Article body

« [J]e m’intéresse à la mort depuis ma plus tendre enfance. Mais avant, c’était la mort des autres. Depuis quelques temps, environ dix ans, c’est ma mort. »

Boltanski, 2014, p. 53

Décédé à Paris le 14 juillet 2021, Christian Boltanski fut l’un des artistes les plus influents et importants de l’art contemporain. Son oeuvre artistique est pluridisciplinaire. Boltanski a débuté par des oeuvres picturales pour ensuite s’en éloigner assez brusquement et se tourner vers la pratique de la photographie, de l’installation, de l’audio et de la vidéo. À travers l’utilisation faite des différents médiums plastiques, il a construit, depuis des décennies, une oeuvre conduite par une pensée personnelle, mais qui porte en elle des thématiques philosophiques et artistiques essentielles comme l’enfance, la disparition, l’identité, mais aussi la mort. Son art se veut sans détour. Boltanski prône un lien sensible et direct entre l’oeuvre et le spectateur en faisant le choix notamment d’installations immersives et sensorielles pour mieux atteindre l’émotion[1].

Né en 1944 d’un père de confession juive et caché pendant plus d’un an des rafles antisémites perpétrées pendant la Seconde Guerre mondiale, Boltanski sera marqué toute sa vie par ces événements. Les disparus, ce sont ceux qui ne sont pas revenus des camps. Cette mémoire, c’est celle de la Shoah. Christian Boltanski évoque lui-même, et cela très récemment, cette relation à la Shoah. Dans son entretien publié dans le catalogue de la dernière rétrospective Boltanski au Centre Pompidou, il affirme :

Le grand traumatisme de ma vie, sans aucun doute, n’est pas la tradition juive que j’ai connue bien plus tardivement, mais le fait que quand j’étais enfant, la plupart des amis de mes parents étaient des survivants de la Shoah et que pendant des heures, ils racontaient des atrocités. Je devais avoir entre deux et cinq ans, vraiment tout petit, et j’ai des souvenirs d’horreurs. Je pense que ça a été totalement déterminant pour ma vie.

Boltanski, dans Blistène, 2019, p. 56

Le mot « Réserve », qui est le titre de l’installation, est aussi précisément le terme employé par les nazis pour désigner les entrepôts d’objets dans lesquels les effets personnels des déportés étaient entassés. Photographiés à la libération des camps, ces hangars remplis de lunettes, de chaussures et de vêtements sont devenus le témoignage de l’ampleur des exactions et de l’extermination perpétrées par le régime nazi. Déshabillés de leurs vêtements personnels lors de l’arrivée au camp et de ce qui fut nommé « la sélection », les déportés étaient mis à nu et dirigés vers les chambres à gaz ou habillés d’un vêtement commun à tous, l’uniforme rayé. Boltanski, en utilisant des vêtements de couleurs et de formes différentes, établit ce parallèle immédiat avec les vêtements abandonnés par les disparus des camps. Dans son ouvrage Si c’est un homme, Primo Levi, lui-même déporté en 1944 au camp de concentration et d’extermination d’Auschwitz-Monowitz, rapporte cette déshumanisation totale perpétrée par les nazis : « Plus rien ne nous appartient : ils nous ont pris nos vêtements, nos chaussures, et même nos cheveux ; si nous parlons, ils ne nous écouteront pas, et même s’ils nous écoutaient, ils ne nous comprendraient pas. Ils nous enlèveront jusqu’à notre nom. » (2017/1947, p. 41-42). Et c’est ici même que l’oeuvre de Boltanski intervient. Son oeuvre, et plus généralement ses installations, donnent corps aux disparus et redonnent une existence aux hommes, aux femmes et aux enfants exterminés pendant l’Holocauste.

Notre réflexion va ainsi s’appuyer sur un corpus iconographique et signifiant de trois oeuvres clés permettant d’éclairer ce « paradoxe » esthétique de la création artistique à partir de la disparition, de la mort et du néant. Boltanski a imaginé et utilisé notamment des dispositifs technologiques, numériques et virtuels pour mettre en scène et en oeuvre la mort. L’oeuvre qui sera au coeur de cet article est celle que Boltanski a développée et monnayée avec le fantaisiste milliardaire David Walsh avec qui il conclut, en 2010, un pacte, pariant sur sa propre mort dans les huit années suivantes. Boltanski avait ainsi accepté d’installer trois webcams le filmant et l’enregistrant en continu dans son studio de Malakoff. Les milliers d’heures de vidéos sont aujourd’hui conservées au Museum of Old and New Art (MONA) sous le titre « Dernières années de C. B. ».

