Abstracts
Résumé
La profession enseignante affiche des taux d’abandon élevés, particulièrement chez les enseignants débutants. Le soutien lors de l’insertion professionnelle des enseignants apparait comme l’une des meilleures avenues pour endiguer ce problème. Cette recherche permet de documenter, à partir d’entrevues semi-dirigées, l’expérience d’insertion professionnelle de trois enseignantes du primaire. Analysée sous l’angle de la théorie des systèmes d’activité, l’expérience de ces enseignantes soulève le fait que les enseignants débutants ont difficilement accès aux dispositifs d’insertion professionnelle. La recherche met également en évidence le rôle des collègues dans la persévérance des enseignants dans la profession.
Mots-clés :
- Insertion professionnelle,
- enseignants débutants,
- abandon,
- persévérance,
- théorie de l’activité
Abstract
Teacher attrition is a major problem for educational systems, especially for beginning teachers. Induction programs are considered one of the best ways to alleviate the problem. The present research documents primary teachers’ experiences by semi-structured interviews. Through a systemic reading of activity systems, the study shows that beginning teachers do not have full access to professional induction devices. Our research also reveals that peer support plays a key role in teacher retention.
Keywords:
- Teacher induction,
- beginning teachers,
- attrition,
- retention,
- activity theory
Article body
Introduction
La profession enseignante affiche des taux d’abandon élevés, particulièrement chez les enseignants débutants (Borman et Dowling, 2008; Macdonald, 1999; OCDE, 2005). L’abandon de la profession enseignante est une problématique mondiale (Karsenti, Collin et Dumouchel, 2013) qui n’épargne pas le Québec (Comité d’orientation de la formation du personnel enseignant [COFPE], 2002; Martel, Ouellette et Ratté, 2003; Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport [MELS], 2006). Cette réalité, en plus de nuire à la qualité de l’enseignement (Ingersoll, 2001; Karsenti, 2017), coûte cher aux systèmes éducatifs (Haynes, 2014; Mukamurera, Martineau, Bouthiette et Ndoreraho, 2013; OCDE, 2005).
Divers facteurs peuvent expliquer l’abandon précoce de la profession. Ces facteurs sont notamment la prise en charge de classes difficiles généralement attribuées aux enseignants débutants (Karsenti et al., 2013; Mukamurera et al., 2013; Sauvé, 2012), le manque d’expérience et de soutien (Sénéchal, Boudrias, Brunet et Savoie, 2008), la lourdeur de la tâche enseignante (De Stercke, 2014; Karsenti, 2015; Leroux, 2014; Mukamurera et al., 2013; Sénéchal et al., 2008), la rupture entre la formation initiale et le marché du travail (Collinson et Ono, 2001; De Stercke, De Lièvre et Temperman, 2011; Jeffrey, 2011; Mukamurera et al., 2013) ainsi que l’insécurité résultant de la précarité d’emploi (De Stercke, 2014; Gingras et Mukamurera, 2008; Mukamurera et al., 2013; Sauvé, 2012).
Le soutien aux enseignants par le biais de programmes d’insertion professionnelle est une solution prédominante dans la littérature scientifique pour contrer l’abandon précoce de la profession enseignante (Borman et Dowling, 2008; Howe, 2006; OCDE, 2005; Sauvé, 2012; Sénéchal et al., 2008; Shakrani, 2008). L’insertion professionnelle est une période de transition se situant entre la formation initiale et la formation continue. La durée de cette période varie, entre autres, en fonction des divers contextes d’insertion (Mukamurera, 2014) et du temps nécessaire à chaque enseignant à se sentir relativement à l’aise dans son nouveau rôle (Weva, 1999). Un programme d’insertion professionnelle comporte généralement divers dispositifs d’insertion professionnelle. Le mentorat (Leroux et Mukamurera, 2013; Martineau, 2006), les groupes collectifs de soutien, les réseaux d’entraide à distance, les formations, les mesures d’accueil (Lacourse, Martineau et Nault, 2011), le portfolio, la vidéo et les classes de démonstration (Wong, 2004) font partie de ces dispositifs. Habilement combinés, ces derniers favoriseraient la persévérance des enseignants débutants (Borman et Dowling, 2008; Karsenti, 2017; Leroux et Mukamurera, 2013).
