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Malgré le nombre considérable d’articles scientifiques et d’ouvrages collectifs portant sur les littératures francophones du Canada parus depuis les trente dernières années, on publie très peu de monographies, bon an mal an, sur ce corpus. Souvent, il s’agit de thèses de doctorat remaniées, comme l’ouvrage de Nicole Nolette, Jouer la traduction : théâtre et hétérolinguisme au Canada francophone, qui avait fait bonne impression en 2015. Dans cet ordre d’idées, la publication récente de Décoder le lecteur : la littérature franco-canadienne et ses publics, d’Ariane Brun del Re, propose une réflexion pertinente pour quiconque fait partie de ma communauté de chercheuses et de chercheurs.

L’objectif principal de l’autrice est de proposer « une typologie des différents lecteurs auxquels s’adressent les littératures franco-canadiennes tout en examinant les stratégies d’écriture mises au point pour les inclure et les exclure » (p. 26). Pour y arriver, Brun del Re utilise un corpus varié : des oeuvres acadiennes d’Antonine Maillet, de Jean Babineau, de France Daigle, de Philippe Soldevila et de Christian Essiambre, une pièce de théâtre du Franco-Ontarien André Paiement et un roman de la Franco-Manitobaine Simone Chaput. En fait, une des belles réussites de ce travail scientifique est d’étudier de façon paritaire deux genres qui ont un déploiement aux antipodes dans l’espace social : le théâtre et le roman.

La typologie proposée dans l’ouvrage de Brun del Re est séduisante. Il est question des lectures endogènes, des lectures exogènes et des lectures paritaires. De façon plus précise, la chercheuse montre comment Moé j’viens du Nord’ stie constitue une lecture endogène dans une logique inclusive, c’est-à-dire que tous les éléments de la pièce de théâtre servent à intégrer le maximum de spectateurs franco-ontariens, peu importe leur village ou leur ville d’origine. À l’opposé, le roman Bloupe, de Jean Babineau, doit également être considéré comme une lecture endogène, mais exclusive, car le choix des langues d’écriture et la structure formelle vont intéresser les chercheurs et une poignée de lecteurs du sud-est du Nouveau-Brunswick. Cette réflexion théorique est convaincante, mais on peut noter que le théâtre est d’abord un art de la scène où l’on traite souvent des relations humaines. Le théâtre, à mon avis, vise généralement l’inclusivité dans son acte de spectature.

Les exemples de lecture exogène sont pertinents, mais témoignent aussi de certains écueils de la typologie. Dans le deuxième chapitre, la chercheuse, qui se base sur La Sagouine et Les trois exils de Christian E., a tout à fait raison d’affirmer que les éléments paratextuels de la pièce d’Antonine Maillet semblent indiquer que nous sommes en présence d’une lecture exogène. D’ailleurs, l’analyse des programmes et d’autres documents d’archives vient étayer cette idée. Or, si tous ces éléments participent d’une lecture exogène, c’est parce que le texte théâtral de Maillet est une création endogène. Plus le texte s’éloigne de l’Acadie, plus les éléments exogènes se révèlent utiles. Posons la question hypothétique suivante : si Bloupe comportait un fort appareil paratextuel, le roman donnerait-il lieu à une lecture exogène ? Quant aux Trois exils de Christian E., il s’agit dans ce cas, selon Brun del Re, d’une lecture exogène, mais qui « n’exclut pas tout à fait le lecteur endogène » (p. 109). Je suis d’accord avec cette dernière et je crois qu’il s’agit d’un texte se rapprochant plus d’une lecture paritaire, qui fonctionne pour de nombreux spectateurs de la francophonie canadienne. En fait, mon seul agacement tient au fait que la chercheuse parle du « projet didactique de la pièce à l’égard de sa cible exogène » (p. 120). Qui, après avoir assisté à une représentation, s’est dit : « Tiens, cette pièce me donne le goût de visiter l’Acadie l’été prochain » ? Les trois exils constituent avant tout un projet artistique d’une grande qualité, comme en témoigne son succès pancanadien.

Le dernier chapitre intègre deux romans qui se situent aux antipodes du formalisme, mais qui offrent bien une lecture paritaire. À première vue, on pourrait dire que le lectorat naturel de La belle ordure de Simone Chaput diffère fortement de celui de Pour sûr de France Daigle. En fait, la chercheuse montre bien que chaque roman utilise une stratégie différente selon la terminologie de Pascale Casanova. La belle ordure tend vers l’assimilation, alors que Pour sûr mise sur la différenciation. Au sujet de ces lectures paritaires, la conclusion générale de l’ouvrage offre une synthèse remarquable. Que ce soit le public cible, le succès à long terme d’une oeuvre ou même le choix d’un lieu de publication, tous ces éléments doivent être pris en considération en fonction de la stratégie préconisée.

Une dernière remarque sur le plan théorique mérite notre attention. Sans trop insister, Brun del Re utilise la notion de lecteur modèle, proposée par Umberto Eco. Ce choix se défend, mais selon moi, il s’agit d’un autre lecteur théorique, inscrit dans le texte, dans la lignée du lecteur implicite de Wolfgang Iser. Il aurait été plus convaincant de s’éloigner du théoricien italien et de se rapprocher des processus de lecture définis par Gilles Thérien et Bertrand Gervais. Entre autres, le processus affectif (pour le théâtre) et même le processus perceptuel (pour Maillet et Daigle) auraient permis de mieux préciser le rôle du lecteur ou du spectateur empirique.

Ce livre, bien qu’il soit issu d’une thèse de doctorat, est écrit dans un style universitaire accessible, dépouillé des exigences formelles qui caractérisent ce genre de travail. Certes, je fais partie du public cible, car pour une rare fois, j’ai lu ou enseigné ou analysé l’entièreté du corpus retenu. Or, en tournant les dernières pages de la conclusion, malgré mes réserves sur l’utilisation du concept de lecteur modèle d’Eco, je n’ai pu m’empêcher d’esquisser un grand sourire en me disant que Brun del Re avait vraiment fait avancer les connaissances sur les littératures franco-canadiennes. Une lecture incontournable pour les chercheuses et les chercheurs de ce champ disciplinaire.