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L’oeuvre de Giovanni Battista Piranesi (1720-1778) a exercé une fascination sur les romantiques par l’évocation d’escaliers sans fin, de prisons labyrinthiques, de cryptes secrètes, de palais effondrés, de cloaques populeux. Elle ne cesse d’exercer une fascination sur nous, c’est pourquoi nous voulons interroger le regard de Piranèse sur les ruines et notre civilisation, alors qu’il a passé sa vie à contempler des tombeaux et à évoquer la Rome des mausolées de l’époque impériale. Nous ne proposons pas ici une étude historique, mais une réflexion sur la mort comme palimpseste d’époques et de subjectivités. À partir des planches gravées de Piranèse, notre analyse cherchera à reconnaître l’emboîtement de différentes temporalités avec différentes conceptions de la mort, lorsque celle-ci n’est plus un terme mais une invention. La réactualisation d’un mythe de l’origine, d’une imagination primale, permet de reconsidérer la mort comme discontinuité et répétition.

Le champ de la mort

Sous l’Empire romain, il importait de célébrer les défunts par leur transfiguration dans une vie virtuelle de statues et d’inscriptions, de leur prêter vie dans un théâtre de pierre. Il fallait permettre aux défunts de s’extraire de l’agitation indifférenciée des vivants par un arrêt du temps, leur permettre de se singulariser dans une figure d’éternité. Le Tombeau de pierre, dans ce contexte, était la garantie d’une pérennité de l’âme. Piranèse critique cette prétention d’éternité des Anciens, il propose une autre inscription de la vie humaine dans le temps, il suggère que notre existence est faite de discontinuités, sauts et coupures. Il suggère que notre vie présente est dispersée, que son unité apparente est déjà un tombeau.

L’oeuvre immense de Piranèse, plus de mille planches, constitue un monument de cuivre, un Tombeau de tombeaux, transposant le désir de pérennité dans la création artistique et poétique. Piranèse a gravé les pierres qui se délitent, les coupoles qui se fissurent, les murs qui se lézardent; il a donné une assise éternelle aux vestiges d’un monde éteint. Il a représenté des centaines de monuments de Rome, dont un grand nombre a disparu, il a gravé des prisons imaginaires (figure 1), il a composé des ruines aux bas-reliefs basculés, des naufrages de pierres par lesquels remontent des figures mythiques, des crânes et le grand bouc de Dionysos, avec des squelettes et des masques (figure 2).

Figure 1

Carcere oscura. [PIR32] selon le code PIR du château de Lourmarin.

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Figure 2

Ara antica sopra la quale si facevano anticamente i sacrifizi con altre ruine all intorno (Autel antique sur lequel étaient faits des sacrifices dans les temps anciens avec d’autres ruines alentour), 1743. [PIR35] selon le code PIR du château de Lourmarin.

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Contempler les planches gravées de Piranèse, c’est se pencher sur la profondeur du temps. Le visiteur des ruines est en présence de pierres amoncelées, cependant le graveur en fait un gouffre temporel. Les Vues de Piranèse rassemblent les décombres de villes antiques dans un théâtre immémorial, le spectacle d’un chaos d’un genre nouveau : l’effondrement des empires. Alors les ruines de Rome se révèlent une débâcle sublime : nous utilisons ce dernier terme dans son acception kantienne, lorsque Kant − quasi- contemporain de Piranèse (Piranèse aurait eu 70 ans lorsque paraît La critique de la faculté de juger) − suggérait que le sublime est un sursaut de l’esprit, lequel, face à sa débâcle, trouve en lui-même la force de se perpétuer comme esprit.

En fait, il n’y a pas de mort, mais des disparitions. Il faut inventer la mort pour provoquer un sursaut créateur en soi-même. Telle est l’ontologie de Piranèse : le vivant est écrasé par le poids des formes statiques, le jour est assombri par un ciel platonicien. Les ruines de Piranèse offrent une illustration du columbarium de concepts évoqué par Nietzsche (2019). Dans ce monde platonicien, rien n’existe vraiment, hormis les Idées en regard desquelles nous avons une demi-vie, tous les corps sont des tombeaux. Il y a, depuis Platon, une analogie entre le dépôt de l’âme dans le corps (sôma), l’inscription du sens dans les signes et la mise au tombeau (sêma) (Courcelle, 1966; Dixsaut, 2013). Les Vues de Piranèse illustrent cette conception platonicienne du monde des apparences comme vaste sépulcre, de notre régime de représentations comme mobilier funéraire.

Ce serait un principe de la mortologie de Piranèse, au sens qu’Hermann Burger (2022, p. 49) prête à ce terme : il n’y a pas de mort. On ne peut penser, visualiser, expérimenter sa mort de son vivant : « La mort n’est pas un événement de la vie. » (Wittgenstein, 1988, 6.4311) Elle n’existe pas pour les vivants, alors on l’invente pour soi. Il faut se prouver que la mort existe en l’invitant à se produire dans un amphithéâtre, en déployant une scène où elle trouve son empire et par la même occasion s’épuise. Car la mort, en se manifestant, détruit ses conditions de possibilité et s’annule. C’est la création d’un théâtre de la mort, c’est s’inventer une mort privée (Burger, 2022, p. 49) pour la dissoudre aussitôt dans un fantasme d’immortalité, pour provoquer un sursaut qui sera créateur de continuité.

