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Introduction

Plusieurs travaux ont montré que les directions d’école semblent avoir une position stratégique non négligeable pour favoriser la pérennité de pratiques inclusives (Khalifa, 2018 ; Riehl, 2009). L’importance de la formation des directions et des autres professionnels de l’éducation pour la mise en place de telles pratiques, ainsi que les lacunes à cet égard au Québec ont cependant été soulevées depuis plusieurs décennies (ex. : Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, 2016 ; Ministère de l’Éducation, 1998). En dépit du modèle pluraliste véhiculé au Québec, les programmes de formation initiale du personnel enseignant et des directions ainsi que les référentiels de compétences guidant ceux-ci abordent l’inclusion et la prise en compte de la diversité de manière inégale selon les universités (Larochelle-Audet et al., 2018b).

Devant cet état de situation, un groupe de travail composé de membres provenant du milieu universitaire et du milieu scolaire a été mis sur pied par l’Observatoire sur la formation à la diversité et l’équité[1]. Ce groupe a explicitement endossé un positionnement épistémologique interprétatif-critique engagé pour la justice sociale, c’est-à-dire orienté vers la production de connaissances utiles à l’émancipation des individus et à la transformation des institutions où se reproduit la domination (Potts et Brown, 2015)[2]. Après l’élaboration d’un modèle de compétence des directions d’école en matière d’équité, d’inclusion et de justice sociale (Larochelle-Audet et al., 2018a), une boîte à outils a été créée par le groupe de travail en impliquant des directions – les principaux utilisateurs ciblés – formées sur les enjeux relatifs à la justice sociale. Pour favoriser le transfert dans la formation des gestionnaires de l’éducation, les réflexions et les récits de pratique des directions impliquées ont servi d’ancrage au développement de ce produit. Avant de présenter de manière plus détaillée cette boîte à outils, nous expliquons le cadre conceptuel orientant nos travaux, la démarche inspirée de la recherche-développement ainsi que le modèle de compétence étant à sa base.

Un cadre conceptuel transformatif et systémique

Le modèle de compétence a été élaboré par les membres du Groupe de travail sur les compétences et la formation des directions en matière d’équité et de diversité à partir d’un cadre reliant les concepts d’équité, d’inclusion et de justice sociale selon une perspective transformative et systémique des concepts d’équité, d’inclusion et de justice sociale en éducation.

L’équité vise l’égalité réelle, soit l’égalité de résultats, d’acquis et de succès éducatifs (Potvin, 2013). Selon le Groupe Européen de Recherche sur l’Équité des Systèmes Éducatifs (GERESE, 2005), « un système éducatif équitable est un système qui traite tous les élèves comme des égaux et qui vise à favoriser une société équitable, dans laquelle les biens essentiels sont distribués conformément aux règles de la justice » (p. 13-14). L’équité, en ce sens, va au-delà de l’égalité formelle basée sur le principe de distribution égale des ressources et des opportunités. L’équité se distingue aussi d’une vision de l’égalité des chances méritocratiques où tout élève détiendrait des chances égales en contexte scolaire (Duru-Bellat, 2009). De ce point de vue, en milieu scolaire, un traitement égal de tous les élèves suffirait à aplanir les inégalités. Or, le principe d’équité implique plutôt une transformation des inégalités structurelles pour en atténuer leurs effets sur certains élèves.

L’égalité réelle tenant compte de la diversité des réalités des élèves est un idéal poursuivi par l’approche inclusive en éducation (Potvin, 2013). L’inclusion diffère du principe « d’intégration scolaire » qui vise à préparer les apprenant-es dits « à besoins particuliers » à vivre dans des contextes définis comme « normaux » (Rousseau, 2015 ; Borri-Anadon, Potvin et Larochelle-Audet, 2015). L’inclusion, comme l’équité, nécessite une transformation des institutions pour permettre la contribution de tous les individus (Potvin, 2013). Ce projet implique la redistribution du pouvoir ainsi qu’une légitimation de points de vue critiques nécessaires à l’instauration d’un climat scolaire qui permet aux jeunes de résister aux forces structurelles reproduisant les inégalités sociales (Dei et al., 2000). Il favorise ainsi le développement d’une posture critique, « celle de l’école, de ses acteurs et des moyens d’équité mis en oeuvre afin de permettre aux élèves de développer leurs “capabilités” » (Nussbaum, 2012, cité dans Larochelle-Audet et al., 2021, p. 148). Dans le même ordre d’idées, Potvin (2013) soutient que l’approche inclusive associe « deux valeurs incontournables des sociétés pluralistes et démocratiques : la reconnaissance et la valorisation de la diversité sociale […] et le traitement équitable des personnes pour assurer l’effectivité de leurs droits » (p. 2).

