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Considérée par certains comme une loi susceptible de devenir aussi symbolique que la Loi 101 : Charte de la langue française (Bastien, 2019), la Loi 21 : Loi sur la laïcité de l’État fut présentée comme une réponse à deux décennies de débats autour des accommodements religieux et de la laïcité des institutions publiques au Québec (Bock-Côté, 2019). Parmi les principaux épisodes ayant marqué ce débat, il faut entre autres évoquer l’affaire Hérouxville (Radio-Canada, 2017), les travaux de la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles – la Commission Bouchard-Taylor (Baillargeon et Gervais, 2017) –et la campagne autour du Projet de loi 60 : Charte des valeurs québécoises de Bernard Drainville (Dagenais, 2017).

Lorsqu’ils n’ont pas privilégié une politique du statu quo (Labelle, 2009), les gouvernements ayant tenté de légiférer en cette matière se sont tour à tour cassé les dents face à leurs adversaires politiques et à l’opinion publique. Par exemple, alors que le « consensus » Bouchard-Taylor recommandait l’interdiction du port des signes religieux visibles pour les représentants de l’État en situation d’autorité (Dubuc, 2018), le Projet de loi 60 proposait d’étendre cette interdiction à tous les employés de l’État. Autre exemple, adoptée en 2017, la Loi 62 – Loi favorisant le respect de la neutralité religieuse de l’État et visant notamment à encadrer les demandes d’accommodements pour un motif religieux dans certains organismes – du gouvernement de Philippe Couillard interdisait le port du voile intégral aux fonctionnaires qui travaillent avec le public et aux individus qui reçoivent des services gouvernementaux (Bélair-Cirino, 2019).

Dans le cadre des élections provinciales de 2018, François Legault avait annoncé son intention d’abroger la Loi 62, dont l’article 10 portant sur l’obligation de donner et de recevoir des services de l’État à visage découvert avait été suspendu par la Cour supérieure du Québec. Il proposait alors une nouvelle loi répondant davantage aux attentes de la population québécoise, et ce, en épousant le « consensus Bouchard-Taylor + les enseignants » (Radio-Canada, 2018). La Coalition avenir Québec ayant été élue le 1er octobre 2018, l’élaboration de ce projet de loi fut confiée au ministre de l’Immigration, de la Diversité et de l’Inclusion, Simon Jolin-Barrette. Le Projet de loi 21 : Loi sur la laïcité de l’État fut ainsi déposé dans le cadre de la séance du 28 mars 2019 de la 1re session de la 42e législature de l’Assemblée nationale du Québec. Ce projet de loi affirme la laïcité conformément à quatre principes, soit la séparation de l’État et des religions, la neutralité religieuse de l’État, l’égalité entre les citoyens, ainsi que la liberté de conscience et de religion.

Le Projet de loi 21 et le monde scolaire

C’est le Chapitre II du Projet de loi 21 qui vise le plus directement le monde scolaire. Ce chapitre interdit le port de signes religieux à certaines personnes dans l’exercice de leurs fonctions, dont le personnel de direction et le personnel enseignant sous la compétence d’une commission scolaire et, de facto, évoluant dans le réseau public. En ce sens, le Projet de loi 21 ne vise pas les autres employés des établissements scolaires – par exemple, le personnel administratif, le personnel professionnel et le personnel de soutien – ni le personnel des centres de la petite enfance, des cégeps et des universités. Il ne vise pas non plus le personnel des établissements privés subventionnés et non subventionnés.

Les audiences publiques entourant le Projet de loi 21 se sont tenues sur deux semaines, soit du 7 au 16 mai 2019. Les personnes et les groupes rencontrés avaient pour la plupart présenté des mémoires dans le cadre de la consultation publique et été invités à exprimer leur position à la demande des partis siégeant à l’assemblée. C’est dans ce contexte que se sont affrontés deux des plus brillants universitaires du Québec, c’est-à-dire Gérard Bouchard et Guy Rocher.

Reçu le mercredi 8 mai 2019, Bouchard a fait part – dès son allocution d’ouverture – de sa résistance quant à l’idée que « le seul fait de porter un signe religieux, le hidjab par exemple, entraîne une forme d’endoctrinement chez les élèves » (Journal des débats de la Commission des institutions, 8 mai 2019). Dès lors, il ajoutait qu’il serait tenté d’approuver le projet de loi s’il y avait la moindre preuve que le port de signes religieux peut faire obstacle à l’enseignement et à l’apprentissage. Ainsi, il déplorait que cette disposition – qui retire des droits fondamentaux à des citoyennes et des citoyens du Québec – ne s’appuie sur aucune donnée rigoureuse.