Une nouvelle conception de la mort transparaît dans l’oeuvre de Piranèse. Le déroulement de notre vie sur terre ne peut être appréhendé dans une unité narrative. C’est une succession d’instants vécus qui crée l’illusion du mouvement continu de l’existence. Piranèse offre une préfiguration de la transformation des logiques spatiales et temporelles au XVIIIe siècle. Nous avons perdu notre continuité romanesque, il apparaît que notre continuum temporel est un mirage composé de fragments narratifs parmi lesquels nous pouvons inclure les alternatives qui se présentent dans l’événement, avec un enchevêtrement de lignes protagonistes. Piranèse est déjà moderne lorsqu’il renonce à une unité de l’existence pour concevoir celle-ci comme série : la série des Prisons témoigne d’une discontinuité des espaces (entre les planches, sinon dans la planche elle-même; voir Tschudi, 2022, p. 148)

Alors la mort n’est pas le terme d’un déroulement, mais une discontinuité dans celui-ci, une série d’interruptions que Piranèse donne à voir par des archéofictions. Les époques du passé se superposent, elles donnent l’illusion d’intégrer aussi des époques futures. Le cinéaste Sergei Eisenstein voyait chez Piranèse des sauts extatiques, des collisions d’espaces, des télescopages d’époques (Eisenstein, 1977, p. 83 sv.) : c’était la science-fiction de l’époque. La mort n’est pas le terme final, mais la répétition de coupures dans une logique temporelle fragmentée et sans terme. Le grand escalier spiraloïde de Piranèse superpose de nombreux paliers, il ne s’arrête pas sur une dernière marche, il se perd dans un labyrinthe souterrain.

La mort ne nous effraie pas lorsqu’elle est une cessation brutale. Nous avons peur des affres de l’agonie qui n’en finit pas. Dans ce spectacle lugubre, la mort n’est plus une interruption, mais une répétition infinie. Piranèse a passé sa vie dans les décombres de sépultures impériales, dans les alcôves d’outre-tombe où les impératrices reposent dans leurs fiançailles avec l’éternité. Il en a fait un destin, lorsque la perspective spatiale devient un abîme du temps, lorsque les traits succèdent aux traits, lorsque les vues renvoient à d’autres vues. Tout est répétition, la mort est partout et elle n’a prise sur rien. Tel Persée, Piranèse revêt le masque de la mort afin qu’elle ne sache pas où le trouver.

C’est sur cette scène que Piranèse comparaît. Il emporte des planches de cuivre vernissées sur des motifs escarpés. Un carnet d’esquisses aurait été plus aisé à transporter, mais les planches permettent à ses observations d’être indéfiniment répétées : les entailles au burin, les morsures à l’acide, les encrages à la poupée, tout se prête à des impressions renouvelées. À vivre parmi les tombeaux, Piranèse a édifié des monuments sur d’autres monuments, la vue des ruines offre l’aperçu d’un monde ancien, mais surtout elle donne à voir l’architecture mentale à partir de laquelle nous édifions notre monde actuel.

Ce télescopage du passé dans le présent, de la conscience dans la matière est désormais désigné comme « l’effet Piranèse », lorsque des escaliers s’élèvent par-dessus d’autres escaliers, des « escaliers infinis » au sens où De Quincey (1971) entendait cette figure : un escalier mène à un autre escalier, par-dessus une terre faite d’ossements sédimentés. Les édifices de Piranèse sont des arches qui conduisent à d’autres arches, des prisons qui s’ouvrent sur d’autres prisons…, tout cela n’est que sillages tracés dans la poussière, avec des alvéoles de mémoire creusées dans le rocher. Dans Camera sepolcrale inventata (figure 3), des pilleurs de tombes, dominés par un Sphinx de pierre, ont éventré des tombeaux de marbre à la recherche de trésors somptuaires. Ils piétinent les sépultures de petites gens, ils profanent le champ de la mort.

Figure 3

Camera sepolcrale inventata e disegnata conforme al costume, e all'antica magnificenza degl'Imperatori Romani... (Imaginary sepulcral chamber designed according to the fashion and ancient magnificence of the Roman Emperors...), from "Prima Parte di Architettura, e Prospettive". [PIR26] selon le code PIR du château de Lourmarin.

Domaine public. https://www.metmuseum.org/art/collection/search/365475

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L’expérience poético-philosophique d’une mémoire primordiale