Somme toute, tant l’équité que l’inclusion constituent des principes, valeurs, ou approches qui visent la justice sociale. La justice sociale vise à la fois la reconnaissance et le respect des différences personnelles et collectives qui marquent les individus dans leurs rapports aux autres. Ce concept vise ainsi à mieux équilibrer la répartition des biens et des ressources disponibles (Fraser, 1998). La justice sociale implique une certaine conception de la société qui est cohérente avec les principes d’équité et d’inclusion, soit une société « où l’intégration des normes culturelles dominantes de la majorité ne constituerait plus la condition préalable à un traitement égalitaire ; un monde où les minoritaires pourraient vivre et faire accepter leur différence pleinement » (Fraser, 1998, p. 9).

Le groupe a privilégié une approche transformative et systémique de ces concepts, traduisant sa volonté de transformer les institutions éducatives plutôt que les personnes qui les fréquentent. Les travaux ont ainsi été menés à partir de conceptions critiques qui interrogent le fonctionnement du système éducatif afin de comprendre comment des pratiques et processus peuvent compromettre les droits et l’épanouissement des personnes de groupes minorisés et entraver les visées de justice sociale (Dei et al., 2000). Le concept de diversité a été délaissé par le groupe au profit de celui de groupe minorisé. Bien qu’il mette en tension « minorité » et « majorité », le concept de groupe minorisé ne renvoie pas à une réalité numérique (Shields, 2012) : même composé d’un grand nombre d’individus, un groupe peut être opprimé. Les processus de minorisation se (re)construisent selon le contexte et les rapports de pouvoir en jeu, mais également à l’intersection de différentes catégories sociales et systèmes d’oppression, comme le sexisme, le racisme, le linguicisme, l’homophobie, le capacitisme ou la transphobie (Collins et Bilge, 2016).

En administration de l’éducation, la perspective privilégiée par les membres du groupe s’illustre dans certains types de leadership scolaire issus notamment des travaux sur le leadership inclusif (Ryan, 2012) et transformatif (Shields, 2012). Comme le synthétisent Thibodeau et al. (2016), ceux-ci se caractérisent par 1) une vision soutenant une culture scolaire respectueuse de la diversité et où la justice sociale et l’équité occupent une place centrale ; 2) des attitudes marquées par la transparence et l’honnêteté ; et 3) ainsi qu’un engagement concret pour la transformation des classes, de l’école et même de la communauté environnante afin de s’assurer que le travail de tous les acteurs dans l’école soit orienté vers l’atteinte d’une même vision.

Une démarche inspirée de la recherche-développement

La recherche-développement s’est révélée une approche pertinente pour concrétiser nos objectifs, car elle vise à établir un dialogue entre les savoirs théoriques et pratiques et une collaboration entre les milieux de recherche et de pratiques (Savoie-Zacj, 2021). Sa méthodologie se distingue par sa double finalité : concevoir ou adapter un produit en réponse aux demandes des milieux de pratique et générer des connaissances (Bergeron, Rousseau et Bergeron, 2021). Notre démarche s’est inspirée du modèle de recherche-développement de Harvey et Loiselle (2009), où se succèdent cinq phases : 1) origine de la recherche ; 2) référentiel ; 3) méthodologie ; 4) opérationnalisation ; et 5) résultats. Cette démarche a favorisé les interactions et de nombreux allers-retours entre les membres chercheurs du domaine de l’administration scolaire et les directions d’école, les principaux utilisateurs ciblés. Cette démarche itérative a mis en dialogue des savoirs théoriques issus de la recherche et les savoirs expérientiels de ces professionnels.

À l’origine de la recherche, des lacunes ont été exprimées par les directions en exercice et les chercheurs dans la formation et le développement professionnel des gestionnaires scolaires quant aux enjeux relatifs à l’équité, à l’inclusion et à la justice sociale. Les questions suivantes ont été formulées : Comment réfléchir ces concepts et comment les actualiser en tenant compte des contextes de pratiques ? Considérées comme étant le problème général initial à résoudre, ces lacunes ont orienté la formulation des objectifs du groupe et mis en lumière la pertinence d’élaborer un modèle de compétence. À cette fin, une analyse comparative et critique de huit référentiels de compétences des directions, dont celui du Québec, a été menée pour examiner les manières dont la diversité humaine et sociale ainsi que les enjeux d’inclusion, d’équité et de justice sociale y étaient abordés. Les résultats ont mis en évidence les limites du référentiel québécois sur ces questions, notamment en raison de son approche managériale et néolibérale (Larochelle-Audet et al., 2019).

