Abstracts
Résumé
Cet article propose une réflexion sur les différents modes de représentation de la mort (et du deuil) à travers la photographie, la vidéo et l’installation immersive avec des exemples du 19e siècle (les portraits photographiques de défunts) et une sélection d’oeuvres plus contemporaines (Walter Schels, Andrés Serrano, Bill Viola, etc.) pour analyser l’évolution des constructions narratives et des dispositifs scéniques dans l’image visuelle. La photographie et le cinéma se sont rapidement emparés de la tradition picturale de la représentation de la mort. Très vite, ces médiums ont dû innover dans la construction de dispositifs scéniques et ont proposé de nouveaux récits visuels et audiovisuels autour de la mort.
Mots-clés :
- Mort,
- représentation,
- art contemporain,
- photographie
Abstract
This paper offers a reflection on the different means of representation of death (and mourning) through photography, video and immersive installations with examples from the 19th century (photographic portraits of the deceased) and a selection of more contemporary works (Walter Schels, Andrés Serrano, Bill Viola, etc.) to analyze the evolution of narrative constructions and scenic devices in the visual image. Photography and cinema quickly took over the pictorial tradition of representing death. Very hurriedly, these mediums had to innovate in the construction of scenic devices and had to offer new visual and audiovisual narratives around death.
Keywords:
- Death,
- representation,
- contemporary art,
- photography
Resumen
Este artículo examina las diferentes formas de representar la muerte (y el duelo) en la fotografía, el vídeo y la instalación inmersiva, utilizando ejemplos del siglo XIX (retratos fotográficos de difuntos) y una selección de obras más contemporáneas (de Walter Schels, Andrés Serrano, Bill Viola, etc.) para analizar la evolución de las construcciones narrativas y los dispositivos escénicos en la imagen visual. La fotografía y el cine tomaron rápidamente el relevo de la tradición pictórica de representar la muerte. Muy pronto, estos medios tuvieron que innovar en la construcción de dispositivos escénicos y propusieron nuevas narrativas visuales y audiovisuales en torno a la muerte.
Palabras clave:
- Muerte,
- representación,
- arte contemporáneo,
- fotografía
Article body
La photographie s’est rapidement emparée de la tradition picturale de la représentation de la mort. Très vite ce médium, d’abord lié à l’apparition de nouvelles technologies, a dû innover dans la construction de dispositifs scéniques et a proposé de nouveaux récits visuels autour de la mort. Depuis la naissance de la photographie, et ce, durant plusieurs décennies, des photographes ont essayé de proposer différentes typologies pour la réalisation de portraits de défunts. Même s’il s’agissait de commandes faites dans le cadre du rite funéraire, il existait toujours une mise en scène, avec des représentations et des poses stéréotypées pouvant varier selon les circonstances du décès. Dans cet article, nous proposons une analyse de l’évolution des constructions narratives et des dispositifs scéniques dans les portraits photographiques de défunts, avec des exemples du 19e et du 20e siècle (figure 1), tout en faisant référence à des oeuvres plus contemporaines comme le film O estranho caso de Angélica (2010) de Manoel de Oliveira qui recrée une fiction fantasmagorique liée au travail du photographe de la fin du 19e et du début du 20e siècle, et l’exposition de Schels et Lakotta (2004) intitulée Life before Death. A Photographic Exhibition on Dying, pour rendre compte de cet héritage.
Représentations et constructions narratives autour de la mort
Comment représenter la mort ? « À quelles conditions peut-on déclarer irreprésentables certains événements ? » se questionne Jacques Rancière dans « S’il y a de l’irreprésentable », le dernier chapitre de son ouvrage Le destin des images (2003, p. 122-153). De quelle manière l’image contribue-t-elle non seulement à construire une narration, mais aussi à représenter ce qui dépasse le registre du narratif ?