Une archéologie de l’eau-forte

Proust compare les toits de Paris à une gravure de Piranèse en raison de la succession des plans, le noir atmosphérique qui donne relief et contraste au paysage urbain : « je sais une fenêtre où on voit après un premier, un second et même un troisième plan faits de toits amoncelés de plusieurs rues, une cloche violette, parfois rougeâtre, parfois aussi, dans les plus nobles “épreuves” qu’en tire l’atmosphère, d’un noir décanté de cendres, […] et qui donne à cette vue de Paris le caractère de certaines vues de Rome par Piranesi. » (1982, I, p. 66). Proust écrit épreuves entre guillemets, comme si le ciel avait encré son obscurité dans les pierres des façades, comme si la nuit avait imprégné l’ardoise des toits. La ville apparaît dans le cadre de la fenêtre comme une gravure en noir et blanc qui s’imprimerait d’elle-même, ceci avant de constituer ce que Proust appelle de « petites gravures » exécutées par la mémoire. Ce qui différencie l’estampe de la peinture, c’est que l’image n’est pas réalisée au préalable, elle est façonnée dans le processus de reproduction lorsque le taille-doucier « tire » une épreuve. Proust utilise bien le verbe « tirer » : « qu’en tire l’atmosphère ». Il n’y a pas de paysage sinon un théâtre que la conscience se donne à elle-même. Par cette référence à Piranèse, Proust interroge la nature de la perception : une conscience illimitée s’appréhende elle-même. Il n’y a pas de vue sinon dans l’épaisseur du processus par lequel l’esprit se donne une impression du monde, lequel esprit n’est pas délimité ni contenu.

Le procédé de graver le métal à l’eau-forte, puis d’imprimer la planche, fonctionne ici comme analogon du fonctionnement de l’esprit, à la façon du Wunderblock analysé par Freud dans sa notice de 1925. La tablette du bloc magique et la planche de cuivre ont ceci en commun : ce sont des surfaces recouvertes de cire et de résine. Ainsi la taille-douce illustre le fonctionnement de l’inscription des images dans la mémoire (Tschudi, 2022, p. 63). Elle n’est pas moins magique lorsqu’elle illustre l’apparition des images elles-mêmes : les images surgiraient de la cire. L’archéologie des médias révèle comment notre univers mental est porté par nos moyens de production médiatiques (Parrika, 2012).

Piranèse retire de la contemplation des ruines une ontophanie : la révélation d’une ontologie. La vie de tous les jours devient une quête, le présent est criblé par le passé, l’apparaître du monde résulte d’une « impression », comme si notre expérience prenait forme dans l’atelier d’un taille-doucier. Les figures et les brumes, les colonnes et façades, les décombres…, tout cela surgit des traces dans la cire, des morsures dans le métal, de l’étalement de l’encre. La pâte de l’encre est bientôt logée dans les sillons de la planche, bientôt capturée dans les fibres du papier. Piranèse pouvait accentuer des ombres en appliquant des torchons imprégnés d’encre, en des endroits choisis, sur la surface de la planche avant le passage sous presse (Robison, 1986, p. 44).

La gravure se déploie selon le programme qui lui est propre (Flusser, 2004), selon les formes qui expriment ses caractéristiques (Focillon, 1981, p. 50; Tschudi, 2022, p. 93). Le paysage représenté surgit du vernis des planches et pourtant il connait les avanies et intempéries d’un vrai paysage : les monuments sont sujets à l’érosion, les siècles qui sculptent les façades, tandis que les gravures connaissent les morsures successives de l’acide. Ruines et eaux-fortes sont des processus parallèles, l’un n’est pas la représentation de l’autre. Il y a un processus de façonnement de formes dans le monde, il y a un processus morphopoétique dans notre regard sur le monde : l’eau-forte est cette force vitale qui sculpte un tombeau, l’eau-forte se met en abyme dans les ruines de Rome.

Que ce soit l’émancipation spiralée des Grotesques, ou les contraintes anguleuses des Prisons, la gravure se détache de l’illusion de la représentation pour favoriser un surgissement des formes, depuis la matérialité du médium artistique : la création d’un univers de formes indépendant (Tschudi, 2022, p. 95). Henri Focillon, un des principaux commentateurs de Piranèse, parle d’une vie des formes dans l’esprit, qui va au-devant de la nature avant d’en recevoir les impressions sur nos sens. Ayant été lui-même peintre de théâtre, il dit que Piranèse reconnaît dans les ruines éclairées par la lune « les artifices et le vertige de la perspective théâtrale » ; c’est pourquoi il excelle à peindre « le clair de lune romain dont il alterne, sur les ruines, les rayons et les ombres » (Focillon, 1981, p. 50). Il parle de l’aquafortiste qui voit la nature selon son médium : il « la voit à l’eau-forte » (Focillon, 1981, p. 50). L’usage de l’acide nitrique, l’« aqua fortis », le mordente de Piranèse, conditionne fortement le surgissement des formes.

Il s’agit d’abord de dessiner sur une planche vernissée, puis de mettre le cuivre à nu avec une pointe sèche, et enfin de l’exposer à la morsure de l’acide. Ce qui permet, selon Focillon, à la gravure d’aller plus loin que la vérisimilitude : la puissance de l’acide dépasse la recherche d’effets mimétiques, elle crée un effet de présence. Le monde se dit lui-même. Il semble que les ruines surgissent d’une obscurité immémoriale; les rochers sont des présences hiératiques surgissant d’un monde souterrain. Par l’usage du mordente sur une même planche, à laquelle il revient à plusieurs reprises au cours des années, Piranèse sonde des profondeurs insoupçonnées. Il « y déverse les ombres, on dirait qu’il les creuse, non dans l’airain de ses planches, mais dans le rocher d’un monde souterrain. » (Focillon, 1981, p. 52).

