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Introduction

Bien au-delà de la simple démarcation physique entre pays, les frontières délimitent des constellations sociales constituées de rencontres et de confrontations interlinguistiques, interculturelles et interethniques, mais aussi d’identités qui sont généralement liées aux besoins sociolinguistiques et socioéconomiques locaux ainsi qu’aux caractéristiques spécifiques déterminées par la proximité d’un pays voisin.

Continuellement redéfinies par les communautés qui les composent (Lüdi, 1994), les frontières n’existent pas par elles-mêmes, elles dépendent des acteurs et des interprètes que sont les habitants. Et bien que chaque zone frontalière présente des singularités, nous pouvons considérer ces habitants comme le produit et la condition d’un ensemble d’interactions matérielles et immatérielles établies entre les personnes vivant en contexte frontalier à tel point que les comprendre signifie dépasser la vision de sujets aux identités différenciées.

Ces régions rassemblent généralement des langues, des cultures et des peuples différents qui, amalgamés ou en contact sporadique, cherchent à préserver leurs particularités et finissent par constituer des dynamiques uniques, car elles sont affectées par l’écologie linguistique qui constitue le contexte frontalier. Ces dynamiques sont déterminées par des facteurs internes et externes à la frontière et finissent par se refléter dans les pratiques entre communautés et, par conséquent, dans le paysage et la politique linguistique locale.

La frontière géopolitique et linguistique entre le Brésil et la Guyane française présente certaines similitudes par rapport à d’autres zones frontalières au Brésil, tout en conservant des caractéristiques très particulières. Dans cette région vivent la communauté brésilienne, dont la langue officielle est le portugais, la communauté franco-guyanaise (Français métropolitains, Guyanais et immigrants), dont la langue officielle est le français, ainsi que des groupes ethniques indigènes qui, outre le portugais et le français, parlent soit le créole guyanais, le khéuol, soit une des langues autochtones.

Ce texte s’intéresse particulièrement à l’analyse du paysage linguistique dans les villes frontalières d’Oiapoque et de Saint-Georges, afin de mieux comprendre la fonctionnalité des langues non officielles en usage à la frontière franco-brésilienne. Nous avons cherché à comprendre ce que les écrits visibles dans l’espace public nous apprennent sur le multilinguisme local, sur la relation de pouvoir entre les langues, sur leur utilisation en complémentarité et sur ce qu’ils peuvent également nous enseigner sur l’adoption de politiques linguistiques. L’étude adopte une approche qualitative, de nature ethnographique, pour laquelle des photographies de l’espace urbain frontalier ont été réalisées.

Ce travail est organisé en quatre sections. Dans la première section, nous faisons une revue de la littérature dans le domaine du paysage linguistique et la mettons en corrélation avec les fondements d’une politique linguistique. Dans la deuxième section, nous présentons le contexte dans lequel le travail a été réalisé et, dans la troisième, la méthodologie employée. La quatrième section a pour objet l’analyse du paysage linguistique de la frontière, interprété en fonction des pratiques qui émergent des données. Dans la conclusion, nous synthétisons les résultats obtenus par la recherche.

Le paysage linguistique : les langues dans l’espace urbain

L’espace urbain frontalier n’est pas du tout un espace anonyme, bien au contraire : il y a toujours des individus et des langues qui le caractérisent, le constituent et le traversent. Dans ces espaces, l’Autre et ses langues ne sont pas inconnus, mais appréhendés à partir du contexte dans lequel les individus évoluent. Dans cette perspective, la frontière devient un espace où le paysage linguistique et l’environnement qui l’entoure constituent un observatoire privilégié des pratiques langagières hétérogènes.