La question de l’insertion professionnelle demeure une préoccupation relativement nouvelle dans le milieu de l’éducation. Les programmes d’insertion professionnelle implantés dans les commissions scolaires sont très variés et très récents de telle sorte que leur efficacité n’est pas encore démontrée (Ingersoll et Strong, 2011; Mukamurera et al., 2013).
Pour être en mesure de bien soutenir les enseignants débutants lors de leur insertion professionnelle, il apparait pertinent de mieux comprendre leur expérience d’insertion. C’est dans ce contexte que la présente recherche s’intéresse à l’expérience d’insertion professionnelle d’enseignantes du primaire, et ce, à partir du système d’activité, un concept issu de la troisième génération de la théorie de l’activité (Engeström, 2015). Ce cadre théorique, très peu utilisé dans les recherches portant sur l’insertion professionnelle des enseignants, permet de porter une attention particulière à l’organisation sociale au sein de laquelle les enseignants s’insèrent en milieu de pratique. Ainsi, l’étude répond à la question suivante : comment se caractérise le système d’activité au sein duquel évolue l’enseignant débutant, de sa formation initiale jusqu’à l’atteinte de la liste de priorité[1]?
Cadre théorique
Les fondements de la théorie de l’activité
La théorie de l’activité est issue des travaux de Lev Vygotski (1934/1985). Vygotski développa une approche dite historico-culturelle en réaction à la théorie béhavioriste, notamment aux recherches d’Ivan Pavlov (Vygotski, 1930/2003). La principale contribution de Vygotski porta sur la médiation (Engeström, 2015), un concept central dans la théorie de l’activité. La théorie de l’activité s’est ensuite majoritairement développée par le biais des travaux de Leontiev, grâce à qui l’unité d’analyse de l’activité médiatisée ne s’est plus uniquement centrée sur l’individu, mais s’est plutôt centrée sur la collectivité et ses modes de communication (Engeström, 2015).
La troisième génération de la théorie de l’activité
Les travaux de Vygotski et de Leontiev sont respectivement désignés comme les première et deuxième générations de la théorie de l’activité. Yrjö Engeström (2015) poursuivit leurs travaux et développa la troisième génération de la théorie de l’activité. Si Vygotski apporta à la théorie de l’activité la médiation des outils entre l’individu et son environnement, puis Leontiev, les règles et la division du travail comme médiateurs de l’activité collective, Engeström mit en interaction ces concepts au sein du système d’activité. La troisième génération de la théorie de l’activité se caractérise par l’étude des systèmes d’activités et du contexte historique et culturel dans lesquels ils s’inscrivent. Les systèmes d’activités évoluent dans le temps et ne peuvent être compris qu’à partir de leur histoire. Ils mettent en scène un sujet, lequel représente un individu ou un groupe d’individus au sein d’une activité. Cette activité a un but précis qui dirige les actions du sujet. Il s’agit de l’objet, qui doit être vu dans le sens d’objectif. La figure 1 présente le système d’activité et ses différents pôles : le sujet, l’outil, les règles, la division du travail, la communauté et l’objet. Le tableau 1 décrit chacun des pôles.
Les principes de la théorie de l’activité
Engeström (2001) déploie la théorie de l’activité selon cinq principes. Le premier principe veut que le système d’activité, en relation avec d’autres systèmes d’activité, soit l’unité principale d’analyse : chaque système d’activité devant au moins interagir avec un autre système. Les actions individuelles ou de groupe orientées vers un but sont relativement indépendantes, mais ne peuvent être interprétées et comprises que par l’intermédiaire des interactions entre les systèmes d’activité.
