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Nous nous ennuyons moins que ne le firent nos ancêtres, mais nous craignons plus l’ennui. Nous en sommes venus à croire que l’ennui ne fait pas partie du sort naturel des êtres humains et qu’il peut être évité par une recherche suffisamment énergique de sensations.

Russell, La conquête du bonheur, p. 58

Commençons par dire non à l’ennui

Quand le directeur lui décrit des élèves exemplaires, Célestin Freinet se dit à lui-même : « Moi, mon problème c’est l’inverse. Ils ne sont pas indisciplinés, ils sont amorphes. Ils ont l’air absents, abattus […] Ils jettent parfois des regards désespérés vers la fenêtre ou vers l’horloge » (Poblete, 2018, p. 24). Freinet regorge d’idées pour guérir de l’ennui : donner des cours en plein air, contextualiser les savoirs, écrire pour un lectorat, étudier les mollusques parce qu’un escargot distrait la classe… Freinet sent que son rôle consiste moins à contribuer à « l’accroissement continuel de la matière » (1920, p. 134) qu’au développement des êtres et la formation des intelligences. Cette attitude, visant une curiosité autoentretenue, se retrouve de la maternelle à l’université.

Utopique, Chabrun (2015) invitait à débarrasser l’école de toute forme d’ennui, d’échec et de compétition. Terre-à-terre, le physicien Richard Feynman (1979) prônait l’astuce consistant à amuser avant de refiler « en douce un peu de matériel éducatif » (p. 214). Il voulait faire découvrir les lois de la physique comme on assemble les pièces d’un puzzle (Feynman, 1993). Intrigant, Lucien Jerphagnon (2011) considérait que pour bien enseigner, il faut dire ce qu’il y a à dire, de telle façon que les élèves attendent la suite et tentent de le garder en tête. Jerphagnon prenait soin de placer chaque chose dans son contexte, le texte dans son siècle, le philosophe dans son histoire et, toujours, insistait sur la nature provisoire de la connaissance. Surtout, il n’enseignait pas, « il racontait », il animait le concept sous les yeux ébahis de ses étudiants. L’un d’entre eux raconte :  

Un jour, il attirait notre attention sur le fait que ce cours, c’était le coeur nucléaire de l’année, que tout s’y trouverait dit, et qu’il n’y reviendrait pas. « Accrochez-vous, on y va » – et ces notes qu’il ne regardait pas, lui servaient à improviser le cours le plus juste qui soit ; le plus juste et le plus efficace. Quarante ans plus tard, je me souviens encore [de tout] comme si le cours avait eu lieu hier

Onfray, 2014

La plupart des auteurs anti-ennui sont conscients d’être idéalistes. Ils savent que l’on finit toujours par surprendre l’ennui, bouté hors de la classe, qui revient en passant par la fenêtre. C’est que l’expérience humaine se déroule, tout entière, entre l’extase et l’ennui (Cioran, 1952) ; entre la souffrance et l’ennui (Schopenhauer, 1819).

Qui dit oui à l’ennui ?

Vincent et ses collègues (2003) regrettaient que l’ennui soit considéré comme un ennemi à abattre. Que beaucoup d’étudiants s’ennuient, ils en conviennent, mais pas qu’il faille nécessairement y remédier. Pour Meirieu (2019), ce qu’il est important d’apprendre n’est pas forcément intéressant et ce qui est intéressant n’est pas forcément important. Pour Sponville (2018a), le bon élève n’est pas celui qui ne s’ennuie pas, mais celui qui accepte de s’ennuyer. Il est celui qui surmonte les passages ennuyeux présents dans tous les grands livres (Russell, 1962). Pour Sponville, le mauvais élève rejette le livre qui fait naitre son ennui (« c’est nul », pense-t-il), tandis que le bon élève persévère (« je ne suis peut-être pas à la hauteur »).

Inversement adaptées à l’âge de l’apprenant, les pédagogies de l’intérêt (spontané ou suscité) aimeraient éviter ce que l’élève ne désire pas (Meirieu, 2019). Malheureusement, ce qu’il ne désire pas, c’est-à-dire ce qui l’intéresse, n’est pas forcément dans son intérêt (Meirieu, 2017). Dès lors, ces pédagogies prennent le risque de s’abîmer dans le plaisir, et d’évacuer l’apprentissage (Meirieu, 2019).

Donner sens à l’ennui, c’est assumer la tension entre l’envie et l’impossibilité de le faire disparaitre. En évitant divertissement et dissipation, l’élève peut passer du plaisir immédiat au but lointain (Russell, 1962). Sans cela, jamais il ne progresse (Sponville, 2003, 2018a) : un musicien répète inlassablement des gammes, un chimiste nettoie mille fois ses éprouvettes…

Si on veut que les enseignants rivalisent avec la télévision ou avec les jeux vidéo, […] alors on se trompe sur l’enseignement. Je crois que l’enseignement relève du travail. Pour l’enseignant bien sûr, mais aussi et d’abord pour les élèves. […]. Il ne s’agit pas de remplacer, à l’école, l’effort par le plaisir. Ce serait absurde. Il s’agit d’aider les élèves à prendre plaisir à l’effort. Ce qui n’est pas du tout la même chose.

Sponville, 2018b, 9’07’’-9’34’’

En guise de conclusion

L’enseignant peut dire non et oui à l’ennui. La clef de ce pseudo-paradoxe se trouve dans la relation pédagogique : l’enseignant d’un côté, l’élève de l’autre. Apprendre n’est pas enseigner. L’enseignant doit faire son travail : alimenter la curiosité (Freinet), intriguer (Jerphagnon), susciter l’attention (Sponville), connaitre ce qu’il enseigne (Alain, 1932). Quant au reste, il dépend de l’élève et de ses conditions de vie. S’il y met du coeur, il pourrait même se découvrir « capable de devenir… un bon élève » (Jerphagnon, 2011, p. 114). À condition qu’il se positionne contre son ennui : bavarder avec un camarade ou réorganiser ses notes, bayer aux corneilles ou imaginer des moyens mnémotechniques. Toujours demeurent pour l’élève l’obligation et le travail.

D’un côté, les enseignants se doivent de retarder l’apparition de l’ennui, donner du goût en donnant du sens. De l’autre côté, personne ne peut apprendre pour les élèves ni faire preuve de volonté à leur place. Voilà l’un des alpinismes qu’ils doivent entreprendre : escalader les moments de lassitude pour étudier au-dessus d’eux-mêmes. Cela signifie mettre du sien, accepter de ne pas comprendre d’avance et… apprendre à souffrir l’ennui.