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La mort constitue l’un des moteurs fondamentaux de production d’images, et ce, dès l’aube de l’histoire humaine (Debray, 1992; Belting, 2004; Pigeaud, 2017). Les images mortuaires ont souvent été appréhendées comme comblant par leur présence une absence, celle de la morte ou du mort. Comme le rappelle Hans Belting : « la contradiction entre absence et présence que nous continuons aujourd’hui encore d’observer au contact des images, plonge ses racines dans l’expression de la mort d’autrui. L’image s’offre à notre regard à la façon dont les morts se présentent à nous : dans l’absence » (2004, p. 184). Cette présence des mortes et des morts auprès des vivantes et vivants par l’intermédiaire de l’image participe aux cultes des défunts en leur conférant un statut et une place au sein du groupe social. C’est dans cette perspective que Régis Debray écrit : « si l’image archaïque jaillit des tombeaux, c’est en refus du néant et pour prolonger la vie » (1992, p. 24). Au cours de l’histoire, et notamment lors de l’apparition de nouvelles techniques, d’industries médiatiques et créatives, cette relation si particulière entre mort et image n’a cessé de s’enrichir.

L’apparition du cinématographe, par exemple, donne lieu à une remise en perspective de la mort. Marcel L’Herbier, qui conçoit cette technique comme une subtile machine-à-imprimer-la-vie, défend l’idée selon laquelle « lorsque ces appareils seront livrés au public, lorsque tous pourront photographier les êtres qui leur sont chers non plus dans leur forme immobile mais dans leur mouvement, dans leur action, dans leurs gestes familiers, avec la parole au bout des lèvres, la mort cessera d’être absolue » (La Poste du 30 décembre 1895, dans Banda et Moure, 2008, p. 41). Comme le phonographe, le cinématographe est en effet d’abord pensé comme une « machine à fantômes » (Baudouin et Berton, 2015) éternisant la vie et créant un pont avec le « monde des morts ». La technique photographique mobilise, elle aussi, de nombreux discours sur la capacité de l’image à rendre présent l’absent, à immortaliser ce qui a été (le fameux « ça-a-été » barthésien). L’image photographique est associée dans certains discours à un changement socioanthropologique à l’égard de la mort. Quelques intellectuels, à l’exemple de Roland Barthes, s’interrogent sur cette mutation perçue :

[…] la Mort, dans une société, il faut bien qu’elle soit quelque part; si elle n’est plus (ou est moins) dans le religieux, elle doit être ailleurs : peut-être dans cette image qui produit la Mort en voulant conserver la vie. Contemporaine du recul des rites, la Photographie correspondrait peut-être à l’intrusion, dans notre société moderne, d’une Mort asymbolique, hors religion, hors rituel, sorte de plongée brutale dans la Mort littérale.

1980, p. 144

Avec les images fixes et plus particulièrement avec les images mouvantes, cette « victoire » sur la mort et ce nouveau commerce avec « de singuliers fantômes en mouvement animés par leur impulsion » (Tannenbaum, 1913-1914, dans Banda et Moure, 2008, p. 244) s’accompagnent rapidement d’un « désir lugubre du spectacle de l’horreur, de la lutte et de la mort » et d’« images brulantes et sanglantes de feu et de mort, d’horreur et de terreur que tous les yeux tètent jusqu’à satiété » (Serner, 1913, dans Banda et Moure, 2008, p. 307). À la même époque, Sigmund Freud, dans Notre attitude à l’égard de la mort, décèle également certaines possibilités, en lien avec la mort, offertes par le monde fictionnel. Il y voit un rôle substitutif, protecteur et réconciliateur avec la mort :

Nous y trouvons encore des hommes qui savent mourir et s’entendent à faire mourir les autres. Là seulement se trouve remplie la condition à la faveur de laquelle nous pourrions nous réconcilier avec la mort. […] Mais dans le domaine de la fiction nous trouvons cette multiplicité de vie dont nous avons besoin. Nous nous identifions avec un héros dans sa mort, et cependant nous lui survivons, tout prêts à mourir aussi inoffensivement une autre fois, avec un autre héros.

