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Introduction

L’épidémie de COVID-19 a entraîné la fermeture des établissements scolaires et des universités dans la majorité des pays. En France, la circulaire du 13 mars 2020 qui émane du ministre de l’Éducation nationale vise à organiser et mettre en oeuvre une « continuité pédagogique » tant du point de vue du maintien des contacts humains entre les élèves et leurs professeurs que de la continuité des apprentissages pour l’ensemble des disciplines scolaires, notamment grâce aux outils numériques mis à leur disposition.

Sur le plan strictement pédagogique, le ministre précise que seuls les acquis développés depuis le début de l’année doivent être maintenus avec, cependant, la possibilité de viser l’acquisition de nouvelles compétences si le dispositif mis en oeuvre par les établissements scolaires le permet. Le 11 mai 2020, date du « déconfinement » en France, le ministère autorise ceux qui le souhaitent à reprendre le chemin de l’école. Ainsi, la situation exceptionnelle que le pays vient de vivre pose inévitablement la question des leçons à tirer de la crise sanitaire COVID-19 dans la perspective d’un renouvellement du contexte scolaire, une question d’autant plus préoccupante que l’OCDE (2020) pointe des insuffisances françaises en matière d’enseignement à distance et d’usages pédagogiques du numérique. Mais que sait-on exactement de la manière dont les enseignants français s’y sont pris pour mettre en oeuvre, coûte que coûte, une continuité pédagogique à distance ? Qu’ont-ils appris dans ce contexte singulier et, plus précisément, qu’ont-ils développé (au sens vygotskien d’une conquête propre au sujet) qui soit susceptible de provoquer, à plus long terme, une transformation des pratiques pédagogiques plus efficaces du point de vue des apprentissages, tant du côté des élèves que de celui des enseignants ?

Nous présentons ici les premiers résultats issus d’un questionnaire adressé aux enseignants du premier et du second degré, mis en ligne trois semaines après la fermeture officielle des établissements scolaires.

L’analyse de ces résultats est organisée selon trois axes :

  • Qui sont les enseignants qui ont répondu au questionnaire ?

  • Qu’ont-ils fait, comment et avec quelles ressources pour assurer cette continuité des apprentissages dans un contexte de confinement ?

  • Comment ce travail à distance, contraint par l’obligation de se saisir d’outils numériques pour maintenir le lien et soutenir au mieux leurs élèves, a-t-il été vécu par les enseignants ?

Cette contribution s’intéresse tout particulièrement aux transformations que les enseignants se sont efforcés d’opérer au fil de ces premières semaines pour concevoir et déployer de nouvelles formes d’enseignement autres que le seul « face à face » enseignant-élèves traditionnel et assurer, malgré tout, une continuité entre l’école et les élèves. Dans l’étude que nous présentons, au regard des données recueillies, nous tentons de dégager des profils révélant des formes renouvelées du travail enseignant susceptibles d’être réinvesties, sous certaines conditions, dans la perspective d’une réouverture partielle – et davantage virtuelle – des établissements scolaires.

Le travail enseignant renouvelé

Pour contribuer à la compréhension de cette situation exceptionnelle, notre enquête sur le travail enseignant et ses transformations possibles se situe à la croisée de plusieurs disciplines contributives, les sciences de l’éducation et de la formation selon une approche ergonomique du travail enseignant et les sciences de l’information et de la communication, dans une perspective où s’articulent dimensions culturelles, historiques, politiques, professionnelles, organisationnelles, médiatiques, etc.

Dans cette contribution, le travail enseignant est appréhendé à la fois du point de vue de l’analyse du travail (Amigues, 2002; Goigoux, 2007; Lussi Borer et al., 2015; Saujat et Félix, 2018; Tardif et Lessard, 1999; Vinatier, 2017) et d’une approche anthropocentrée et sociocritique du numérique en éducation (Bernard et Fluckiger, 2019; Bernard, 2019; Collin et al., 2016), selon laquelle les usages participent de l’évolution des dispositifs et du développement des personnes et de leurs situations de travail (Pastré, 2007; Rabardel, 1995), sans pour autant que l’innovation technologique entraîne nécessairement des innovations pédagogiques (Tricot, 2017). L’articulation de ces différentes approches nous permet de considérer l’expérience réelle, le vécu et les pratiques effectives des enseignants au contact des technologies numériques (Bobillier-Chaumon, 2016).