Dès la période de questions, le ministre Jolin-Barrette est venu mettre la position de Bouchard en contradiction, voire en confrontation, avec celle de Rocher, citant alors les propos de ce dernier :

Les jeunes passent des années en contact avec des enseignants, de même que leurs parents. Il est difficile de comprendre et de justifier que les enseignants d’institutions publiques ne sont pas tenus au même devoir de réserve que des juges. Les tenants de la laïcité ouverte recourent souvent à l’argument qu’un enseignant portant un signe religieux n’a pas nécessairement une influence prosélytique sur les élèves. Il s’agit là, d’abord, d’une affirmation sans fondement scientifique. Des parents accepteraient-ils volontiers qu’un certain nombre d’enseignants de l’école publique que fréquentent leurs enfants portent un t-shirt affichant « Dieu n’existe pas »?

Rocher, 2013, p. 37

Invité à réagir aux propos de Rocher, Bouchard rétorque que le « fardeau de la preuve » revenait à celui qui souhaitait instituer l’interdiction et limiter les droits, et non l’inverse.

Quelques jours plus tard, alors qu’il est reçu à son tour en commission parlementaire, Rocher soutient – encore une fois à l’invitation du ministre – que les preuves demandées par Bouchard sont méthodologiquement impossibles à construire pour s’avérer scientifiquement valables (Journal des débats de la Commission des institutions, 14 mai 2019). En l’occurrence, il recommandait de recourir au principe de précaution, un principe reconnu entre autres pour le traitement d’enjeux environnementaux et de santé publique. Ce principe suggère d’éviter les risques potentiels ou mal connus dans certains contextes d’incertitude scientifique au nom d’un intérêt supérieur.

C’est ainsi que je me suis mis à la recherche, au cours des derniers mois, d’études empiriques scientifiquement valables et susceptibles de fournir une preuve à l’un ou à l’autre. Mon intention ici n’était pas d’alimenter le débat, mais bien de vérifier s’il existe des études pouvant contribuer aux réflexions entourant cette prise de décision. Dans les prochaines pages, je présenterai les résultats des quelques études retenues.

L’étude d’Abdelgadir et Fouka

Menée par Aala Abdelgadir, candidate au doctorat en science politique à l’Université de Stanford, et Vicky Fouka, professeure en science politique à l’Université de Stanford, la première étude démontre que l’application en milieu scolaire de la loi française sur la laïcité eut des effets négatifs sur le parcours académique et professionnel de plusieurs femmes musulmanes. Pour ce faire, elles se basent sur les données individuelles tirées de l’Enquête française sur la population active, du recensement français et d’une enquête menée en France auprès d’immigrantes et d’immigrants.

C’est en 2004 qu’a été adoptée en France la Loi sur les signes religieux dans les écoles publiques françaises. Cette loi interdit l’exposition de signes religieux dans les écoles primaires et secondaires publiques françaises. L’objectif d’Abdegadir et Fouka (2020) est donc de mesurer l’effet de l’application de cette loi sur le parcours académique et professionnel des femmes musulmanes en les comparant à d’autres groupes, par exemple les femmes musulmanes non affectées par la loi[1], les hommes musulmans ou les femmes non musulmanes. Pour ce faire, elles se concentrent sur deux variables temporelles. D’une part, les cohortes de naissance, comparant les résultats des élèves à l’école pendant l’interdiction à ceux des élèves ayant terminé l’école avant l’interdiction, et d’autre part, les années d’enquête, comparant les résultats de chacun avant et après le passage de l’interdiction en 2004. La première permet de comparer les cohortes et d’observer l’effet de la loi à long terme, alors que la seconde mesure l’impact immédiat de l’interdiction.

À l’issue de leur analyse, Abdegadir et Fouka (2020) démontrent que la loi française eut un effet négatif sur l’intégration des femmes musulmanes affectées par la loi, lesquelles terminent moins leurs études secondaires que les autres groupes de comparaison, et ce, à court, moyen et long terme. Privées d’un mécanisme de signalisation de la piété religieuse cher à plusieurs d’entre elles et à leur famille, certaines de ces femmes ont poursuivi leurs études à distance ou dans une institution privée, là où elles pouvaient conserver leur voile. Finalement, la loi a également un effet sur les résultats socioéconomiques à long terme, puisque les femmes musulmanes affectées ont des taux d’emploi plus faibles et sont susceptibles d’avoir plus d’enfants que les autres groupes de comparaison.