La photographie, comme cela a été le cas de la peinture auparavant, a permis de mettre la mort en image, de montrer ce qui ne peut être nié, de certifier ce qui s’est réellement produit. La photographie avait été considérée dès son invention comme une innovation technologique plus que comme un objet artistique. C’est ainsi que, lorsque les portraits posthumes réalisés en peinture ont été remplacés par des portraits photographiques, c’est le sens même de l’image qui a changé : l’image n’étant plus une représentation artistique de la mort, mais une certification de ce qui « a été », pour reprendre les termes de Roland Barthes (2002). Une parenté n’en existe pas moins entre ces deux médiums puisque les premiers portraits photographiques de défunts reproduisent presque à l’identique ceux réalisés par des artistes peintres quelques décennies auparavant. Et pourtant, ils restent énigmatiques, ils sont marqués par une aura particulière, tout en gardant une ressemblance qui, par ailleurs, nous semble étrange. Roland Barthes décrit ce sentiment d’étrangeté propre à la photographie dans son ouvrage La Chambre claire[1], là où un simple détail fait toute la différence. C’est parce qu’il analyse l’image à partir de l’affect que celle-ci prend tout son sens, car la photographie, bien qu’elle ait été considérée comme un dispositif mécanique (et donc technique), est en lien profond avec la relation subjective qui s’établit entre le regardeur et l’image enregistrée par le dispositif.
La photographie (ou l’image), comme l’explique Roland Barthes dans son Journal de deuil (2009), a en elle quelque chose qui est déjà lié à la mort. C’est la représentation d’un temps mort qui revit par l’action mémorielle de la contemplation même. Lorsqu’en pleine période de deuil, Roland Barthes découvre une photographie de sa mère prise alors qu’elle était encore une enfant, il déclare : « 13 juin 1978. […] Ce matin, à grande peine, reprenant les photos, bouleversé par une où mam., petite fille, douce, discrète à côté de Philippe Binger (Jardin d’hiver de Chennevières, 1898). Je pleure. Pas même l’envie de se suicider[2]. » (p. 155)
Dans ce journal, la référence à cette image est récurrente, surtout durant la deuxième période de deuil. Il écrit le 24 juillet 1978 : « […] Photo du Jardin d’Hiver : je cherche éperdument à dire le sens évident. » (p. 180) Six mois plus tard, le 29 décembre 1978, il ajoute : « Ayant reçu hier la photo que j’avais fait reproduire de mam. petite fille dans le jardin d’hiver de Chennevières, j’essaye de la mettre devant moi, à ma table de travail. Mais c’est trop, cela m’est intolérable, me fait trop de peine […]. » (p. 231) Puis, presque un mois plus tard, le 20 janvier 1979, il indique : « Photo de mam. petite fille, au loin – devant moi sur ma table […]. » (p. 237) C’est donc le temps qui rend compte du processus même de deuil dans l’écriture de Barthes : « Ce qui me sépare de mam. (du deuil qui était mon identification à elle), c’est l’épaisseur (grandissante, progressivement accumulée) du temps où, depuis sa mort, j’ai pu vivre sans elle, habiter l’appartement, travailler, sortir, etc. » (p. 239)
Bien que le portrait photographique de défunt ait été une pratique très habituelle au 19e siècle (et durant la première moitié du 20e siècle[3]), il n’en est plus de même aujourd’hui. La question du temps en lien avec la mort continue cependant de susciter la réflexion. De la même manière, le rite funéraire a souvent été considéré comme un rite de passage qui met en place une temporalité propre pour permettre la transition d’un statut (celui du vivant) à un autre (celui de défunt) au sein d’une communauté. Alors que Roland Barthes nous parle d’une photographie de sa mère étant enfant, sans la publier, au moment où il est en train de faire son deuil, le photographe allemand Walter Schels déclare avoir pris une photographie pré mortem de sa mère le jour où elle est décédée à 89 ans, mais n’a pas voulu la voir après sa mort. Et pourtant, un des projets de Schels, Life before Death, réalisé avec la journaliste Beate Lakotta[4] et exposé au Wellcome Collection de Londres entre le 9 avril et le 18 mai 2008[5] sous le titre Life before Death. A Photographic Exhibition on Dying, a marqué un tournant dans son travail. Pendant un an, Schels et Lakotta (2004) vont parcourir les hospices en Allemagne pour trouver des personnes qui savent qu’elles vont mourir et qui seraient prêtes à raconter comment elles se préparent à la mort. L’oeuvre se présente sous la forme d’un diptyque avec deux portraits de la même personne : l’un ante mortem et l’autre post mortem. Lakotta, quant à elle, réalise des entretiens avec chacune d’elles pour mieux comprendre leur vécu, aussi bien physique qu’émotionnel (Tilstone, 2008, p. 422). Ces portraits photographiques, en noir et blanc et de grand format, permettent de voir l’expression vitale de la personne en la présentant avec les yeux ouverts, puis, dans une deuxième image, reposant en paix avec les yeux fermés.