Le deuxième principe veut que le système d’activité rende compte de points de vue multiples, de traditions et d’intérêts variés. La division du travail dans une activité crée ces positions diverses chez les participants. Le système d’activité porte différentes couches qui se définissent distinctivement selon leur histoire, leurs règles, leurs artéfacts (les outils et les signes) et leurs traditions. L’interaction entre les systèmes d’activité multiplie la pluralité des voix.
Le troisième principe s’appuie sur l’importance de l’historicité. Les systèmes d’activité évoluent avec le temps : leurs problèmes et leur potentiel ne peuvent être compris qu’à partir de leur histoire. Le caractère historique de l’activité doit être étudié autant sur le plan local que sur le plan global.
Le quatrième principe laisse place au rôle central que jouent les contradictions à titre de sources de changement et de développement. Les contradictions sont des tensions historiquement accumulées dans les systèmes d’activités et entre ceux-ci. Les contradictions génèrent certes des perturbations, mais peuvent aussi mener à des innovations, comme indiqué au cinquième principe.
Le cinquième et dernier principe de la théorie de l’activité soulève la possibilité que des transformations s’effectuent au sein des systèmes d’activité. Lorsque les contradictions sont trop fortes, les participants peuvent les remettre en question et déroger des normes établies. C’est par le cinquième principe que l’innovation sera possible.
Le système d’activité : une grille de lecture
Si la troisième génération de la théorie de l’activité a pour finalité le changement des pratiques et l’innovation, la présente recherche ne porte pas cet objectif, la théorie de l’activité servant plutôt de grille de lecture pour documenter l’expérience d’insertion professionnelle des enseignants.
Méthodologie
La méthode de collecte des données
La présente étude s’inscrit dans une approche qualitative. Elle a été menée plus particulièrement par le biais d’études de cas (Merriam, 1998), permettant ainsi une meilleure compréhension de l’expérience d’insertion professionnelle d’enseignants du primaire. La population ciblée regroupe les enseignants du champ d’enseignement de l’éducation préscolaire et de l’enseignement primaire inscrits sur la liste de priorité depuis moins de deux ans dans une commission scolaire francophone du Québec et ayant étudié dans une université québécoise située en zone urbaine. Trois enseignantes ont été interviewées par l’entremise d’entrevues semi-structurées. Chaque entrevue a duré en moyenne une heure et demie. Deux thèmes ont été abordés au cours des entrevues : l’expérience lors de la formation initiale et celle lors de l’insertion professionnelle. Cinq questions étaient liées à la formation initiale et 20, à l’insertion professionnelle. Les questions avaient notamment trait au passage de la formation initiale à l’insertion professionnelle, aux premières expériences en emploi, à l’adhésion à la liste de priorité et aux programmes d’insertion professionnelle. Toutes les entrevues ont été réalisées en présentiel. Une des participantes a été recrutée par le biais d’un courriel transmis par le syndicat local affilié à cette commission scolaire. Faute de volontaires, les deux autres participantes ont être recrutées par réseautage.
La procédure d’analyse des données
Les entrevues réalisées auprès des participantes ont été retranscrites intégralement et analysées à partir de l’analyse de contenu de L’Écuyer (1990). Le modèle mixte a été privilégié, lequel établit des catégories préexistantes tout en permettant l’émergence de nouvelles catégories. Les différents pôles du système d’activité – à l’exception de l’objet (sujet, outils, règles, division du travail et communauté) – constituent les catégories préexistantes. Le pôle objet n’a pas été spécifiquement découpé en unités de sens comme les autres pôles, car il trouve son sens à travers l’ensemble du discours des participantes. Il est donc accessible par les autres pôles du système d’activité et leurs mises en relation. Les nouvelles catégories ont servi à préciser les catégories préétablies : elles constituent ainsi les sous-catégories des divers pôles. Cette procédure d’analyse des données a mené à l’élaboration du système d’activité de chaque participante.