Une autre oeuvre emblématique de sa recherche esthétique est celle que l’artiste a présentée à Venise lors de la Biennale en 2011. Intitulée simplement Chance, elle se déploie sous la forme d’une installation métallique dans laquelle les notions philosophiques de destin, de destinée, de naissance et de mort s’entremêlent et s’entrechoquent. Des photographies de visages d’enfants défilent sous les yeux de visiteurs, et c’est à ces derniers que revient le pouvoir de créer ou non un nouveau portrait à l’aide d’un bouton-poussoir mis à disposition.

Si la naissance et la mort peuvent marquer biologiquement les limites d’une vie d’un bout à l’autre, les enregistrements de millions de battements de coeur réalisés par Boltanski pour ensuite les diffuser en continu sur une petite île japonaise deviennent, peut-être, une réponse et un rempart à la disparition totale. Cette dernière oeuvre alimentant notre réflexion se nomme Les Archives du coeur.

Il s’agit d’analyser, dans cet article, certaines oeuvres clés et de montrer comment celles-ci servent la pensée artistique. La mort plane sur l’oeuvre de Boltanski. Toujours présente, parfois dissimulée et d’autres fois revendiquée frontalement, son oeuvre se constitue dans ce va-et-vient constant entre l’arrivée inéluctable de la mort et l’archivage de la vie. La mort et la disparition, celle de l’artiste lui-même, mais de l’homme de manière plus large, hantent son oeuvre. Ainsi, plusieurs installations exposées lors de grands événements culturels sont composées de boîtes métalliques, de silhouettes en métal et en carton, mais aussi de vêtements[2].

Le vêtement devient un élément plastique constitutif de l’oeuvre, porteur d’une charge émotionnelle extrêmement forte mêlant la disparition et le souvenir. La série d’installations, et notamment celle intitulée Réserve (1990), est une mise en scène du vêtement dans un espace confiné incitant le spectateur au recueillement. Le vêtement est détenteur d’une émotion spatiale mais aussi temporelle, en l’occurrence celle d’un terrible passé. La question de la mémoire individuelle et collective est ici centrale. Le vêtement devient relique, la trace d’une vie disparue, d’un être oublié. L’histoire personnelle rencontre celle de la Grande Histoire dans laquelle le vêtement fut le témoin des atrocités perpétuées par le régime nazi. Ces dizaines de vêtements anonymes attachés au mur par Boltanski sont la trace de cette foule anonyme gazée et exterminée pendant la Shoah, dont les effets personnels étaient entassés dans des entrepôts. Réserve est une installation sensorielle où le vêtement se réfère directement au corps mort, à la dépouille anonyme, et invite au recueillement.

Depuis de nombreuses années – et ce même avant 1988, année où Boltanski a commencé à utiliser des vêtements –, l’artiste interroge la mémoire, la mémoire collective et la mémoire personnelle, intime, propre à chacun. Cette mémoire, c’est effectivement celle qui est liée à la Grande Histoire, mais également celle qu’il nomme lui-même « la petite mémoire » (Boltanski, dans Levy Kuentz, 1996).

Dernières années de Boltanski

David Walsh est un collectionneur australien qui a fait fortune dans le jeu et dans les paris de tout genre. En 2011, il choisit de créer en Tasmanie son Museum of Old and New Art (MONA), qu’il conçoit comme un parc d’attractions, mais aussi comme un cabinet de curiosités. Il y réunira des oeuvres qui traitent de thématiques provocatrices, volontairement dérangeantes, comme le sexe, le jeu, l’argent, la mort et même la scatologie. De nombreuses oeuvres d’artistes contemporains célèbres y prennent place, comme celles de Damien Hirst, de Jannis Kounellis et d’Anselm Kiefer. Ce collectionneur-parieur va s’emparer du domaine de l’art et proposer à Christian Boltanski de faire de sa mort un pari d’argent. Misant sur la disparition de l’artiste dans les huit prochaines années, ce contrat macabre va consister en l’enregistrement en direct, 24 heures sur 24 et par trois webcams, des moindres faits et gestes de l’artiste dans son atelier de Malakoff près de Paris.