Un métier qui se complexifie et s’instrumentalise

De manière générale, on peut dire que les recherches internationales (Lessard, 2000 ; Tardif et al., 2001) s’accordent à reconnaître que le métier d’enseignant n’a cessé d’évoluer et de se complexifier ces dernières années et que les contextes socio-économiques, politiques et technologiques participent de cette complexification. L’augmentation des missions et des tâches à accomplir ainsi que de la diversité des publics scolaires, la dérégulation des systèmes éducatifs avec changements dans les politiques scolaires et les attentes institutionnelles contribuent à transformer les conditions d’exercices du métier (Maroy, 2006). De ce point de vue, et en référence aux thèses historico-culturelles du développement de Vygotski (1934), nous considérons que l’activité de l’enseignant est médiatisée et médiatisante par les nouvelles technologies (Hoarau et al., 2018), multifinalisée (Leplat, 1992) et multi-adressée (Engeström, 1987), dirigée simultanément dans plusieurs directions : vers les élèves, vers les autres acteurs de la scène scolaire et vers l’enseignant lui-même. En effet, le travail enseignant n’est pas uniquement ordonné dans la finalité de faire apprendre les élèves, il a bien d’autres finalités, notamment celle d’avoir à gérer sa propre activité pour organiser l’activité des élèves. Dès lors, on comprend que durant cette période d’enseignement à distance, le travail enseignant a été bousculé, non seulement par les actions prises dans l’urgence, mais également par l’obligation de faire face à la division du travail et des règles qui régissent les rapports entre l’enseignant, l’objet de son travail et les outils médiatisés par les artefacts ou instruments sociaux (Bobillier-Chaumon, 2016 ; Bernard, 2019 ; Pastré et Rabardel, 2005 ; Tardif et Lessard 1999). En d’autres termes, nous considérons que l’activité humaine et l’activité de travail des enseignants et des élèves en particulier impliquent l’usage d’instruments et des formes d’organisation de l’activité assujetties aux outils et où les techniques, les artefacts, les instruments sont, pour le dire à la manière de Rabardel, « comme le langage ou les coutumes, constitutifs de ce milieu social par lequel l’homme en transformant ses conditions de vie se transforme aussi lui-même » (Rabardel, 1995, p.30).

Un métier de reconception, médiatisé et médiatisant

Dès lors, le mouvement visant à « faire entrer l’École dans l’ère du numérique » n’affecte pas que les dispositifs matériels et les logiciels supports d’enseignement et d’apprentissage. Il a des conséquences, tout autant, sur la nature et la qualité des échanges entre les différents protagonistes que les contenus enseignés. Toutefois, ce n’est pas parce qu’un outil est pertinent du point de vue des apprentissages et/ou des échanges qu’il va forcément être utilisé par les enseignants et les élèves. Nous aurons l’occasion de le constater lors de l’analyse des résultats issus de notre enquête. Pour le moins, il convient donc de s’interroger sur la maniabilité des outils numériques mobilisés, « maniables » au sens de permettre aux usagers de les mettre à leur main et créer ainsi un processus de conception continuée dans l’usage des ressources (Rabardel et Pastré, 2005).

De ce point de vue, il faut préciser que les enseignants ne sont pas de simples exécutants, mais aussi des reconcepteurs de leur tâche qui font du système de contraintes et de ressources qui la supporte un instrument pouvant ouvrir sur de nouvelles actions possibles. On peut dire, par exemple, que l’activité de conception concerne, à la fois, la redéfinition des prescriptions initiales et la prescription de tâches adressées aux élèves. Comme l’a montré Amigues (2003) dans une approche ergonomique de l’activité enseignante :

L’enseignant ne prescrit pas aux élèves une tâche seulement à partir des prescriptions officielles, des règles plus ou moins tacites passées avec ses collègues. Il le fera aussi en fonction de l’avancée réalisée par la classe, de ce qu’il connaît des élèves, des difficultés rencontrées jusqu’ici, du parcours qu’il reste à faire, etc. C’est dire que la prescription du professeur ne se réduit pas à l’interprétation personnelle de “consignes”, mais représente une réelle activité de conception de tâches que les élèves devront réaliser. En outre […] il accompagne la réalisation des tâches par les élèves, il veille à son bon déroulement, au besoin en modifiant les conditions de réalisation en cours de route pour que les élèves comprennent ou parviennent simplement au terme de l’exercice.