À partir de ces constats, le groupe a clarifié son approche théorique et décidé de développer deux produits : 1) un modèle de compétence afin d’offrir des fondements pour inspirer les directions à réfléchir aux concepts et 2) un outil d’accompagnement, de formation et de développement professionnel pour les directions pour offrir des exemples d’actualisation dans les milieux. Les trois phases suivantes ont été menées distinctement pour chacun des produits à développer. Ainsi, le choix des méthodes et des moyens pour parvenir à leur élaboration (phase 3), l’opérationnalisation de la méthodologie (phase 4) et la présentation des résultats (phase 5) sont résumés ci-dessous, d’abord pour le modèle de compétence, puis pour la boîte à outils.

Un modèle de compétence pour l’équité, l’inclusion et la justice sociale

Pour le premier produit, le modèle de compétence, une ébauche a d’abord été conçue par un sous-groupe de travail à partir des résultats de l’analyse de référentiels de compétences et d’un échange préalablement mené avec l’ensemble du groupe. Au terme de plusieurs réécritures à l’interne, le modèle en élaboration a été présenté au groupe pour obtenir leur appréciation de sa pertinence, à partir d’une grille d’analyse conçue à cette fin. Le sous-groupe de travail a ensuite élaboré la version finale (Larochelle-Audet et al., 2018a), composée d’une vision, d’un énoncé de compétence et de quatre composantes.

La vision de ce modèle est la suivante : « instaurer dans l’établissement un milieu de vie équitable, juste et inclusif favorisant l’action face aux inégalités, exclusions et discriminations fondées sur les différents motifs énoncés dans la Charte des droits et libertés de la personne », et ce, en tenant compte du contexte du milieu de pratique. Cette vision comporte deux finalités : 

1) assurer la réussite éducative et l’épanouissement des personnes de groupes minorisés dans le système éducatif et dans la société ; et 2) former des citoyennes et des citoyens activement engagés dans le développement et la consolidation d’une société démocratique, pluraliste et respectueuse des droits de la personne

Larochelle-Audet et al., 2018, p. 73

Ces finalités prennent forme dans une compétence qui invite les directions à conserver un regard critique sur la dynamique présente dans le milieu, à remettre en question et à transformer les modes de fonctionnement, les pratiques et les discours jugés comme discriminant les personnes étant tenues aux marges du système scolaire. Elle appelle à la mise en oeuvre d’un milieu de vie qui suscitera l’engagement des apprenants, de leurs familles et du personnel scolaire de groupes minorisés.

La compétence s’exprime à travers quatre composantes relatives à différentes dimensions du travail de direction (voir la figure 1). Elles sont décrites ci-après, avec la présentation de la boîte à outils, le deuxième produit développé par le groupe.

Figure 1

Compétence pour l’équité, l’inclusion et la justice sociale

Compétence pour l’équité, l’inclusion et la justice sociale

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Une boîte à outils pour illustrer la compétence

Le deuxième produit, une boîte à outils, visait à illustrer et à rendre compréhensible chaque composante du modèle de compétence élaborée par le groupe en offrant des exemples à partir de récits de pratiques de directions. Une collecte de données à cette fin a été réalisée en 2019 lors d’une journée d’étude co-organisée par des chercheurs du groupe de travail et l’équipe du programme ministériel Une école montréalaise pour tous (UÉMPT), dans le cadre de leur réseau de développement professionnel des directions portant sur le leadership en matière de justice sociale en éducation. À la suite de la présentation du modèle de compétence par les chercheurs, douze directions et cinq directions adjointes d’écoles primaires montréalaises en milieu dit défavorisé ont participé en sous-groupes à des ateliers visant à recueillir leurs réflexions et leurs expériences en lien avec chacune des composantes. À chaque atelier, la composante ciblée était résumée, puis les directions écrivaient individuellement des idées de situations y correspondant. S’ensuivait une discussion coanimée par un chercheur et un membre de l’équipe d’UÉMPT, où les directions partageaient leurs récits de pratique (Desgagné, 2005) et, notamment, les leviers d’action ayant aidé à transformer leur milieu en spécifiant certains éléments de contexte. Les échanges ont été enregistrés, puis transcrits. La boîte à outils a été conçue à partir d’une sélection des récits les plus significatifs pour chaque composante du modèle de compétence (Larochelle-Audet et al., 2020). Dans cet article, nous avons sélectionné seulement quelques exemples de la boîte à outils permettant d’illustrer chaque composante de la compétence.