La gravure rejoue l’histoire d’une détérioration des pierres, la corrosion du cuivre rejoue l’érosion des édifices. Elle déploie l’espace où la mort fait son oeuvre; ce faisant, elle détourne la mort en la reprenant à son compte. Le graveur du XVIIIe siècle est déjà un angelus novus au sens où l’entendait Walter Benjamin : il voit le monde comme une catastrophe où les ruines s’accumulent sur les ruines. La Rome de Piranèse est une accumulation de ruines, tout comme la vie est une succession d’interruptions. Piranèse fixe les décombres de Rome avec effroi, il dessine les débris du temps en reculant, grave planche sur planche et met la mort au tombeau : « Il ne voit qu’une seule et unique catastrophe, qui ne cesse d’amonceler ruine sur ruine et les jette à ses pieds. » (Benjamin, 1971, thèse IX). Benjamin parle de ruines, mais aussi de débris et de décombres : « Trümmer auf Trümmer ».

L’édifice symbolique

Piranèse s’imprègne de l’étrangeté des ruines, il éprouve le vide comme un retrait des dieux, le silence comme veille sacrée. Il voyage entre les âges [étrusque/grec/romain/classique]. Ce qui le préoccupe, ce n’est pas la disparition des personnes et des empires, mais une expérience poético-philosophique du temps. L’oeuvre de Piranèse nous apparaît comme la cristallisation d’une expérience de la mémoire primordiale, ses Vues déploient un mouvement de l’histoire.

Cette expérience animait Friedrich Hölderlin, dans le poème Andenken [1803], où la mémoire est souveraine : elle déroule le temps, avec la succession des passés, mais elle reste intemporelle (Hölderlin, 1977, p. 876; Boutot, 1989, p. 113). La mémoire crée des formes, cependant elle n’a pas de forme; elle se souvient de tout, elle veut se souvenir d’elle-même (Sheldrake, 1994). Immergé dans les ruines de Rome, comme dans un naufrage de civilisation, Piranèse se tient à l’arrêt dans ses Vues, il éprouve comment la mémoire est venue habiter la pierre, comment le rêve peut faire un monde. Car, le visiteur des décombres n’a devant lui que des amoncellements au présent, c’est la mémoire qui fait surgir des époques, qui anime les colonnades et les fresques. Pour le spectateur de ces Vues, les ruines deviennent un théâtre de fantasmes.

Ce que le dessinateur/graveur aperçoit dans les amoncellements de pierres, en deçà de l’édifice original, c’est une façon de l’habiter : un désir d’habiter un monde qui était la demeure des dieux. Le monde n’est pas un entassement de moellons, mais une façon de faire un monde. Car en premier lieu nous habitons le monde par nos langages et nos mythes, nous projetons un édifice de formes symboliques sur la multitude indifférenciée de nos sensations et de nos expériences. Les Vues rejouent une inauguration du regard, le « regard » entendu comme puissance poétique qui donne forme et relief à notre expérience, une puissance proclamée par les philosophes et les poètes que Heidegger appelle Dichtung (Mattei, 2001, p. 117). Piranèse erre dans la friche de Rome, ainsi Celan guette « tout au fond/de la crevasse des temps », il guette le « cristal de souffle,/ton inébranlable/témoignage » (Celan, 2006, p. 29).

Éros et Thanatos

Il a été suggéré que Piranèse s’aventurait dans les ruines de jour comme de nuit. Quels sont les attraits de la ruine nocturne? Ce serait ainsi qu’il rencontre sa future épouse Angela, selon Marguerite Yourcenar qui évoque des débats érotiques parmi les ruines (Yourcenar, 1978, p. 94). L’effondrement de l’ordre conceptuel et moral offre une plus grande latitude aux fantasmes et au désir. Le monde romain s’est écroulé, ses façades sont délabrées, ses décombres creusent l’aperçu d’une absence souveraine, laissent apercevoir une puissance qui se tient celée dans l’absence (Balazut, 2017, p. 19). Jean-François Mattei évoque cette puissance « − qui à la fois se donne et se refuse, comme ce qui entrant dans la présence, puise à une dimension se tenant en retrait dans l’absence. Il présentifie l’étant comme se manifestant de soi-même en puisant à une dimension d’altérité, comme comportant, −… une retenue… une compacité reposant sur elle-même » (Mattei, 2001, p. 114).

Il y a, au coeur du présent, une puissance immémoriale qui étend son empire et s’appréhende elle-même. Piranèse fait le guet au champ de Mars, attentif aux forces de l’ombre, celles qui recèlent la puissance d’Éros. Quel rapport peut-on établir entre une puissance poétique qui anime le monde naturel (et le psychisme animal) et un théâtre de la mort composé d’extractions de rochers? Piranèse était sensible à cette corrélation, il avait déclaré, dans son Diverse maniere de 1769 : « Di mezzo alla tema esce il diletto (du milieu du thème jaillit le délice; qui signifie aussi : au coeur de la crainte jaillit la jouissance) ».

Pour Piranèse, cette puissance mythopoétique avait un nom : Étrurie. Il avait l’intuition d’une antériorité des rois étrusques sur les empereurs de Rome, ce que les fouilles récentes ont confirmé. Dès 1738, Louis de Beaufort publie sa Dissertation sur l’incertitude des cinq premiers siècles de l’histoire romaine : il s’agit de s’attaquer aux grandes figures romaines (Romulus…) faute de mettre en cause les figures de la Bible dans l’Italie catholique. Pour Piranèse, il s’agit d’exhumer les vestiges d’un héritage immémorial et préromain : les éléments de temples d’Isis égyptiens, les sphinx et sphinges… Il s’intéresse tout particulièrement à l’inspiration étrusque : le Forum, le Circus Maximus, le temple de Jupiter capitolin, le mausolée d’Auguste, et tout ce qui célèbre la mort par du mobilier funéraire rassemblé dans des monuments magnifiques.