Amingues, 2003, p.11

Dans ces conditions de crise sanitaire mondiale, alors que tous les établissements scolaires sont fermés, comment les enseignants ont-ils procédé pour continuer à exercer leur métier sans réelle préparation et satisfaire, à distance de la classe et de la présence de leurs élèves, les principes qui régissent la continuité pédagogique telle que définie par la circulaire du 16 mars 2020 ? En d’autres termes, comment ont-ils répondu à l’obligation de maintenir « les contacts humains entre les élèves et leurs professeurs » et de soutenir les « acquis déjà développés depuis le début d’année (consolidation, enrichissements, exercices, ...) voire de faire acquérir de nouvelles compétences quand les modalités d’apprentissage à distance le permettent » ? Les résultats de notre enquête contribuent à éclairer ce questionnement.

Un travail d’enquête pour prendre la mesure des réalités de travail dans leur diversité

Notre recherche s’appuie essentiellement sur une enquête par questionnaire mis en ligne les premiers jours d’avril 2020 et clôturée deux mois plus tard, le 5 juin 2020[1] :

  • 1 questionnaire adressé aux enseignants du préscolaire, primaire et du secondaire

  • 1 questionnaire adressé aux enseignants du supérieur

  • 1 questionnaire adressé aux élèves du préscolaire, primaire et secondaire ; nous faisons ici l’hypothèse que pour les plus jeunes, ce sont les parents qui ont répondu au questionnaire.

Nous avons recueilli 7525 réponses pour l’ensemble des trois questionnaires. Dans cet article, nous présentons uniquement les résultats issus de l’enquête auprès de 4074 enseignants de l’enseignement primaire et secondaire.

Ce questionnaire comporte 73 questions réparties en 4 sections abordant :

  1. La situation personnelle et professionnelle de l’enseignant-e (12 questions) : le genre, le niveau d’enseignement, l’ancienneté professionnelle, le contexte d’enseignement, etc.;

  2. La situation de travail liée au numérique avant confinement (16 questions) : le rapport des enseignant-es au numérique et aux usages pédagogiques avec le numérique; etc.;

  3. Le travail des enseignant-es pendant le confinement (40 questions) : la mise en place de la continuité pédagogique, les conditions d’utilisation du numérique sur le lieu de confinement des enseignant-es, l’organisation du travail et la production de ressources par les enseignant-es; etc.;

  4. L’expression de leur sentiment vis-à-vis de cette situation inédite (5 questions) : sentiment de confort/inconfort, sentiment d’isolement – ou pas – professionnel, etc.

Les résultats présentés sont issus d’un premier niveau de traitement statistique obtenu à partir de tris à plat et de tris croisés entre différentes variables issues de la section 1 (genre, ancienneté professionnelle, …) et la section 2 (rapport au numérique avant confinement « à l’aise/pas à l’aise » ; usage personnel d’outils numériques, …). Nous avons également procédé à l’analyse de variables textuelles, notamment celles issues de la section 4 (par exemple : sentiment de confort/inconfort, sentiment d’isolement – ou pas – professionnel, bénéfices de l’expérience vécue, etc.).

Ceci nous a permis de dégager des tendances qui offrent la possibilité de mieux comprendre les transformations que les enseignants ont dû opérer au fil de ces premières semaines pour prévoir de nouvelles formes d’enseignement, largement fondées sur l’expérimentation de nouveaux outils numériques et des usages de ces outils. Pour ce faire, nous nous intéressons à la dimension diachronique présente dans le questionnaire en ce qu’elle permet d’établir des comparaisons entre l’activité d’enseignement liée au numérique avant et pendant le confinement. Par ailleurs, la prise en compte d’autres variables telles que « l’ancienneté dans le métier » ouvre sur de possibles conjectures quant à la manière dont le contexte et l’histoire professionnelle de ces enseignants affectent leur activité de conception durant cette courte période et le développement potentiel qui peut en découler dans l’avenir.

Profil des enseignants de l’échantillon et catégorisation. Qui sont-ils ?

Parmi les répondants, 85 % sont des femmes et 15 % des hommes. 62,9 % sont confinés avec des enfants, plutôt scolarisés en école élémentaire et collège.

Ces enseignants sont massivement issus du 1er degré (59 %) : 17,7 % exercent en école maternelle et 41,3 % en école élémentaire. Pour le secondaire, 21,8 % enseignent en collège et 19,2 % en lycée général ou professionnel.

