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Parmi les établissements d’enseignement où se retrouvent des adolescents et des adultes ayant un faible niveau de littératie, les centres de formation professionnelle (FP) du secondaire accueillent une population diversifiée d’élèves qui peuvent avoir connu des parcours scolaires difficiles (Hamelin, 2014) et qui n’éprouvent pas d’intérêt pour les études de plus longue haleine, comme les études collégiales et universitaires (Mazalon et Bourdon, 2015). Or, les FP sont exigeantes et les élèves ne s’attendent pas nécessairement à ce qu’elles soient si difficiles. En classe, plusieurs élèves ont un niveau insuffisant en lecture pour comprendre de façon autonome les contenus des cours à apprendre pendant leur FP (Grossmann, Roiné et Chatigny, 2014). Les compétences initiales en français sont donc variables d’un élève à l’autre à l’amorce d’une FP. De plus, la majorité des effectifs de la FP du secondaire du Québec sont regroupés dans la filière menant au diplôme d’études professionnelles (DEP) et qui compte plus de 140 programmes (Gouvernement du Québec, 2019). C’est dans ce contexte qu’une conseillère pédagogique du centre EMICA (École des métiers de l’informatique, du commerce et de l’administration) a contacté notre équipe de chercheuses afin de tenter de remédier aux lacunes en compréhension de lecture de leurs élèves.

Même si l’enseignement de stratégies de lecture dans différentes disciplines scolaires gagne du terrain (Shanahan et Shanahan, 2008), l’enseignement de stratégies de compréhension de lecture relève, habituellement, de la spécialité des enseignants de français et nécessite d’y être bien formé, ce qui n’est pas le cas des enseignants de la FP du secondaire. En même temps, la compréhension de lecture est intimement liée au domaine dans lequel on lit. Ainsi, les élèves devraient développer graduellement leur habileté à lire, à écrire et à réfléchir selon les modalités qui caractérisent les disciplines scolaires (ex. : logique du discours, structures de textes, vocabulaire spécialisé). Or, il n’existait pas, à notre connaissance, de modèle d’intégration complète de stratégies de lecture à l’enseignement d’un métier, par des enseignants de FP eux-mêmes, sur lequel nous pouvions nous appuyer, pour venir en aide au centre de FP qui nous a sollicitées. Dans un tel modèle, l’intégration complète prendrait alors forme dans l’enseignement simultané de stratégies de lecture et de l’enseignement spécifique à une discipline, en l’occurrence ici d’un métier, par le même enseignant.

Notre équipe s’est alors tournée vers une adaptation de l’approche Reading Apprenticeship (RA) (Ouellet, Boultif et Croisetière, 2015 ; Schoenbach, Greenleaf et Murphy, 2012). L’approche RA préconise la prise de conscience de ses propres stratégies de lecture et leur bonification selon les exigences des textes. Cette approche renferme également des routines d’enseignement, qui permettent aux lecteurs « novices », au regard de la lecture dans une discipline donnée, de développer leur maitrise de la compréhension au moyen de stratégies plus efficaces. Comme l’implantation d’une telle approche nécessite un changement important de pratiques de la part des enseignants et des intervenants qui l’utilisent, et qu’un accompagnement et un suivi s’avèrent indispensables, la recherche-action-formation[1] (Prud’homme, 2007) a été privilégiée pour comprendre comment des enseignants se l’approprient, l’intègrent à leurs cours et quelles peuvent en être les retombées auprès des élèves. Nous avons recruté 27 enseignants dans quatre programmes différents : diplôme d’études professionnelles (DEP) en comptabilité, en secrétariat, en soutien informatique et attestation de spécialisation professionnelle (ASP) en secrétariat médical, qui ont été formés à l’approche RA.