L’héritage étrusque est partout, des villas avec atrium jusqu’aux égouts de la Cloaca Maxima construits au VIe siècle av. J.-C. (Haack, 2021). Le Vénitien est particulièrement sensible à cette circulation des eaux : les galeries de drainage pour assécher les marécages, les tunnels souterrains pour récupérer les eaux de pluie et pour évacuer les eaux usées. Nietzsche parlait de l’imagination originelle qui ruisselle sous le dôme des concepts (Nietzsche, 2019, p. 409).

Piranèse s’efforce d’exhumer une puissance de désir et de fantasmes, la puissance étrusque génératrice qui se cache sous les monuments emblématiques de Rome. La conquête romaine s’est employée à effacer les traces de leur langue et de leur culture, mais on sait aujourd’hui que les Étrusques ont élevé le mur d’enceinte de Rome, ils ont creusé les canaux à ciel ouvert qui constituent les grands axes de la cité. Les Étrusques étaient les maîtres de la conduite des eaux : à ce titre, leur présence se fait encore sentir. C’est du sous-sol de Rome, de ses strates archaïques, de ses eaux profondes, que remontent les figures légendaires de l’Étrurie et des inscriptions mystérieuses : on y parle de danse et de divination, de créatures d’un autre monde et de divinités menaçantes (Piperno, 2020). Car les Étrusques, bâtisseurs de cités et ingénieurs hydrauliques, sont aussi féroces et crus, passionnés et lugubres. Cette quête des Étrusques chez Piranèse n’est pas sans rappeler la quête du polythéisme des déesses chez Johann J. Bachofen (Bachofen, 1996). En effet, le patriarcat romain s’opposait au matriarcat des Étrusques : chez ces derniers, c’est la mère qui transmettait le lignage.

Les quatre conceptions du temps et de la mort

Ayant erré parmi les arches et colonnades (voir le personnage sous la 2e arche de la Villa di Mecenate, figure 4), Piranèse s’abandonne à la contemplation des âges, à leurs superpositions. Hölderlin dira, dans La mort d’Empédocle : « Ils aiment aussi, les mortels […] fixer les yeux sur ce qui demeure » (1977, p. 560). Ainsi Piranèse fixe (par les yeux, par l’eau-forte) les paysages sépulcraux où les empereurs ont reçu leur dernière demeure. Il distingue trois temps, ou plutôt trois conceptions du temps, trois anticipations/évitements de la mort. L’emboîtement des époques : [[[Gréco-étrusque] Romain] classique du milieu XVIIIe] conduit à une structure diachronique où chaque temps se définit déjà en fonction des formes qui précèdent et aussi en fonction des formes qui succèdent (Breton, 1976, p. 67 ; Bourdieu, 1987, p. 39). C’est ainsi que les trois temporalités exposées ci-dessous sont superposées et qu’une quatrième s’y ajoute.

Figure 4

Avanzi della Villa di Mecenate. [PIR45] selon le code PIR du château de Lourmarin.

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Dans le temps originaire des Étrusques et des Grecs, l’unité de la terre et du ciel est acquise. Les défunts sont encore parmi nous : dans le trépas, nous retournons à une mémoire-mythos qui était déjà là, car nous n’avons jamais quitté l’origine. Il n’y a pas de néant : pas de séparation entre les choses, pas de vide entre les pensées, pas d’espaces entre les perceptions. La présence ne peut pas être divisée, nous sommes immortels, car en toute circonstance nous appartenons à l’Être. Chaque instant touche à tous les instants passés et futurs dans l’instant alpha, l’Aion d’un temps cosmique.

Piranèse a la passion des Étrusques, il leur prête une temporalité originaire, il les croit animés d’une passion, un mythos de l’origine. Qu’est-ce que le mythos sinon des passions qui seraient plus grandes que les individus, pour que nous puissions nous perdre et nous recentrer en celles-ci? Que ce soient les désirs érotiques libérés dans l’effondrement ou la dissolution dans la terreur des cryptes les plus sombres qui l’inspirent, par le dessin et le burin Piranèse tente de retisser une épaisseur historique, il voudrait s’héroïser dans l’occasion saisie, recueillir cette passion du mythe et ainsi coïncider avec lui-même.

Au coeur des ruines, il y a encore le temps originaire d’un jaillissement de l’apparaître, d’une irruption du désir dans l’immédiateté de la possession et de la jouissance. Pour les Grecs, l’espace remplit le cosmos, l’être se déploie dans l’univers (Puech, 1978). C’est une intuition fabuleuse : cette instantanéité n’a pas quitté les ruines, il y a dans ces gravats l’aperçu de la beauté terrible d’un monde sans ruines, d’un Tout sans restes. Dans l’histoire de la philosophie, l’expérience archaïque du temps renoue avec un fond sémite explicité dans la culture judaïque. Pour Hegel, c’est un temps qui commence dans l’inachevé et dont la complétude est la mort (Hegel, 1946, p. 179-181).