Le système d’activité de l’enseignant en insertion professionnelle
Au regard de la littérature scientifique portant sur l’insertion professionnelle des enseignants, nous proposons un système d’activité théorique de l’enseignant en insertion professionnelle. Au pôle sujet est identifié l’individu : l’enseignant en insertion professionnelle. Le pôle outils regroupe divers dispositifs d’insertion professionnelle (Lacourse, Martineau et Nault, 2011; Leroux et Mukamurera, 2013; Wong, 2004). Au pôle règles se présentent les règles de vie et les attentes implicites propres à chaque enseignant et à chaque école (Conseil supérieur de l’éducation [CSE], 2014; Gervais, 1999) de même que les règles et les droits des enseignants selon leur statut d’emploi : enseignant suppléant, enseignant à la leçon, enseignant à temps partiel (Comité patronal de négociations pour les commissions scolaires francophones [CPNCF], 2016). À cela s’ajoute la méconnaissance du matériel pédagogique et des milieux de travail (Gervais, 1999), l’adhésion difficile à la liste de priorité et les conditions d’embauche et d’affectation difficiles (CSE, 2014; De Stercke, 2014; Gervais, 1999; Karsenti, 2015), notamment par l’octroi de suppléances à la pièce et de contrats à faible pourcentage (Fournier et Marzouk, 2008; Mukamurera, 1998). Des tâches plus lourdes et plus complexes (différentes classes, niveaux, écoles, commissions scolaires) pour l’enseignant en insertion professionnelle décrivent le pôle division du travail du système d’activité (De Stercke, 2014; Karsenti, 2015; Leroux, 2014; Sénéchal et al., 2008). Au pôle communauté se présentent des professeurs universitaires, des superviseurs de stages, des enseignants, des secrétaires, des directions, des conseillers pédagogiques, des techniciens en éducation spécialisée, des élèves, des parents, des commissions scolaires, le MEES, etc.
Finalement, nous identifions comme objet de l’activité de l’enseignant en insertion professionnelle la persévérance dans la profession enseignante. L’atteinte de cet objet passera par la mise en place de mesures d’insertion professionnelle facilitant l’insertion. Ces mesures correspondent au résultat attendu dans le système d’activité. La figure 2 présente ce système d’activité.
Résultats
La participante 1
La première participante souhaitait devenir enseignante depuis l’enfance. Déjà à l’âge primaire, elle jouait à « faire la classe » à l’aide du matériel recueilli auprès de ses enseignants. Voilà ce qui la définit au pôle sujet.
Sur le plan des outils, la participante juge que l’enseignement reçu lors de sa formation initiale est difficilement transférable sur le marché du travail : « J’ai trouvé que c’était vraiment théorique, vraiment pas facile. […] J’ai trouvé que ce n’était pas réaliste les cours. » Toutefois, le séminaire préparatoire aux entrevues d’embauche de même que l’élaboration d’une trousse de suppléance sont des outils qu’elle semble avoir trouvé pertinents en vue de son insertion professionnelle. Elle aurait par contre aimé recevoir le service de simulation d’entrevue offert par son université. Elle n’a pas pu y recourir faute de disponibilité du service avant son entrevue à la commission scolaire. Ce qui apparait comme ayant été l’outil plus apprécié par l’enseignante est le mentorat grâce auquel elle a eu accès à une mentore disponible et dont les expériences de travail étaient pertinentes pour la soutenir dans sa tâche.
En ce qui concerne les règles, la participante se montre particulièrement sensible au respect des règles, notamment celles régissant les listes d’attente[2] et de priorité, ce qui lui occasionne beaucoup de stress dans le cadre de son insertion professionnelle. Lorsqu’il y a des règles qui sont mises en place, elle cherche à s’assurer qu’elle les respecte à la lettre, tandis que lorsqu’il n’y en a pas, elle est préoccupée par les choix arbitraires que cela provoque. « Ça faisait comme une semaine que je ne dormais plus, que je ne mangeais plus. Là, j’étais trop stressée », explique l’enseignante qui craignait que les délais relatifs à l’évaluation de ses compétences ne soient pas respectés par sa direction d’école.
