Article body

Le suicide est une problématique qui s’inscrit dans un large contexte d’interactions entre la personne, sa famille et son entourage. La perte d’un proche par suicide peut être une expérience bouleversante, susceptible d’engendrer des répercussions négatives à long terme sur la vie sociale et la santé physique et mentale des personnes endeuillées (Maple et al., 2017; Pitman et al., 2014). La prévalence de l’exposition au suicide chez les adultes au cours de la dernière année a été estimée à 3,8 % et à 24,7 % au cours de la vie (Andriessen et al., 2017). Toutefois, le suicide chez les personnes vieillissantes et ses impacts sur les endeuillés sont des domaines très négligés par les chercheurs (Lapierre, 2022; Lapierre et al., 2011), et ce, malgré le vieillissement actuel de la population. Pourtant, cette problématique devrait être abordée, notamment afin de prévenir ses effets négatifs sur l’entourage.

Le Québec connaît d’importants changements démographiques. Le nombre de personnes aînées ne cesse de croître. En 2017, sur 8,4 millions de Québécois, on comptait 3,4 millions de personnes âgées de 50 ans ou plus, et 1,6 million de personnes âgées de 65 ans ou plus. La population du Québec vieillit rapidement (Gouvernement du Québec, 2018). De plus, en 2020, le taux de mortalité par suicide était de 12,3 % pour l’ensemble de la population. Le taux de suicide était le plus élevé parmi le groupe des personnes de 50 à 64 ans. Ainsi, le taux était de 28,5 % chez les hommes et de 8,9 % chez les femmes. (Levesque et Perron, 2023). Ce groupe d’âge est le plus à risque de suicide, ce qui pourrait s’aggraver lorsque ces personnes auront à faire face aux pertes associées au vieillissement.

Avec le vieillissement de la population québécoise, les défis associés à la vieillesse et à la fin de la vie seront invariablement au centre des préoccupations d’un nombre croissant de personnes de cette tranche d’âge. Dans une société où ne sont valorisés que ceux qui possèdent les attributs de la jeunesse (productivité, dynamisme), la représentation négative de la vieillesse amène la population à la redouter et, souvent, à la percevoir comme un problème pour la société (Ennuyer, 2020). D’ailleurs, ce groupe d’âge est si important que son expérience du vieillissement affectera profondément la façon dont les personnes âgées vivent et meurent dans notre société (Balasubramaniam, 2018). En effet, les études sur ce groupe d’âge indiquent que ceux-ci valorisent la jeunesse, l’épanouissement personnel et la capacité de rester actifs après la retraite, qu’ils ont généralement des attitudes négatives à l’égard du vieillissement (McCue, 2017) et qu’ils recherchent l’autonomie et l’indépendance (Bonvalet et al., 2013). C’est aussi un groupe qui consomme régulièrement de l’alcool et près du tiers (27,7 %) dépasse au moins une des limites de consommation d’alcool à faible risque recommandées par la Coalition canadienne pour la santé mentale des personnes âgées (Bergeron et al., 2020). De plus, les troubles liés à la consommation d’alcool sont fortement associés au suicide chez ces personnes (Edwards et al., 2020). Cette combinaison de facteurs pourrait expliquer que l’on trouve dans une proportion plus élevée de ce groupe d’âge des personnes qui expriment le souhait de mettre fin à leurs jours selon leurs propres conditions (McCue, 2017). Par le fait même, le nombre d’endeuillés par le suicide des personnes de ce groupe d’âge serait aussi susceptible d’augmenter. Pourtant, malgré tous ces arguments, peu d’études ont étudié l’impact du suicide d’une personne vieillissante sur ses proches (Cerel et al., 2008), et aucune n’a examiné les conséquences du suicide d’un parent âgé entre 50 et 64 ans sur ses enfants.

Le deuil par suicide est associé à un risque accru de deuil compliqué ainsi qu’à des risques élevés de dépression, de troubles anxieux, d’hospitalisation en psychiatrie et de décès par suicide (Pitman et al., 2014; Young et al., 2012). Bien que toutes les personnes qui vivent un deuil (quel que soit le type de mort) rapportent de la maladresse sociale et des attitudes négatives de la part d’autrui (blâme, fascination morbide, pitié), les endeuillés par suicide vivent davantage de stigmatisation (Pitman et al., 2018), cette dernière étant associée à une détresse psychosociale et à un risque plus élevé d’idées et de comportements suicidaires (Pitman et al., 2017; Scocco et al., 2017). Les endeuillés par suicide peuvent également être affectés sur le plan social; ainsi certains se retirent des interactions sociales, ressentent de la honte, de l’embarras, de la culpabilité et ont une propension à dissimuler la mort de leur proche aux autres (Chapple et al., 2015; Hanschmidt et al., 2016; Peters et al., 2016; Pitman et al., 2016). L’incapacité à trouver un sens à un décès par suicide engendre également diverses émotions telles que le blâme de soi ou des autres, la culpabilité et le vide (Shields et al., 2017).

Les études sur les conséquences du suicide parental chez les enfants adultes sont rares. Néanmoins, Brent et al. (2009) montrent que les jeunes (M = 15,0 ans) qui perdent un parent (M = 43,7 ans) par suicide sont vulnérables à la dépression et à l’abus d’alcool ou de substances au cours de la deuxième année suivant la perte. D’autres études indiquent que le niveau de risque de comportements suicidaires est élevé chez les enfants adultes (M = 20,4 ans) qui perdent un parent par suicide (Ranning et al., 2022). Bien que ces résultats ne soient pas spécifiques aux personnes endeuillées par le suicide d’un parent âgé entre 50 et 64 ans, ils mettent en évidence la nécessité d’examiner l’expérience vécue par les personnes endeuillées à la suite du suicide parental, d’où la pertinence de la présente étude.

Avec la rareté des études sur le sujet, il n’est pas clair si les enfants adultes qui ont vécu le suicide d’un parent vieillissant souffrent d’expériences et de conséquences similaires ou différentes de celles rapportées dans les études avec d’autres groupes de personnes endeuillées, et s’ils ont besoin d’un soutien particulier. Il semble toutefois nécessaire de mieux comprendre les conséquences psychologiques et psychopathologiques de la perte d’un proche par suicide (Bellini et al., 2018) et de combler cette lacune dans la recherche. Ainsi, l’objectif de l’étude actuelle est d’identifier ce qui caractérise l’expérience des adultes endeuillés par le suicide d’un parent âgé entre 50 et 64 ans.

Méthode. Conception de l’étude

Étant donné le peu d’études sur les endeuillés par suicide d’un membre plus âgé de la famille (Cerel et al., 2008; Figueiredo et al., 2012; Harwood et al., 2002), une approche qualitative a été menée afin d’examiner l’expérience psychosociale des survivants à la suite de cet événement (Hjelmeland et Knizek, 2010). L’entrevue a été considérée comme pertinente pour obtenir des données détaillées. En effet, une étude pilote a permis de tester la pertinence des questions de l’entrevue semi-structurée qui visait à recueillir de l’information sur l’expérience des participants (Michaud-Dumont et al., 2020).

Tous les participants potentiels de la présente étude devaient avoir perdu par suicide un parent âgé entre 50 et 64 ans. D’autres critères de sélection ont été établis pour s’assurer que les participants potentiels ne soient pas trop vulnérables : ils devaient être âgés de 18 ans ou plus et ne pouvaient pas présenter d’idées suicidaires ou de dépression significative en lien avec le suicide de leur proche, selon les résultats du Questionnaire sur la santé des patients (QSP-9) décrit ci-après. De plus, pour que les participants soient inclus dans l’étude, le suicide devait avoir eu lieu depuis plus de deux ans.

Considérations éthiques

Cette recherche a été approuvée par le Comité d’éthique de la recherche avec des êtres humains de l’Université du Québec à Trois-Rivières, et différentes stratégies ont été planifiées pour minimiser les risques pour les participants étant donné que les thèmes du deuil et du suicide sont très sensibles et que les personnes touchées sont extrêmement vulnérables. Le risque majeur associé à cette étude concerne la réactivation des souvenirs douloureux et l’inconfort causé par certaines questions. Bien que certaines personnes endeuillées puissent trouver l’entrevue difficile et même bouleversante, il convient de noter que des études antérieures ont conclu que les participants évaluent habituellement ce type d’entrevue positivement et le trouvent utile (Andriessen et al., 2018; Dyregrov et al., 2011; Michaud-Dumont et al., 2020).