Par ailleurs, même si les différentes strates de l’ancienneté professionnelle sont bien représentées, les répondants sont plutôt des enseignants ayant une ancienneté importante dans le métier. 51,8 % ont plus de 15 ans d’expérience et seuls 19,5 % ont moins de 5 ans.

Enfin, la presque totalité des enseignants se disent « à l’aise » (69 %), voire « très à l’aise » (21,3 %) avec le maniement des outils numériques. Seuls 10 % se déclarent « pas à l’aise du tout » avant le confinement. Or, les premières analyses révèlent des différences sensibles entre les différents enseignants de notre échantillon et permettent de distinguer trois profils parmi les réponses possibles à la question « Concernant le maniement des outils numériques, je me considère comme une personne : pas à l’aise du tout ; à l’aise ; très à l’aise » (Section 2).

Des profils différents

Le profil A rassemble les répondants qui se considèrent comme « pas à l’aise du tout ». Nous avons nommé B, le profil constitué à partir de l’item « je me considère à l’aise face au maniement des outils numériques ». C’est celui qui a recueilli le plus de réponses et il constitue notre score de référence pour l’analyse des différentes variables. Le profil C correspond à ceux qui se disent « très à l’aise ».

Dans cet article, nous allons mettre l’accent sur les caractéristiques qui distinguent les profils A et C entre eux et vis-à-vis du profil médian B.

Les enseignants du profil B se déclarent plutôt « connectés » (74,8 %). Avant confinement, 82,5 % passent « de 1h et 4h par jour » devant un écran. Tous, pratiquement (96 %), déclarent utiliser des outils numériques pour « travailler », et plus de 70 % pour « se divertir et s’informer ».

À partir de leur domicile, ils utilisent massivement leur ordinateur personnel (88,4 %). La moitié d’entre eux utilisent également leur téléphone personnel pour aller sur internet (46,4 %), mais ils sont très peu à utiliser une tablette (15 %).

Du point de vue pédagogique, 38,3 % considèrent que le numérique « facilite les apprentissages » ou qu’il pourrait y avoir une plus-value s’ils « étaient formés » (25,6 %), contre seulement 6,2 % qui le jugent « comme un frein ». Toutefois, 29,9 % admettent « ne pas avoir d’idées précises » sur la question.

Ce profil médian est donc tendanciellement favorable au numérique éducatif. Il utilise un large panel de ressources numériques avant le confinement : manuels scolaires numériques (51 %), sites institutionnels de ressources (43,7 %) (Canopé, Eduthèque…) et 84,1 % visitent des blogs ou sites web d’enseignants pour préparer leurs cours, ce qui, d’une certaine manière, illustre l’adhésion à une communauté professionnelle sur le web. En classe, presque 70 % déclarent déjà mobiliser des outils numériques pour « vidéoprojeter ou utiliser des TBI », mais seuls 20,9 % d’entre eux font travailler leurs élèves avec des outils ou logiciels disciplinaires en classe et hors la classe. On peut dire que le profil B est une représentation actuelle du rapport des enseignants au numérique.

Ce qui distingue les profils A et C

Le profil A correspond aux enseignants qui se déclarent « pas à l’aise du tout avec le maniement des outils numériques ». Le profil C, a contrario, réunit les « très à l’aise ».

Dans leur composition sociologique, seul le genre distingue les profils A et C entre eux et vis-à-vis du profil B. Dans cet ensemble déjà très féminisé, le profil A rassemble encore plus de femmes (+7 %) alors qu’elles sont moins nombreuses dans le profil C (-13 %).

Professionnellement, des différences apparaissent clairement. Par exemple, les profils A et C sont à l’opposé du point de vue de l’ancienneté dans la carrière. Au sein du profil A, 75 % des enseignants ont plus de 15 ans d’ancienneté et parmi ceux-là, 54,3 % ont plus de 20 ans de métier. À l’inverse, 45 % des enseignants du profil C ont moins de 10 ans de carrière.

Ces profils se distinguent également par rapport au niveau d’enseignement. Alors que la proportion d’enseignants d’école élémentaire ou de lycée est similaire, les enseignants du profil A sont plus nombreux à travailler en école maternelle que ceux du profil C (+15,3 %) et moins nombreux à enseigner au collège (-11,9 %).