2012 [1915], p. 57-58

Ainsi le thème de la mort a donné lieu au fil du temps à une prolifération d’images (Hanus, 1999). Elle a entraîné de multiples innovations visuelles. Ces liens entre mort, images et innovations constituent un chantier en perpétuel renouvellement dont plusieurs disciplines soulignent la portée anthropologique, sociologique ou esthétique. C’est à ce chantier, qui ne finit pas de nous surprendre, que nous avons souhaité consacrer ce numéro.

En effet, qu’elles soient factuelles ou fictionnelles, fixes ou en mouvement, analogiques ou numériques, symboliques ou performatives, actuelles ou virtuelles, les innovations contemporaines soulèvent des enjeux éthiques, anthropologiques, communicationnels et thanatologiques cruciaux. En nous exposant à de nouvelles manières d’être et de faire avec la mort et les personnes défuntes, ces innovations par l’image façonnent nos imaginaires, produisent des effets individuels et collectifs en nous et modifient les aspects psychologiques, symboliques, socioculturels, voire professionnels touchant « le trait le plus humain, le plus culturel de l’anthropos » qu’est la mort (Morin, 1970 [1951], p. 24). De là découlent des interrogations psychologiques, sociales et éthiques des plus pertinentes : comment la mort nous est-elle donnée à voir ? Ces innovations visuelles revêtent-elles encore « une fonction de redoublement et de catharsis dans l’illusion de tenir à distance et de maîtriser une réalité insupportable » ? (Thomas, 1979, p. 10). Quels nouveaux échanges symboliques et quelles configurations de sens entre personnes vivantes et mortes permettent-elles ? Que pallient et suppléent ces innovations dans et par l’image ? Quelles relations entretiennent ces images avec le devenir de la personne défunte et de son corps ? Quelles figures de la mort ou du mort ou du cadavre consent-on à voir et à présenter ? Comment abordent-elles l’irreprésentable, l’indicible (Jankélévitch, 1977), l’en deçà du visible ou encore ce que Clément Rosset nomme l’invisible (2012) ? Contribuent-elles à un « projet de réforme de la mort qui ne va pas sans une réforme de la vie » (Thomas, 1979, p. 127)? À quels registres mémoriels participent-elles ? Comment l’invention de nouvelles figures renouvelle-t-elle notre rapport à l’(a)mortalité ou à ce que Louis-Vincent Thomas nomme l’« après-mort[1] » ? Quelles relations étroites se nouent entre vivantes et vivants et ces nouvelles figures ? Quels rapports ces figures entretiennent-elles avec les (sur)vivantes et (sur)vivants ? Au sein de quels milieux spatio-temporels – qui souvent ne seraient ni la mort ni la vie – se manifestent ces figures ? Autant de questions complexes auxquelles ce numéro tente de donner une réponse préliminaire.

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Plusieurs axes complémentaires, contribuant à l’examen des liens entre images et mort comme moteur d’innovations, s’avèrent pertinents à explorer : les innovations formelles, thématiques et narratives, scénographiques, mémorielles et technologiques.