Un plan de sécurité a également été formulé pour protéger les participants. L’intervieweuse a accordé une attention particulière aux signes de deuil compliqué, de stress excessif ou d’idées suicidaires pendant la rencontre, et elle a posé des questions sur l’état émotionnel des participants à la fin de l’entrevue. À la fin de l’entrevue, les coordonnées de diverses ressources psychosociales qui pourraient soutenir les participants dans leur deuil leur ont été remises, comme celles de la clinique psychologique de l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR) et du Centre de prévention du suicide.

Procédure

Comme recommandé dans l’étude pilote interne, les méthodes de recrutement ont été diversifiées afin de maximiser le nombre de participants et de s’assurer d’atteindre la saturation dans les données (Michaud-Dumont et al., 2020). Ainsi, les participants ont été recrutés grâce à la technique boule de neige, c’est-à-dire par l’utilisation des contacts individuels ou professionnels des chercheurs. De plus, certains participants ont informé, de leur propre initiative, les membres de leur fratrie de l’existence de l’étude. De plus, des affiches placées dans les espaces publics de l’UQTR et de la ville de Trois-Rivières, et des publicités sur les pages Facebook d’associations universitaires et des centres de prévention du suicide ont aussi été utilisées pour le recrutement. Les personnes qui ont manifesté de l’intérêt pour l’étude étaient contactées pour un premier entretien téléphonique où la chercheuse principale leur communiquait l’objectif de la recherche, la durée et la nature de leur participation ainsi que les avantages et les risques potentiels de leur implication. Ce premier contact a également conduit à la vérification des critères d’inclusion et d’exclusion. Il est à noter que quatre participants ont été exclus parce que leur parent avait moins de 50 ans au moment du décès. Ces personnes ont reçu des informations sur le centre de prévention du suicide de leur région, au cas où elles en auraient besoin.

Le QSP-9, comportant neuf questions et validé en français, a été utilisé pour dépister la dépression et les idées suicidaires (Institut national d’excellence en santé et en services sociaux, 2015). Le QSP-9 a 77 % de sensibilité et 85 % de spécificité (Manea et al., 2015). La question 9 permet de vérifier la présence d’idées suicidaires tandis qu’un score supérieur à 4 aurait indiqué une dépression minimale. Ces informations auraient engendré une investigation plus approfondie par la chercheuse principale de l’état mental du participant potentiel. Toutefois, aucune personne n’a été exclue sur la base du QSP-9. Par la suite, une date a été fixée pour un entretien individuel semi-structuré. Il est important de noter que les participants ont été recrutés dans la population générale sur deux périodes. La première période de recrutement a eu lieu à l’été 2019 (n = 3) et les entrevues se déroulaient alors en face à face dans un local de l’UQTR. Comme l’échantillon était insuffisant pour atteindre la saturation des données, une seconde période de recrutement a eu lieu à l’été 2020 (n = 11). Toutefois, les exigences de distanciation sociale associées à la pandémie de la COVID-19 ont nécessité de faire les entrevues en mode virtuel. Le recrutement complet s’est donc déroulé sur une période de 14 mois, soit de juin 2019 à août 2020.

Avant d’être interviewés, les participants ont signé un formulaire de consentement. Aucun participant n’a reçu de compensation monétaire pour sa participation à l’étude. L’entrevue comportait treize questions visant à inciter les participants à raconter leur expérience et à exprimer leurs pensées et leurs émotions concernant le suicide de leur parent. Il a été développé par la chercheuse principale sur la base de recherches existantes sur les endeuillés par le suicide. Lorsqu’un participant exprimait des émotions intenses, la chercheuse a fait preuve d’empathie et a ralenti le rythme de l’entretien pour lui laisser le temps nécessaire pour communiquer. Des notes de terrain ont été prises par la chercheuse tout au long de l’entretien afin d’identifier les idées principales et d’interroger davantage le participant sur son expérience. Les entretiens ont duré entre 33 et 102 minutes (voir Tableau 1) avec une moyenne de 65,3 minutes. Un code numérique a été attribué à chaque participant pour assurer l’anonymat.

Participants

L’échantillon de la présente étude est composé de 14 adultes (2 hommes et 12 femmes) qui ont perdu un parent qui était âgé entre 50 et 64 ans au moment du suicide. Les participants étaient âgés entre 10 et 34 ans au moment de la perte (M = 23 ans). Le délai entre le décès par suicide et l’entrevue variait de 2 à 36 années (M = 17,7 années). Lors des entretiens, les participants étaient maintenant âgés en moyenne de 41,4 ans. Le défunt était le père (n = 9) ou la mère (n = 5). Le Tableau 1 présente quelques renseignements sur la nature de la relation entre les personnes endeuillées et les personnes décédées et leurs caractéristiques démographiques. À noter que les participantes 12, 13 et 14 sont une fratrie, tout comme les participants 8 et 10 ainsi que 1 et 3.

Tableau 1

Caractéristiques des participants

Caractéristiques des participants

-> See the list of tables

Analyse des données

Une méthode inductive a été choisie pour l’analyse des données, car les recherches actuelles sur les adultes endeuillés par le suicide d’un parent vieillissant sont rares (Thomas, 2006). Cette méthode conventionnelle présente l’avantage de produire des connaissances fiables grâce à un examen approfondi d’un nombre limité de cas (Miles et al., 2018). Tout d’abord, les entrevues ont été enregistrées et entièrement transcrites. Néanmoins, les verbatim n’ont pas été retournés aux participants pour commentaires ou corrections principalement en raison de contraintes pratiques (durée limitée du programme de doctorat, recrutement de plusieurs participants simultanément). Des efforts ont été faits dans le but de préserver le sens original en rapportant complètement et de façon précise les déclarations des participants, y compris les pauses et le ton. Ensuite, une analyse thématique du contenu des entretiens a été réalisée en suivant le guide suggéré par Braun et Clarke (2006).

Des lectures répétées et immersives des transcriptions textuelles ont conduit à l’identification de thèmes récurrents, qui ont été codés à l’aide du logiciel d’analyse qualitative NVivo 12, car il facilite l’émergence de réflexions préliminaires sur les cas et permet de développer des liens entre les catégories et les thèmes initiaux (Bengtsson, 2016). Par conséquent, l’analyse a débuté par l’attribution de codes généraux aux données, suivie de la construction d’un deuxième cycle de codes sur les codes généraux initiaux et de leur regroupement en catégories ou thèmes significatifs (Kleinheksel et al., 2020). Les thèmes ont ensuite été discutés et affinés avec le superviseur de la thèse pour établir un accord inter-juges, augmentant ainsi la fiabilité des données pouvant être obtenues (Malmqvist et al., 2019). Après de multiples discussions, les auteurs sont parvenus à un degré élevé de consensus.

Résultats

La question de recherche était la suivante : qu’est-ce qui caractérise l’expérience des endeuillés par suicide d’un parent âgé entre 50 et 64 ans? L’analyse thématique des entretiens semi-structurés a révélé cinq thèmes principaux en réponse à cette question : (1) le choc et la désorganisation; (2) l’adaptation et les changements; (3) la transmission intergénérationnelle du suicide; (4) les défis interpersonnels et sociaux; et (5) la perception du vieillissement et l’aide médicale à mourir (AMM) comme solution. Deux thèmes mineurs sont aussi ressortis : (1) trouver la cause du suicide; et (2) une plaie toujours susceptible de s’ouvrir.