L’équipement informatique personnel les distingue également. Pendant que les enseignants du profil C ont leur propre matériel, ceux du profil A le partagent avec d’autres membres de la famille (45 % pour le profil A versus 23 % pour le C). La distinction matérielle informatique se confirme dans l’équipement en périphériques (imprimantes scanner, caméras et micros) dont sont mieux pourvus les enseignants du profil C.

Le temps passé devant un écran est également différent. Hors confinement, le profil A y passe moins de 2h par jour (64,6 %) quand le C déclare en moyenne y consacrer entre 2h et 8h (69,5 %). Concernant les usages d’Internet, le profil A l’utilise moins « pour se divertir », mais surtout deux fois moins que le profil C « pour créer » (24,5 % vs 51,6 %).

Enfin, en contexte ordinaire d’enseignement, l’utilisation d’outils numériques en classe avant le confinement discrimine aussi les profils A et C. En effet, 54,3 % des enseignants du profil A n’utilisent pas d’outils Internet en classe contre 15,8 % pour le C. Et plus nettement encore, 41 % des répondants du profil C déclarent « proposer à leurs élèves des situations de manipulation de logiciels ou de services numérique en classe ou en dehors » contre 7 % pour le A.

La figure 1, ci-après, met en évidence ce qui distingue les trois profils.

Figure 1

Distinction des profils A, B et C

Distinction des profils A, B et C

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Pour autant, cela fait-il de ces enseignants du profil C, plus jeunes, mieux équipés, avec un usage personnel et professionnel du numérique plus confirmé que le profil A, des professionnels mieux préparés à l’enseignement à distance en situation exceptionnelle ?

Qu’ont fait les enseignants pendant le confinement ?

La question à laquelle nous répondrons ici va se décliner en deux sous-parties qui correspondent à deux registres usuels du travail enseignant et préconisés par les prescriptions émises, en urgence, au moment de la fermeture officielle des établissements scolaires :

  1. Concevoir et mettre en oeuvre l’organisation pédagogique nécessaire à la continuité,

  2. Maintenir des liens avec les élèves et les parents et se rendre joignable en échange synchrone.

Choix des activités et tâches scolaires

Du point de vue pédagogique, les recommandations initiales du ministère étaient de privilégier un travail distanciel comportant peu de nouveautés ou de difficultés. Nous constatons que les enseignants « très à l’aise » (profil C) sont plus nombreux que ceux du profil A à proposer des activités à partir de « leçons nouvelles » (65 % vs 51,7 %). Toutefois, la figure 2 ci-dessous montre que les enseignants, dans leur ensemble, ont particulièrement mis l’accent sur le versant de la stabilisation des apprentissages à travers des exercices, des moments d’application (71 ,3 %) et d’entraînement (90,6 %).

Figure 2

Distinction du type de tâche proposée aux élèves selon les profils

Distinction du type de tâche proposée aux élèves selon les profils

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Ces activités de consolidation, souvent discréditées en temps « normal » car jugées comme trop mécaniques, ont, semble-t-il, permis d’établir un premier niveau de continuité des apprentissages à distance de l’école. Par comparaison, ces choix pédagogiques sont particulièrement effectués par les enseignants du profil A qui se distinguent du C en proposant moins de travaux mobilisant des activités « d’approfondissement » aux élèves, mais davantage d’activités « d’entraînement et de mémorisation ». On retrouverait ici ce que Amigues (2003) qualifie d’un « retravail des prescriptions officielles » par des enseignants, certes moins familiers avec les outils numériques, mais plus expérimentés en matière d’enseignement et dont on peut faire l’hypothèse, grâce au traitement des questions ouvertes du questionnaire, qu’ils sont également en mesure de modifier, en cours de route, les conditions de réalisation de l’activité exigée selon le degré de difficultés rencontrées par les élèves.