Durant les premières années d’existence de la photographie (1840-1870), la tendance était de représenter le défunt parfois avec les yeux ouverts, ce qui donnait l’impression que celui-ci était toujours vivant. La combinaison texte[6]/image, proposée par Schels et Lakotta, donne encore plus de force à l’oeuvre, permettant ainsi de personnaliser le portrait et de lui donner un sens narratif. Nous avons des informations factuelles (nom de la personne, date de la première photographie et date du dernier portrait, lieu du décès, pathologie). À cela s’ajoutent des témoignages sur leur propre ressenti, par exemple : « La mort n’est rien […] j’accueille la mort. » (Tilstone, 2008, p. 423) Quelques éléments nous donnent à voir le statut du vivant et celui du défunt : tête légèrement tombante, yeux fermés, rigidité du visage d’un côté ; de l’autre, yeux ouverts et regard frontal, signes d’expression (un sourire, par exemple). Ces mêmes éléments, nous les retrouvons dans les portraits photographiques de défunts du 19e siècle. C’est le cas de deux daguerréotypes [Femme avec enfant mourant] des années 1840 (Burns, 2002, ill. 22). Dans ces deux portraits, nous pouvons voir l’enfant mourant et l’enfant mort. Étant donné le prix élevé des daguerréotypes à cette époque, cet exemple reste très singulier. Schels et Lakotta mènent une réflexion sur le temps, la mort et le souvenir, tout en évoquant un mode de représentation propre à la tradition du portrait photographique post mortem.
En 1995, Jay Ruby avait déjà défini trois typologies principales en étudiant l’histoire des photographies posthumes réalisées aux États-Unis : As alive, As asleep, As dead. Comme son nom l’indique, chaque typologie désigne un mode de représentation qui implique à la fois une mise en scène plus ou moins élaborée. La première (figures 2 et 3), héritière des modes de représentation picturale, a vite laissé sa place à la seconde, plus douce, plus ambigüe (figure 4) ; le sommeil étant un état intermédiaire entre la vie et la mort, tel que le décrit Roland Barthes en écrivant qu’il y a l’idée « que la mort serait un sommeil » (p. 173). Et il ajoute : « Mais ce serait affreux s’il fallait rêver éternellement. » (p. 173) Enfin, la troisième, As dead, est celle où la mort est représentée avec l’introduction du cercueil dans l’image : il n’y a donc plus de place pour le doute (figure 5). Le sentiment de peur revient face à la cruauté de la représentation. Sommes-nous face à un événement irreprésentable, comme le demandait Rancière ? Et pourtant, malgré tout, l’image reste belle.
À New York, probablement vers la fin du 19e siècle, le photographe R. B. Whittaker publie une carte publicitaire montrant deux portraits d’une petite fille décédée, selon les typologies as asleep et as alive. Il indique avec un texte tapuscrit « These pictures were taken AFTER DEATH » pour signaler les possibilités qu’il offrait à ses clients pour ce type de commande. Dans O estranho caso de Angélica (2010), un film cette fois de fiction, Manoel de Oliveira présente l’histoire d’un photographe qui va être envouté par l’image d’une femme qu’il prend en photo après son décès. Dans cette séquence, il arrive en urgence au domicile de la défunte, la jeune Angélica. Et lorsqu’il regarde à travers l’objectif de sa caméra, il la voit les yeux fermés, puis soudainement et pour un instant les yeux ouverts. Cette image, yeux fermés-yeux ouverts, va lui faire perdre la raison. Le type de relation que ce personnage maintient avec la présence fantomatique de la défunte est aussi décrit, d’une certaine manière, par Barthes (2009, p. 216). Cette production cinématographique, en plus de montrer au spectateur la méthode de travail des photographes de l’époque, révèle l’intérêt et la fascination des artistes contemporains, encore au 21e siècle, pour le travail des pionniers et leur héritage.