Enfin, Abdegadir et Fouka (2020) semblent indiquer qu’une combinaison de preuves quantitatives et qualitatives permet de conclure que ces effets reposent principalement sur deux mécanismes de réaction de la part des femmes musulmanes vis-à-vis de la loi. Le premier est la discrimination, soit par la politique elle-même, soit par des attitudes négatives entourant et accompagnant la mise en oeuvre de la loi. Ce mécanisme s’est manifesté à l’école, avec des conséquences directes sur les résultats scolaires, mais également à l’université et sur le marché du travail. Le deuxième mécanisme est le renforcement de l’identité musulmane et l’affaiblissement des liens avec la société française, ce qui a poussé les femmes affectées par la loi à se retirer dans leur communauté et à éviter toute interaction à l’extérieur de celle-ci.

Parmi les études retenues, l’étude d’Abdegadir et Fouka (2020) est probablement celle qui touche le plus directement les enjeux soulevés par la Loi sur la laïcité de l’État. S’intéressant aux effets de la mise en oeuvre d’une loi sur la laïcité sur l’intégration des femmes musulmanes, elle a été présentée par l’Association provinciale des enseignantes et enseignants du Québec dans le cadre des consultations particulières et discutée par Sol Zanetti au cours de l’étude détaillée sur le Projet de loi 21. Le ministre Jolin-Barrette n’a toutefois pas mentionné avoir consulté cette étude avant d’effectuer sa prise de décision.

L’étude de Kuusisto, Poulter et Kallioniemi

Menée par Arniika Kuusisto, professeure à l’Université de Stockholm, Saila Poulter et Arto Kallioniemi, professeurs à l’Université d’Helsinki, la deuxième étude démontre que l’exposition à des signes religieux à l’école – ou dans l’espace public – mène à une plus grande tolérance vis-à-vis la diversité culturelle et religieuse. Cette étude a été conduite auprès de 825 élèves finlandais âgés de 12 à 13 ans et de 15 à 16 ans.

En Finlande, la place de la religion à l’école a connu une évolution analogue à celle du Québec. Historiquement, l’Église luthérienne était hégémonique et a été au coeur de la scolarisation générale des Finlandaises et des Finlandais. Au cours des dernières décennies, l’hégémonie luthérienne traditionnelle a ouvert la voie à ce que les spécialistes nomment le « luthéranisme laïque » compris comme une expression culturelle et axiologique de la religion. Comme au Québec, si le rapport à la religion des Finlandaises et des Finlandais s’est transformé rapidement[2], l’accélération et la diversification de l’immigration ont eu aussi pour effet de modifier le paysage religieux. Par exemple, selon une étude datant de 2015, la Finlande inclurait actuellement une population musulmane d’environ 50 000 à 60 000 personnes (Sakaranaho, 2015). Alors que les sociétés occidentales tendent de plus en plus à reléguer la religion à la sphère privée, Kuusisto, Poulter et Kallioniemi (2017) se proposent d’interroger la place qu’elle occupe à l’école, une place qui polarise politiquement et intellectuellement la population. Ainsi, leur objectif est de relever le point de vue des élèves sur le rôle de la religion à l’école.

L’étude combine des approches quantitatives (n = 1301 questionnaires) et qualitatives (n = 38 entretiens). L’échantillon non probabiliste (n = 825) a été collecté entre février et mai 2012 auprès de onze écoles se trouvant à Helsinki, la capitale de la Finlande, et à Pori, une petite ville de la côte ouest. Helsinki compte une population de 600 000 habitants et les élèves évoluent dans un milieu hétérogène (11 % sont issus de milieux multiethniques), alors que Pori compte 85 000 habitants et les élèves évoluent dans un milieu homogène. Dans cet échantillon, 442 participantes et participants (54 %) venaient d’Helsinki et 483 (46 %) de Pori. De plus, 449 étaient des femmes (54 %) et 376 étaient des hommes (46 %). À l’échelle finlandaise (population d’environ 5 503 000 habitantes et habitants), la taille de l’échantillon était relativement importante. Enfin, des écoles assez différentes ont été choisies : dans certaines écoles, la diversité culturelle était plus visible, tandis que, dans d’autres, les élèves ont une expérience plus limitée en matière de gestion de la diversité.