C’est en 2009 que vont débuter les enregistrements. Oeuvre évolutive par définition, le contrat signé entre l’artiste et le collectionneur stipule que celle-là ne sera constituée et terminée qu’avec la mort même de l’artiste. Ces enregistrements continus par les trois caméras espionnant volontairement l’artiste au travail deviennent des yeux indiscrets que nous aimerions tous avoir afin d’observer ce qui se passe dans son atelier.

Comment l’oeuvre naît-elle et se met-elle en action ?

Par ce dispositif vidéo s’apparentant à une forme de téléréalité ou de dispositif de surveillance, le duo morbide Walsh-Boltanski s’amuse et joue avec la mort. Ainsi, pendant plusieurs années, neuf écrans vont diffuser, dans un des bâtiments du MONA, Boltanski en train de travailler à l’autre bout de la planète. Ces heures d’enregistrement sont également gravées sur DVD, étiquetées soigneusement, référencées et archivées dans un pavillon de zinc du musée (figures 1,2 et 3).

Figure 1

Le pavillon abritant The Life of C. B.

Museum of Old and New Art, Berriedale, Australie

Source : Nicole Pietri, « Une vie en boîte : The Life of C. B. », dans Fabula-LhT, no 22, « La Mort de l’auteur », dir. Jean-Louis Jeannelle et Romain Bionda, juin 2019

-> See the list of figures

Figure 2

Images filmées de l’atelier de Boltanski à Malakoff vers la Tasmanie.

Museum of Old and New Art, Berriedale, Australie

Source : Nicole Pietri, « Une vie en boîte : The Life of C.B. », dans Fabula-LhT, no 22, « La Mort de l’auteur », dir. Jean-Louis Jeannelle et Romain Bionda, juin 2019

-> See the list of figures

Figure 3

The Life of C.B.

DVD des images enregistrées dans l’atelier de C. Boltanski

Museum of Old and New Art, Berriedale, Australie

Source : MONA/Rémi Chauvin

-> See the list of figures

Ce pari sur la mort même de l’artiste, et donc sur sa finitude, est aussi une revendication d’éternité enregistrée et archivée. Nombreuses sont les installations dans lesquelles Boltanski déploie cette pensée. Dès la fin des années 1960, il s’exprime ainsi sur le sujet : « J’ai décidé de m’atteler au projet qui me tient à coeur depuis longtemps : se conserver tout entier, garder une trace de tous les instants de notre vie, de tous les objets qui nous ont côtoyés, de tout ce que nous avons dit et de ce qui a été dit autour de nous, voilà mon but. » (Boltanski, 1969)

Ces propos de l’artiste portent en eux la question de notre passage sur Terre et du souvenir que nous laisserons ou non. Qu’est-ce que l’existence ? Faut-il laisser une trace ? La mort est-elle synonyme de néant ? L’oeuvre d’art ne serait-elle pas ce moyen de laisser quelque chose après notre vie ?

Les réflexions engagées au travers de l’oeuvre se poursuivent bien au-delà de la personnalité de Boltanski. Ces vidéos deviendront la forme contemporaine de la pratique traditionnelle du « dernier portrait ». Il était d’usage, notamment au 19e siècle, de réaliser en cire ou en plâtre le masque mortuaire d’un parent défunt. Pratiqués aussi en peinture, en dessin et en photographie, ces « derniers portraits » étaient destinés à la famille proche comme objet souvenir, mais pouvaient aussi être diffusés publiquement dans le cas d’une personnalité connue[3]. Il est légitime de penser que ce n’est pas la capture vidéo en tant que telle qui constitue le but esthétique, mais bien le fait d’engendrer, une fois l’individu disparu, une réflexion sur ce que nous laissons sur Terre, aux autres, à notre famille. L’oeuvre est bien entendu une solution, mais le souvenir est beaucoup plus puissant. Nous sommes tous émus en revoyant une photographie retrouvée d’un être cher décédé. Les sentiments, les émotions, la nostalgie, la mélancolie, la tristesse se percutent, entrent en collision et même en collusion.