Thème 1 – Le choc et la désorganisation

Le deuil des participants semble se dérouler selon certaines étapes. Dans un premier temps, les participants parlent de la journée même du suicide et de l’annonce de ce dernier. Plusieurs ont immédiatement compris que leur proche s’était suicidé, et ce, à la simple vue de leur famille, des policiers ou de l’expression de leur entourage. Certains participants ont des souvenirs très clairs de cette journée, alors que d’autres disent avoir oublié des détails ou des évènements de la journée et des jours qui ont suivi : « Tsé, c’est comme si t’avais pris le breaker là, pis off […]. J’te jure, à partir de là, je me rappelle plus de la journée jusqu’au lendemain, j’me rappelle pas. Ça a fermé là, là. J’le croyais pas. » (Participant 3, suicide du père). Dans tous les cas, la majorité des participants décrivent le choc et le sentiment d’être déconnecté :

La première [émotion] je pense que c’est le déni. C’est… tu ne veux pas y croire. C’est comme gros à encaisser. Je n’ai pas dormi de la nuit, j’ai eu des maux de coeur pas possible. Pis ça fait comme, un, un choc, ça te prend une couple de jours avant de te regrounder, pour dire, bon il sera pu là. Pis là, ma vie vient de changer radicalement.

Participante 1, suicide du père

Dans les semaines suivantes, les participants rapportent avoir vécu une désorganisation, marquée par diverses émotions négatives et des conséquences à tous les niveaux, soit psychologique, familial, social, professionnel et fonctionnel. Parmi les conséquences les plus fréquemment rapportées par les participants, on retrouve une perte d’intérêt pour leurs activités, des difficultés à se concentrer dans le quotidien, des dépenses excessives dans les bars et les restaurants, des heures excessives au travail, des symptômes dépressifs, des cauchemars et une consommation accrue d’alcool et de drogues.

De plus, plusieurs indiquent que le suicide de leur proche a été non seulement le déclencheur de discordes familiales, mais également d’une rupture entre certains membres, particulièrement avec ceux de la famille élargie. Contrairement aux croyances populaires, les membres de la famille ne s’unissent pas toujours d’emblée pour faire face à la souffrance. Lorsque certains membres de la famille ne réagissent pas de la même façon, n’ont pas la même interprétation du geste, que la gestion de l’héritage est difficile ou que certains d’entre eux attribuent la responsabilité du suicide à autrui, il arrive qu’ils se distancient les uns des autres.

Sur le plan émotionnel, les participants parlent de tristesse, de colère, de culpabilité, de surprise, de regret et de honte. La tristesse a été exprimée par l’ensemble des participants. Certains ressentaient de la peine et de l’empathie pour leur proche qui souffrait au point de s’enlever la vie. Les participants qui ont perdu leur proche à un plus jeune âge parlent beaucoup d’un sentiment d’abandon, les amenant à percevoir le geste comme un acte égoïste démontrant une insensibilité du parent aux besoins de son ou de ses enfants : « Elle a pensé juste à elle quand elle a faite ça […] J’y en voulais. Vraiment là, je lui en ai voulu un bout. Je pouvais pas comprendre qu’est-ce, pourquoi elle avait fait ça malgré tout, tsé. » (Participante 12, suicide de la mère). En ce sens, la colère est une émotion rapportée par plusieurs participants, et ce, à différents moments dans le deuil et à différents égards : contre le proche pour ne pas avoir pensé à son entourage, pour ne pas avoir parlé de sa souffrance et avoir abandonné sa famille; contre eux-mêmes pour ne pas avoir vu les signes; contre l’entourage auquel les participants attribuent parfois la responsabilité du suicide.

Par ailleurs, lorsque le proche avait effectué des tentatives de suicide par le passé et présentait plusieurs difficultés (maladie mentale, alcool, humeur dépressive), il arrive que les participants ressentent un certain soulagement lors de son décès :

Des fois, j’ai un peu de la... Je me sens mal de dire ça là, ce que je vais dire, mais ça m’a libérée [le suicide de son proche]. Un fardeau, un stress, et je ne veux pas dire que ma mère, c’est un fardeau, ce n’est pas ça que je dis, mais au moins, je n’ai plus le stress de me dire qu’est-ce qui va se passer si je pars, qu’est-ce que.... Parce que là, c’est fait, et ça ne peut pas arriver une deuxième fois […] Donc là au moins, je suis comme libre de ça. Et ça, c’est comme la seule chose positive que je trouve.

Participante 11, suicide de la mère

Quelques participants parlent aussi de regrets qui sont encore présents au moment de l’entrevue : « Ça fait 10 ans, 11 ans, pis tsé, aujourd’hui, mettons que ça arriverait aujourd’hui, j’aurais repris la maison, j’aurais racheté sa maison, j’aurais racheté sa business, […] J’me dis criss que j’aurais dû, tsé. » (Participant 3, suicide du père).

Thème mineur – Trouver la cause du suicide

Dans les premiers mois, tous les endeuillés tentent de faire du sens avec le décès de leur parent, notamment en établissant les raisons qui auraient pu mener à son suicide. Nombreux sont ceux ayant nommé la maladie mentale (comme la dépression et l’alcoolisme) et le refus de recevoir de l’aide comme principales raisons du suicide de leur proche. Ces problèmes s’accompagnaient aussi d’isolement, de l’arrêt de la médication et d’une diminution de l’estime personnelle : « Oui, mais à la fin, les dernières années, la dernière année avant de se suicider, il était très dépressif. Et là, y’avait rien à faire, il ne voulait pas aller en psychiatrie, il ne voulait pas rencontrer, il ne voulait pas, il ne voulait pas dire ses secrets. » (Participante 9, suicide du père).

Différents problèmes relationnels ont également été rapportés par plusieurs participants pour expliquer le suicide de leur proche. Une séparation ou un divorce ainsi qu’une dispute familiale récente faisaient partie des principales raisons évoquées : « Je pense que c’est vraiment, que c’est la séparation qui a été le bout de tout. » (Participante 5, suicide du père). Cependant, à la différence d’endeuillés ayant vécu le suicide d’un proche ayant moins de 50 ans, les participants évoquent plusieurs raisons en lien avec le vieillissement et les différentes pertes et changements qui y sont associés. Plusieurs disent que leur proche n’acceptait pas de vieillir. Que ce soit la perte d’un emploi ou le départ à la retraite, les participants considèrent que leur proche vivait une perte de repères qui aurait mené au suicide : « Le fait qu’il était en plein changement de vie, de, de, bin de vie… C’est parce que, tsé, il a comme pris sa retraite au mois de juin, bin… ouin, c’est ça, juin. Ce qui fait que, tsé… Ton identité change là. » (Participante 2, suicide du père).

Selon certains participants, la génération de leur parent est orgueilleuse, peu encline à aller chercher de l’aide dans les moments difficiles et n’a pas tendance à montrer ses émotions. Les participants attribuent en partie le suicide de leur proche à un ensemble de facteurs générationnels.

Immanquablement, en cherchant les causes du suicide de leur proche, les participants ont été amenés à se questionner sur leur propre responsabilité. Ils s’en veulent de ne pas avoir vu les signes et de ne pas avoir tenté de faire quelque chose pour prévenir le suicide de leur parent. Plusieurs ont repassé maintes fois dans leur tête les derniers évènements avant le suicide afin de se remémorer leurs actions et ce qu’ils auraient pu faire différemment, engendrant ainsi de la culpabilité. Certains cherchaient également un responsable dans leur entourage : « Je pense que ça prend un responsable pour se déresponsabiliser. Parce que tu te sens tellement coupable, donc si tu es capable de rejeter la faute sur quelqu’un d’autre, et bien c’est un peu moins de ta faute. » (Participante 4, suicide du père).

Thème 2 – L’adaptation et les changements

Afin de s’adapter à cette épreuve, les participants évoquent plusieurs éléments qui ont facilité leur deuil et leur ont permis de cheminer. De manière unanime, ils indiquent que le soutien de leur entourage a été crucial et essentiel, que ce soit le soutien du conjoint, des amis, de la famille et parfois des collègues. Parler de leur parent et de son suicide avec l’entourage a été bénéfique pour les participants. D’ailleurs, un soutien professionnel et spécialisé a aussi été mentionné par plusieurs comme étant salutaire; consultations psychologiques, groupes de soutien et services des organismes en prévention du suicide sont parmi les quelques ressources nommées. Toutefois, quelques participants affirment que les consultations psychologiques n’ont pas été aidantes pour eux (professionnel non spécialisé, sentiment de ne pas progresser).