Innovations formelles

Les travaux sur les innovations formelles s’attardent aux relations entre morts, recherche esthétique et évolution du langage de l’image, en abordant, par exemple, les façons dont la grammaire visuelle, filmique ou audiovisuelle a fourni des moyens sémiotiques et esthétiques de représenter l’irreprésentable, par exemple, le moment fatidique, les personnes défuntes, la spectralité[2], les revenantes et revenants, les non-vivantes et non-vivants, la mise en scène et la mise en sens de la mort (Julier-Costes, 2011). À celles-ci s’ajoutent les relations entre visible et invisible, les liens entre décomposition provoquée par la mort et recomposition par l’image. Le choix du montage (coupe, ellipse, rythme, etc.), les effets spéciaux, les teintes chromatiques, les sons (bruits, musique, parole), mais également les mouvements de caméra (et plus précisément l’axe vertical, qu’il s’agisse de la chute des corps ou de l’ascension dans un au-delà[3]) participent formellement à représenter la mort, de même que les liens entre images fixes et images mobiles (par exemple, l’arrêt sur image), les rapports entre images et sons ou encore avec la figure suspensive et dilatoire du ralenti qui « désynchronise les actes et leur effectivité. Il y a aussi la suspension qui frappe les gestes annihile leur portée et freine leur progression » (Jamin, 2014, p. 80).

Lorsqu’on s’intéresse à la part formelle dans l’image, une attention particulière peut être portée aux différentes esthétiques, à l’exemple de l’« esthétique de la disparition » (Virilio, 1989), comme le fait, dans ce numéro, l’article de Celina Van Dembroucke, « Portraits d’un deuil impossible : la présence des disparus dans un journal argentin ». L’autrice s'intéresse à l’émergence, à l’évolution et aux caractéristiques d’une forme visuelle, celle des recordatorios, terme dont la traduction en français se situerait, dit-elle, quelque part entre « souvenir » et « rappel ». Il s’agit de photographies des disparus de la dernière dictature militaire en Argentine (1976-1983), publiées par leurs proches dans le journal national Página/12 depuis 1988. En retraçant la naissance de ce genre composé d’éléments paradoxaux, la notice nécrologique (rendant hommage aux morts) et les avis de recherche de personnes disparues (pour trouver quelqu’un de vivant), elle montre que cette pratique intime – car ne relevant que de la famille et des proches de la personne disparue – s’avère l’une des représentations esthétiques et politiques les plus actives et spontanées de la démocratie en Argentine. Van Dembroucke examine les enjeux mémoriels, politiques et affectifs liés à cette pratique. À partir des années 2000, aux photographies d’identité, d’expression neutre et exprimant une grammaire répressive, s’ajoute la publication de photographies de moments familiaux brisés, qui sont des témoignages de vitalité, de spontanéité et de joie. Le passage de l’album familial au journal confère à ces images intimes et autrefois heureuses le statut de document public, dénonciateur et imputable.

Élisabeth Chevalier examine une autre forme d’esthétique que l’on pourrait qualifier de quasi testamentaire. La chercheuse s’intéresse plus précisément aux liens entre l’innovation visuelle et la narration d’une mort à venir. Dans son article intitulé « Effacements et fulgurances : autour de la mort dans Journal 1 de Jean-Luc Lagarce », elle s’intéresse à l’« oeuvre testament » de Lagarce, un écrivain séropositif. Le film Journal 1 (1992), qui documente les dernières années de la vie quotidienne de l’auteur, se distingue par une approche singulière du genre autobiographique, mêlant récit et esthétique poétique, cinéma, témoignages oraux, bandes-son et fragments de journal intime. Comme le montre Chevalier, l’auteur propose un journal vidéo foncièrement intermédial ; Largace élabore un parallèle entre la matérialité des dispositifs, jusqu’à créer une image brouillée impossible à lire, et sa disparition imminente. Il évite, ce faisant, les conventions du journal intime en ne se focalisant pas tout à fait sur sa personne, offrant ainsi une réflexion complexe sur sa mort prochaine. Son oeuvre représente une tentative de dépasser les frontières du journal intime par l’image, le texte et le son, pour « aborder la mort de biais » et toucher à une dimension plus universelle de l'expérience humaine.

Par ailleurs, une autre esthétique, celle de la « dévoration » mérite également d’être mentionnée. Elle se caractérise par la spectacularisation – la démesure de ce qui nous est présenté visuellement et auditivement (Boukala, 2015a) – du devenir-zombie ou vampire, de son mode de prédation et de sa mise à mort. À titre d’exemple, les séries bédégraphiques et télévisuelles dont le thème central est la vie au pays des mortes et des morts qui marchent (walking deads), multiplient les « belvédères zombiesques ou les panoramiques des morts-vivants ou encore la carte postale des chairs putréfiées » (Villagordo, 2015, p. 67) pour rendre compte de la meute et masse des zombies.