Retombées du projet

Sur le plan théorique, le projet a permis de mieux connaître comment des enseignants qui ne sont pas des spécialistes de l’enseignement de la compréhension de lecture, mais des spécialistes dans leur discipline/métier, s’approprient des stratégies de lecture et les intègrent au moyen de l’enseignement explicite et du désétayage lors de routines de lecture collaborative. Nos résultats ont permis de comprendre comment articuler l’enseignement de stratégies de lecture à des contenus spécialisés de FP dans des modules de secrétariat, comptabilité et soutien informatique. Nous connaissons mieux la nature des tâches de lecture exigées dans les cours de FP, les types de textes (papier et numérique) utilisés, leurs exigences sur le plan de stratégies cognitives et métacognitives en lecture, ainsi que le type de connaissances générales et disciplinaires sollicitées. Comme les pays et régions francophones accusent un certain retard quant au champ des Disciplinary Literacies (Jetton et Shanahan, 2012) et que les travaux réalisés dans ce champ concernent principalement la formation générale (ex. : histoire, sciences), nos résultats contribuent au développement de ce champ, à ouvrir des pistes pour la pédagogie de l’enseignement professionnel au Québec, et à développer des pédagogies plus inclusives à cet ordre d’enseignement. Sur le plan des pratiques, le projet aura permis de produire des modèles de planification de cours intégrant la compréhension de lecture sur papier et support numérique et son enseignement ; des modèles de bonnes pratiques lors d’une intégration spontanée ainsi que le développement d’activités de formation et d’accompagnement adaptées à la FP. Des ateliers ont été présentés à des enseignants, des conseillers pédagogiques et des membres de la direction d’autres centres de FP (ex. : soins infirmiers) et lors de colloques professionnels. Les enseignants (125 formés et 27 participants au projet) ont pu intégrer des stratégies de lecture et de nouvelles pratiques pédagogiques pour mieux exploiter les documents écrits dans leur enseignement du métier et les élèves (adolescents, jeunes adultes, adultes plus âgés, avec et sans difficulté d’apprentissage, francophones et allophones) (91 ayant rempli les questionnaires pré et post-tests) ont pu améliorer leur compréhension de lecture. Enfin, les taux de réussite aux programmes ont été un autre indicateur des retombées du projet de recherche-action-formation. Pour le programme de secrétariat, le taux de réussite est passé de 67 % en 2013, à 76 % en 2015 et 2017 ; et en comptabilité, la diplomation est passée de 68 % en 2013, à 76 % en 2015 et à 86 % en 2017. En conséquence, le centre de FP s’est doté d’un plan stratégique pour assurer la pérennité du projet.

Des conditions gagnantes

Un tel projet, qui nécessitait un changement important de pratiques, n’aurait pu produire de retombées positives auprès des enseignants (ex. : conscientisation pédagogique) et des élèves (meilleure compréhension de lecture et taux de réussite à la hausse) sans la présence de différents « espaces de collaboration ». Par exemple, la conception et la rédaction du projet de recherche-action ont été réalisées conjointement par les chercheuses et la conseillère pédagogique qui a participé à toutes les étapes du projet sur le terrain. Il aurait été difficile pour les chercheuses de concevoir la méthodologie sans l’étroite collaboration de la conseillère pédagogique. La volonté politique s’est révélée déterminante pour la bonne marche du projet. De nombreuses séances de formation et toute la collecte de données ont eu lieu au centre grâce à l’ouverture et à l’intérêt des différents participants (direction, conseillers pédagogiques, enseignants, élèves). Un suivi constant avec les enseignants a été assuré par la conseillère pédagogique et des membres de l’équipe de chercheuses au moyen de rencontres d’équipe, d’entretiens, etc. Ces derniers ont pu participer activement aux communications dans des colloques scientifiques et professionnels. De plus, des activités de formation continue, de perfectionnement, de transfert des connaissances pour d’autres centres de FP ont pu avoir lieu grâce à la collaboration de tous, ce qui a fait rayonner le centre, ainsi que l’université partenaire, au Québec et à l’étranger. Malgré une interruption de quelques années en raison, entre autres, de la fin du projet subventionné, qui a occasionné un sentiment d’abandon, et puis par la pandémie, cette collaboration amorcée en 2014 se poursuit jusqu’à ce jour, la prépondérance de la lecture sur support numérique ayant conduit à de nouveaux besoins de recherche, d’action et de formation.