Il est intéressant de constater que la spiritualité est fréquemment mentionnée, et sous différentes formes, dans le discours des participants. Celle-ci leur a permis de s’adapter à leur perte et de faire du sens avec le suicide de leur parent. L’impression que leur proche les regarde « d’en haut », les protège et veille sur eux est aidante pour les endeuillés. La spiritualité permet aux participants de garder vivant le souvenir de leur proche; certains continuent de lui parler comme s’il était présent ou de rêver à lui. Pour les participants, ces différents éléments constituent une manière de cheminer dans leur deuil et de résoudre certaines choses : « Et je le voyais dans mes rêves qu’il était en paix, mais je pense que juste ça, je me réveillais et c’était comme une autre partie du deuil qui se faisait. » (Participant 8, suicide du père).

Éventuellement, au fil des mois, plusieurs participants ont effectué différents changements dans leur vie et en sont arrivés à tirer du positif de cette épreuve bouleversante. Certains adoptent une vision optimiste de leur futur :

Je fais quoi avec ça [le suicide de mon père]? Est-ce que je fais du surplace, puis je pleure pendant des années, ou je le prends, puis… Je me construis quelque chose de super positif, super fort, pour montrer qu’il n’y a pas juste ça qui peut se passer, même si ça t’arrive, tu peux continuer, tu peux avoir une bonne vie quand même.

Participante 7, suicide du père

Les conséquences positives exprimées par les participants sont diverses : s’impliquer dans des organismes pour la prévention du suicide, être plus à l’écoute des autres, chercher à déconstruire les tabous entourant la santé mentale et le suicide et se rapprocher de ses amis. Pour certains, l’événement a aussi engendré des conséquences positives sur l’unité familiale. En effet, le décès a été une occasion de se rapprocher de leur fratrie, de leur autre parent ou de leur parenté éloignée et de tisser des liens plus forts. Devant l’adversité, certains ont pris conscience de la valeur de la famille, les amenant à s’unir davantage :

Je me suis rapprochée de mon frère par exemple. On est devenus très liés, cela a comme créé une relation qui continue à évoluer. Parce que je disais que moi je ne parle pas dans la vie, que je ne parlais pas à mon frère, que je ne parlais pas à ma mère, que je ne parlais pas à personne, mais là il m’est arrivé quelque chose, genre il y a deux semaines, et pour la première fois dans ma vie, j’ai appelé mon frère en pleurant. Ouais, donc ça, ça… Et moi ça, quand ça l’arrive, et bien je suis capable de me dire et bien caline au moins ça l’a eu du bon, au moins il y a ressorti, il peut ressortir du bon de ça [le suicide de mon père].

Participante 4, suicide du père

Plusieurs endeuillés (n = 10) décrivent comment le suicide de leur proche les a amenés à réévaluer leur vie et la manière de l’aborder ainsi qu’à effectuer un changement dans leurs valeurs personnelles. Parce que le suicide de leur parent les a amenés à réaliser que la vie est courte, les participants mentionnent qu’ils ont appris à s’écouter davantage, qu’ils sont moins influencés par l’opinion des autres, qu’ils vivent plus dans le moment présent et qu’ils apprécient davantage leur vie : « Depuis qu’elle est décédée, il n’y a pas juste du mauvais, oui elle me manque et tout ça, mais j’ai une force que j’ai jamais eue, j’ai un aplomb, j’ai, j’ai pu tant peur de ce que les autres pensent. » (Participante 6, suicide de la mère).

Thème mineur – Une plaie toujours susceptible de s’ouvrir

Néanmoins, la majorité des participants s’entendent pour dire que cette façon de penser plus positive prend un certain temps avant d’émerger : « C’est sûr que là, maintenant j’essaye de focusser plus sur le positif, mais tsé, j’aurais pas fait ça au début là. » (Participante 2, suicide du père). Il n’en demeure pas moins que malgré les conséquences positives qu’ils ont pu identifier, les participants affirment que le suicide de leur proche reste une expérience de vie difficile qui les affectera à jamais :

Je ne pense pas qu’un jour, je vais être complètement guérie. Moi je dis souvent que quand mon père s’est enlevé la vie, et bien il a pris une partie de mon coeur, mais que ça n’allait jamais se refermer, que ça allait toujours rester.

Participante 5, suicide du père

Les participants parlent parfois de « petits traumatismes » qui leur restent en lien avec le suicide de leur proche. Ceci réfère à des phrases, des images ou des situations associées à leur parent qui leur rappelle son suicide. De façon générale, pour certains, le suicide demeure un sujet épineux qui fait remonter des émotions négatives lorsqu’ils en entendent parler, que ce soit dans des livres, à la télévision ou par leur entourage :

Ça m’a rendue beaucoup plus sensible à ça, tsé [au suicide]. Euh... Ça m’a rendue un peu peureuse aussi (Interviewer : dans quel sens?). Bin quand j’entends du monde comme ça là [suicidaire]... Je viens euh... Je panique un peu, tsé. Ça me fait paniquer un peu, tsé j’ai, j’ai peur qu’il fasse un geste qu’ils vont regretter.

Participante 13, suicide de la mère

Par ailleurs, à différents moments significatifs au cours de leur vie (mariage, naissance, petits-enfants qui grandissent), les participants sont nostalgiques et trouvent ces moments plus difficiles, car ils ressentent l’absence de leur proche :

Quand j’ai eu ma fille, j’ai trouvé ça bin dur parce que j’avais pas de... J’avais pas eu vraiment de modèle de parents, j’avais pas eu euh... comment qu’on fait pis tout ça. Pis j’aurais aimé ça qu’elle aurait été là. J’aimerais ça maintenant encore, tsé, souvent, je vais y penser encore, pis je me dis, j’aimerais ça qu’elle voit ma fille, où est-ce qu’elle est rendue.

Participante 12, suicide de la mère

Thème 3 – La transmission intergénérationnelle du suicide

Le processus de transmission intergénérationnelle du suicide apparait dans le discours des participants, à la fois aux plans personnel et familial. Tout d’abord, les participants révèlent qu’il y a eu des comportements suicidaires dans la famille à la suite du suicide de leur parent :

Et puis dans mon entourage proche là, ma soeur elle a voulu se suicider, mes frères ont voulu se suicider […] (Interviewer : Comment vous vous expliquez ça?) Et bien je pense que quand tu ne trouves pas de solution à ton problème et que t’as eu quelqu’un dans ton entourage qui a trouvé ça comme solution, tu te dis que c’est probablement la meilleure solution.

Participante 13, suicide de la mère

Pour une participante, il s’est avéré que le suicide de son parent n’était pas le premier dans la famille. En effet, au moment de l’annonce du suicide de celui-ci, elle a également appris au même moment le suicide précédent d’un autre membre de la parenté, générant ainsi beaucoup de colère chez elle quant au secret et au tabou entourant le suicide : « Quand j’aurai des enfants […], c’est sûr que j’vais leur parler de mon père, de ce qui est arrivé, j’pense que oui, parce que moi ça m’a fait chier à 20 ans, excuse-moi, de savoir que mon grand-père s’était enlevé la vie là. » (Participante 5, suicide du père).

Pour certains, le suicide devenait une option pour eux-mêmes lorsqu’ils se retrouvaient face à des difficultés : « Dans ma phase d’adolescence, oui j’en ai eu des pensées suicidaires, mais je me disais à quoi bon? Tsé, je veux dire, mon père l’a fait, pourquoi pas? » (Participant 8, suicide du père).

L’attitude des participants quant au suicide est variable. Certains affirment que jamais ils ne se suicideront pour ne pas faire vivre cela à leurs proches : « Mais moi, je me suis toujours dit que... jamais, jamais, jamais je vais faire vivre ça à ma fille. Je vais aller me chercher de l’aide avant. » (Participante 12, suicide de la mère). À l’inverse, d’autres craignent de reproduire les mêmes comportements que leur proche dans le futur et d’en arriver à s’enlever la vie également :

Mais j’ai passé par là. J’ai passé par les idées noires aussi […]. Ça l’allait tellement pas bien pis je me disais, bin regarde, j’irais rejoindre ma mère pis euh... Tout ce que je veux, c’est que ça s’arrête là, tsé […]. C’est une petite crainte, tsé je me dis, si je retombe dans une dépression pis toute ça, est-ce que j’va... réavoir ces mêmes idées là au point de... de pu être... tsé, lucide vraiment à 100 %, pis de, de, veut, veut pas, de, de, de passer à l’acte là.