Composante 1 : Un agir professionnel intègre et critique

Le savoir-agir comme direction pour l’équité, l’inclusion et la justice sociale nécessite le développement d’un agir éthique et de capacités critiques, cultivés et enrichis de façon continue. La direction doit assumer un leadership éthique, car elle a la responsabilité d’agir au nom de plusieurs acteurs (Langlois, 2008) et a le devoir de guider et d’accompagner par rapport aux pratiques adoptées dans le milieu afin qu’elles soient en adéquation avec les besoins des acteurs. Dans cette perspective, l’agir éthique est la résultante de la réflexion, à partir d’une situation donnée, sur les valeurs, les principes et les normes qu’elle sous-tend ainsi que sur les répercussions de la décision retenue sur autrui (Cloutier et St-Vincent, 2017). En tant que leaders, les directions modélisent et partagent un agir professionnel intègre et critique avec leur équipe en vue de soutenir l’équité, l’inclusion et la justice sociale dans l’établissement, et ce, en tenant compte du contexte.

Le récit de Nathalie illustre le développement de cet agir intègre et critique, et plus particulièrement la construction avec les membres de l’équipe-école d’un cadre de référence éthique commun, c’est-à-dire les repères qu’ils adoptent ensemble (valeurs et principes professionnels) afin d’appuyer leur prise de décision (St-Vincent, 2017). Ce récit met de l’avant les étapes du processus de construction d’un cadre ayant contribué à faire de l’équité une valeur partagée par le personnel de l’école et porteuse de changements en ce sens.

La manière dont les difficultés des élèves sont perçues par la majorité du personnel enseignant de l’école rend Nathalie inconfortable, celles-ci étant largement expliquées par des habiletés non développées, le statut socioéconomique défavorisé de l’élève ou encore le manque d’engagement des parents. Les pratiques institutionnelles ou les perceptions sur la situation des élèves, de leurs familles sont rarement remises en question. Nathalie profite de la refonte du projet éducatif de l’école pour redéfinir collectivement les valeurs orientant l’action de son personnel, en plusieurs étapes, et ce, tout au long d’une année scolaire.

Nathalie présente d’abord au personnel enseignant les valeurs sur lesquelles elle s’appuie elle-même pour prendre ses décisions, en insistant plus spécifiquement sur l’équité. Puisqu’elle a travaillé auparavant dans divers types de milieux socioéconomiques, elle expose son propre étonnement et ses sentiments envers différentes situations vécues et remet en question ouvertement ses présupposés. Elle observe que le fait d’exposer ses sentiments et ses questions honnêtement peut avoir l’effet d’engendrer des réactions vives, mais elle fait l’hypothèse que les gens seront ainsi plus enclins à réaliser une introspection de leurs propres croyances.

Les membres du personnel enseignant sont ensuite invités à explorer leurs propres valeurs personnelles, d’abord individuellement, puis en petits groupes et avec l’ensemble de l’équipe-école. Les discussions se poursuivent lors de différentes occasions, durant plusieurs mois. Au fil des échanges, les membres de l’équipe-école s’aperçoivent que l’équité revêt des significations variables d’une personne à l’autre. Ils demandent donc à Nathalie d’approfondir leurs connaissances sur ce concept pour en avoir une compréhension commune et ainsi assurer la cohérence dans leurs interventions. Nathalie fournit de la documentation sur le sujet et réserve ensuite du temps pour parvenir à une définition commune.

À la fin de l’année scolaire, l’équité est désignée collectivement comme étant l’une des valeurs devant guider l’action du personnel de l’école. En l’officialisant dans le projet éducatif, l’équité devient une composante tangible du cadre normatif de l’école. Elle peut ainsi plus facilement être intégrée au cadre de référence éthique des membres de la communauté éducative de l’école et être mobilisée par ceux-ci dans le cadre des différentes activités. Elle peut en outre être plus aisément introduite par Nathalie lors de ses interventions. La démarche mise en oeuvre par Nathalie illustre comment la composante agir professionnel intègre et critique peut être déployée de manière réflexive, critique, collaborative et continue.