Innovations thématiques et narratives

En complément aux recherches formelles, les innovations thématiques et narratives sont à considérer. En tant qu’origine, moteur et clôture d’un récit (Cueto, 2005, dans Donneaud, 2011), la mort inspire de nouveaux récits visuels et audiovisuels autant dans le registre documentaire[4] que dans la fiction, tels que la fictionnalisation d’expériences traumatiques, du quotidien du personnel professionnel et intercesseurs de la mort[5], des équipements et machines de mise à mort, etc.

Poursuivant ses travaux sur la « thanatofiction » (Casta, 2007, 2008, 2019), Isabelle-Rachel Casta explore l’évolution des codes du filmage spectral dans les fictions criminelles. Dans son article intitulé « “Je vois des morts”… Quand les fantômes enquêtent (River, Beau Rivage, Beau Séjour, Balthazar…) », elle s’interroge sur une nouvelle codification esthétique où les fantômes, autrefois visualisés par le truchement de surimpressions ou de halos iridescents, sont désormais identiques aux vivants, participent pleinement à l’enquête et favorisent sa résolution. En privilégiant l’étude de séries françaises, anglaises et belges, souvent écrites et réalisées par des femmes, où priment des contacts mixtes et inédits entre les vivants et les morts, l’autrice analyse les multiples enjeux esthétiques (point de vue et relativité perceptive, conventions réalistes, quasi-absence d’effets spéciaux, continuum entre les formats culturels d’hier et les fictions d’anticipation spéculative présentant des fantômes), narratifs (morts-vivants déclencheurs d’enquête s’appropriant leur « nouvelle situation », refusant l’oubli, bloquant la reprise du cours de la vie et exigeant justice;). Les dimensions thanatologiques (projections du manque, mutation du rapport occidental à la mort et aux morts, pensée continuiste de la vie et de la mort, nouvelle imagerie acceptable du deuil, tensions entre la violence de l’achèvement et l’acceptation du devenir, pragmatique d’un sacré laïcisé, etc.) de ces nouvelles visualités sont aussi repérées.

Plus largement, on peut considérer qu’un récit qui renouvelle des figures jugées canoniques ou stéréotypées (fantômes, croque-morts, revenantes et revenants, etc.), voire participe à la création de nouvelles figures n’ayant pas encore fait l’objet d’études (on parlera alors d’« innovation figurative »). En envisageant la mort comme un mode de relation et de circulation, il est loisible de s’inspirer de la théorie maussienne du don et de proposer des analyses différenciées selon le genre, l’origine ethnique, la diversité capacitaire, etc. de celles et ceux qui donnent la mort (bourreaux, terroristes, assassins, serial-killer, personnel pénitentiaire, etc.), la reçoivent (spécialistes de la mort, de la santé, et des forces militaires) et la rendent lisible et explicable (forces policières, scientifiques, etc.). Les problématisations narratives de la mort et d’images traumatiques de suicides[6], de deuils, de massacres, de guerres et de génocides, d’épidémies, propres à certains médiums comme le roman graphique, la bande dessinée et le manga[7], la photographie[8], le cinéma[9], les séries télévisuelles[10] et la réalité immersive, notamment, peuvent faire l’objet d’une attention particulière.

Innovations scénographiques

Au coeur de la narration en images, la dimension scénographique tient une place d’intérêt dans la réflexion sur la mort comme moteur d’innovations. Cinq articles abordent cet aspect dans ce numéro en se focalisant sur les différentes mises en scène de la mort.