Cette ultime oeuvre numérique, innovante et unique, se positionne comme un véritable défi esthétique reliant la finitude humaine et l’immortalité de l’oeuvre. De cette volonté esthétique, artistique et philosophique, Boltanski ira jusqu’à en avouer un certain échec : « Toute mon activité était donc vouée à l’échec : durant toute ma vie, je n’ai cessé d’accumuler des preuves pour empêcher les choses de disparaître et finalement, je n’ai fait que renforcer leur disparition, accentuer la vision de cette perte. » (Boltanski, 2014, p. 45)

Ce contrat mortuaire va durer près de huit années, et Boltanski en sortira vainqueur, car il ne mourut pas en 2017! Walsh perd ce pacte, transformant ce marché en mythe esthétique et les centaines de DVD en reliques. Les heures d’enregistrement revendiquent la présence de l’artiste, mais aussi son absence. Voulant tout capturer, Walsh ne capte que le visible, et tout ce qui se déroule dans l’esprit de Boltanski est insaisissable. L’artiste évoque lui aussi une certaine incapacité devant la finitude humaine. Essayer de tout garder, de retenir le temps, c’est faire aveu d’impuissance. Peut-être est-ce possible de conserver des objets, des photos, des films, mais l’esprit, lui, est impossible à fixer sur des DVD comme sur papier argentique.

L’oeuvre de Boltanski est autobiographique. De ses premières oeuvres de jeune artiste jusqu’à celle qui deviendra son ultime ouvrage, Boltanski ne va cesser de mêler ce qu’il conceptualise et nomme la « petite mémoire » face à la Grande Histoire. Pendant plusieurs décennies, il n’oppose pas l’Histoire des hommes à l’histoire personnelle de tout un chacun ; loin de là, et bien au contraire, ses oeuvres sont un lieu de mariage, d’union dans lequel le souvenir intime prend écho dans l’Histoire universelle. L’utilisation que Boltanski fait de la photographie dans nombre de ces oeuvres est un témoignage de cette ambition. Les visages fixés sur le papier photographique ne sont pas nommés, ou le sont simplement avec des initiales. Chaque visage appartient bien entendu à quelqu’un, mais ce sont bien l’humain et l’humanité qui nous font face. Chacun est libre de s’y projeter, de s’y voir, de s’y reconnaître, et de se fait happer par l’oeuvre pour devenir à son tour objet et sujet de réflexion. À la vue et à l’expérimentation de chaque oeuvre de Boltanski, les questions arrivent à toute vitesse, fusent dans l’esprit de celui ou de celle qui en fait l’expérience.

Si les premières oeuvres de Boltanski interrogent la mort de l’autre, celles produites au cours des dernières années de sa vie questionnent sa propre mort. Devenue sujet d’expérimentation, la vie de l’oeuvre rejoint la vie de son créateur et en dépend irrémédiablement. Relier l’existence à l’esthétique devient pour lui le dernier coup de pinceau achevant son geste artistique entrepris dès les années 1960.

Chance

Boltanski a exposé pendant plusieurs décennies à travers le monde et a été le représentant de la France lors de la 54e Biennale de Venise en 2011 intitulée « ILLUMInations ». L’oeuvre proposée était fort étonnante, car faite d’échafaudages entre lesquels défilaient à grande vitesse des rouleaux imprimés de visages d’enfants (figure 4). À la manière d’une presse, des centaines de visages passaient alors au-dessus des visiteurs et entre eux lors de l’exposition. Intrigué, le visiteur déambulait à l’intérieur même de cette structure métallique pour arriver finalement dans une pièce uniquement occupée par un écran et un bouton-poussoir. Le visiteur, complètement perdu dans ce labyrinthe et ne pouvant s’arrêter sur un détail précis, se voyait confier la possibilité de créer un nouveau visage en appuyant sur ce bouton-déclencheur (figure 5). Ainsi, par ce geste minime, le visiteur devenait partie intégrante de l’oeuvre, puis, quittant cette installation, il se retrouvait confronté à deux chiffres affichés sur des panneaux lumineux. Le premier compteur, en vert, dénombrait en temps réel les naissances dans le monde (figure 6), et le second, en rouge, comptabilisait les décès (figure 7). Chose terrible, les décès défilaient sous les yeux du visiteur qui n’avait, bien entendu, aucune possibilité de les arrêter. Heureusement, les naissances apparaissaient bien plus vite! Avec ces chiffres, l’artiste crée un dialogue qui peut tenir en la célèbre phrase très pragmatique du philosophe Francis Bacon : « On naît. On meurt. C’est mieux si entre les deux on a fait quelque chose[4]! »