Cadavres, corps, défunts
Parler de « cadavre » n’est pas la même chose que parler de « défunt » (figure 6). Nous sommes déjà en train de mettre en place une catégorisation du corps mort par la manière dont nous désignons les choses. En ce sens, la représentation d’un corps mort diffère en fonction de la place qu’il occupe dans la société.
Comme le défunt va être présenté en société après sa mort, il sera embelli, vêtu, maquillé et coiffé (figure 7). Selon Joëlle Bolloch,
[a]vant même que la toilette et les soins apportés aux morts ne deviennent l’affaire de professionnels, embaumeurs ou thanatopracteurs, la volonté d’obtenir une belle image existe et plusieurs types d’interventions sont possibles. Ainsi, le visage du défunt peut faire l’objet de soins destinés à le rendre plus présentable, voire plus jeune […]. Des retouches peuvent ensuite être pratiquées sur la photographie elle-même, qui peut être coloriée ou peinte
2002, p. 130
Ce sont donc les préoccupations pour la dignité du corps qui permettent de faire le lien entre les différents usages terminologiques et les types de représentation, selon qu’il s’agit d’un « cadavre » (Carol et Renaudet, 2013), d’un « corps » (mort) ou d’un « défunt ». Ainsi, l’usage du mot « défunt » situe le corps dans une mort ritualisée, dans un cadre social où il est « traité » avec soin pour être présenté en société, habituellement au moment de la veillée. En revanche, le terme « cadavre » élimine la partie affective qui nous rattache à ce corps, soit parce que nous ne connaissons pas la personne décédée, soit à cause de l’impossibilité de l’identifier.
Au 19e siècle, les Parisiens avaient pour habitude de visiter la morgue. L’ouverture au public avait une fin pratique : pouvoir identifier les corps[7]. Selon Emmanuelle Héran, l’origine de ce lieu se trouve dans ce qui était appelé la « basse-geôle », un dépôt de cadavres des prisons du Châtelet à Paris. Le besoin d’identification des cadavres avait fait que la morgue soit ouverte au public, qui « venait les “morguer”, c’est-à-dire “regarder avec hauteur” » (2002, p. 37). Comme elle-même l’indique,
[l]es aménagements garantissent la visibilité des corps : ils sont placés dans la « salle d’exposition », tandis que le public est maintenu dans une seconde salle, séparée de la première par une paroi vitrée, au point qu’on a parlé d’une « maison de verre ». En d’autres termes, les morts sont en vitrine
p. 37-38
Malgré l’identification de nombreux cadavres, cette activité a dû prendre fin en 1907, car cette exposition publique des corps était devenue « avant tout une attraction majeure […] gratuite, spectaculaire et constamment renouvelée » (Héran, 2000, p. 38). Un article publié le 5 mai 1865 dans The British Journal of Photography au sujet de photographies posthumes placées en vitrine par un photographe parisien compare cette exposition à la pratique « abjecte » de visiter la morgue :
PHOTOGRAPHING THE DEAD – A curious exhibition draws crowds to the Windows of a photographer on one of the boulevards of Paris, viz., a display of photographs of dead people. As the artist’s peculiar walk is the taking of the photographs of the “dear departed” for their families, he keeps himself entirely to this speciality, and will not, on any account, take the likenesses of the living, thus spoiling his line of business. It is really, a horrible exhibition, more disgusting than the Morgue, as this photographer has represented the last agony of death in all its appalling forms – distended eyes, fallen jaws, sunken cheeks – and with the expression of varied and awful pain
p. 236
Pour autant, des artistes contemporains ont continué à représenter les corps morts déposés à la morgue. C’est le cas de la série The Morgue[8] (1992) de l’artiste états-unien Andres Serrano. Dans son article Reconsidering the Dead in Andres Serrano’s ‘The Morgue’. Identity, Agency, Subjectivity, Andrea D. Fitzpatrick affirme que Serrano manifeste sa prise de conscience face à la vulnérabilité des morts, puisque la réification des corps perpétue, selon lui, une forme de subjectivité posthume (2008, p. 38). Serrano identifie chaque cadavre par le type de mort subie : Jane Doe Killed by Police, Rat Poison Suicide, par exemple. Le commissaire d’exposition Daniel Arasse définit ces images comme des portraits, bien que Fitzpatrick souligne le caractère ironique par le fait même de leur anonymat (p. 38). Ces portraits, liés à une mort souvent violente, sont l’exemple de représentations d’une étape intermédiaire : la préparation du corps avant sa présentation publique, que ce soit dans le cadre d’une identification du corps par la famille ou de funérailles[9]. Pour parler de cette notion de subjectivité posthume, Fitzpatrick la décrit comme une « subjectivité en (Dé)composition » (p. 38-40), proposant ainsi un parallélisme entre la composition et la décomposition (de l’oeuvre) et celles du corps, ainsi qu’une analogie entre le processus de décomposition des corps et le processus d’effacement de l’identité du mort, qui devient désormais un cadavre.