Deux articles s’intéressent particulièrement à l’évolution de la photographie post mortem et aux manières d’exposer et de disposer les morts devant l’objectif de la caméra. L’article de Virginia de la Cruz-Lichet, « Constructions narratives et dispositifs scéniques dans la photographie des défunts » montre comment la naissance de la photographie post mortem, héritière de la mise en scène picturale, s’accompagne d’une recherche de nouveaux codes scénographiques et esthétiques. Ces expérimentations, visant à mettre en image les défunts, se distinguent de la mise en image plus « objective », scientifique ou documentaire des cadavres humains. L’autrice présente également une réflexion sur les continuités entre les différents médiums visuels et audiovisuels et défend l’idée que ce travail de disposition scénique du défunt n’a pas entièrement disparu ; il est aujourd’hui prolongé par des artistes contemporains comme Bill Viola et Andrès Serrano, dans une continuité créative. Aliénor Asselot, dans « Apprivoiser la mort de l’enfant par la photographie dans l’Espagne de la seconde moitié du 19e siècle », qui s’inspire justement des travaux de la Cruz-Lichet, s’intéresse plus particulièrement à la photographie post mortem d’enfants au XIXe siècle. À partir d’un corpus tiré de collections de la Bibliothèque nationale d’Espagne à Madrid, elle analyse les codes, les aspects formels et les mises en scène élaborées par des photographes professionnels lors de morts trop précoces, où les parents endeuillés figurent parfois auprès de l’enfant mort. L’autrice explore ces pratiques alors ordinaires d’apprivoisement de la mort infantile par l’image, tout en replaçant ces usages dans un contexte social et économique où la perte d’enfant était très fréquente. De façon complémentaire au texte de la Cruz-Lichet, Asselot présente un aperçu nuancé d’une pratique disparue de nos jours.

Michaël La Chance, quant à lui, propose une expérience des ruines et une traversée des temporalités dans son « Essai poético-philosophique sur l’infinitisation de la mort chez Piranèse (1720-1778) ». Cet artiste, graveur et architecte, passa sa vie à contempler des tombeaux et à évoquer la Rome des mausolées de l’époque impériale. Que représentaient ces ruines pour Piranèse et quelle y aura été son expérience ? À partir de ses planches gravées, l’auteur pointe la modernité de l’artiste qui privilégie la série à l’unité et envisage la mort non pas comme la finalité d’un déroulement, mais comme une série d’interruptions visuellement présentes grâce à des archéofictions. En convoquant philosophes, romanciers et commentateurs de Piranèse, La Chance se livre à une archéologie de l’eau-forte et montre que les ruines et les eaux-fortes relèvent de processus formels parallèles. Par exemple, l’érosion des monuments n’est pas sans évoquer la morsure de l’acide nitrique sur la gravure. En distinguant trois conceptions du temps qui sont autant d’évitements de la mort (le temps originaire des Étrusques et des Grecs, le temps romain, le temps « sublime ») transparait une réflexion sur la mort comme palimpseste d’époques et de subjectivités. De ces observations qui s’inscrivent dans le temps du numérique, celui du XXIe siècle, mais qui portent sur les planches gravées d’un architecte vénitien du XVIIIe siècle, ressortent, entre autres, une contradiction et une observation : Piranèse, parmi les ruines, compose avec la mort de tous les autres, sans jamais inscrire la sienne ; la mémoire qu’il célèbre déplie le passé et démultiplie notre présent.