La recherche a été effectuée à l’aide d’indicateurs statistiques de base, notamment les moyennes et les écarts types. L’enquête comptait neuf affirmations différentes dans lesquelles il était demandé aux élèves d’exprimer leur point de vue sur la place de la religion à l’école en utilisant une échelle de notation sur 5 points.

L’analyse a mis en évidence un contraste intéressant entre les élèves issus de milieux différents. En effet, les facteurs géographiques figurent parmi les principaux points de variance observables dans les résultats. Appelés à se prononcer sur les accommodements raisonnables et le port de signes religieux à l’école, les élèves d’Helsinki se sont dans tous les cas montrés plus tolérants que ceux de Pori quant à l’acceptation des manifestations visibles de la religion à l’école. Une plus grande variance culturelle et religieuse dans l’espace public conduirait en ce sens à une plus grande tolérance vis-à-vis la diversité culturelle et religieuse.

À cela, Kuusisto et al. (2017) ajoutent également deux autres facteurs menant à des points de variance observables dans les résultats, soit l’âge et le genre. En effet, les élèves de 15 à 16 ans sont plus tolérants que leurs cadets âgés de 12 à 13 ans. Cette variance pourrait s’expliquer par le facteur éducation et/ou le facteur environnemental, c’est-à-dire que les élèves – en deux ou trois ans – ont appris davantage au sujet des autres cultures et ont possiblement côtoyé plus des membres issus des différentes communautés culturelles. Enfin, en droit fil avec d’autres recherches (Kuusisto, Kuusisto, Holm et Tirri, 2014), les filles se montrent plus tolérantes que les garçons, en particulier celles évoluant dans les grandes villes.

Parmi les études retenues, l’étude de Kuusisto et al. (2017) est probablement celle qui permet le mieux de saisir l’effet que peut provoquer l’exposition des élèves à des signes religieux. Si cette étude ne prouve en rien l’influence prosélytique du port de signes religieux par le personnel enseignant, elle permet néanmoins de constater qu’une plus grande variance culturelle et religieuse dans l’espace public conduit à une plus grande tolérance vis-à-vis de la diversité culturelle et religieuse. Ainsi, bien qu’indirectement liée aux dispositions prévues par le Projet de loi 21, ce type de recherche aurait pu alimenter la réflexion ayant conduit à la prise de décision.

L’étude de Flensner

Menée par Karin Kittelmann Flensner, doctorante à l’Université de Göteborg, en Suède, la dernière étude démontre que l’hégémonie du discours laïque à l’école n’entraîne pas, pour corrélat, une plus grande neutralité religieuse. Cette étude repose sur une utilisation secondaire de données récoltées dans le cadre de deux recherches réalisées au sein d’écoles secondaires suédoises.

Comme dans la plupart des autres sociétés occidentales, la société suédoise traverse une période de transformation marquée par un processus de sécularisation de ses institutions publiques – selon l’auteure, la Suède est souvent considérée comme étant le pays le plus sécularisé du monde – et par une accélération et une diversification de son immigration. En 2017, 24,1 % de la population suédoise était d’origine étrangère[3]. Cette population n’est toutefois pas répartie de manière égale dans tout le pays, certaines municipalités regroupant par exemple près de 50 % de personnes d’origine étrangère, alors que le nombre varierait pour la plupart autour de 10 à 20 %. De cette transformation naîtrait une tension entre le caractère laïque et le caractère multiconfessionnel de la Suède.

La Suède n’a plus d’Église d’État et, conformément à la loi, l’État doit rester neutre en matière religieuse. Les institutions scolaires sont régies par la loi et doivent être non confessionnelles et non discriminatoires. Seulement 1 % des élèves fréquente une école confessionnelle et ces écoles doivent suivre le même programme que les autres écoles. En ce sens, les éléments confessionnels sont autorisés seulement à l’extérieur de la salle de classe. Cette séparation entre la religion et l’espace public est soutenue par l’État et la société. Ainsi, la religion est perçue comme une affaire privée et, lorsqu’elle apparaît dans l’espace public, elle provoque des discussions au sujet des limites de la liberté de religion.

Comme au Québec, l’initiation aux cultures religieuses est une discipline obligatoire au primaire et au secondaire en Suède. Elle est enseignée dans une perspective non confessionnelle et objective à tous les élèves, et ce, peu importe leur religion. Plutôt que de viser l’adoption ou l’intégration de croyances religieuses, cet enseignement se concentre sur l’acquisition de connaissances liées à différentes religions. L’analyse de Flensner (2018) a donc pour objectif de relever de quelle façon le discours laïque et les différents aspects du pluralisme religieux se manifestent en classe de religion.