Participante 11, suicide de la mère

Cette idée de transmission des comportements suicidaires des parents vers les enfants suscite également de l’hypervigilance de la part des participants envers les autres membres de leur famille, que ce soient les membres de leur fratrie, leurs propres enfants ou leur autre parent. Les participants décrivent comment ils sont devenus plus protecteurs envers leur entourage et établissent un lien clair entre le suicide de leur proche et leur préoccupation :

Je me rends compte que je faisais un petit peu d’hypervigilance par rapport à ça. Je surveillais mes enfants, et au moindre signe « oh mon dieu je pense qu’il fait une dépression », donc c’est quelque chose qu’il faut défaire parce que quand la personne se suicide, elle quitte et elle n’a pas d’explications. On comprend qu’elle est en détresse, mais on se demande toujours ce que j’aurais pu faire […] Peut-être avec l’arrivée des enfants, c’est là qu’on réalise à quel point ces vies-là dépendent de nous, et puis là attend, j’en ai perdu une, c’est peut-être de ma faute, je ne sais pas. Donc on fait des associations.

Participante 7, suicide du père

Finalement, plusieurs participants expriment de l’inquiétude quant au fait d’aborder avec leurs propres enfants la cause réelle du décès de leur parent. À cause de la possibilité de transmission intergénérationnelle du suicide, il est probable que les participants soient soucieux de bien s’y prendre et de trouver les bons mots. De façon plutôt unanime, les participants trouvent que le sujet du suicide est difficile à aborder et se questionnent sur l’âge auquel il est bon de nommer la cause du décès. Les réactions sont variables : certains participants préfèrent attendre un certain âge avant d’en parler et ont préféré évoquer un autre type de mort que le suicide lorsqu’ils ont annoncé le décès à leurs enfants, alors que d’autres l’ont déjà nommé en insistant toutefois sur l’importance d’aller chercher de l’aide quand cela ne va pas :

Je me dis tôt ou tard, elle allait finir par le savoir [ma fille], donc je ne voulais juste pas y mentir. Et maintenant, elle le sait, et… Je ne veux pas que ça soit tabou comme chez ma mère. Donc quand elle me pose des questions, je lui réponds, et je lui rappelle que [grand-papa] était malade, et... Il n’allait pas bien dans sa tête et il était très malheureux, et... J’essaye vraiment de... Et je trouve qu’en même temps, c’est une opportunité pour moi de lui dire qu’il y a de l’aide qui existe, elle peut aller la chercher, elle peut en parler, et tout ça.

Participante 10, suicide du père

Thème 4 – Les défis interpersonnels et sociaux

Sur le plan social, les participants ont rencontré différents obstacles et défis avec leur entourage proche et élargi. D’abord, quelques-uns (n = 4) ont vécu des conflits avec la famille élargie, notamment en ce qui a trait à la gestion des effets personnels ou des dernières volontés du défunt. Certains membres auraient récupéré des biens dès le décès, laissant la famille proche bredouille. Colère, incompréhension et injustice sont quelques-unes des émotions rapportées par les endeuillés dans ce contexte : « J’me suis levée, je me suis mis sur le lit, je suis partie à lui crier après “toi tu touches à rien, tu pars avec rien, t’as pas le droit de toucher aux affaires à ma mère.” » (Participante 14, suicide de la mère).

De façon générale, les participants indiquent que le suicide demeure un sujet épineux et difficile à aborder avec les autres pour diverses raisons. D’abord, les participants sont d’avis qu’il est impossible pour des gens qui n’ont pas vécu cette expérience de comprendre leur réalité, d’autant plus que le suicide demeure un thème peu discuté dans la société. Par ailleurs, les endeuillés seront sélectifs quant au choix des personnes avec lesquelles ils aborderont le sujet; ils le feront parfois dans certains contextes uniquement ou quand la relation avec la personne évolue. Certains ont parlé de leur expérience parce qu’ils se sentaient forcés de le faire ou simplement parce que l’événement remontait à plusieurs années et qu’ils se sentaient moins vulnérables. Les participants constatent généralement que les gens vivent un malaise à parler de suicide ou ne savent pas quoi dire :

[Les gens] ont des malaises. Automatiquement, ils t’évitent du regard, ils t’regardent pas, ils tournent les yeux, ils regardent à terre, ils… sont pas capables d’affronter ce mot-là. Euh, ben, aussitôt tu dis le mot suicide c’est comme… Il y a tellement encore de tabous autour de ça, c’est hallucinant.

Participante 14, suicide de la mère

Pour certains participants (n = 4), le tabou du suicide persiste aussi dans la famille proche, les amenant à éviter le sujet, bien qu’ils soient conscients qu’il aurait pu être aidant de pouvoir parler du défunt entre eux s’il y avait eu de l’ouverture de la part des autres :

C’est sûr que le suicide en tant que tel, on n’en a pas tant parlé [ma famille et moi] […]. On n’est pas revenu sur ce sujet-là beaucoup et pourtant, je pense que d’en avoir parlé, ça nous aurait aidés parce que, euh, c’était vraiment une épreuve particulière. Mais, euh, ouais y’a peut-être un p’tit tabou qui s’est installé. Je pense qu’on essaie de… d’éviter un peu le sujet.

Participante 7, suicide du père

Toutefois, le thème de la stigmatisation revient dans le discours des participants. Ainsi, les endeuillés ont parfois été amenés à ne pas toujours aborder la cause réelle du décès de leur proche avec leur entourage parce que le suicide demeure tabou et génère de la honte :

Ça l’a pris beaucoup, beaucoup, beaucoup d’années, je te dirais que c’est juste très récemment que j’ai commencé à dire de quoi vraiment mon père était mort […]. Parce que le sentiment de honte m’a quand même habitée longtemps. Et de peur d’être comme, catégorisée ou jugée d’une façon X, alors que dans le fond, ça ne m’appartient pas, ça l’appartient à lui. J’avais peur que ça rejaillisse sur moi.

Participante 10, suicide du père

Thème 5 – La perception du vieillissement et l’aide médicale à mourir (AMM) comme solution

Le suicide de leur parent a amené les participants à réfléchir à leur propre vieillissement, puisque plusieurs avaient associé ce geste à la difficulté de faire face à la vieillesse. La moitié adopte une attitude positive envers l’avance en âge. Ceci est toutefois conditionnel au fait d’être entouré de leurs proches et de leur famille, de conserver leurs capacités et d’avoir des projets. De façon générale, la perspective d’avoir un cercle social et de demeurer actif leur donne de l’espoir et sera essentielle pour les années à venir. Cependant, les participants expriment de nombreuses craintes en lien avec leur propre vieillissement, telles que perdre leur autonomie, avoir un trouble neurocognitif comme la maladie d’Alzheimer, devoir vivre dans un centre d’hébergement et de soins de longue durée (CHSLD) et être malheureux, ce qui les amène à redouter les années à venir. En plus de la crainte de vieillir, certains expriment clairement qu’ils ne souhaitent pas perdre leur dignité et qu’ils préfèreraient être morts plutôt que d’être confrontés à cela :

J’ai peur de vieillir, j’ai peur, je n’ai pas d’enfants, je suis tout seule, j’ai un chum qui m’adore, mais je ne veux pas vieillir dans cette société de fou, où qu’on s’empile dans des centres d’accueil, où on te change pas de couches, et qu’ils te font mourir de faim, fait mourir de soif. […] Si je fais de l’Alzheimer et que je ne vais pas, fais quelque chose. Couche-moi en bas d’un rocher, amène-moi en Gaspésie, perds-moi sur le bord du lac, n’importe quoi, je ne veux juste pas vivre cela, c’est tout.

Participante 14, suicide de la mère

En ce sens, l’AMM serait une solution envisageable pour plusieurs participants pour éviter ou faire face aux différentes problématiques vécues durant la vieillesse. Pour eux, la qualité de vie et la dignité sont primordiales et la perte de celles-ci justifie le fait qu’on ne prolonge pas la vie de quelqu’un :

Moi, je suis pour ça [l’AMM]. Moi, tant qu’à moi là, si je ne suis plus capable d’avoir une qualité de vie […]. Tsé, si je ne suis plus capable de me nourrir, que j’ai besoin de tout le monde, 10 personnes autour de moi pour me faire ma toilette, me nourrir, faire mes commissions, faire mon ménage... Écoute, c’est quoi ma qualité de vie là-dedans? Tsé, juste être assis en avant de la TV là, pis se ronger les sangs là, ce n’est pas une qualité de vie ça là.

