plus communes de la langue française, adapté au jeune âge, et suivi d’un Recueil des locutions vicieuses. Maguire préconisait l’abandon des particularismes conservés par les Québécois, de façon à respecter le nouveau « bon usage » français.
Cette analyse factuelle est assurément convaincante, mais c’est dans son illustration de ce qui assure ou menace la légitimité d’une langue que Chantal Bouchard est le plus efficace. Elle rappelle en effet que la valeur accordée à une langue (ou à la variété d’une langue, dans ce cas-ci) est directement liée au pouvoir de celui qui la parle, et que les conditions sociohistoriques opposées qui ont marqué les parcours des sociétés québécoise et française de la fin du xviiie siècle au milieu du xixe siècle expliquent les différences qui caractérisent encore aujourd’hui les deux variétés de français.
La légitimité linguistique, on l’a vu, repose sur le pouvoir et le prestige qui en découle. Il y a toutefois une spécificité culturelle propre à l’histoire du français qu’on ne trouve pas nécessairement dans l’histoire d’autres langues de grande diffusion, le fait que le pouvoir soit resté depuis des siècles localisé au même endroit, Paris
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De plus, l’idéologie, née de la Révolution française, visant à faire de la France une république indivisible unifiée par une langue unique, le français, ne laissait de place ni aux langues régionales (alors appelées patois) ni aux autres variantes du français. Le titre du rapport que rédige l’abbé Grégoire après avoir enquêté sur la diffusion du français en France, Rapport sur la nécessité et les moyens d’anéantir les patois et d’universaliser l’usage de la langue française (1794), est explicite à ce sujet.
Comme l’illustre bien l’histoire des Canadiens français, une norme étroitement définie et excluant toute variation tend à dévaluer toute variété linguistique qui s’en écarte et ce, quelle que soit l’origine de ces écarts. Qu’une partie importante des canadianismes de prononciation, de vocabulaire ou d’expression ait eu pour origine le français si célébré des xviie et xviiie siècles ne leur a pourtant valu aucune indulgence
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Si on peut regretter que Chantal Bouchard n’ait pas davantage insisté sur la période décisive où les Canadiens français, ou plutôt leur élite, basculent dans la peur de l’assimilation au point de vouloir être reconnus comme une province de France[1], ce qui explique leur volonté d’éliminer de leur langue tous les particularismes apparaissant comme trop « canadiens », il faut lui reconnaître le mérite d’avoir retracé plusieurs éléments linguistiques qui, ayant changé en France au xviiie siècle, ont contribué à creuser l’écart entre le français de France et le français du Canada. La perception cède donc ici le pas aux faits, accréditant d’autant les thèses avancées.
Chantal Bouchard a voulu rendre accessibles au grand public des données souvent réservées aux spécialistes. Ses efforts évidents de vulgarisation donneront peut-être aux linguistes l’impression que cet ouvrage ne leur est pas destiné. Ce serait pourtant une erreur pour eux de se priver de cette analyse factuelle de la notion de légitimité, où l’exemple du Québec peut assurément être transposé à d’autres langues ou à d’autres variétés de français.
Appendices
Note
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[1]
Voir notamment Claude Poirier et Gabrielle Saint-Yves, « La lexicographie du français canadien de 1860 à 1930. Les conséquences d’un mythe », Cahiers de lexicologie, t. 80, Paris, 2002, p. 55-76.