Composante 2 : Un environnement éducatif favorisant l’action pour la justice sociale

La réussite éducative et le développement du plein potentiel des élèves nécessitent un environnement éducatif propice à leur épanouissement et aux apprentissages. Toutes formes d’inégalité, d’injustice, de discrimination, de non-reconnaissance et d’exclusion compromettent la mission de l’école québécoise et ses principes fondamentaux, qu’elles affectent les élèves eux-mêmes ou tout autre membre de la communauté éducative. La discrimination entretient des inégalités entre les individus, les empêchant d’exercer pleinement l’exercice de droits et libertés protégés par la Charte des droits et libertés de la personne du Québec. Contrairement à la discrimination directe, la discrimination systémique ou institutionnelle ne vise pas nécessairement une personne ou un groupe de personnes de façon délibérée. À l’instar de la discrimination indirecte, elle renvoie plutôt à des effets non prémédités. Elle résulte de l’application d’une règle, d’une politique ou d’une pratique, en apparence neutre, mais conférant des privilèges à certains groupes et exerçant des effets dommageables sur d’autres (Barreau du Québec, 2010, juin).

Le récit de Mustapha illustre comment ce directeur a utilisé des données pour documenter une situation d’inégalité dans son milieu et pour cerner, en collaboration avec le personnel de l’école, les mesures à prendre pour y remédier. Son récit montre comment l’utilisation et la production de données numériques exigées par les instances du réseau scolaire ou se basant sur des expériences et des faits observables peuvent permettre de prendre et de justifier certaines décisions inhérentes à la vie quotidienne d’une école et de dépasser certaines croyances et certains préjugés alimentant la discrimination envers certains groupes (Archambault et Dumais, 2017).

Mustapha est récemment entré en fonction dans une école primaire offrant un projet particulier en éducation physique, de la 1re à la 6e année. Cette école accueille des élèves de tout le territoire du centre de services scolaire, qui ne proviennent pas nécessairement du quartier. Plus d’une centaine de demandes d’admission sont reçues annuellement, mais seulement une quarantaine de nouveaux élèves peuvent y être admis. L’établissement est situé dans un quartier identifié comme étant défavorisé. Il bénéficie donc de fonds supplémentaires provenant des mesures dédiées aux écoles ayant ce statut.

Mustapha remarque que les enfants du quartier sont peu représentés dans l’école, malgré le fait que, comme tous les élèves du centre de services scolaire, ils y aient accès. En tant que parent résidant dans ce quartier, il a d’ailleurs été personnellement confronté à cette situation quelques années auparavant. La demande d’admission de son enfant au projet particulier en éducation physique n’avait pas été retenue, sans qu’il ne puisse connaître les motifs ayant justifié ce refus. Au moment où il devient directeur de l’école, Mustapha souhaite contribuer à transformer cet état de fait qu’il considère comme injuste, tant comme parent que comme direction d’une école publique. Il cherche donc des moyens de pallier la sous-représentation des enfants du quartier dans l’école et les difficultés d’accès au projet particulier qui semblent y jouer un rôle.

La première étape de sa démarche est de comprendre le fonctionnement du processus d’admission, notamment à partir des données qui y sont reliées. Mustapha étudie donc le nombre de demandes d’admission des années antérieures, les critères d’admission utilisés pour sélectionner les élèves et leur effet. L’analyse des données l’amène notamment à constater que le critère priorisant la fratrie des élèves fréquentant actuellement l’école fait obstacle à l’admission des élèves du quartier. Compte tenu de la taille de l’école, il reste peu de places pouvant être offertes aux élèves du quartier une fois que ce critère a été appliqué aux dossiers de candidature.

La deuxième étape de sa démarche consiste à engager les membres du personnel de l’école dans la démarche d’abord entreprise individuellement. Mustapha les informe alors de son souhait de rendre l’école plus accessible aux familles du quartier et de mettre sur pied un comité de réflexion sur l’admission. Il expose l’analyse de la situation qu’il a réalisée aux membres du comité. Après plusieurs rencontres et échanges, les membres du comité envisagent deux pistes afin de prioriser les familles du milieu environnant. En vue de la prochaine année scolaire, ils décident de suggérer au conseil d’établissement de modifier les critères d’admission pour que les enfants du quartier aient priorité sur les soeurs et les frères des élèves qui fréquentent déjà l’école, mais qui ne vivent pas dans le quartier. Ils proposeront également d’ouvrir deux nouvelles classes d’éducation préscolaire étant réservées exclusivement aux élèves du quartier, ce qui aurait comme effet d’accroître rapidement et significativement leur nombre au sein de l’école. Les actions racontées par Mustapha illustrent comment une direction d’école peut utiliser les données (lire son école) afin de rendre l’environnement éducatif plus juste, et ce, en déconstruisant des pratiques d’admission empêchant un accès équitable à son école.