Organisation du temps de travail des élèves

Les résultats de notre enquête révèlent que cette situation de travail distanciel n’a pas totalement permis la mise à disposition d’outils favorisant un accompagnement des élèves dans la gestion de leur temps d’étude à la maison. En effet, seulement 23,8 % des enseignants du profil C et 15,4 % des enseignants du profil A déclarent utiliser des outils visant à planifier le temps de travail de l’élève au quotidien. Ce score interroge d’autant plus que cette réponse se double d’une faible mise en place de procédures de contrôle de l’assiduité des élèves ; ceci est surtout vrai pour le profil A (34,1 % vs 43,9 %). Ces résultats laissent présager un processus « d’acceptation située des technologies numériques » variable selon les individus et tout particulièrement selon leur expérience réelle, leur vécu et les pratiques effectives des enseignants au contact des technologies numériques (Bobillier-Chaumon, 2016). Dans tous les cas, ils mettent en évidence une manière de « faire classe à distance » significativement différente entre les enseignants des deux profils, mais également vis-à-vis du « faire classe présentielle ».

Les ressources pour assurer la continuité pédagogique

L’analyse du type de ressources en ligne souligne le recours massif à des vidéos, mais permet de souligner des différences entre les profils A et C comme le montre la figure 3.

Figure 3

Typologie des ressources adressées aux élèves selon les profils enseignants

Typologie des ressources adressées aux élèves selon les profils enseignants

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Les ressources présentées ici peuvent être séparées en deux catégories du point de vue de leur utilisabilité par l’enseignant ou les élèves. Les unes sont utilisables immédiatement (vidéo…), tandis que les autres requièrent une action de l’enseignant (services en ligne de création…) ou des élèves (jeux sérieux). On note que les enseignants du profil A mobilisent, moins que ceux du profil C, les ressources de la seconde catégorie (jeux sérieux -6,5 % ; sons ou vidéos mis en ligne -21,7 % ; services en ligne de création -3,5 %). L’utilisabilité immédiate d’une ressource apparaît donc ici comme un critère discriminant entre les deux profils.

Une analyse plus approfondie des supports mobilisés pour transmettre le travail aux élèves permet de rendre compte d’autres différences sensibles entre les profils A et C. Par exemple, les enseignants du profil A déclarent un usage moins fréquent que ceux du profil C pour l’ENT (29,9 % vs 34,2 %), les logiciels de notes (23,7 % vs 33,9 %) ou des applications telles que Pearltrees, padlet, etc. (13,1 % vs 26,2 %).

Les questions ouvertes du questionnaire précisent que les enseignants ont repensé l’usage de l’Environnement Numérique de Travail (ENT), limité avant le confinement aux seules fonctions concernant la messagerie et le cahier de texte. Globalement considéré comme n’ayant que très peu, voire aucune valeur pédagogique ajoutée avant confinement, cet outil, par la suite, a davantage été investi par les enseignants du profil C que par le A pour repenser la conception de séquences, le suivi individuel, l’évaluation des élèves, la communication et la collaboration avec l’équipe pédagogique.

La recension que nous avons faite à partir de l’item « autre » à cette même question nous permet d’apporter des précisions supplémentaires. À partir des réponses de 50 enseignants du profil A et 109 du profil C, nous avons comptabilisé précisément les supports que ces enseignants ont déclaré utiliser. Alors que dans le profil A, leur usage est restreint en nombre et en variété, les enseignants du profil C ont utilisé de nombreux outils spécifiques à l’éducation (17 différents) et/ou généralistes (16 différents).

On déduit de cet ensemble de résultats que les profils A et C ont finalement travaillé assez différemment pendant ce confinement même si tous se sont efforcés de s’adapter à cette situation inattendue. Ces deux profils, dont nous avons illustré les différences hors confinement, n’ont pas exigé de leurs élèves le même type de tâches, ne les ont pas dirigés vers les mêmes ressources, ni ne leur ont proposé les mêmes supports.

Maintien du lien avec élèves et familles

Maintenir ou renouer la communication avec les élèves est devenue une préoccupation de plus en plus forte au fur et à mesure de l’avancée dans le temps confiné. Les enseignants sont majoritairement à l’origine de la communication avec leurs élèves (A, 72 %; C, 77,6 %). Comme l’indique la figure 4, les échanges ont pour principaux objets la gestion « des difficultés rencontrées par les élèves » et « la reformulation des consignes » adressée aux élèves, mais également aux parents.

Figure 4

Répartition thématique du temps d’échange enseignant/élève/parents selon les profils

Répartition thématique du temps d’échange enseignant/élève/parents selon les profils

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Comme le montre la figure ci-dessus, le profil A s’adresse de manière plus significative aux parents que le profil C pour « reformuler les consignes » (+7,2 %) et pour « gérer l’anxiété » (+3,1 %). Par opposition, sur les mêmes points, le profil C échange davantage avec les élèves (+12 % et +7 %).