Les données sur lesquelles se base la chercheuse sont issues d’observations récoltées dans le cadre de deux projets de recherche différents. Le premier projet, de nature empirique, repose sur des observations participatives récoltées entre 2011 et 2012 dans trois écoles secondaires. Dans le cadre de cette recherche, 13 enseignantes ou enseignants offrant les cours d’enseignement religieux ont été suivis, et ce, dans 24 groupes différents, pour un total de 125 séances. Flensner (2018) propose donc une utilisation secondaire de ces données auxquelles elle ajoute, pour nuancer son propos et problématiser l’image qui se dégage de ce matériau, des données récoltées dans le cadre d’un autre projet de recherche mené en 2017 portant sur le traitement des conflits religieux mondiaux dans les classes de religion. Dans ce cas-ci, les données reposent sur des observations participatives, mais également sur des entretiens menés auprès d’enseignantes et d’enseignants et d’élèves. Les écoles visées par l’étude sont toutes de grandes écoles accueillant entre 1 100 et 1 700 élèves. L’analyse repose sur ce qui a été dit en grands ou en petits groupes autour de la laïcité et du pluralisme religieux.

À l’issue de son analyse, Flensner (2018) relève que le discours laïque et les positions non religieuses ont émergé comme un discours hégémonique dans les classes suédoises, et ce, bien qu’elle ait relevé quelques résultats contestant ce discours. En effet, ce discours très critique domine les discussions sur la religion et les religions. Ce schéma contribuerait en ce sens à la construction d’une laïcité normative reposant sur une perception de la Suède en tant que pays laïque. Les résultats indiquent que la laïcité et les positions non religieuses tendent à se présenter comme des positions neutres et objectives et que la laïcité est utilisée comme un moyen de gérer la diversité en classe, ce qui affecte les possibilités de dialogue et de compréhension.

Selon Flensner (2018), alors qu’il y avait, dans toutes les classes de toutes les écoles, des élèves s’identifiant à diverses confessions, ces derniers se montraient actifs dans les conversations privées et en petits groupes, mais dans la plupart des cas silencieux lors des discussions en grand groupe. Les enseignantes et les enseignants, ainsi que les élèves non religieux, auraient d’ailleurs tendance à dévoiler leur position beaucoup plus facilement que les élèves religieux, cette position étant définie par eux comme étant celle de la neutralité. De plus, Flensner (2018) remarque que le discours laïque s’accompagne régulièrement d’une vision « chronocentrique » de l’histoire, laquelle confinerait la religion à un vestige historique qui remplissait autrefois une fonction aujourd’hui dépassée, notamment par la science ou la raison. Dans cette perspective, les croyantes et les croyants sont souvent perçus comme des personnes trompées, manipulées, soumises, oppressées, ignorantes et moins instruites. Les nombreuses règles accompagnant ces confessions – par exemple vestimentaires et alimentaires – sont d’ailleurs souvent évoquées par les laïques comme brimant les libertés individuelles. En ce sens, Flensner (2018) émet quelques réserves quant à la domination de l’approche laïque en classe de religion, laquelle nuirait à l’objectif du cours visant à préparer les futures citoyennes et les futurs citoyens à vivre dans une société caractérisée par la diversité.

Parmi les trois études retenues, l’étude de Flensner (2018) est probablement celle qui permet le mieux de saisir l’effet que peut provoquer un discours laïque en milieu scolaire. Si cette étude ne prouve en rien l’influence prosélytique du port de signes religieux par le personnel enseignant, elle permet néanmoins de constater que lorsque ce discours se veut normatif, il est susceptible de freiner certains apprentissages citoyens. Bien qu’indirectement lié aux dispositions prévues par le Projet de loi 21, ce type de recherche aurait pu alimenter la réflexion ayant conduit à la prise de décision.

Conclusion

Si les résultats des études présentées dans les lignes précédentes ne prouvent en rien l’influence – ou la non-influence – prosélytique du port de signes religieux par le personnel enseignant, elles permettent néanmoins de prendre connaissance d’effets potentiellement non souhaitables, à commencer par le renforcement de l’identité religieuse et l’affaiblissement des liens avec la société d’accueil chez les groupes visés par la loi. Ils permettent aussi de prendre connaissance de l’influence potentielle de la loi. Ils soutiennent par ailleurs très peu la prise de décision entourant l’adoption du Projet de loi 21.