Composante 3 : Des pratiques et curriculums équitables et inclusifs

Dans la perspective de l’inclusion, l’éducation ne vise pas à « changer » ou à « réparer » les élèves ou leurs comportements. L’éducation inclusive invite plutôt le personnel de l’école à maintenir des attentes élevées envers chaque élève tout au long de son cheminement et de ses transitions scolaires, ainsi qu’à modifier ses processus et pratiques pour mieux prendre en compte les identités, les expériences, les caractéristiques et les besoins de tous les élèves (Potvin, 2013). Ce ne sont pas les caractéristiques des élèves ou leurs différences qui nuisent à leur épanouissement, mais la façon dont celles-ci sont construites, réifiées et prises en compte à l’école (Borri-Anadon et al., 2021). L’une des manières de mettre en oeuvre ces principes consiste à accompagner au quotidien le personnel de l’école pour que le choix et le développement des pratiques éducatives et pédagogiques déployées soient équitables, justes et inclusives pour tous les élèves.

Ce rôle de leader pédagogique peut s’exercer de différentes façons. Les directions peuvent notamment valoriser les écoles et les classes où se retrouvent tous les types d’apprenantes et d’apprenants, et où l’épanouissement passe par l’expression des différences et la différenciation pédagogique (Leroux et Paré, 2016). Les directions peuvent également analyser les outils et pratiques d’évaluation des besoins des élèves, entre autres pour repérer celles qui peuvent induire une suridentification ou encore une sous-identification des difficultés d’apprentissage de certains groupes d’élèves (ex. : élèves allophones ou minorisés). Les directions peuvent également travailler avec le personnel de l’école pour diminuer l’effet des stéréotypes et des préjugés sur leurs pratiques éducatives et pédagogiques.

Le récit d’Élizabeth, directrice adjointe dans une école primaire, montre comment elle a accompagné les membres du personnel enseignant afin de revoir leur matériel pédagogique pour qu’il reflète mieux les réalités des élèves de l’école. Élizabeth travaille depuis peu dans une école primaire située dans un arrondissement multiethnique de Montréal. Déjà sensibilisée à la perspective inclusive, elle croit que les ressources éducatives utilisées par le personnel enseignant de son unité de gestion sont peu représentatives des identités et des expériences des élèves et des familles fréquentant l’école, pour la plupart immigrants et appartenant à des groupes minorisés. Après une rapide consultation sur le sujet auprès de certaines enseignantes, elle constate que cette lacune est notamment observable dans les manuels scolaires.

Dans l’objectif d’améliorer la situation, Elizabeth profite d’abord d’une rencontre avec le personnel enseignant de son unité pour aborder la question de la représentation dans le matériel pédagogique utilisé. Elle a principalement à l’esprit le manque de représentations des familles immigrantes et de groupes minorisés, tant dans les illustrations que dans les réalités et les expériences abordées. Lors des échanges, certaines enseignantes mettent également en relief le manque de représentation des familles en situation de pauvreté ainsi que des familles et personnes lesbiennes, gaies, bisexuelles, transgenres, queer ou en questionnement, bispirituelles, et d’autres orientations sexuelles et identités de genre (LGBTQ2+). La présence de stéréotypes dans les manuels scolaires a également été soulevée au cours de la discussion, en particulier dans la représentation historique et contemporaine des personnes des Premiers Peuples et des femmes.

Au terme de ces échanges, Élizabeth invite les personnes désirant que cet enjeu soit pris en compte dans le choix des manuels scolaires à constituer un comité de travail qui pourra analyser le matériel actuellement utilisé et qui formulera des recommandations pour aiguiller leurs collègues au moment de le renouveler. Elle invite le comité à recruter du personnel enseignant de toutes les disciplines scolaires et spécialités, ainsi que des membres du personnel non enseignant et des élèves intéressés par la question. Une enseignante d’univers social propose même de faire de l’analyse de leur manuel une activité pédagogique pour l’ensemble de son groupe-classe.