Les études sur le paysage linguistique constituent un domaine récent lié à la sociolinguistique urbaine qui se développe depuis la fin des années 1990, en étendant une passerelle entre la linguistique et les pratiques sociales, éducatives et urbaines (Kelleher, 2017). Le concept de paysage linguistique, ancré dans les courants sémiotiques et sociolinguistiques, apparaît pour la première fois dans l’article « Linguistic Landscape and Ethnolinguistic Vitality » de Richard Landry et de Rodrigue Bourhis. Il y est décrit l’utilisation de l’affichage dans les espaces publics :

La langue des panneaux de signalisation routière, des panneaux publicitaires, des noms de rues, des noms de lieux, des logos commerciaux et des logos publics sur les bâtiments gouvernementaux se combinent pour former le paysage linguistique d’un territoire, d’une région ou d’une agglomération donnée

Landry et Bourhis, 1997 : 25

Cela implique que la signalétique urbaine, c’est-à-dire les panneaux de signalisation, les noms de rues, de monuments, les lieux d’importance historique et culturelle ainsi que les signaux d’alerte forment ce que l’on appelle le paysage linguistique d’un territoire, d’une région ou d’une agglomération. Landry et Bourhis ajoutent que l’environnement sémiotique contribue à la perception linguistique d’un espace territorial, offrant des indices sur le statut officiel et non officiel des langues en présence.

Les panneaux d’affichage commercial, les façades, les avis publics, entre autres, informent les gens sur les biens et les services proposés autant que sur la personne qui les propose. Ainsi, le paysage linguistique révèle la présence des langues sur le territoire, mais témoigne aussi de leur statut et de leur pouvoir.

La publicité pour des produits ou des services dans une langue est un corollaire du pouvoir économique et du prestige qu’elle symbolise ou qu’on lui attribue, que ce soit d’un point de vue général ou local. Cela est particulièrement observable dans les régions frontalières où le pouvoir des monnaies est associé à celui des langues présentes. De plus, une langue est associée à une valeur d’usage indirect, qui est, pour sa part, reliée aux représentations et aux attitudes linguistiques en jeu. Dans cette perspective économique (Nunes et De Blaeij, 2005; Cenoz et Gorter, 2006), l’étude du paysage linguistique permet de nous concentrer sur le bénéfice économique que l’utilisation ou la non-utilisation d’une langue suppose dans certains contextes ainsi que sur la valeur économique attribuée à son apprentissage ou à sa transmission aux générations futures.

Dans les études consultées (Landry et Bourhis, 1997; Cenoz et Gorter, 2008; Shohamy, 2010), deux directions peuvent être observées quant aux caractéristiques de la signalétique qui compose un paysage linguistique : les panneaux que l’on qualifie de top-down, à caractère officiel, dont les signes et/ou les marquages proviennent d’agences gouvernementales, et les panneaux bottom-up, c’est-à-dire ceux qui résultent d’initiatives privées, de commerçants (on parle ici de dépliants, d’affiches, de bannières, de vitrines, de panneaux publicitaires, etc.). Ces deux catégories de panneaux font du paysage linguistique un élément important du marché des langues, de l’écologie des langues, de la diversité linguistique existante ainsi que de la politique linguistique d’un certain espace territorial. Dans ce contexte, le visuel est devenu un élément d’intégration constant du paysage urbain actuel, reflétant la notion d’environnements multiples ou « super-divers » (Blommaert, 2013). En outre, les phénomènes migratoires, les espaces contigus, les contacts culturels et le raccourcissement des distances ont accru la diversité linguistique dans les espaces publics.

Landry et Bourhis établissent une distinction entre les fonctions informatives et symboliques de la signalétique et de l’affichage sur la voie publique. La fonction informative rend compte de la délimitation linguistique sur le territoire, en signalant l’utilisation d’une ou de plusieurs langues. À propos de cette fonction, Androutsopoulos (2008) cité par Susanne Boschung (2016) considère qu’elle englobe tout ce que le paysage révèle sur les habitants et les usagers d’un espace, le caractérisant comme une marque géographique d’une communauté linguistique. La fonction symbolique, quant à elle, est liée à la visibilité ou à l’invisibilité des communautés linguistiques dans le paysage. La présence ou l’absence d’une langue ne reflète pas seulement une réalité linguistique, mais influence également la perception qu’un groupe a de lui-même et de sa communauté.

Pour Anne Gilbert (2010), l’insertion ou l’exclusion d’une langue de l’environnement public affecte indéniablement la façon dont l’individu se perçoit dans un contexte linguistiquement minoritaire. En ce sens, Jasone Cenoz et Durk Gorter (2008) soulignent que l’une des fonctions symboliques les plus importantes du paysage linguistique est de révéler le climat des relations entre les groupes linguistiques vivant dans des communautés multilingues, comme c’est généralement le cas dans les régions frontalières.