C’est par après que le temps apparaît, une usure de l’être qui fait obstacle au déploiement de l’immensité. La tragédie de l’espace laisse un paysage de ruines. Le temps originaire est évocation de l’unité perdue, violence de sa dispersion, intensité du désir ainsi libéré. Les pierres portent le souffle des ancêtres, les Vues de Piranèse proposent la survivance du souffle dans une atemporalité de la mémoire.

Le deuxième temps est le temps romain. Il instaure la mémoire-logos de l’Empire, qui sera aussi le temps de l’Église romaine jusqu’au milieu du XVIIIe siècle. Il est caractérisé par un mouvement vers la fin, l’accomplissement de son terme. Chronos est linéaire, directionnel, universel, fractionné. Il conduit à la vérité par un processus historique, encadré par une hiérarchie, dans un cheminement forcé. Le tombeau de pierre constitue un jalon du passé, mais aussi une image d’un accomplissement final, d’un triomphe de l’Être reconstitué dans une finalité oméga.

Le temps romain tend vers son terme de plénitude et de perfection. Ce que la métaphysique de Leibniz (1970) formule ainsi : un monde tend à la perfection, et le monde le plus parfait entre dans l’existence pour devenir monde réel, car la perfection est un principe de création des mondes. Cette perfection exige un équilibre entre la régularité et la diversité, un équilibre qui est compromis lorsque la perfection se conçoit exclusivement selon un modèle d’ordre. En effet, notre civilisation se conçoit comme un ordre qui génère l’ordre sans passer par le chaos, ce qui fait de Rome l’héritière d’un rêve de pérennité militaire et d’un impérialisme spirituel, mais représente un blocage dans ses possibilités de régénération.

L’instauration de l’ordre, sa perpétuation en tant qu’ordre, exige de tout catégoriser, un classement exhaustif de la mémoire. Le « columbarium romain » évoqué par Nietzsche (2019) répond à une ambition d’universalité quand les individus n’ont plus d’usages et de désignations en commun, ce qui exige de tout inscrire avec le plus grand réalisme, dans le plus grand détail d’une mémoire (Rouveret, 1989). Piranèse convoque la mémoire par des vues topographiques cadrées, il grave les Vues pour évoquer une profondeur du temps maîtrisée. L’ordre perpétuel, l’être totalisé, l’accomplissement du temps... seraient des fictions métaphysiques. Les Vues de Piranèse donnent à voir l’effondrement de l’ordre, tout n’est plus que labyrinthe de ruines, méandres d’existences inachevées. En effet, c’est l’existence qui s’éreinte, révèle ses failles dans les cryptes de la mémoire, l’infini des escaliers, l’obscurité des cloaques. Nos existences sont brèves et pourtant notre agitation subordonne toute autre forme de durée; ce fourmillement renverse la régularité absolue du temps cosmique.

Cette conception du temps modifie notre rapport à la mort. Le temps romain est subordonné aux mouvements de la société, il est devenu un vecteur interne de la société. Anachronique, Piranèse a fait de sa vie une quête de temporalités perdues, étrusques, grecques… Les mille planches de son monument chalcographique sont des coupes dans la mémoire; les planches-mémoires installent un jeu de renvois entre miroirs, qui se perdent dans le rayonnement d’une instance fondatrice. Les pierres des tombeaux apparaissent somptueuses et spectrales, elles témoignent d’un monde arrêté, mais aussi d’un temps multifolié; elles mettent en scène des époques superposées, mais aussi les décors d’une rigor mortis ténébreuse.

Le temps sublime : l’oeuvre de Piranèse se ressent d’une stratégie du sublime lorsque le spectacle du chaos provoque en soi-même l’aperçu de continuums inaperçus (La Chance, 2022, p. 62-67). Les défaillances mémorielles, les discontinuités dans la perception (que l’on appelle aujourd’hui glitch), révèlent un continuum de l’expérience. Nous avons en nous-mêmes un continuum qui se perpétue par lui-même, qui puise en lui-même les ressources de sa continuation. Ainsi la mort est diluée dans une infinité de microcessations, dans une épreuve qu’Emmanuel Kant (1986) nommera le sursaut sublime de l’esprit, pour révéler une existence primale en deçà de la vie et de la mort.

Devenir immortel, c’est survivre dans les mémoires d’autrui, mais aussi dans une mémoire illimitée. Piranèse, architecte du XVIIIe siècle, était chargé du passé de ses aïeux vénitiens, il s’est approprié l’héritage des Grecs et des Romains, il s’est mis en quête d’une généalogie étrusque. Ce qui est prodigieux, c’est que l’on puisse s’approprier des millénaires dans lesquels tant d’autres ont vécu. Ce qui est prodigieux, par-delà l’oeuvre mémorielle gigantesque des Romains, c’est le privilège de la mémoire elle-même, son oeuvre de survivance lorsque nous pouvons contempler un passé qui n’est toujours qu’une dispersion de restes dans le présent.