Cette mise en scène favorise l’exhibition des corps et rend compte du caractère expositif de la scène. Contrairement à ce mode de présentation, qui ressemble plus aux actuels funérariums, l’approche des photographes pionniers et des artistes contemporains dans les représentations du défunt donne à voir une image du corps mort en toute dignité.
Dispositifs scéniques et constructions fictionnelles
Déplacer le photographe ou déplacer le corps, se demande Joëlle Bolloch (2002). Les témoignages des photographes du 19e siècle montrent que ceux-ci avaient tendance à se déplacer pour réaliser le portrait du défunt. Le photographe N. G. Burgess déclare qu’il a toujours mieux réussi quand il transportait son propre matériel (1855, p. 80). Jusqu’à la fin du 19e siècle, on avait pour habitude de se déplacer avec le corps au studio du photographe. Cependant, pour des raisons de salubrité dans la plupart des pays, la loi va interdire ce type de pratique (Bolloch, 2002 ; Cruz Lichet, 2010). Parfois, même, il y a déplacement du photographe et déplacement du corps dans la maison du défunt pour trouver un emplacement plus approprié pour prendre la photographie, car souvent l’endroit choisi par la famille pour la veillée funèbre était trop sombre (figure 8).
« Bien sûr la lumière du nord est la plus souhaitable. Quand on ne peut l’obtenir, il convient de choisir une fenêtre avec une belle exposition, non exposée directement aux rayons du soleil[10]. » (Burguess, 1855, p. 80) Quelques années plus tard, en 1865, le photographe J. M. Houghton écrit dans le Philadelphia Photographer : « L’autre jour, on m’a appelé pour prendre une photo d’un corps [mort]. […] J’ai choisi une pièce avec suffisamment de lumière et j’ai placé le corps près de la fenêtre […][11]. » (p. 241) De la même manière, Charlie E. Orr explique dans son article « Post-mortem Photography », publié dans le Philadelphia Photographer en 1877, qu’« après avoir installé le modèle, il faut s’occuper de la lumière […] ainsi en tournant le visage vers le rayon de lumière le plus fort, vous pouvez, si vous le désirez, obtenir un léger effet d’ombre[12]. » (p. 201)
Dans l’ouvrage publié en 1973, Wisconsin Death Trip de Mickael Lesy, l’auteur reprend des articles de faits divers de la ville de Black River Falls et de cette région rurale des États-Unis à la fin du 19e siècle. Les textes sont accompagnés d’images réalisées par le photographe Charles Van Schaick[13]. Cet ouvrage est plus proche de l’essai[14] que de la recherche historique (Hass, 1973). En 1999, James Marsh, intéressé par le travail de Lesy, réalise le film qui porte le même titre. Il s’agit d’une adaptation du livre. Le docudrame proposé par Marsh s’apparente au court-métrage documentaire de Luis Buñuel Las Hurdes. Tierra sin pan (1933) [Terre sans pain], où le regard critique du réalisateur rend compte de la précarité et de la misère dans lesquelles vit une communauté issue d’une des régions les plus pauvres de l’Espagne à cette époque (Las Hurdes) (Cruz Lichet, 2010, p. 557-558). Durant les premières minutes du film, Marsh propose une séquence où un photographe prend une image d’une petite fille défunte. Celle-ci a été posée sur un divan qui a probablement été placé à proximité d’une fenêtre. À la suite de cela, la petite est déplacée et introduite dans son cercueil. Cette séquence permet de mettre en image ce que faisaient les photographes à la fin du 19e siècle, en s’inspirant très probablement des articles publiés dans la presse où d’autres photographes donnaient des pistes pour la réalisation de ce type de commande.