Élizabeth est présente lors de la première rencontre, qui vise à déterminer les questions qui guideront l’analyse et l’échéancier de travail. C’est l’occasion de réfléchir avec les membres du comité à certains concepts utiles à leur démarche, comme celui de groupes minorisés ou encore de stéréotypes. Parmi les questions relatées, les membres du comité se demandent, par exemple, quels groupes sont représentés dans les manuels utilisés. Les groupes minorisés le sont-ils ? Si oui, comment ? Est-ce que les images et les récits les incluant sont stéréotypés ? Les réalités des élèves de l’école et de leurs familles s’y reflètent-elles ? Au terme de la démarche, ils exposent au personnel enseignant de l’unité les résultats de leur analyse. Ils attribuent à la fois des prix « or » et des prix « citron » au matériel utilisé à l’école. Ils invitent fortement les enseignants utilisant des manuels se situant dans cette seconde catégorie à changer de matériel pédagogique et se montrent disponibles pour les accompagner dans cette démarche. Le récit d’Elizabeth montre comment elle a pu mettre en oeuvre la composante relative aux pratiques et curriculums équitables et inclusifs à travers les discussions avec son équipe-école et l’analyse critique subséquente du matériel pédagogique utilisé en classe.

Composante 4 : Une culture inclusive des personnes de groupes minorisés

Au-delà des mécanismes de représentation démocratique prévus par la Loi sur l’instruction publique et par les autres encadrements légaux, les directions peuvent mettre en place différentes initiatives pour faire une place réelle aux personnes de groupes minorisés dans les processus et les comités où se prennent des décisions relatives au fonctionnement de l’établissement, et ainsi amoindrir leurs déficits de pouvoir (Dei et al., 2000 ; Ryan, 2012). Il est par exemple possible de fonder les décisions d’embauche dans les divers corps d’emploi sur les mesures des programmes pour l’accès à l’égalité en emploi, afin de choisir – à compétences équivalentes – des personnes qui sont sous-représentées dans un type ou une catégorie d’emploi (Larochelle-Audet, 2019).

La mise en oeuvre d’une école inclusive passe également par l’instauration de partenariats avec la communauté afin de faire une place à tous les élèves et leurs familles. En plus des organismes communautaires oeuvrant auprès de certains groupes minorisés ou luttant contre des formes d’oppression spécifiques (ex. : racisme, homophobie), les intervenants communautaires scolaires peuvent être de précieux alliés pour les directions en établissant des ponts entre les familles et l’école. Afin d’assurer la réelle participation des personnes de groupes minorisés, une attention particulière doit cependant être portée à la possibilité qu’elles ont de s’exprimer par elles-mêmes et pour elles-mêmes. La « voix » des personnes détenant moins de pouvoir est parfois exprimée par des porte-paroles, ce qui peut contribuer à maintenir des relations de pouvoir inégales plutôt que de contribuer à leur émancipation (Henze et Arriaza, 2006).

Le récit de Diane exprime cette préoccupation et met en exergue une démarche qu’elle a réalisée pour amener davantage de parents d’immigration récente à exprimer leur point de vue et, à terme, à siéger sur les instances de participation démocratique officielles. Cette directrice a constaté que les parents siégeant au conseil d’établissement de son école primaire sont tous blancs et francophones. Ce portrait contraste avec la réalité des familles des élèves fréquentant l’école, dont une forte proportion a immigré il y a moins de 10 ans de pays d’Asie du Sud-Est et du Maghreb. L’absence de parents immigrants et, plus largement, de groupes minorisés au conseil d’établissement tracasse Diane : comment les points de vue et les préoccupations de ces familles et de leurs enfants sont-elles prises en compte ? Qui porte leur voix ?

Diane fait part de ses observations lors d’une réunion au personnel enseignant et suggère de créer un comité pour se pencher sur les causes de la sous-représentation de ces parents et de trouver des moyens d’accroître leur présence. Quatre enseignantes se montrent intéressées. En premier lieu, elles entreprennent de mieux comprendre la réalité des familles de leur quartier. En consultant les données du recensement, elles constatent que près de 50 % de la population de l’arrondissement est née à l’extérieur du Canada et que, parmi ceux-ci, plus de 35 % ont immigré depuis 10 ans ou moins. Elles rencontrent ensuite des intervenants d’organismes communautaires du quartier ayant pour mandat de soutenir les personnes nouvellement immigrées ainsi que des parents immigrants.