Sur le plan de la division du travail, ses contrats à jours cycles[3] lui demandent de collaborer avec plusieurs enseignants et apportent certains défis sur les plans de l’organisation du travail et de la gestion de classe. « Tu essaies de moins t’absenter. [….] Là, même si tu es en jours cycles, c’est bien beau de dire aux élèves “Moi, c’est madame Telle, c’est madame Telle”, à un moment donné, ils s’essaient toujours un petit peu. » L’enseignante accède particulièrement à l’emploi grâce aux enseignants qui l’ont supervisée en stage. Ses choix professionnels tiennent compte de divers critères tels que la connaissance du lieu de travail et sa proximité.
Enfin, en ce qui concerne la communauté, la participante estime qu’elle entretient de bonnes relations avec ses collègues et ses supérieurs.
La figure 3 présente le système d’activité de la participante 1.
La participante 2
La deuxième participante est une femme qui a choisi la profession enseignante parce qu’elle aime les enfants et souhaitait travailler auprès de ce public. Au pôle sujet du système d’activité se présente une enseignante ayant vécu une entrée en emploi qu’elle juge stressante et difficile. Celle-ci a vécu des moments de fatigue et de découragement durant son parcours. Lors d’un remplacement indéterminé en classe de préscolaire, l’enseignante est à bout de souffle : « J’étais tellement découragée, c’était quand la TES [technicienne en éducation spécialisée] m’avait parlé et m’avait envoyé chier. Déjà, j’étais brulée à cause de ce qui se passait avec mes élèves et la seule personne avec qui je parlais c’était la TES à ce moment-là. […] Je ne voyais comme pas de bout. »
Concernant les outils, les stages et la simulation d’entrevue d’embauche ont été appréciés par la participante. Durant son insertion professionnelle, elle a aimé avoir une mentore bien que cette dernière agissait de manière informelle. Si elle se dit intéressée par diverses formations, elle soutient qu’elle manque de temps pour s’y consacrer. De plus, elle souhaiterait bénéficier davantage de rétroactions formatives de la part des directions d’école, un outil, qui selon elle, l’aiderait à devenir une meilleure enseignante.
En ce qui a trait aux règles, celles-ci ont pris beaucoup de place dans l’expérience d’insertion professionnelle de la participante. À deux reprises, l’application stricte des règles de la commission scolaire lui a été néfaste. Cette rigidité lui a rendu la tâche difficile pour accéder à la liste de priorité. Lorsqu’elle réussit finalement à atteindre la liste de priorité, celle qui souhaitait enseigner au préscolaire fait face à une nouvelle règle : elle doit se qualifier pour la liste de priorité du préscolaire, étant actuellement sur celle du primaire. C’est finalement grâce à une direction qui fait un usage moins strict des pratiques habituelles qu’elle y accède.
Sur le plan de la division du travail, l’enseignante a surtout accédé à l’emploi par le biais des enseignants et des directions d’école qu’elle a connus lors de ses stages. Après quelques expériences difficiles, elle décide d’être plus sélective dans ses choix de suppléance même si cela fait en sorte qu’elle travaille moins : « À partir de là, j’ai décidé que je choisissais, je sélectionnais un peu où j’allais. Je travaillais moins, mais je m’en foutais. [....] Je me sentais mieux. » La participante décrit ainsi la tâche enseignante : « Il n’y a personne dans la vie qui, dans les six premières années qu’il travaille, qui change de collègues, de niveaux tout le temps, de groupe avec qui il interagit tout le temps. Qui a des groupes super difficiles, qu’il a tout le temps les tâches les plus difficiles en commençant. »
Finalement, elle juge que ses relations avec la communauté ont tantôt été agréables, tantôt désagréables. Toutefois, selon l’enseignante, ses relations, généralement bonnes, l’ont aidée à s’insérer professionnellement.