Figure 4

Chance

Installation présentée lors de la 54e Biennale de Venise du 4 juin au 27 novembre 2011

Source : Photographie personnelle de l’auteur

-> See the list of figures

Figure 5

Chance

Installation présentée lors de la 54e Biennale de Venise du 4 juin au 27 novembre 2011

Source : Photographie personnelle de l’auteur

-> See the list of figures

Figure 6

Chance

Installation présentée lors de la 54e Biennale de Venise du 4 juin au 27 novembre 2011

Source : Photographie personnelle de l’auteur

-> See the list of figures

Figure 7

Chance

Installation présentée lors de la 54e Biennale de Venise du 4 juin au 27 novembre 2011

Source : Photographie personnelle de l’auteur

-> See the list of figures

Cette installation, par son envergure et son message, suscite une réflexion sur la fragilité de la vie, sur la singularité de chaque existence, mais aussi sur la présence inéluctable de la mort. L’oeuvre de Boltanski se constitue comme une tentative de concilier la vie et la mort. Il dira ainsi au sujet de cette oeuvre : « C’est de dire les paroles. Il ne s’agit pas de paroles religieuses, mais de manifester l’intérêt pour les morts, d’honorer les morts, et quand je parle de mes morts, je parle de tous les morts, au sens de l’humanité. » (Boltanski, dans Blistène, 2019, p. 68) Cette véritable lutte contre l’oubli, que lui-même énonce comme perdue, est une méditation sur l’existence.

Dualité, paradoxe, nous voyons ici que l’artiste échafaude des pistes de réflexion qui peuvent être vues comme des indices, des preuves, des témoignages, des points d’interrogation qui sont autant d’hypothèses nous confrontant à notre propre mémoire, à ce qui est enfoui en nous. Les installations de Boltanski mêlent des objets hétéroclites et des dispositifs de diffusion sonore et/ou visuelle qui jouent ainsi le rôle de révélateurs, et qui vont engendrer chez chaque visiteur une émotion personnelle. L’artiste ne vise pas à donner des réponses, mais bien à questionner et à ouvrir la voie à des pensées intimes. Les objets qu’il utilise pour ses installations sont donc le point de départ d’une réflexion personnelle. Le titre, Chance, fournit un indice. Cette oeuvre aborde la question du hasard et celle de la naissance. De la conception à la naissance et à la mort de l’enfant, une myriade de faits tenant de la chance vont survenir. Des interrogations liées à une certaine forme de destinée sont soulevées : Pourquoi l’enfant naît-il ainsi ? Pourquoi est-il comme cela ? Pourquoi n’est-il pas autrement ? Boltanski nous amène à penser l’enjeu de notre existence. Est-ce une question de destinée ? Une question de hasard ? De chance ? Ou de malchance ?

Relier le début de l’existence à l’idée de « chance » conduit aussi, obligatoirement, à celle de finitude. Dans cette installation très déroutante, la naissance fait face à la mort, la création fait face à la disparition. Le visiteur de la Biennale se trouve placé dans la situation de témoin, balancé entre le rejet et l’amour, entre la présence et l’absence, entre l’image et son effacement, entre la vérité et la fiction. Chez Boltanski, l’installation est immersive et procède à l’incorporation du spectateur, tout en le confrontant à une nouvelle réalité. L’oeuvre n’est pas là pour proposer une vérité, mais bien pour lancer une réflexion chez le visiteur. Une forme d’artifice inhérente au dispositif artistique permet au visiteur d’appréhender l’oeuvre grâce à l’émotion.