Comme le soulignent Jacques de Maillard et Daniel Kübler (2016), la prise de décision est le résultat d’un processus extrêmement complexe où la rationalité du décideur public est limitée par un très grand nombre de facteurs. L’utilisation des résultats de la recherche scientifique dans la prise de décision – l’evidence-based public policy – vise justement à outiller les décideurs publics au cours de ce processus et à les aider à préserver et à encourager cette rationalité (De Marcellis-Warin, 2010). Or, si certains enjeux se prêtent bien à cet effort de rationalité[4], la prise de décision liée aux enjeux de nature identitaire résiste davantage, jusqu’à maintenant, à l’utilisation des résultats de la recherche dans l’action publique.

Alors que Gérard Bouchard et Guy Rocher ont usé de l’argument scientifique au cours du débat entourant le Projet de loi 21 – l’un pour dénoncer le projet de loi, l’autre pour proposer le principe de précaution –, on ne peut nier que, sur cette question, ce sont des arguments d’autres natures qui semblent avoir pesé dans la balance, en l’occurrence l’argument historique et l’argument politique. D’une part, certains ont avancé que la laïcisation de l’État et de son corps enseignant était la suite logique du processus de sécularisation des institutions publiques entrepris au cours de la Révolution tranquille, et d’autre part, plusieurs ont suggéré qu’il était temps qu’une action concrète soit posée pour mettre fin à plus de dix ans de débats ayant déchiré le Québec au sujet de la gestion de la diversité religieuse dans l’espace public.

Ainsi, bien qu’elle ait eu un certain rayonnement dans la presse, la joute scientifique à laquelle se sont livrée Bouchard et Rocher a probablement occupé une place négligeable dans le processus décisionnel (Bélair-Cirino, 2019; Legault, 2019; Pilon-Larose, 2019; Plante, 2019). Le fait que le ministre Jolin-Barrette ne semble pas avoir réagi aux résultats de l’étude d’Abdegadir et Fouka (2020), pourtant communiqués dans le cadre des travaux parlementaires, est d’ailleurs assez révélateur de la place accordée à la recherche scientifique dans le traitement de cet enjeu. Enfin, l’introduction dans le débat du principe de précaution – avancé par Rocher – est pour le moins originale dans le contexte.

Selon l’Institut national de la santé publique :

La prévention et la précaution se distinguent par le niveau de certitude qui entoure les risques considérés. Ainsi, la prévention cherche à éviter des risques avérés, soit des risques connus, éprouvés et associés à un danger établi dont l’existence est certaine et reconnue comme étant authentique. Quant à la précaution, elle vise à éviter des risques potentiels, soit des risques mal connus, objets d’incertitude et associés à un danger hypothétique, mais plausible.

INSPQ, 2003, p. 33

Le milieu scolaire québécois jongle depuis longtemps avec le principe de prévention. En effet, plusieurs mesures préventives ont été mises en place dans le milieu scolaire au cours des dernières années, comme le plan de lutte contre l’intimidation et la violence qui répondait à de nombreux problèmes répertoriés et qui nuisait à la persévérance scolaire de plusieurs victimes. On peut aussi penser à la loi 101 – à laquelle fut souvent comparée la loi 21 – qui fut proposée comme une solution à un phénomène avéré statistiquement à l’époque, c’est-à-dire l’anglicisation des allophones au Québec. Or, si l’introduction du principe de précaution dans le cadre des débats entourant le Projet de loi 21 trouve sans aucun doute une légitimité, il faut souligner que son usage en éducation est non usuel au Québec.

Sachant que l’application de la précaution est justifiée dans un contexte d’incertitude scientifique et lorsque des preuves raisonnables indiquent que la situation pourrait générer des effets nocifs importants sur une population (INSPQ, 2003), son usage dans le monde scolaire ouvre la porte à de nombreux débordements. Parmi ces débordements se trouve certainement – aux premières loges – le risque d’une prolifération des remises en question de certaines pratiques pédagogiques non avérées scientifiquement, mais légalement laissées à la discrétion de l’enseignante ou de l’enseignant au nom de l’autonomie professionnelle. Ainsi, il faudra observer au cours des prochaines années si l’introduction de ce principe dans le cadre des débats entourant le Projet de loi 21 aura été ponctuelle ou si elle marquera un tournant dans le traitement des enjeux éducatifs.