À la suite de ces collectes de données, les membres du comité constatent entre autres que les familles ne sont pas suffisamment informées des droits et des pouvoirs des parents à l’école québécoise, notamment en matière de gouvernance. Elles suggèrent donc à Diane de mettre en place des moyens pour mieux informer les familles immigrantes, notamment celles qui n’ont pas le français comme langue maternelle, quant au rôle et au fonctionnement du conseil d’établissement et à la place qui y est occupée par les parents d’élèves. Les membres du comité proposent notamment de recourir aux services d’interprètes et d’un intervenant communautaire scolaire, ce à quoi Diane répond positivement.

Dès l’année suivante, une intervenante communautaire scolaire commence à travailler à l’école une journée par semaine. Au début de l’année, elle est invitée à expliquer son rôle lors de l’assemblée des parents. Elle organise ensuite un café-causerie avec les familles chaque deux semaines. Diane constate qu’une relation de confiance s’instaure rapidement entre l’intervenante et les familles, ce qu’elle explique notamment par le fait que celle-ci ne soit pas à l’emploi du centre de services scolaire. Les liens se construisent plus facilement, car ils se tissent en dehors d’une représentation hiérarchique du système scolaire pouvant être perçue comme intimidante ou même menaçante par certains parents. En y associant une meilleure information quant à leurs droits et à leur place possible au sein de l’établissement, Diane croit que cette nouvelle ressource du milieu communautaire aura un impact positif sur le recrutement de parents plus représentatifs des familles des élèves pour siéger au conseil d’établissement. Cet exemple de pratiques mises en oeuvre par Diane montre comment la composante Une culture inclusive des personnes de groupes minorisés peut être opérationnalisée en milieu scolaire.

Conclusion

Notre groupe de travail avait comme objectif de répondre aux besoins exprimés initialement par les directions quant à l’absence de moyens pour réfléchir aux concepts d’équité, d’inclusion et de justice sociale dans leur formation et leur développement professionnel. Les lacunes constatées d’abord par des directions consultées ont été ensuite appuyées par l’analyse de référentiels de compétences, dont celui du ministère de l’Éducation du Québec. Tout un pan de ce référentiel passe en effet sous silence la diversité des expériences et identités, individuelles et collectives, caractéristiques des établissements d’enseignement dans l’ensemble des régions du Québec. Les principes d’égalité et de justice sociale ayant guidé la démocratisation du système éducatif québécois à la fin des années 1960 ne semblent pas orienter le leadership promu dans ce document, davantage tourné vers une approche managériale, aussi observée dans d’autres contextes nationaux (Bauer et Akkari, 2015).

En proposant un modèle de compétence ayant comme finalité l’équité, l’inclusion et la justice sociale, les membres du groupe ont notamment souhaité accroître la place accordée à cette visée dans les curriculums de formation. Même s’il n’est pas prescriptif, le référentiel de compétences ministériel constitue un cadre de référence important pour la formation des directions, ainsi que leur développement professionnel, leur évaluation, leur supervision et leur accompagnement au sein des institutions éducatives.

Pour faciliter la réflexion des directions sur les concepts et sur l’actualisation du modèle dans leur savoir-agir professionnels, une boîte à outils a été élaborée. Sa conception a permis d’élargir la portée de la démarche pour inspirer les directions souhaitant s’engager à diriger pour l’équité, l’inclusion et la justice sociale. Cette boîte à outils a été conçue à travers un processus s’inspirant de la recherche-développement, en empruntant une dynamique itérative et dialogique entre les savoirs issus de la recherche et les savoirs expérientiels des utilisateurs ciblés, soit des directions. Une mise à l’essai ou une réflexion critique sur la boîte à outils dans différents contextes de pratique et de formation permettra, dans un avenir proche, de mieux rendre compte de sa pertinence et, ultimement, de la bonifier. À l’instar d’autres initiatives récentes de co-construction de savoirs avec des directions – comme le Webdocumentaire En route vers l’équité –, ce produit montre des exemples d’actualisation des concepts comme l’équité, l’inclusion et la justice sociale dans les savoir-agir professionnels des directions, de manière nécessairement contextualisée et selon des façons de faire singulières. Ajoutons que cette recherche-développement reste résolument inscrite dans une posture épistémologique critique de la recherche, ce qui en constitue une limite. Quoi qu’il en soit, elle vise à permettre aux directions de réfléchir à leurs pratiques en toute agentivité.