Boltanski le souligne lui-même en cette formule : « Pour moi, l’art c’est donner des émotions » (Boltanski, dans Blistène, 2019, p. 60). Rejetant toute forme de narration dictée par un récit prédéterminé, son oeuvre s’adresse à nos sentiments, à notre intérieur, à notre système émotionnel. Boltanski veut susciter des émotions qui n’appartiennent pas à l’ordre du dicible. C’est en montrant le visible, c’est-à-dire des objets, que Boltanski fait voir au spectateur l’invisible. C’est ainsi que dans certains entretiens, notamment dans celui qu’il réalise avec Michel Nuridsany en 1984, il a pu se définir lui-même « comme un montreur de marionnettes » (voir Boltanski, 2014). En effet, son projet artistique tient lieu de passage entre « ce qui est » et « ce qui n’est plus ».

Les Archives du coeur

Dès 2005, Boltanski va s’atteler à un nouveau projet d’envergure. Sous la forme d’un collecteur de pulsations cardiaques, l’artiste enregistre les battements de coeur de personnes volontaires lors de ses déplacements, notamment à Berlin, à Paris, à Séoul et à Buenos Aires. Ces battements de près de 40 000 personnes anonymes seront là encore mis à l’abri, conservés, archivés et diffusés grâce à l’intervention d’un mécène japonais. Aujourd’hui, ces bandes sonores sont à écouter sur l’île de Teshima dans un petit pavillon en bois situé au milieu de la nature (figures 8, 9 et 10). Le visiteur qui s’y rend peut également poursuivre cette oeuvre en enregistrant les battements de son propre coeur et repartir avec ses propres pulsations gravées sur CD.

Figure 8

Les Archives du coeur

Benesse Art Site Naoshima, Île de Teshima, Japon

Source : https://www.ogijima.fr/archives-coeur-boltanski/

-> See the list of figures

Figure 9

Les Archives du coeur

Benesse Art Site Naoshima, Île de Teshima, Japon

Source : https://benesse-artsite.jp/en/art/boltanski.html

-> See the list of figures

Figure 10

Les Archives du coeur

Benesse Art Site Naoshima, Île de Teshima, Japon

Source : https://www.ogijima.fr/archives-coeur-boltanski/

-> See the list of figures

Par cette image d’une base de données mondiale, Boltanski dresse un paysage sonore du bruit de la vie. C’est plus de 100 000 battements de coeur qui célèbrent la préciosité de la vie, mais également son extrême fragilité. En écoutant ces battements, nous sommes saisis par le rythme des valves cardiaques qui s’ouvrent et se referment, et nous sommes ainsi comme en apnée, car angoissés à l’idée que ces sons s’arrêtent. Sublimant la vie, c’est aussi à la disparition et à l’évanouissement que Boltanski nous confronte. Nous savons tous que ces battements – et les nôtres – s’arrêteront un jour. La mort rôde, et nous sommes certains que des enregistrements proviennent de personnes déjà disparues. Ces enregistrements survivent à l’homme par la pratique de l’archivage, de la conservation et de la diffusion.

L’oeuvre sonore devient un rempart face à la perte et à la mort. L’idée de Boltanski, devenue obsessionnelle au fil des décennies, place l’oeuvre comme quelque chose qui résiste, qui s’érige contre l’usure de la mémoire. L’artiste propose, avec ce geste, une des fonctions de l’activité artistique : laisser une trace de notre passage. C’est ici une question fondamentale que pose l’oeuvre grâce à l’utilisation du son : ne sommes-nous pas tous condamnés à l’oubli, à la disparition ?

De nombreuses installations de Boltanski sont surmontées de petites ampoules à faible luminosité[5]. Celles-ci clignotent difficilement, devenant la métaphore de la vie qui se défend. L’obscurité environnante des oeuvres de Boltanski fait de ces ampoules des survivantes à la noirceur qui les englobe. Souvent théâtralisées dans l’espace de la salle d’exposition, les oeuvres de Boltanski invitent à un cheminement spirituel dans lequel le spectateur sera confronté à sa vie, mais également à sa fragilité[6].