Cette réflexion sur la mémoire et les temporalités par des innovations scénographiques se prolonge avec l’article d’Étienne David sur « Christian Boltanski ou La mort à crédit ». À partir d’une analyse de trois dispositifs mettant en scène et en oeuvre la mort (Les dernières années de C.B., Chance, Les Archives du coeur), l’auteur met en exergue comment Christian Boltanski (1944-2021) enchevêtre ce qu’il nomme la « petite mémoire » avec la Grande Histoire. Les Dernières années de C.B. consiste en un contrat mortuaire où le collectionneur David Walsh parie sur la disparition de l’artiste dans les huit prochaines années alors que ce dernier « s’auto-archive » et « s’auto-portraitise » en se filmant en continu dans son atelier, initiant une réflexion originale sur l’accumulation de preuves d’existence et sur la vision de leur disparition. L’installation Chance enrichit cette perspective en convoquant la vie et la mort au travers de deux compteurs, l’un dénombrant en temps réel les naissances dans le monde, l’autre les décès tandis que Les Archives du coeur, cette archive sonore de la vie, rassemble les battements cardiaques de près de 40 000 personnes, dont certaines ont déjà disparu. Cet article soulève ainsi l’un des enjeux au centre de la démarche artistique de Boltanski, celui de la « contradiction entre l’immense importance de chaque être et sa fragilité[11] ».

La question de la spatialisation de la mort et, plus précisément des rites funéraires, est approfondie dans l’article d’Annabelle Iszatt intitulé « Nouvelles scénographies de la mort en Europe : expression d’un rapport à la nature réinventé ». Forte d’une interrogation initiale sur les manières dont le dispositif architectural participe d’une transformation des pratiques rituelles, l’autrice déploie une approche empirique pour étudier les scénographies de divers projets contemporains afin d’en déceler les nouvelles manières de contenir la mort. De la visite romantique au jardin des morts au motif de l’alvéole chez Robert Auzelle en passant par des paysages funéraires enfouis (Enric Miralles et Carme Pinо́s à Igualada, Marc Barani à Roquebrune-Cap-Martin), l’autrice montre la prégnance de la nature et des imaginaires qui lui sont associés dans ces réalisations. En exposant les enjeux écologiques, esthétiques et professionnels d’autres projets contemporains qui scénographient la disparition des corps et se présentent comme des alternatives aux enterrements classiques, Iszatt souligne leurs limites en termes de faisabilité en milieu urbain et observe que cette tendance n’est pas portée par des architectes, mais par une nouvelle offre commerciale s’ajustant à des attentes écologiques.

Innovations mémorielles

Que l’innovation soit formelle, narrative, thématique ou scénographique, l’enjeu de la mémoire est très souvent présent dans la réflexion. Les corpus d’« images manquantes » (Panh, 2013), d’images oubliées, confisquées ou construites, témoignent d’événements difficilement appréhendables et exprimables et soulèvent des enjeux testimoniaux et représentationnels forts, notamment par la mise en images et en sons d’expériences traumatiques. En ce sens, ils revisitent l’Histoire, se consacrent à des traumatismes générationnels inabordés, « ajoutent une dimension supplémentaire pour sortir du silence, de l’oubli et pour exorciser, autant que possible, ce qui a été enfoui dans les souvenirs » (Peysson-Zeiss, 2019, p. 73) et réhabilitent « ceux qui n’ont plus ni histoire ni visage et ont été pour ainsi dire victimes d’une double peine » (Dubey, 2015, p. 41). En interrogeant les rapports complexes et réciproques qui lient les générations, ces corpus d’images s’inscrivent dans des luttes contre l’amnésie, pour le devoir de vérité (Wagniart et Mabon, 2018) et pour la reconnaissance de victimes, de personnes rescapées, de massacres, de minorités et de groupes ethniques dans divers contextes culturels et historiques. Ils participent souvent d’une transmission transgénérationnelle et intergénérationnelle[12]. Ils donnent lieu également à des innovations mémorielles (mémoire individuelle, mémoire familiale, mémoire intergénérationnelle, mémoire culturelle, mémoire collective, mémoire civilisationnelle[13], etc.) et à la création de nouvelles formes d’archives (Hirsch, 2012; Peysson-Zeiss, 2019) propices à l’analyse et aux interprétations. De ce point de vue, cette pluralité d’altérités et de vécus expérientiels résolument en lien avec la mort offre l’occasion de découvrir des dimensions dissimulées de l’expérience humaine, de renouveler notre perception des mortes et des morts ou de la mort (cohabitation, mort-agression, mort-danger, mort-ennemie, mort-sacrificielle, etc.) et d’examiner avec une grande acuité les reconfigurations entre vie, mort, finitude à l’échelle à la fois individuelle (intime, singulière, subjective, sensible, voire autobiographique) et collective (publique, institutionnelle). Des liens se dessinent entre la fonction médiatrice, entre les vivants et les morts, de ces images et leur potentialité thérapeutique, voire cathartique ou comme support de deuil (Morel, 2010), lors des processus de création et d’exposition.

