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Cet ouvrage clair et synthétique propose la formalisation d’une théorie de l’enquête visant la constitution des connaissances par la narration à la première personne. Cet ouvrage se fait remarquer par son ambition, car il s’agit de s’appuyer sur l’expérience singulière de l’individu, qui est « à priori restreinte dans sa validité à l’échelle du sujet » (p. 5), pour le recueil et l’analyse des données d’une recherche scientifique. Une des principales vertus de l’ouvrage réside dans la stabilisation des dimensions méthodologiques et théoriques de cette forme d’enquête ainsi que dans la proposition d’un examen, à partir des exemples concrets, des stratégies d’enquête narrative, des techniques de constitution et d’analyse des données. Pour ce faire, l’auteur s’appuie sur deux courants, sur lesquels il travaille depuis une vingtaine d’années, celui des histoires de vie en formation et des recherches biographiques (Pineau et Legrand, 1992-2019) et celui de l’entretien d’explicitation (Vermersch, 1994-2000). L’originalité de l’ouvrage réside dans le lien qui est établi entre ces deux courants « qui se sont constitués de manière autonome » (p. 6) pour établir la théorie de l’enquête narrative et passer de l’expérience au langage.
L’ouvrage est organisé en quatre parties. Nous suivons l’ordre de l’ouvrage en commençant par l’ancrage épistémologique de l’enquête narrative, le cadre théorique et méthodologique, les protocoles et procédés et enfin la présentation de la démarche de l’enquête narrative à partir de cas concrets. Nous émettons enfin quelques remarques sur les contributions de l’ouvrage à un renouvellement des recherches en sciences humaines et sociales et plus encore.
La première partie propose de faire le point sur les ancrages épistémologiques de la théorie de l’enquête narrative en mettant au premier plan la complémentarité entre la perspective phénoménologique qui s’intéresse « aux processus à partir desquels l’expérience se donne à vivre » (p.13) et la perspective herméneutique qui s’intéresse aux processus à partir desquels l’expérience est interprétée.
La deuxième partie présente le cadre théorique et méthodologique de l’enquête narrative. C’est l’occasion de revenir sur les ancrages sociohistoriques et théoriques de la narration biographique et ceux de la description microphénoménologique. La narration biographique cherche à « mettre au jour la structure temporelle du récit à partir de l’ordonnancement chronologique des faits vécus » (p. 47), à configurer le récit par l’agencement des faits vécus afin de les transformer en histoire et à explorer les faits « selon un niveau de détail suffisant pour la compréhension du phénomène » (p. 46). Le régime narratif de la description microphénoménologique s’appuie sur le même principe de l’expression temporalisée de l’expérience pour « appréhender les dimensions tacites, préréfléchies, incorporées » (p. 55) du vécu.
En clair, le registre de la narration biographique cherche une appréhension longitudinale de l’expérience grâce au principe de la succession. Celui de la description phénoménologique privilégie l’exploration profonde du vécu dans le récit portant une attention aux détails. La spécificité de ces deux registres se situe ainsi sur « l’empan des unités temporelles » (p.64), car la narration biographique peut se référer à plusieurs années afin d’appréhender l’expérience dans la durée, alors que la description microphénoménologie ne comporterait que quelques secondes pour « un travail de focalisation en vue d’une description détaillée de microprocessus en situation » (p.65).
Cette partie aboutit à une matrice de l’enquête narrative permettant au lecteur d’appréhender les quatre opérations qui la constituent (p. 65-71) : temporaliser en formalisant le vécu de manière longitudinale, fragmenter en identifiant les séquences temporelles du récit à partir du principe de succession, détailler par accélération ou ralentissement du récit, configurer en examinant les associations causales dans le récit.
La structuration concrète du protocole de l’enquête narrative est présentée à la troisième partie de l’ouvrage. Celui-ci comprend quatre étapes : le contrat, les phases du dispositif d’enquête, les modes d’accès à l’expérience et les effets vécus (p. 85). Le contrat doit préciser les objectifs visés et la manière de procéder pour les atteindre ainsi que les phases du déroulement de l’enquête (p. 86). Les phases du dispositif d’enquête peuvent prendre plusieurs formes. L’auteur propose un protocole classique (p. 90) constitué d’une première phase s’intéressant à l’échelle temporelle d’une histoire ou des périodes de vie à partir d’un entretien biographique, une deuxième phase de temporalisation du vécu par le chercheur et une troisième phase d’entretien microphénoménologique pour la description détaillée des faits sélectionnés. Plusieurs scénarios sont ensuite proposés et adaptés aux enjeux spécifiques de chaque recherche.
L’enquête narrative, ayant la visée singulière d’accompagner le narrateur à entrer en enquête afin que la mise en mots « s’édifie à partir de l’expérience telle qu’elle se donne et à partir des manières de la dire » (p. 97), demande des procédés de guidance précis pour accompagner l’« amorce de l’enquête ». Les effets de l’intervention du chercheur sont ici interrogés à partir des actes de guidance. Enfin, les types de corpus de données produits par l’enquête narrative ont été précisés, en montrant, entre autres, la complémentarité entre les approches de l’enquête en première, deuxième et troisième personne.
La quatrième partie se donne un but précis et précieux : présenter la démarche de l’enquête narrative à partir des deux cas concrets. Ces exemples des données recueillies visent à « présenter concrètement les effets de la modulation des régimes narratifs sur les modes de constitution des données » (p. 129). L’objectif de l’analyse des données proposée est donc de thématiser à partir de la fragmentation des unités temporelles du récit afin de construire une connaissance sur les phénomènes étudiés et passer du singulier au général. L’enjeu est ici de « formaliser des catégories qui tiennent compte des temporalités du récit, tout en permettant un examen des contenus thématiques et expérientiels » (p. 163).
La proposition est constituée d’une analyse en trois phases. La première relève de la mise au jour de la structure temporelle. Autrement dit, fragmenter le récit pour définir des séquences. La deuxième consiste à examiner cette structure temporelle afin « d’objectiver […] la manière dont le narrateur a géré les contraintes structurelles de l’épreuve narrative » (p. 161). La troisième phase vise l’examen des « processus inférentiels qui génèrent les configurations narratives » (p. 162). Enfin, l’auteur interroge, dans le dernier chapitre, les critères de validité de cette approche ainsi que ses dimensions éthiques.
En conclusion, le recours à la microphénoménologie et les recherches biographiques permettent de proposer une approche originale d’enquête en sciences humaines et sociales. L’ouvrage cherche à fonder les opérations de l’enquête narrative à partir des critères documentés. Comme mentionné par l’auteur, un ouvrage ne suffirait pas pour clore les débats sur la scientificité d’une méthode de recherche portant sur des données issues de l’expérience vécue d’un sujet. La présentation des éléments théoriques de manière aussi concise que possible ainsi que le recours à des exemples concrets permettent au lecteur d’avoir une représentation précise de la méthode proposée.
À titre personnel, cette lecture nous invite à des prolongements en matière de recherche sur la méthode de l’enquête narrative : Comment le processus de fragmentation des données pour leur analyse influe-t-il sur les résultats générés et les inférences effectuées ? Autrement dit, quelle influence a le découpage temporel et thématique du récit sur l’analyse et l’interprétation des unités de sens ? Des logiciels d’analyse lexicométrique pourraient-ils contribuer à une analyse des données de l’enquête narrative ? L’ouvrage met ainsi au centre du débat l’attention particulière qu’il faut donner à la caractérisation du statut des données recueillies par l’enquête en SHS.