Les 15 % d’enseignants d’école maternelle supplémentaires dans le profil A expliquent probablement une partie de cette différence.

Ce qu’enseigner à distance fait aux enseignants

Nous avons également interrogé le « sentiment d’efficacité » évoqué par les enseignants durant ce travail à distance.

Les résultats montrent que dans la situation de confinement, le « tout numérique imposé » a donné lieu à de nouvelles modalités d’enseignement, contraignant les enseignants à d’importants arbitrages pour tenter d’organiser, à distance et sans véritable harmonisation centralisée, leur propre travail et celui de leurs élèves. D’un côté, les enseignants reconnaissent des marges de manoeuvre plus amples, mais de l’autre, ils soulignent une plus grande solitude les obligeant à inventer, seuls, de nouveaux modes d’échanges, d’enseignement et de suivi du travail des élèves, avec des outils jusque-là rarement, voire jamais utilisés.

Ainsi, en se rapportant à ce que cet enseignement à distance a « permis/autorisé de faire » ou « obligé à faire » ou encore « empêché de faire » ou à « faire plus tout à fait comme avant », on remarque que 52,5 % des enseignants du profil A se déclarent « peu efficaces » (46,2 %) ou « inefficaces » (6,3 %), donc avec une perception relativement négative de leur efficacité durant ce confinement. A contrario, les enseignants du profil C sont 62,2 % à se déclarer « efficaces » (52 %) ou « très efficaces » (10,2 %). Ceux qui déclarent n’être « pas à l’aise du tout » avant confinement, se sentent, in fine, « peu ou pas efficaces », soit exactement l’inverse de l’expérience vécue par le profil C.

Il s’avère que le profil A, davantage que le profil C, a été contraint à des arbitrages importants pour « faire classe hors la classe », certains pouvant alors conduire au sentiment d’inefficacité évoqué ou à des frustrations au travail, voire, dans certains cas, à des risques d’épuisement professionnel. Des recherches sur la qualité au travail (Zavidovique et al., 2018) n’hésitent pas à émettre l’hypothèse que l’âge augmenterait ce risque. Dans notre enquête, l’attention portée sur les débuts et fins de carrière des enseignants (profils A et C) montre, entre autres choses, que l’ancienneté au travail est un facteur discriminant vis-à-vis de l’aisance et du maniement des outils numériques et de ses conséquences sur le choix des tâches scolaires et du pouvoir d’apprentissage qu’elles requièrent. Mais d’autres travaux, portant sur les enseignants novices en matière d’informatique pédagogique (Bernard, 2019), confirment des difficultés à l’autre bout de la chaîne. Quasiment en situation de découverte, qu’ils partagent avec leurs élèves en temps réel, ces enseignants confirment que leurs réponses contiennent « un certain nombre d’approximations ou même de manques en matière de contenus conceptuels dans les explications verbales données aux élèves » (2019, p. 15). Nous retrouvons des résultats identiques dans notre propre enquête.

Premières conclusions et perspectives

Il ne s’agit pas ici de tirer de conclusions définitives, encore moins d’effectuer des prédictions hâtives en cherchant à modéliser des comportements futurs et probables des différents protagonistes (usagers, concepteurs, prescripteurs, …). Néanmoins, on peut d’ores et déjà affirmer que le passage massif à des pratiques numériques distancielles a révélé des modalités d’appropriation significativement différentes par les enseignants selon leur aisance vis-à-vis du numérique en amont du confinement et selon leur ancienneté dans le métier.

Alors que les professionnels de l’éducation se trouvent soumis à une pression de travail extrême – charges et tâches pédagogiques redoublées, redéfinition des enseignements et des évaluations, multiplication des scénarios de rentrée, etc.–, ces derniers ont fait preuve d’une réactivité conséquente, notamment par les très nombreux ajustements qu’ils ont réussi à réaliser, en regard des retours différenciés du travail de leurs élèves, sur le temps court du confinement.