Boltanski s’exprime d’ailleurs à ce sujet dans l’entretien qu’il accorde à Richard Leydier en 2010, intitulé Après la Mort :

Il y a cinq ans, j’ai couplé un enregistrement des battements de mon coeur au clignotement d’une ampoule électrique. Bien sûr, dans toutes les cultures du monde, le motif du coeur symbolise la vie. C’est quelque chose de très universel. Et rendre son battement perceptible à travers le clignotement très faible d’une ampoule accentue les sentiments de précarité, car on a vraiment la sensation que la lampe ne va pas se rallumer.

dans Boltanski, 2014, p. 47

Les objets mis en scène par Boltanski dans ses installations ont tous ce but ultime de renvoyer au sujet absent. La collecte et la collection de ces traces, témoins et reliques en grand nombre, favorisent la puissance de cette absence et creusent le sentiment intime de la perte. Ce paradoxe est découvert : plus on essaie d’accumuler les preuves, les photographies d’un être cher disparu, et plus la sensation de son absence est renforcée. Si la mort rôde autour du visiteur, la bande sonore de ce coeur battant le ramène évidemment du côté de la vie et à sa condition d’homme. Ces sons de coeur battant possèdent en eux un aspect éphémère qui est bien sûr celui de la vie. En entendant le coeur battre, le visiteur ressent la précarité de la vie, et peut-être aussi sa vanité.

Le pouvoir émotionnel de cette installation tient aussi au fait que ces sons sont extraits du quotidien, de la vie ordinaire. Ceux-ci se dressent contre le passage du temps, et surtout contre le risque mortel de l’oubli. Les installations de Boltanski nous isolent. Elles nous prennent, nous imprègnent et nous entraînent dans un autre temps, dans un moment qui n’est pas celui du présent. Ce temps, c’est celui du souvenir et, notamment, du souvenir des défunts, qu’ils soient liés à la Grande Histoire ou à l’histoire personnelle.

Dans cette habitation en bois construite en plein milieu de la mer intérieure de Seto, les battements de coeur résonnent. Le temps passant, les coeurs de plusieurs personnes se sont déjà éteints alors qu’enregistrés ils continuent de battre sur l’île de Teshima. Boltanski parlera lui-même de son installation en employant l’expression de « bibliothèque de coeurs » (Boltanski, 2014, p. 48).

Cette oeuvre sonore japonaise est un lieu, un site de recueillement. Cette installation relève d’une véritable méditation sur la disparition et la mort. L’utilisation du son permet de constituer des oeuvres à très forte charge émotionnelle, symbolisant le passage éphémère de l’homme. La vie et la mort sont en chacun de nous, et Boltanski travaille à garder les traces, les preuves de notre passage sur Terre. L’activité artistique de Boltanski consiste à accumuler des preuves de la réalité d’une personne tout en accentuant la vision de la perte. Il ne cesse d’entasser les preuves de l’existence de l’individu mais, finalement, ces objets et ces sons renforcent aussi l’idée de sa disparition.

Boltanski mêle la mémoire individuelle avec la mémoire collective qui se noue dans des enjeux parfois tragiques. Nous pouvons, bien entendu, y voir aussi l’aspect émouvant de l’oeuvre. En effet, ses installations et son travail artistique garantissent une mémoire par leur présence même. Boltanski laisse des traces, des souvenirs, conférant par son geste une forme de survie sonore à ceux qui ne sont plus là.

Boltanski fait de ces installations des instants à part, des moments hors du temps, créant ainsi un espace particulier et isolé. Les lieux dans lesquels il déploie ses oeuvres mettent les sens en éveil, en action, et cette sensibilité exacerbée chez le spectateur l’invite à l’émotion. L’objet, le son, une photographie extraite de la vie quotidienne et d’apparence banale nous plongent dans la mémoire, dans un passé personnel ou commun, portant ainsi, avec eux et grâce à la complicité du spectateur-visiteur, un message universel empreint d’humanité.

Les trois oeuvres analysées démontrent que l’oeuvre de Boltanski devient dépositaire d’un passé, d’un souvenir et même d’une présence condamnée à la disparition – la sienne, dans le cas de l’oeuvre avec David Walsh. C’est un entre-deux que l’enregistrement numérique représente. Il se métamorphose immédiatement en un lambeau de mémoire anonyme symbolisant une impossibilité pour l’humain d’échapper à la fuite du temps et à l’effacement. Le drame, le désespoir et la perte sont au coeur de la vie, de sa vie. L’artiste se définit lui-même jusqu’à ses derniers jours comme un optimiste. Homme de paradoxe faisant naître de celui-ci une réflexion universelle et intergénérationnelle, il allie le tragique à la joie, l’horrible au beau, la folie à la création. Par son oeuvre, Boltanski, écorché vif, revient à l’origine, montrant le terrible pour atteindre un processus cathartique.