Participante 13, suicide de la mère

Toutefois, certains participants précisent que les personnes ayant des maladies mentales ne devraient pas être admissibles à l’AMM, puisqu’elles peuvent être soignées et que la situation est réversible. Pour eux, la question d’élargir l’accès à l’AMM aux personnes ayant une maladie mentale est beaucoup plus complexe et délicate, alors qu’ils considèrent que cela fait davantage de sens pour les maladies physiques ou dégénératives :

L’aide médicale à mourir c’est vraiment pour des gens en fin de vie finalement pis qui a pu de retours possibles, alors que mon père y’en avait un retour possible là. En tout cas, je pense. Il aurait pu vivre heureux, se faire aider… Tsé, je pense pas qu’un jour on va se rendre à l’aide médicale à mourir pour les gens psychologiquement malades là.

Participante 5, suicide du père

De plus, plusieurs participants pensent que même si leur proche avait été admissible, ils ne croient pas qu’il aurait effectué les démarches nécessaires considérant la quantité de documents à compléter et le temps nécessaire pour y parvenir alors que le passage à l’acte est plutôt impulsif :

J’pense qu’il voulait pas que personne le sache de toute façon. Pis j’pense que y’aurais pas pris les, les, les mesures, parce que y’avais un certain orgueil, un « standing » qui vient avec ça, qui va pas nécessairement avec l’aide médicale à mourir […] Tsé, t’iras pas chercher de la paperasse, pis quelqu’un va venir telle date, pis ça va tu marcher, ça va tu pas marcher. Non. C’est genre, j’en ai comme plein mon casque à matin pis après-midi, je serai pu là.

Participante 1, suicide du père

Discussion

La présente étude qualitative visait à identifier ce qui caractérise l’expérience des personnes endeuillées par le suicide d’un parent âgé entre 50 et 64 ans. L’analyse du contenu des entretiens semi-structurés a révélé cinq thèmes principaux : (1) le choc et la désorganisation; (2) l’adaptation et les changements; (3) la transmission intergénérationnelle du suicide; (4) les défis interpersonnels et sociaux; et (5) la perception du vieillissement et l’AMM comme solution. Deux thèmes mineurs sont aussi ressortis, soit (1) trouver la cause du suicide; ainsi que (2) une plaie toujours susceptible de s’ouvrir.

Plusieurs de ces thèmes ont été énoncés dans d’autres études qualitatives réalisées auprès d’endeuillés de différents groupes d’âge (Lee, 2022; Ross et al., 2021; Spillane et al., 2017). En effet, certaines caractéristiques de l’expérience des enfants adultes sont similaires à celles des autres groupes d’endeuillés, comme le choc, la désorganisation, le recours à la spiritualité, les défis interpersonnels et sociaux liés au suicide et la croissance post-traumatique. La transmission intergénérationnelle du suicide et le sentiment d’abandon sont aussi abordés dans les études avec des enfants dont le parent qui s’est suicidé était plus jeune. Toutefois, le fait que le parent qui a mis fin à ses jours ait été âgé entre 50 et 64 ans a fait ressortir des thèmes particuliers associés directement ou indirectement à l’avance en âge : la gestion de l’héritage, l’attribution du suicide à la difficulté du parent à faire face au vieillissement, l’idée que l’AMM puisse être une solution à la perte de qualité de vie et l’anticipation négative de sa propre vieillesse.

Caractéristiques similaires aux autres endeuillés

Le choc et la désorganisation

Après le décès d’un être cher, quelle que soit la cause du décès, les personnes endeuillées peuvent ressentir des émotions intenses et difficiles, comme le choc, la confusion, le déni et la colère (Lee, 2022; Ross et al., 2021; Spillane et al., 2017; Young et al., 2012). Toutefois, ce n’est qu’au fil des jours, des semaines ou même des mois après le décès que la réalité commence à être assimilée et comprise, à la fois sur le plan cognitif et émotionnel, expliquant l’apparition d’un amalgame d’émotions. Cette acceptation de la réalité provoque des sentiments intenses de tristesse, de nostalgie et de vide (Young et al., 2012). En ce qui concerne la colère, tel que souligné dans des études précédentes, cette émotion est courante chez de nombreux endeuillés par suicide; elle peut être dirigée contre la personne décédée (Cerel et al., 2009; Lee, 2022), contre d’autres membres de la famille (Ross et al., 2021), contre Dieu (Jahn et Spencer-Thomas, 2018) ou contre le monde en général (Young et al., 2012). La culpabilité et le blâme de soi-même et de son entourage étaient aussi vécus par les participants (Shields et al., 2017). En somme, il apparait que les endeuillés par suicide d’un parent vieillissant expérimentent plusieurs émotions similaires à celles recensées par les études réalisées auprès d’autres groupes d’endeuillés par suicide.

Le recours à la spiritualité

Comme pour d’autres endeuillés par suicide, la spiritualité a permis aux participants de cheminer dans leur deuil. Que ce soit en continuant de parler à leur parent défunt ou en adoptant la croyance que celui-ci veille sur eux, plusieurs conservent vivante la mémoire de leur proche, ce qui s’apparente à l’idée d’un lien continu entre l’endeuillé et le défunt tel que décrit dans la littérature (Goodall et al., 2022). De plus, cette perspective facilitait le processus de deuil en donnant aux participants l’opportunité de faire du sens avec la mort du proche. C’est d’ailleurs ce que l’étude qualitative de Gall et al. (2015) a mis de l’avant : les croyances en une vie après la mort et les liens continus avec les êtres chers seraient bénéfiques aux personnes endeuillées en les aidant à trouver un sens au suicide.

Toutefois, Gall et al. (2015) rapportent aussi que certaines personnes endeuillées éprouvent des difficultés à concilier la souffrance et la mort de leur être cher avec des opinions religieuses particulières et une croyance spirituelle en Dieu. Les luttes intrapsychiques au plan spirituel peuvent conduire l’individu à la perte de la foi, mais conduisent le plus souvent à l’abandon d’une croyance religieuse spécifique et à une évolution vers une spiritualité plus personnelle. Dans la présente étude, aucun participant n’a exprimé de telles difficultés en lien avec la religion. Il est toutefois possible qu’un biais de sélection explique ce résultat et que les participants qui appartiennent à une religion préfèrent éviter de prendre part à ce genre d’étude à cause de la stigmatisation liée au suicide dans leur religion (Krysinska et al., 2017). De plus, certaines études confirment que, dans certains cas, le suicide du proche n’influence pas la spiritualité et la religion, surtout si la personne endeuillée n’est pas croyante, n’a pas d’appartenance religieuse ou que les questions de spiritualité et de religion après la mort du proche ne surviennent pas (Castelli Dransart, 2018; Jahn et Spencer-Thomas, 2018).

Les défis interpersonnels et sociaux

Les endeuillés ont aussi parlé des multiples défis interpersonnels associés avec le suicide de leur parent. Ils considèrent que le suicide demeure un sujet tabou, que leur entourage montre clairement un malaise à aborder ce thème et que cette gêne se manifeste par des comportements inappropriés ou des paroles inadéquates. Ces différentes situations pourraient d’ailleurs avoir contribué au sentiment qu’ils ne peuvent être compris que par les gens qui ont également vécu un deuil par suicide. Ces résultats sont compatibles avec les études existantes qui montrent le stigma associé au suicide (Cvinar, 2005; Feigelman et al., 2009; Jordan et McIntosh, 2011) et la difficulté à parler aux autres de leur perte à cause de la perception du malaise d’autrui (Peters et al., 2016); ces réactions peuvent mener la personne endeuillée à se sentir isolée (Sudak et al., 2008). Il existe donc une incompatibilité entre le besoin des participants à recevoir du soutien de leur entourage, qui est clairement nommé par tous comme un élément facilitant leur deuil, et le malaise des autres à aborder le sujet, alors que d’en parler pourrait justement aider les endeuillés à faire du sens avec la perte. Les résultats de l’étude montrent que cette situation est aussi vécue par les endeuillés par le suicide d’un parent vieillissant.