La figure 4 présente le système d’activité de la participante 2.
La participante 3
La troisième participante a toujours souhaité devenir enseignante, mais elle s’est questionnée durant son parcours, et se questionne toujours, quant au fait de persévérer dans la profession. À moyen terme, elle envisage d’abandonner l’enseignement, mais pense néanmoins continuer de travailler dans le milieu de l’éducation : « Le nombre de fois où je suis revenue en pleurant me disant : “Je vais lâcher ça, je vais faire autre chose de ma vie.” [….] Peut-être bifurquer orthopédagogue. […] Trouver quelque chose peut-être de moins exigeant donc SEJ (Services éducatifs des jeunes), ministère, etc. ». Ce portrait succinct de l’enseignante constitue le pôle sujet du système d’activité.
En termes d’outils, insatisfaite des outils d’insertion professionnelle mis à sa disposition, la participante a pris en main son insertion en se dotant d’outils favorisant celle-ci. Elle a, entre autres, entamé des études supérieures spécialisées et a pris part à diverses formations. Quant à sa formation initiale, elle la décrit ainsi : « C’est trop axé sur la théorie. Je trouve que les gens qui nous enseignent n’ont eux-mêmes, à 90 %, jamais enseigné au primaire […], ce qui fait que quand on sort, il y a un écart entre ce qu’on a vu à l’université et ce qu’on a en pratique. […] Entre les deux, on est vraiment comme laissé à nous-mêmes. »
Concernant les règles, celles relatives à la liste d’attente apparaissent confuses pour la participante. Cette confusion tient en fait en l’absence de règles d’attribution des tâches. Cet aspect est encadré par la convention collective locale en ce qui concerne la liste de priorité uniquement.
En matière de division du travail, la suppléance a été une période stressante dans la vie de la jeune bachelière. Travailler dans un milieu connu semble être un moyen pour elle de pallier ce stress. Cet aspect est devenu si important pour l’enseignante que c’est ce qui influence principalement ses choix professionnels. Au cours de son parcours, elle choisira d’ailleurs toujours des contrats à la même école sauf en tout début de parcours lorsqu’elle cherche à atteindre la liste de priorité. La participante témoigne également de la lourdeur de la tâche attribuée aux enseignants débutants par sa propre expérience comme par celle de ses collègues.
Relativement à la communauté, si les collègues ont soutenu la participante dans les moments critiques de son insertion, la commission scolaire a plutôt fait l’inverse en ne facilitant pas, selon elle, son insertion professionnelle : « Heureusement, j’avais des collègues en or qui m’aidaient beaucoup. Si ça n’avait pas été d’eux, je ne serais peut-être même plus en enseignement présentement. »
La figure 5 présente le système d’activité de la participante.
Points de convergence
L’expérience de chacune des participantes est certes différente, mais il est possible de soulever plusieurs ressemblances à travers leurs parcours.
Les trois participantes n’avaient aucun autre plan de carrière que l’enseignement. Elles se sont inscrites dans un seul programme dans une seule université.
Lors de leur parcours universitaire, elles ont aimé leur stage, mais peu leurs professeurs, qui selon deux participantes, avaient peu d’expérience sur le terrain, rendant ainsi la formation trop éloignée de la pratique.
Une fois sur le marché de travail, les trois participantes ont commencé par faire au moins une année de suppléance occasionnelle. Ces premiers pas dans la profession ont leur lot de défis : « Tu arrives tout le temps dans des nouvelles écoles. Là, tu es vraiment laissé à toi-même et tu ne connais pas le monde avec qui tu vas travailler. Ce n’est pas sécurisant. » (Participante 2)
Ayant atteint la liste d’attente, les participantes avaient ensuite toutes pour objectif l’atteinte de la liste de priorité. Cela a pris un peu plus de deux ans aux participantes 1 et 3 pour accéder à la liste de priorité du primaire tandis que la participante 2 a dû patienter une année de plus pour y accéder et une autre encore pour atteindre la liste de priorité du préscolaire.