Toutefois, des différences sensibles entre enseignants sont à prendre au sérieux. Nous avons montré que les deux profils, qui se distinguent par leur autopositionnement vis-à-vis du maniement des outils numériques, se sont avérés avoir une histoire personnelle différente liée au numérique, tout comme leur histoire professionnelle. Ils n’ont pas tout à fait proposé le même type de tâches à leurs élèves ni utilisé la même palette de ressources pour transmettre ou communiquer, ni interagir avec leurs élèves autour des mêmes problématiques. Selon qu’ils font partie du profil A ou du profil C, les enseignants n’ont pas agi de manière identique face à cette situation. Nous en déduisons qu’ils n’ont pas, non plus, appris la même chose dans cette situation inédite. Plus précisément, ce travail à distance ne s’est pas totalement situé dans la zone de développement le plus proche de tous les enseignants interrogés. Les enseignants du profil C, de par leur familiarité et leur intérêt préalable au numérique, étaient probablement dans une zone plus favorable pour dépasser les difficultés rencontrées et les vivre non pas sur un mode personnel, mais avec une perspective développementale. Autrement dit, en assimilant « l’usage personnel du numérique » à une entrée par les concepts selon une dimension spontanée, dont Vygotski dit « qu’ils sont forts dans la sphère de l’application concrète, spontanée, dont le sens est déterminé par la situation, dans la sphère de l’expérience et de l’empirisme » (1934, p.373), nous avons montré que plus les enseignants sont performants, de par leur usage personnel du numérique, plus ils sont situés dans une zone proche de développement et plus ils sont en mesure d’opérer des transformations de leurs pratiques professionnelles. A contrario, l’éloignement vis-à-vis de cette ZDP justifie un développement plus réduit, renforcé par le peu de médiation possible par les pairs ou par la formation professionnelle dans ce contexte de confinement.

Ainsi, ces premiers résultats permettent de conclure que tous les enseignants français ne sont pas prêts, de manière identique, à une transition vers le tout numérique, voire vers des formes renouvelées du travail enseignant et de scolarisation hors de l’école. Il est évident qu’il faut poursuivre l’analyse des processus à l’oeuvre et qu’il conviendrait de faire de cette expérience, une topographie d’épreuves vécues de manières différentes par les enseignants, construite selon leurs trajectoires personnelles et professionnelles, leurs contextes d’enseignement, leur discipline, leur ancienneté dans le métier, les usages possibles des technologies numériques qui s’imposent progressivement.

Pour ce faire, et afin de tenter d’accompagner les transformations du métier enseignant qui se profilent dans un avenir proche, nous envisageons d’articuler notre enquête ponctuelle par questionnaire à une étude longitudinale qui tient compte de la réalité du travail des usagers effectué dans ces nouvelles formes scolaires.

Dans une approche plus clinique des usages numériques (Bobillier-Chaumon et Clot, 2016), il est davantage question de mettre les technologies numériques à l’épreuve du réel, c’est-à-dire chercher à évaluer, en situation réelle de travail, leur utilité, utilisabilité et acceptabilité (Tricot et al., 2003), voire leur compatibilité avec les valeurs et les mobiles d’agir des enseignants, des élèves et de leurs familles. Au travers de méthodologies indirectes, il s’agit de mettre en débat les situations du travail et le travail enseignant, médiatisé par les technologies numériques, comme l’analysent Bobillier-Chaumon et Clot, à savoir le métier « qu’on fait » ou que « l’on souhaiterait » faire avec ou sans les dispositifs numériques ; celui que « l’on croit faire mal » ou que « l’on n’arrive plus à faire », celui que « l’on ne fera jamais » du fait de ces nouveaux outils et des dégradations des milieux et conditions de travail qu’on leur attribue. En favorisant des espaces de délibération sur le travail et sur les nouvelles formes qu’il entend prendre dans la perspective d’un travail et d’une organisation renouvelés, hors de l’école, on fait l’hypothèse que ce processus d’élaboration collective devrait permettre de créer de nouvelles marges de manoeuvre permettant aux enseignants, quel que soit leur profil, d’élargir leur champ d’action, de développer de nouvelles compétences susceptibles de contribuer au renouvellement de manière d’agir et de penser le métier d’enseignant, de règles d’usage et d’échanges dans le milieu de travail. C’est à cette condition, notamment en facilitant le travail des collectifs de professionnels, que l’on pourra penser que cette expérience à « grandeur réelle » est globalement profitable du point de vue du renouvellement des questions de métier, portant le débat, au-delà des difficultés personnelles et interpersonnelles, et davantage sur des questions d’organisation du travail (distanciel, présentiel, hybride, hybride synchrone) et de formation prenant en compte les nouvelles formes du travail enseignant.