Le sentiment d’abandon

Les participants expriment aussi un sentiment d’abandon, ce qui corrobore les résultats des études existantes réalisées auprès de jeunes enfants (Hung et Rabin, 2009; Kuramoto et al., 2009). D’ailleurs, il est intéressant de constater que, dans la présente étude, le sentiment d’abandon ainsi que la colère étaient très présents chez les participants qui avaient perdu leur proche à un plus jeune âge (entre 10 et 19 ans). En effet, les enfants et les adolescents qui ont survécu au suicide d’un parent vivent simultanément deux évènements stressants : la perte d’une personne qui veille à leur bien-être; et le décès par suicide d’une personne significative. Ces jeunes peuvent présenter un risque accru de problèmes de santé mentale (Kuramoto et al., 2009), bien que les études existantes n’aient fourni que des preuves modestes et inconsistantes de l’impact du suicide des parents sur l’état psychiatrique et psychosocial des enfants et adolescents.

La croissance post-traumatique

Bien que le deuil par suicide ait suscité plusieurs conséquences négatives sur les endeuillés, les participants ont tout de même été en mesure de s’adapter à cet évènement au fil du temps. À vrai dire, un processus d’adaptation et de croissance personnelle marque l’expérience de plusieurs participants, celui-ci pouvant s’apparenter à ce qui est décrit dans la littérature comme la croissance post-traumatique (CPT). Cette dernière est un changement positif significatif vécu par une personne à la suite d’événements de vie stressants ou difficiles (Levi-Belz et al., 2021). Toutefois, les processus qui mènent à la CPT dépendent fortement des caractéristiques démographiques, personnelles, interpersonnelles et situationnelles de l’individu (Calhoun et Tedeschi, 2004). En ce sens, Bray (2013) souligne que ce ne sont pas tous les endeuillés qui sortent grandis de leur épreuve traumatique. D’ailleurs, ce ne sont pas tous les participants qui rapportent des changements positifs et certains conservent même des regrets et ne parviennent pas à faire du sens avec la perte plusieurs années après.

Une autre raison possible à l’absence de CPT est liée au type de soutien auquel les endeuillés ont eu accès après le deuil de leur parent. Par ailleurs, l’adaptation à la perte et la croissance subséquente peuvent impliquer chez chaque individu différents niveaux de travail intrapsychique et de soutien social et/ou professionnel (Neimeyer et Sands, 2017; Supiano, 2012). Une recension systématique récente des études à ce sujet (Levi-Belz et al., 2021) a rapporté que la CPT après la perte par suicide était corrélée avec le temps écoulé depuis la perte, les stratégies d’adaptation et la recherche d’aide. Le soutien social perçu et la révélation de soi étaient des variables médiatrices du modèle prédisant la CPT. Ces résultats suggèrent que l’expression des sentiments liés à la mort peut faciliter les processus intrapsychiques. Malheureusement, comme l’ont mentionné plusieurs participants, les échanges autour de la mort de leur proche étaient influencés par les tabous et la stigmatisation entourant le suicide, ce qui a probablement entravé les potentiels bénéfices qu’ils auraient pu obtenir de l’expression de leur vécu.

La transmission intergénérationnelle du suicide

La transmission intergénérationnelle du suicide était un thème présent, à différents niveaux, dans le discours des participants. Tout d’abord, ces derniers rapportent avoir parfois des idées et des comportements suicidaires depuis le suicide de leur proche, ce qui appuie les études indiquant un risque accru de tentatives et de mort par suicide chez les personnes exposées à ce geste (Pitman et al., 2017; Ranning et al., 2022).

Toutefois, dans la présente étude, deux réactions opposées sont présentes : bien que certains indiquent que leur expérience a normalisé le suicide comme option personnelle face aux difficultés, d’autres mentionnent leur aversion à l’idée de se suicider, en grande partie à cause de la prise de conscience de l’impact de ce geste sur les autres. Selon Pitman et ses collègues (2017), peu de gens considéraient que l’idée du suicide était normalisée et devenait une option personnelle. Est-ce possible que les adultes endeuillés par le suicide d’un parent vieillissant soient plus susceptibles de considérer le suicide comme une alternative pour eux-mêmes que les autres groupes d’endeuillés? Cet aspect demeure certainement à examiner plus en profondeur.

Certains participants ont appris le suicide d’un autre membre de la famille au moment de celui de leur proche, ce qui a pu augmenter la crainte de la transmission intergénérationnelle du suicide, surtout dans un contexte où la maladie mentale est associée à des facteurs génétiques (prédisposition) et environnementaux (influences familiales; voir Segal, 2009; Tidemalm et al., 2011) et où la honte provoque sa dissimulation.

Parler du suicide de leur parent avec leurs propres enfants était une préoccupation chez plusieurs participants. À quel âge est-il approprié de nommer la cause réelle du décès? Comment les enfants vont-ils recevoir cette nouvelle? Quelle est la manière la plus appropriée pour en discuter? Les études indiquent que certains parents endeuillés dissimulent la nature du décès à leurs enfants, créant une atmosphère de secret au sein de la famille (Cain, 2002; Jordan, 2001; Mitchell et al., 2006). Cette dissimulation peut venir d’un désir de protéger leurs enfants, en particulier les plus jeunes, de la confusion et de la stigmatisation associées au suicide (Hung et Rabin, 2009). Toutefois, les cliniciens recommandent d’être ouvert et honnête avec les enfants survivants, quel que soit leur âge (Cain, 2002; Mitchell et al., 2006), en tenant compte toutefois du tempérament, des capacités cognitives et de la maturité de l’enfant. À notre avis, il est clair que ces parents agissent au meilleur de leurs connaissances et que c’est donc le genre d’information qui pourrait être systématiquement fourni aux personnes endeuillées par le suicide d’un parent, notamment afin de les rassurer et de les diriger.

Caractéristiques uniques aux endeuillés par suicide d’un parent âgé entre 50 et 64 ans

La perception du vieillissement et l’AMM comme solution

Comme mentionné précédemment, les personnes âgées entre 50 et 64 ans tendent à vouloir rester actives et indépendantes après la retraite (McCue, 2017). L’importance accordée à l’autonomie, au contrôle et aux avantages matériels est susceptible d’être remise en question par la fragilité physique et des conditions telles que la démence (MacKinlay, 2014). Selon les participants, l’attitude négative de leur proche à l’égard du vieillissement peut avoir contribué à leur suicide, ce qui va dans le sens des travaux de Kjølseth et ses collègues (2009). Cette étude qualitative norvégienne a utilisé la méthode de l’autopsie psychologique en réalisant des entrevues avec 63 personnes qui ont bien connu 23 personnes de 65 ans et plus ayant mis fin à leurs jours. Sur la base des descriptions que les participants ont données de ces personnes, les auteurs concluent que ces aînés ont eu du mal à accepter le vieillissement et à s’adapter aux pertes fonctionnelles qui y sont liées, principalement parce que leur estime d’eux-mêmes était fortement associée à la productivité et au contrôle. La perte de contrôle révèle leur vulnérabilité; et cela, ils ne peuvent pas le tolérer.

Dans la présente étude, les endeuillés rapportent eux-mêmes plusieurs craintes en lien avec le vieillissement. Est-ce que les personnes endeuillées par le suicide d’un parent vieillissant pourraient être plus enclines au suicide, non seulement par la transmission intergénérationnelle, mais aussi par leur intégration, dans leur propre vision de la vie, des croyances négatives de leur parent à propos de la vieillesse? La peur de vieillir pourrait être un facteur de risque au suicide. Le cas échéant, il pourrait être pertinent de prendre cet aspect en considération dans la postvention en abordant cette crainte avec les endeuillés et favoriser une vision plus réaliste de cette période de la vie qui comporte ses défis comme chaque étape développementale (Erikson et al., 1994).