Architecte et graveur, Piranèse célèbre une mémoire qui fait de lui l’héritier du savoir (technè) grec et du génie étrusque. Chacun, par un simple exercice de mémoire, recueille le souffle de l’humanité. Foucault a entrevu cette mémoire dont les repères temporels sont effacés : il évoque « cette étrange hétérochronie qu’est, pour un individu, la perte de la vie, et cette quasi-éternité où il ne cesse pas de se dissoudre et de s’effacer. » (Foucault, 1994, p. 759).

C’est une contradiction éprouvée par l’artiste parmi les ruines : il absorbe la mort de tous les autres, sans inscrire la sienne. Il voit, dans les traces du passé, la promesse d’une vie plus haute lorsque le présent bâtit sur le passé et le futur sur le présent. Selon Manfredo Tafuri (1987), le patrimoine architectural n’est pas seulement une mémoire du passé, mais l’ancrage d’un projet historique dont le coût se révèle exorbitant, quand les ruines sont historicisées, se prêtent à un remontage. Un champ de ruines revêt des visages différents; c’est une élégie à des princesses disparues, c’est aussi le mausolée des bâtisseurs sacrifiés, les architectes grecs réduits en esclavage, les royaumes étrusques pillés, etc. Pour reprendre ces mots de W. G. Sebald : « ses édifices de plus en plus pompeux lui apparaissent comme un tombeau érigé sur une gigantesque fosse commune de cadavres » (Sebald, 2003, p. 161).

Le temps numérique : nous regardons ces gravures depuis le XXIe siècle, depuis une mise en mémoire numérique du monde. Pour nous, le passé est un monument qui s’effrite dans une multiplication de traces, dans une accumulation d’images. Notre vision des ruines se ressent des désastres de la guerre, des catastrophes écologiques, des ravages industriels. Alors que les ruines de Rome relèvent davantage du décor, sont les attractions d’une offre touristique. Dans ce contexte, la modélisation 3D de la Rome antique à partir des planches de Piranèse recrée une continuité, complète cette mise en forme attrayante. Les reliefs et la fluidité de ce modèle animé démontrent la puissance de continuité du virtuel (Dupond, 2010).

Avec Piranèse, par le nombre élevé de planches, la diffusion importante de ses tirages, l’artisanat semble être devenu une industrie; pourtant la révolution industrielle n’avait pas commencé. Nous regardons ces simulations informatiques à une époque où le monde postindustriel s’écroule sur lui-même; notre monde saturé d’images est promis à la catastrophe. C’est pourquoi notre rapport à la mémoire est différent. Nous avons vu dans les planches gravées de Piranèse une superposition des âges, une éclaircie du temps, une élucidation de la mort, un aperçu de la mémoire ultime dans laquelle s’emboîtent les époques. Elles témoignent aussi de la perte d’une mémoire souveraine qui était la conscience de l’humanité.

Imagination créatrice et autonomie des formes

Après avoir envisagé plusieurs temporalités, nous voulons revenir à notre interrogation sur l’expérience des ruines. Rome oppose sa monumentalité à notre expérience éphémère : les percevants se croient séparés du monde minéral qui continuera après eux. Ils se croient d’autant plus éphémères que le monde perçu serait éternel. Alors comment, de notre enfouissement sous les gravats, avons-nous l’aperçu d’un rêve infini ?

Que représentaient ces ruines pour Piranèse ? L’abysse du temps ? Une profondeur de la terre ? Une présence originelle ? Une indifférenciation primitive ? Pour envisager ce qu’aura été l’expérience de Piranèse dans les ruines, nous pouvons nous représenter ceci : le mur de pierre du Colisée (figure 5), dans toute sa monumentalité, et le peintre-architecte qui en observe l’arrondi. Tous les deux sont réunis dans la perception : une lumière crépusculaire qui les englobe et les transcende. Pour s’abandonner à cette lumière, il faut renoncer à l’idée que c’est le percevant qui génère la perception, que la vue lui appartient. La perspective est renversée : je suis l’instrument de cette perception qui se produit elle-même. L’artiste est un figurant dans le circuit de l’art, un relais dans un phénomène socioculturel plus vaste. L’art est un cercle d’interprétants enchâssé dans un cycle de la perception et de la mémoire qui révèle une réalité ultime (Nancy, 1982).

Figure 5

Veduta dell'Anfiteatro Flavio detto il Colosseo. [PIR47] selon le code PIR du château de Lourmarin.

Domaine public

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Tout repose sur une imagination créatrice de formes, évoquée par Nietzsche dans son « Introduction théorétique sur la vérité et le mensonge au sens extra-moral », dictée en 1873, alors qu’il tente d’échapper au columbarium romain qui enferme les esprits. Une même imagination créatrice façonne les réalités et les fait surgir devant nous, alors qu’elle anime notre pensée depuis l’indéterminé de notre être. Le monde est tout entier dans nos aperçus.

Tout commence avec l’interrogation de la réalité de notre expérience : nous croyons percevoir des réalités du passé et pourtant il n’y a pas d’autre réalité que le fait de percevoir dans le présent. Le passé est une fiction créée par des images. Dans l’art de Piranèse, le passé gréco-romain devient abyssal, mais la mémoire est plus vaste encore, sa possibilité remonte à plus loin, son déploiement s’avère illimité. Qu’est-ce qui perçoit réellement ? Les époques sont enchâssées les unes dans les autres, chaque chose reçoit sa place dans une éclaircie qui lui est propre. Piranèse a voulu plonger le regard en deçà des socles romains, par-delà les cryptes étrusques, pour contempler la vie qui s’éloigne dans les tourbillons du temps.