Dans ce numéro, la mémoire des victimes du franquisme au XXIᵉ siècle trouve un traitement caractéristique. Dans son article intitulé « L’usage politique des photos de victimes du franquisme par les associations mémorialistes en Galice », Eléonore Haddioui s’interroge sur ce qu’expriment les photos-portraits de personnes disparues sous le régime répressif de cette dictature. Minimales, composées d’un visage et d’un nom, ces photos-portraits pointent moins le fait que les êtres ont disparu que « la disparition mémorielle, la mort sociale, la honte et le secret accumulé durant des décennies ». Ces images forment un moyen de rendre visible une amnésie stratégique et politique, et participent ainsi à rompre le silence consensuel jusque-là dominant. Dans un autre registre, le cinéma espagnol redonne aujourd’hui une place aux disparus sous le régime de Franco. Sabrina Grillo, dans son article « Mémoire et narration de la mort dans le cinéma espagnol du 21e siècle », parle d’un véritable « retour de mémoire ». Qu’il soit fictionnel ou documentaire, le cinéma espagnol fait place à un retour des morts, aux victimes trop longtemps oubliées, et participe au devoir de mémoire. Dans son corpus, Grillo donne en exemple le film d’horreur Malnazidos (Caldera et Toro, 2020). Celui-ci métaphorise les postures d’enfermement psychiques à l’égard de la période sombre de l’histoire espagnole et sa mise en scène de zombies ou morts-vivants figure le « retour du refoulé ». Le choix de l’horreur et du fantastique invite à s’interroger sur ce que ces « revenants » nous apprennent au sujet des morts véritables. Comme le montre Grillo, ramenant les morts à la vie par le biais de nouveaux codes esthétiques et narratifs dérivés de la culture populaire, le film peut être vu comme un moyen de corriger auprès d’un large public une lacune de la mémoire collective.

Innovations technologiques

Enfin, le désir de représenter la mort ou les mortes et les morts s’accompagne parfois de recherches et de développements technologiques et médiatiques de pointe faisant émerger de nouvelles formes d’images. Si, comme l’énoncent Philippe Baudouin et Mireille Berton, « à défaut de parvenir à créer un outil permettant de communiquer avec l’au-delà – un rêve longtemps caressé par Thomas A. Edison – on inventa le phonographe et le cinématographe » (2015, p. 68), quel rôle la mort tient-elle dans les « innovations » techniques visuelles à la fois passées et au XXIe siècle?

Grand événement mondial mortifère du XXIe siècle, on ne peut passer à côté de la pandémie de COVID-19 et des innovations visuelles qu’elle a suscitées : la mort de millions de personnes atteintes par la maladie a généré une prolifération d’images commémoratives et a renouvelé des formes techniques de mémorialisation plus anciennes. Mouloud Boukala et Joseph Josy Levy enquêtent, dans leur article intitulé « La mémorialisation numérique et tangible de la pandémie de la COVID-19 », sur la diversité des pratiques et des techniques numériques visant à rendre hommage aux défunts. Ils dressent un inventaire de techniques analogiques et numériques coexistantes. Dans le domaine du numérique, les auteurs repèrent, par exemple, les « cathédrales numériques », remédiation en ligne des autels que l’on peut trouver dans certaines églises. Les dépôts de photographie du défunt et d’un cierge ont laissé place à des microprofils numériques associant un portrait photographique, un nom, les dates biographiques et une épitaphe. Parmi la variété des pratiques, les hommages individuels, par le biais de « livres de souvenirs » et de plateformes de témoignages numériques, côtoient les hommages collectifs symbolisés par des lieux commémoratifs dont des cartes visuelles interactives rendent comptent. Boukala et Levy montrent avec précision comment les moyens commémoratifs du passé et du présent se rencontrent et évoluent.