Les trois participantes soulignent l’importance de connaitre et d’aimer l’école où elles travaillent, ce qui est constaté alors qu’elles décident toutes les trois de travailler dans quelques écoles seulement. Il s’agit d’ailleurs du critère principal des participantes 2 et 3 relativement à leurs choix professionnels. L’importance de s’insérer dans une communauté est ainsi mise en évidence. Toutefois, pour accéder à la liste de priorité, les enseignantes doivent toutes passer par une école qui leur était jusqu’alors inconnue. L’atteinte de la liste de priorité apparait ainsi encore plus importante que la connaissance du milieu de travail. L’adhésion à la liste de priorité est, d’ailleurs, pour toutes les participantes, le gage de la sécurité d’emploi. La participante 3 l’exprime en ces termes : « Rendu là c’est comme, c’est comme de la ouate, dans le sens que tu as ta place assurée. » Finalement, après s’être inscrites sur la liste de priorité, les trois participantes choisissent de retourner dans le même milieu, celui qu’elles apprécient et connaissent bien : leur école respective de stage IV.
Discussion
À la lumière des résultats, l’accès restreint des participantes aux dispositifs d’insertion professionnelle (pôle outils) est mis en évidence. Les règles par lesquelles les enseignants sont classés par statut d’emploi (pôle règles) affecteraient cet accès. « Je n’y avais pas nécessairement droit [aux formations]. Il fallait que ça tombe sur mon temps personnel ou si ça tombait pendant le temps de classe, il fallait que je m’arrange pour reprendre mon temps », explique la participante 3 ayant alors le statut d’enseignante à la leçon[4]. Bien que les enseignants débutants passent couramment par les statuts de suppléant occasionnel et d’enseignant à la leçon (Fournier et Marzouk, 2008; Gingras et Mukamurera, 2008; Jeanson, 2014) – nos trois participantes les ayant d’ailleurs obtenus au cours de leur insertion professionnelle –, les programmes d’insertion professionnelle ne sont pas toujours offerts aux enseignants en suppléance occasionnelle ou ayant de courts contrats (Martineau et Vallerand, 2007).
Le manque de temps (pôle division du travail), soulevé par la participante 2, afin de s’investir dans un programme d’insertion professionnelle, peut aussi restreindre l’accès aux dispositifs d’insertion professionnelle (Duchesne et Kane, 2010).
Il semble que ce soit plutôt par les collègues (pôle communauté) que l’insertion professionnelle des participantes a été facilitée. La participante 1 soulignait même qu’elle n’avait pas ressenti le besoin de s’engager dans le programme d’insertion professionnelle parce qu’elle avait « toujours été bien entourée par ses collègues ».
Concernant l’objet de l’activité, la persévérance dans la profession, la participante 3 tend à s’en éloigner. En effet, celle-ci envisage sérieusement d’abandonner la profession enseignante : « Je suis en réflexion sérieuse à peut-être faire autre chose. [....] Je pense que d’ici cinq ans, je ne serai plus nécessairement dans une classe. » Or, l’intention de la participante 3 de quitter la profession ne la place pas automatiquement en situation d’abandon. Bien des évènements, professionnels autant que personnels, pourraient faire en sorte que la participante persévère finalement dans la profession.
Forces et limites
La force de la présente recherche repose essentiellement sur son cadre théorique, qui offre une lecture systémique de la problématique. La théorie de l’activité met de l’avant le contexte social de l’insertion professionnelle, ce qui s’accorde avec l’idée voulant que l’abandon de la profession enseignante s’explique par des facteurs extérieurs au sujet, tels que des facteurs liés à la tâche enseignante et à l’environnement social (Karsenti et al., 2013; Ouyang et Paprock, 2006). En d’autres mots, le système d’activité pose un regard non pas uniquement sur l’enseignant qui s’insère professionnellement, mais sur l’ensemble d’une communauté qui insère l’enseignant dans le milieu professionnel.