Si Ruby s’en tient aux trois typologies As alive, As asleep, As dead, il en existe d’autres, surtout dans le cas des photographies d’enfants décédés. Les « enfants carrolliens[15] » sont ceux qui sont présentés sur des divans, endormis. Les « enfants-Ophélie » sont, quant à eux, entourés de mandorles florales et d’éléments végétaux parfois au point d’être confondus avec ce fond naturel (figure 9). Le photographe construit un lieu paradisiaque pour accueillir la mort. On peut y voir un mécanisme visant à faciliter le deuil, à rassurer les parents qui ont perdu un enfant. On trouve aussi des photographies d’« enfants-anges » qui, symboliquement, sont assimilés à des anges presque en lévitation, notamment en Espagne, alors qu’en Amérique latine, ils sont photographiés dans les bras d’une sculpture de la Vierge. Les mises en scène des « enfants-autels » (figures 10 et 11), quant à elles, répondent plus à un besoin de créer des espaces sacrés. Ces constructions introduisent le cercueil dans la scène et mettent en valeur sa matérialité. Avec le temps, ces espaces sacralisés se complexifient pour devenir de réels ensembles sculpturaux très baroques avec des compositions florales, des statues religieuses, des cierges et d’autres éléments. Dès lors, l’image transmet une notion de sacralité. Et c’est en ce sens que nous arrivons à une dernière typologie, « l’enfant-image pieuse[16] », une image qui peut protéger, exaucer des demandes et à laquelle on peut même attribuer, comme à toute image pieuse (d’un saint, de la Vierge, etc.), des pouvoirs magiques dans l’accomplissement de miracles ou d’actions reconnues comme étant extraordinaires (Cruz Lichet, 2010 ; 2013a ; 2017).
Ces mises en scène participent à la construction de différents modes de représentation qui vont être proposés pour la réalisation des portraits photographiques de défunts. Et puisque nous parlons ici de personnes défuntes, il est nécessaire de les analyser dans un cadre précis : celui du rite funéraire. Ceci implique donc qu’à ces scénographies complexes et élaborées s’ajoutent des acteurs qui prennent des poses et des attitudes dites « appropriées » dans le cadre du rite funéraire (Lloyd, 1980). L’importance et la solennité du dernier portrait prend tout son sens. Et à nouveau, la référence est la peinture. Prenons par exemple le tableau de Lorenzo Albarrán Sánchez de 1901, La muerte del niño o un ángel más [La mort de l’enfant ou un ange de plus][17]. Il s’agit d’une huile sur planche représentant trois figures adultes, un homme et deux femmes, dans trois poses stéréotypées distinctes : l’expression de la souffrance (la femme qui se jette sur l’enfant mort, qui est dans son lit) ; celle de l’affliction quand l’homme se couvre le visage ; et celle du salut avec un personnage en attitude de prière (la femme debout) (Cruz Lichet, 2010, p. 109-116 ; Ruby, 1995, p. 88-90). Nous retrouvons ce même type de représentation dans d’autres exemples, cette fois photographiques, comme le Velorio [Veillée] de Joaquín Pintos[18] de 1905. Il est fort probable que la mise en scène de cette photographie ait été préparée pour la prise de l’image, tout en respectant le mode de représentation type de la défunte et les poses stéréotypées des vivants qui l’entourent (figure 12).