La légalisation récente de l’AMM dans le cadre des soins de fin de vie s’est imposée dans l’esprit de la population et des médecins comme une solution potentielle à la souffrance durant la vieillesse (Collège des médecins du Québec, 2021). C’est aussi ce que montrent les travaux de van Wijngaarden et ses collègues (2016) auprès des personnes âgées qui veulent obtenir l’euthanasie parce qu’elles considèrent que leur vie est complétée et qu’elles veulent éviter les problèmes associés au vieillissement. D’ailleurs, un nombre de plus en plus important de personnes considèrent le suicide comme un acte rationnel face à une dégradation irréversible de la qualité de vie (McCue, 2017). Les résultats de l’étude montrent aussi que plusieurs des adultes interrogés ont la même perception. Ils sont d’avis que la vie ne vaut pas la peine d’être vécue lorsqu’elle est synonyme de perte d’autonomie et de dignité, amenant les participants à être en faveur de l’AMM dans ces conditions. Des études sur le sujet pourraient être certainement pertinentes.

Limites et forces

La présente étude présente plusieurs forces. D’abord, elle a permis d’obtenir une compréhension approfondie de l’expérience, des besoins et du processus de deuil des personnes endeuillées par le suicide d’un parent vieillissant. En effet, les conséquences du suicide des personnes de 50 à 64 ans sur leurs enfants ont rarement fait l’objet d’études spécifiques. Il apparaissait nécessaire de combler ce vide dans la littérature scientifique, considérant le taux élevé de suicide chez les personnes de ce groupe d’âge, particulièrement chez les hommes (Levesque et al., 2022). L’échantillon était donc assez représentatif, puisque la majorité des défunts (n = 9) étaient des pères. De plus, l’expérience du deuil par suicide parental a surtout été étudiée chez les enfants et les adolescents (Hung et Rabin, 2009) et elle n’est pas bien comprise, comme en témoigne le manque d’interventions, appuyées par des études empiriques, chez de jeunes enfants endeuillés par suicide (Hung et Rabin, 2009). La présente recherche permet d’ajouter certains éléments aux connaissances existantes sur l’expérience du suicide parental.

Par ailleurs, selon Hjelmeland et Knizek (2010), il est essentiel d’effectuer davantage d’études qualitatives, car le contenu des récits des endeuillés est d’une richesse qui peut être fort utile pour élaborer des programmes d’accompagnement et d’intervention (Shields et al., 2017). Il est important de noter que plusieurs participants ont souligné les aspects positifs de l’entrevue (favorise la réflexion, soulage, donne l’espoir d’aider, d’être utile aux autres et de faire avancer la science) comme l’ont montré Andriessen et al. (2018) dans une recension systématique des écrits sur la participation des endeuillés aux recherches sur le suicide.

L’étude présente aussi certaines limites. Une d’entre elles est liée aux caractéristiques des participants et des personnes dont ils vivent le deuil. Bien qu’il ait été possible de recruter 14 endeuillés par suicide, 12 sont des femmes. L’expérience des hommes endeuillés par le suicide d’un parent vieillissant n’a pas pu être approfondie et pourrait être bien différente de celle des femmes. Ceci pourrait s’expliquer par la difficulté des hommes à parler d’expériences émotionnellement difficiles pour éviter le stigma associé à la maladie mentale et à la perception de la faiblesse (Hinton et al., 2006). Par ailleurs, certains participants (n = 4) n’ont pas été intégrés dans la présente recherche, car ils avaient vécu la perte de l’un de leurs grands-parents par suicide. Afin d’éviter une trop grande disparité dans le type de relation entre le participant et le défunt, il a été préférable de les exclure des analyses et de se concentrer uniquement sur les endeuillés ayant vécu le suicide d’un parent. Ceux-ci pourraient toutefois faire l’objet d’une étude subséquente. Finalement, bien que la technique boule de neige ait été efficace pour recruter des participants, elle aura aussi occasionné le recrutement de plusieurs membres d’une même famille. Ainsi, certains participants partagent des caractéristiques similaires dans leur expérience avec leur proche (contexte de vie, personnalité du défunt, raisons du suicide), ce qui a peut-être engendré une récurrence exacerbée de certains thèmes.

Recherches futures

La présente étude incluait à la fois des personnes endeuillées par le suicide de leur mère et de leur père, ce qui était souhaitable afin de maximiser la diversification interne du groupe pendant la collecte de données et d’inclure plusieurs cas possibles (Pires, 1997). Toutefois, dans les recherches à venir, il pourrait être intéressant d’avoir un échantillon plus homogène en ce qui a trait au type de relation en incluant uniquement les mères chez les défunts ou uniquement les fils chez les endeuillés (seulement deux hommes dans la présente étude). De plus, les études subséquentes sur les conséquences du suicide des personnes vieillissantes pourraient être élargies aux effets que ce geste peut avoir sur leur conjoint ou conjointe ou sur leur fratrie.

Par ailleurs, il pourrait être pertinent de cibler différentes périodes depuis le suicide (1 an, 5 ans, 10 ans). En effet, comme souligné dans les résultats, les participants indiquaient que leur attitude et leur perception du suicide de leur parent avaient évolué avec le passage du temps, parfois de façon positive, parfois non. Il est donc plausible de croire que le processus de deuil varie au fil du temps et que cette variation gagnerait à être étudiée plus en profondeur, puisque le processus de deuil est dynamique et implique de multiples facteurs. L’étude des mécanismes personnels, environnementaux et sociaux qui sous-tendent les divers cheminements pourrait expliquer les différences entre ceux qui semblent avoir intégré leur deuil et ceux qui présentent un deuil compliqué. D’ailleurs, certaines études qualitatives très récentes ont justement étudié l’évolution de l’expérience de membres de la famille endeuillés par suicide. Les résultats ont montré qu’au fil du temps, les participants ont progressé dans leur adaptation à leur perte traumatique; l’échantillon n’était toutefois composé que de deux participants (Chen et Laitila, 2023). D’autres études qualitatives avec de plus grands échantillons seront nécessaires. Finalement, la recommandation de s’en tenir à une période maximale de 10 ans depuis le suicide avait été émise lors de la publication des résultats de l’étude pilote (Michaud-Dumont et al., 2020), mais n’a pas pu être mise en place étant donné que le recrutement avait déjà débuté à ce moment. Par ailleurs, la nature exploratoire de la présente étude justifiait un large éventail de durée depuis le suicide, d’autant plus que le recrutement avait été difficile. Toutefois, il sera certainement pertinent d’en tenir compte lors des études subséquentes sur le sujet.

La présente étude a permis de démontrer que seulement une poignée d’endeuillés a été en mesure de trouver un soutien approprié au moment opportun et dans la modalité souhaitée, bien qu’ils aient fait appel à diverses ressources (consultations psychologiques, groupes de soutien, accompagnement par l’entourage). Il n’existe pas une forme d’aide unique et applicable pour tous. Il apparait toutefois nécessaire de poursuivre les efforts pour mieux identifier les manières de soutenir efficacement et avec bienveillance chaque endeuillé. Des recherches supplémentaires sont nécessaires pour évaluer les effets à long terme du secret familial et de la dissimulation, ainsi que le rôle protecteur d’une communication cohérente et ouverte entre les membres de la famille. Une meilleure connaissance de la manière dont les échanges entre les membres facilitent ou inhibent le processus de deuil pourrait avoir des répercussions sur l’élaboration des interventions.

En conclusion, cette recherche a permis d’effectuer une exploration en profondeur de l’expérience des endeuillés ayant vécu le suicide d’un parent âgé entre 50 et 64 ans et de recueillir de l’information sur les plans individuel, familial et social. Les participants sont aux prises avec les mêmes enjeux spécifiques que les autres endeuillés par suicide, tels que la recherche de sens, les émotions de honte, de culpabilité, d’abandon et de colère ainsi que de la stigmatisation. Les résultats soulignent la préoccupation des endeuillés pour la transmission intergénérationnelle du suicide dans la famille et relèvent des thèmes qui semblent uniques au suicide d’un parent vieillissant, notamment une perception plus négative du vieillissement. Cette perception amène plusieurs endeuillés à envisager l’AMM comme solution potentielle aux problèmes associés à l’avancement en âge. Ces thèmes sont novateurs et offrent des pistes d’intervention intéressantes pour les professionnels oeuvrant en postvention.