Chaque époque a son ontologie et son expérience du temps : unité originelle, ou tension vers la réunification, rupture catastrophique ou microcessations dispersées. L’ambition de Piranèse aura été de développer une sensibilité poétique aux paysages mis en relief par la mémoire. Les dieux ont disparu, il en reste une mémoire du sacré qui serait contenue dans les vestiges d’une architecture. Cette mémoire excède l’époque, c’est l’ambition de retrouver un continuum entre la terre et le ciel, entre les divinités et nous (Mattei, 2001).

Microcessations, coupures

Nous qui regardons ces gravures aujourd’hui, nous avons une autre conception du temps, du défi de la mort. Nous savons que la vie a commencé bien avant les systèmes biologiques, avec la répulsion électrique entre les protons dans le noyau de l’atome. Autrement, l’atome n’existerait pas, ni les réactions chimiques, ni les phénomènes biologiques. Une multitude d’ajustements et aussi de coïncidences a créé une hospitalité de l’univers que l’on observe à tous les niveaux. La vie commence avec une hospitalité cosmique pour le vivant.

L’éventualité de notre mort individuelle et les craintes rattachées à celle-ci constituent un rideau de fumée. Elles nous empêchent de considérer comment la vie s’est rendue possible dans un tourbillon de poussière traversé par la régularité de quelques lois physiques. La mort est partout, elle est encore dans les myriades de cessations de cellules qui composent le tissu du vivant, dans les microcessations par lesquelles nous passons d’une pensée dans une autre. Avant d’être perçue, la mort repose dans les microcoupures qui permettent la succession des perceptions. Ainsi la mort s’infinitise dans ses fragments.

Piranèse a su composer l’effritement furieux des ruines avec la continuité rassérénante de la vie et du ciel, du divin et des mortels. Vivre en regard de la mort, ce n’est pas craindre la disparition du corps, c’est s’abandonner à une succession d’états, à une discontinuité de l’être. La vie ne s’éteint pas, elle retourne à la source. La pensée ne s’éteint pas, elle s’élève asymptotiquement par-dessus le temps, elle retraverse ses facultés (Peirce, 1956, p. 339-353; Peirce, 1958, p. 24). La mort se disperse en mille ruptures et cessations, la catastrophe se perd dans un vertige du détail.

C’était tout le génie de Piranèse de proposer des Vues où se côtoient les perceptions externes, les mémoires issues de la terre, le rêve aérien, le sentiment du sacré lorsque l’expérience convoque une unité mythopoétique originelle. Pour paraphraser le quadriparti de Heidegger (la terre, le ciel, les dieux et les mortels), nous pouvons mettre en relation perception et rêve, mémoire et sacré. Je perçois dans les plis du rêve, je me remémore dans une résonance du fondement, etc.

Chacun des quatre reflète les trois autres, et, dans cette réflexion advient à soi-même dans son être le plus propre. En tant qu’il joue ce jeu de miroir, le monde est un anneau qui s’enroule infiniment sur lui-même. Il est lui-même le fondement sans fond à partir duquel tout ce qui est, non seulement les quatre qui le composent, mais aussi les choses qu’il abrite, se trouve libéré et porté jusqu’à soi-même

Boutot, 1989, p. 54-55

Devant une ruine, il semble que le regard se perd dans le passé, alors que c’est la mémoire qui vient à notre rencontre. Cette mémoire déplie le passé et démultiplie le présent pour faire apparaître simultanément le sépulcre antique avec les herbes folles dans les moellons. La mémoire donne au passé une cohérence que le présent n’avait pas, elle reçoit l’impulsion du rêve, elle devient une exhortation du présent : Vues, Vedute (du verbe italien vedere qui signifie voir), peut aussi se traduire : Voyez! Regardez! C’est une exhortation au prodige du voir, l’impératif de la perception. Au centre de la figure 6 (taille douce de Charpentier, à partir d’une gravure de Piranèse, avec trois strophes au bas de l’image), nous croyons apercevoir un oeil cyclopéen qui a été sculpté dans la pierre. Le passé nous regarde, mais tout se passe au présent, le burin sur la planche de cuivre, l’encre sur le papier. Les profondeurs du temps sont des perspectives de la mémoire, elles appartiennent à un déploiement de l’expérience. Vedute, vide, voyez : exhortation impériale de voir le voir, voir le vide d’un monde sans objets séparés, le plein d’une expérience sans contours, toujours marqué par la FIN. En effet, comment pouvons-nous tomber si nous ne sommes rien ?

Dois-je, Mort insolent, Tissu de pourriture

Murmurer contre la Nature ?

Dois-je me plaindre du Destin,

Puisque les Marbres prennent fin.

Figure 6

« Ah, que sont devenus ces fameux Édifices,... », taille douce de Charpentier d’après un dessin de Piranèse. [PIR33] selon le code PIR du château de Lourmarin.

Domaine public. Dernière page du livre de Jacques Barozzio de Vignole, Livre nouveau ou Regles des cinq ordres d’architecture, publié en 1767

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