Lorsque cette thématique est traitée par les artistes contemporains, nous retrouvons les mêmes éléments stéréotypés. Dans Observance de Bill Viola (2002), oeuvre faisant partie d’une série de cinq pièces sous le titre The Passions, l’artiste présente une file de personnes qui s’approchent les unes après les autres de la caméra, comme lorsque nous faisons les derniers adieux à un défunt. L’installation visuelle et sonore ne montre pas le défunt : celui-ci reste hors cadre. Nous pourrions même dire que le défunt se confond avec le spectateur et avec la caméra. Différentes personnes s’approchent donc du spectateur avec un mouvement au ralenti (slow motion), avec une attitude triste, de douleur, d’incompréhension, d’incertitude. L’action rituelle, qui répond à une certaine solennité de l’acte, permet d’observer l’expression des sentiments dans ses détails. L’effet de passage est expérimenté à la fois par le spectateur, par le défunt situé hors champ et par les acteurs qui interprètent le rôle des vivants. L’effet du slow motion et la position du défunt en dehors du cadre rendent l’expérience du spectateur étrange, bizarre, incommode.
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La mort est un moteur de production d’images, déclare Belting (2004). La photographie s’est très vite emparée des modes de représentation de la mort provenant principalement de la tradition picturale du portrait. Selon Barthes, la photographie est capable de fixer un temps qui n’est plus là, car tout ce qu’elle représente est déjà mort, n’existe plus, c’est le fameux « ça a été » barthésien. Et c’est en ce sens qu’elle devient un objet mémoriel, une image pour faire le deuil. Ainsi, la question n’est plus de penser la mort en image, mais de penser la mort en fonction de la présentation qui a été faite d’elle en image. La subjectivité est l’élément central de cette réflexion, puisque dans la représentation d’un cadavre ou d’un corps, c’est une approche scientifique, journalistique, documentaire qui est privilégiée alors que c’est celle de la dignité du corps qui est mise en avant dans les représentations du défunt. Dès lors, la photographie peut s’avérer un élément déclencheur pour faire le deuil, pour se souvenir de l’être cher. C’est donc bien ce passage entre l’objectivité et la subjectivité de la présentation des corps et, par conséquent, de leur représentation qui fait toute la différence.
Dès les premières techniques photographiques (daguerréotypes, ambrotypes, ferrotypes, etc.), les portraits de défunts ont fait l’objet d’une réflexion autour de dispositifs scéniques complexes et diversifiés. Le photographe du 19e siècle, en quête d’une méthode de travail mieux adaptée à ce type de commande, explore les possibilités données par la technique et par la scénographie mises à sa disposition. Déplacer le défunt, chercher la lumière, éviter les zones d’ombre sont quelques-unes des stratégies adoptées par ces techniciens de l’image fixe. De même, le résultat espéré (obtenir une belle image) a donné lieu à l’expérimentation de nouvelles technologies par les photographes de l’époque, et ce travail a été repris par la suite par des artistes contemporains qui, dans cette continuité créative et innovatrice, parviennent à recréer des réalités parallèles, des expériences visuelles ou virtuelles centrées sur l’expérience de la mort.
Les différentes mises en scène que nous avons analysées permettent de rendre compte de l’amplitude des dispositifs, des variantes et des types de représentation possibles, mais aussi de l’héritage que les photographes du 19e et du 20e siècle ont pu laisser aux artistes contemporains. En outre, ce matériel, depuis longtemps considéré comme archive ou documentaire, est peu à peu étudié en tant qu’objet artistique et donc d’un point de vue esthétique, sans pour autant que soient oubliés les fonctions et usages de ce genre artistique, le portrait de défunts, qui répond au besoin de donner sens à la mort, de construire des narrations possibles et plausibles d’une mort qui est et qui sera toujours insupportable (Barthes) et irreprésentable (Rancière).
Appendices
Notes
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[1]
Roland Barthes perd sa mère le 25 octobre 1977 et commence un « journal de deuil ». Entre le 26 octobre 1977 et le 21 juin 1978, il écrit sur des fiches datées par lui. Puis, entre le 25 octobre 1978 et le 15 septembre 1979, il écrit une « Nouvelle suite du journal » (ou deuxième deuil). Son ouvrage La Chambre claire est écrit entre les mois d’avril et de juin 1979. Voir à ce sujet la préface de Nathalie Léger dans Barthes, R. (2009). Journal de deuil.
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[2]
Cette photo sera au coeur de la deuxième partie de l’ouvrage La Chambre claire, publié pour la première fois en 1980.
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[3]
Soulignons tout de même que la production de portraits de défunts par des photographes professionnels s’est maintenue, notamment dans les zones plus rurales et dans certains pays, jusque dans les années 1980.