Dans un tout autre domaine, l’industrie numérique de la vie après la mort (Öhman et Floridi, 2017) présente quelques cas inédits. On peut penser à la création d’images interactives de « personnes défuntes », tant inconnues que célèbres, en réalité virtuelle, en hologramme ou en avatar dits intelligents (Bassett, 2018; Savin-Baden et Burden, 2019; Caccamo, 2021; Özdemir et al., 2021).

Les travaux d’Isabelle Lemelin dans son article « Dimensions in Testimony : illusion holographique et interaction par-delà la mort » se penchent justement sur un cas muséal impliquant ce type de technologies : la chercheuse s’intéresse au projet de modélisation d’hologrammes de témoins survivants de l’Holocauste réalisé par l’USC Shoah Foundation. Ce projet repose sur une technologie holographique interactive visant à créer une « copie » plus ou moins conforme de survivants de la Shoah avec laquelle il est possible de « dialoguer » lors d’une visite au musée. Le public est invité à poser des questions en langage naturel à ce nouveau type de témoin répliqué en 3D. Cet exploit technique permet-il une véritable réflexion critique sur la Shoah et favorise-t-il la transmission de la mémoire? Par son aspect dialogique, aide-t-il les nouvelles générations à mieux comprendre l’expérience des survivantes et des survivants? Et par ses illusions et son côté spectaculaire, la technologie contribue-t-elle à une dévalorisation de ce type de témoignages si précieux? Autant d’interrogations importantes qui émaillent la réflexion de Lemelin.

Outre cet exemple présent dans les musées aux États-Unis et bientôt au Musée de l’Holocauste de Montréal, les cas de « recréation » de personnes sont de plus en plus nombreux. Par exemple, la série documentaire sud-coréenne Meeting You (Kim, Kim et Cho, 2020) présente des « retrouvailles » d’un nouveau genre dans un environnement en réalité virtuelle. Dans l’épisode intitulé « Meeting Na-yeon », une mère interagit avec une image virtuelle de son enfant défunt. Celui-ci, mort à l’âge de sept ans, est « ramené à la vie » de l’une des façons les plus immersives qui soit et sous un mode spectacularisant et pathétique. Plus récemment, l’entreprise israélienne D-ID a lancé une campagne-choc intitulée « Listen to Our Voices » dans le cadre de la Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes, où à l’aide d’une intelligence artificielle (IA) cinq « deepfakes » de défuntes, mortes de violence domestique, interpellent l’auditoire par l’image et le son d’une vidéo, exigent que leur voix soit écoutée et insistent sur l’importance de demander de l’aide dans les situations de violence[14]. On ne compte plus par ailleurs le nombre de recréations de célébrités décédées au cinéma, à la télévision ou plus largement dans les industries culturelles grâce à l’IA ou aux hologrammes (Jones, Bennett et Cross, 2015; Ralph, Jesús et Palmié, 2017; Heugas, 2021)[15].

Ces formes d’images soulèvent des enjeux juridiques et éthiques (consentement post mortem, droit à l’image et mise au travail après la mort, capitalisme affectif, difficultés à faire le deuil, etc.). Elles réinvestissent aussi des problématiques bien connues posées par les images (vérité de l’image, image-spectacle, simulacre, représentabilité, etc.). Les rapports entre mort et images, en particulier interactives, nous invitent à penser la manière dont ces « nouvelles » images déploient des procédés techniques particuliers dédiés à représenter les morts et participent à transformer nos représentations sociales.