Sur le plan méthodologique, notre recherche a certaines limites. La collecte de données par le biais d’entrevues peut avoir eu des effets sur la validité des données. Les participantes, qui ont interagi avec la chercheure au cours de l’entrevue, peuvent avoir cherché, à travers leurs réponses, à répondre aux attentes de la chercheure, conformément au phénomène de désirabilité sociale (De Saint-André, Montésinos-Gelet et Morin, 2010).
Concernant la procédure d’analyse des données, l’analyse de contenu, comme le soulèvent Henry et Moscovici (1968), attribue au chercheur une bonne part d’interprétation. Pour pallier cette subjectivité, nous avons triangulé nos données grâce à des acteurs de l’étude et à d’autres chercheurs. Cette triangulation aurait pu être bonifiée par la contribution d’un deuxième codeur dans le cadre de l’analyse de contenu.
Conclusion
La présente étude a permis de documenter l’expérience vécue par les enseignants lors du passage de la formation initiale au marché du travail, et ce, grâce à une approche systémique de la problématique. La théorie de l’activité, très peu utilisée à ce jour pour étudier l’insertion professionnelle des enseignants, apporte une contribution significative à l’étude de cette problématique. Elle permet de focaliser sur le contexte social au sein duquel l’insertion professionnelle de l’enseignant s’organise plutôt que sur l’enseignant lui-même : l’activité n’étant pas considérée comme individuelle, mais collectivement partagée. La pertinence du système d’activité comme grille d’analyse dans le cadre de notre étude s’observe par la riche interaction entre les pôles du système d’activité de l’enseignant en insertion professionnelle. En effet, les règles, la division du travail et la communauté influencent l’accès aux dispositifs de développement professionnel. Comme les résultats rendent compte de nombreuses difficultés d’ordre organisationnel vécues par les enseignants en insertion professionnelle, notamment concernant l’accès aux dispositifs d’insertion professionnelle, et que le soutien de la communauté est mis en évidence comme étant important pour la persévérance des enseignants dans la profession, une nouvelle perspective de recherche à envisager est la mise sur pied d’un Laboratoire du changement (Engeström, Virkkunen, Helle, Pihlaja et Poikela, 1996). Cette méthode interventionniste qui vise le changement des pratiques dans le milieu et qui s’inscrit dans la troisième génération de la théorie de l’activité mettrait en scène plusieurs membres de la communauté impliquée dans l’insertion professionnelle des enseignants et pourrait améliorer les conditions d’insertion et, ultimement, la persévérance dans la profession : l’objet partagé par les acteurs de cette communauté.
Appendices
Notes
-
[1]
La liste de priorité est une liste d’enseignants classés selon certains critères d’ancienneté. Elle donne un accès prioritaire aux tâches d’enseignement à combler.
-
[2]
La liste d’attente est constituée d’enseignants ayant effectué soixante jours de travail. Une fois la liste de priorité épuisée, les tâches sont offertes aux enseignants de cette liste.
-
[3]
Dans le cadre d’un contrat à jours cycles, un enseignant est appelé à remplacer des enseignants titulaires d’un groupe selon un horaire préétabli sur un cycle de dix jours de travail.
-
[4]
Un contrat à la leçon est signé lorsque l’on offre à un enseignant une tâche vacante de moins de 33,33 % d’une tâche éducative régulière annuelle. On attribue alors à l’enseignant le statut d’enseignant à la leçon.
Bibliographie
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- Class, B. (2001). Introduction de l’innovation technologique dans l’éducation. Technologie Internet et Éducation. Repéré à http://tecfa.unige.ch/guides/tie/html/innovation/innovation.html
- Collinson, V. et Ono, Y. (2001). The professional development of teachers in the United States and Japan. European Journal of Teacher Education, 24(2), 223-248. http://dx.doi.org/10.1080/02619760120095615
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