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[4]
Moorhead, J. (2008, 1er avril). « This is the end ». The Guardian.
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[5]
Une adaptation de cette exposition a été présentée à Nicolet, au Québec, en 2010. Voir le compte rendu de Patrick Bergeron dans Frontières : https://www.erudit.org/fr/revues/fr/2009-v22-n1-2-fr3943/045039ar.pdf
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[6]
Chaque diptyque est accompagné d’extraits des entretiens.
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[7]
Voir à ce sujet : Guillot, A. (1887). Paris qui souffre. La basse-geôle du Châtelet et ses morgues parisiennes. Paris, Rouquette ; Maillard, F. (1860) Recherches historiques et critiques sur la morgue, Paris, Adolphe Delahays; Bertherat, B. (1994) Les visiteurs de la morgue, L’Histoire, nº 18, p. 16-21 ; Henning, J. L. (1979). La Morgue. Enquête sur le cadavre et ses usages, Paris, Libres-Hallier. Voir aussi Bibliothèque nationale de France, « Vue intérieure de la Morgue en 1845 ». Dessin réalisé à partir d’une toile de Carré, 1845. https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b10303323t.r=morgue?rk=236052;4
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[8]
L’objectif n’est pas ici d’analyser l’oeuvre de Serrano, mais de prendre cet exemple pour penser la notion de « cadavre » à l'époque contemporaine et à partir du concept proposé par Fizpatrick sur la « subjectivité posthume ».
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[9]
Voir à ce sujet le descriptif de l’Institut de Recherche criminelle de la Police nationale (IRCPN) du Ministère de l’Intérieur et des Outre-mer français sur « La médecine légale thanatologique au coeur d’un laboratoire de criminalistique ». https://www.gendarmerie.interieur.gouv.fr/pjgn/ircgn/l-expertise-decodee/sciences-medico-legales/la-medecine-legale-thanatologique-au-coeur-d-un-laboratoire-de-criminalistique
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[10]
« A north light is the best exposure of course. But when that cannot be procured, take any window with a fair exposure, free from the direct rays of the sun ». La traduction en français est tirée de Bolloch, J., 2002, p. 122.
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[11]
« The other day I was called upon to make a negative of a corpse. […] I selected a room where the sunlight could be admitted and placed the subject near a window […] ». [Notre traduction].
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[12]
« Having posed the model, we will proceed to the lighting […] turning the face slightly into the strongest pencil of light you can produce a fine shadow effect if desirable ». La traduction en français est tirée de Bolloch, J., 2002, p. 122.
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[13]
L’archive numérisée se trouve sur le site de la Wisconsin Historical Society. https://www.wisconsinhistory.org
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[14]
En réaction à l’ouvrage de Lesy, d’autres auteurs comme Dave Wood vont publier d’autres études et critiquer le livre de Lesy comme étant une manipulation de la réalité transformée en fiction. Selon Jay Ruby, Lesy ne fait qu’argumenter que la photographie post mortem était une coutume morbide qui révélait les travers de l’Amérique rurale de la fin du 19e siècle. Voir à ce sujet : Wood, D. (1982). Wisconsin Life Trip. A Love Affair with Rural Life. Staples (MN), Adventure Publications.
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[15]
Ce terme a été défini en lien avec les portraits photographiques réalisés par Lewis Carroll de la petite Alice sur le divan ou endormie. Voir à ce sujet : Cruz Lichet, V. de la (2013). Fotografía post mortem en España, Madrid, Temporae.
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[16]
La typologie du « Niño-Estampa » est ici traduite comme « image pieuse » ou « enfant-image pieuse ». Même si la traduction en français a une certaine lourdeur, c’est le terme qui reste le plus exact avec le sens donné à cette typologie. Voir à ce sujet : Cruz Lichet, V. de la (2013). Fotografía post mortem en España, Madrid. Temporae.
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[17]
Image disponible sur : https://www.museodelprado.es/coleccion/obra-de-arte/la-muerte-del-nio-o-un-angel-mas/e3d90f4d-11b8-47e9-b35e-88446728ea4f
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[18]
Image disponible sur : https://www.farodevigo.es/estela/2020/11/01/muerte-retratada-22068625.html
Bibliographie
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