En effet, les paysages linguistiques, surtout dans les régions frontalières, reflètent non seulement les pratiques linguistiques, mais aussi les phénomènes inhérents à la coexistence des langues en tant qu’effets de la représentation, de l’identité et des attitudes linguistiques et finissent par renforcer les politiques linguistiques soutenues, mises en place et défendues par les communautés linguistiques en contact.

Rainer Enrique Hamel défend l’utilisation de l’expression « politiques de langage », car une politique linguistique semble se limiter au système linguistique, sans englober les sujets, leurs relations avec les langues, les textes, les pratiques discursives et les systèmes de communication. En ce sens, Hamel définit les politiques de langage comme « des processus historiques de changement social dans les constellations linguistiques, au sein desquels interviennent à la fois des institutions étatiques et des instances ou forces issues de la société civile » (Hamel, 2010 : 3). Pour l’auteur,

cette réalité implique non seulement une transformation des structures et des usages linguistiques [...] mais signifie aussi et fondamentalement un changement dans la relation établie par les acteurs entre leur propre langue et les autres dans un certain espace politique donné, relation qui fait partie des rapports de force entre les groupes sociaux ou ethnolinguistiques

2010 : 3

Cette perception rejoint ce que Elana Shohamy entend par politiques linguistiques de facto, c’est-à-dire celles qui sont déterminées par divers appareils politiques ou mécanismes (règles et règlements, politiques linguistiques éducatives, tests linguistiques et langues dans l’espace public). Selon l’auteure, la langue dans l’espace public fonctionne comme un mécanisme qui peut influencer, manipuler et transformer les pratiques linguistiques et promouvoir la transition entre les idéologies et les pratiques (Shohamy, 2006). Finalement, il faut dire que le paysage linguistique reflète non seulement les relations et la structure de l’espace où elles se produisent, mais aussi les politiques de langage adoptées par les communautés.

Le contexte de la recherche

Cette étude porte sur un contexte sociolinguistique qui est, en raison de sa condition frontalière et sociale, linguistiquement complexe, et ce, soit « par la nature de sa formation », soit « par la manière dont s’établissent les relations sociales des différents groupes ethniques qui y vivent » (Sturza, 2006 : 47). Il s’agit bien de la frontière franco-brésilienne, qui sépare la ville d’Oiapoque de la ville de Saint-Georges.

Oiapoque est la municipalité la plus au nord de l’État d’Amapá, au Brésil. Avec environ 23 034 km² et une population estimée à 27 270 habitants (IBGE[1], 2019), la ville, siège de la commune, est considérée comme étant jumelée à la commune de Saint-Georges dans le département français d’outre-mer, la Guyane française. Saint-Georges, quant à elle, est une petite commune de la Guyane française, créée officiellement en 1946 et située à 189 km du chef-lieu du département, Cayenne, sur la rive gauche du fleuve Oiapoque.

Selon l’INSEE (2019)[2], Saint-Georges a une population d’environ 4000 habitants. Jusqu’à la fin des années 1990, Saint-Georges était une ville isolée, accessible uniquement par voie aérienne. Ce fut la signature de l’accord-cadre de coopération Brésil-France qui a permis la construction d’une route et d’un pont binational sur le fleuve Oiapoque, lesquels ont été achevés en 2013 et ouverts à la circulation en 2017. Ces deux projets ont offert à Saint-Georges une connexion terrestre avec la capitale de la Guyane française et la ville brésilienne d’Oiapoque, la sortant ainsi de son isolement.

Cependant, ce pont, qui aurait pu représenter concrètement et symboliquement une sorte d’alliance entre les communautés frontalières, a entraîné des transformations qui ont modifié les dynamiques historiquement établies et surtout qui ont perturbé les relations entre les habitants locaux en raison du manque d’égalité des droits et des obligations entre les peuples. Parmi ces inégalités, il convient de mentionner l’exigence actuelle d’un visa d’entrée à Saint-Georges et l’entrée libre à Oiapoque; le libre passage des voitures au Brésil et l’entrave à l’entrée des véhicules brésiliens en Guyane française en raison de l’absence de réglementation de l’assurance automobile; la limitation du temps de séjour des Brésiliens du côté français de la frontière et une liberté totale en territoire brésilien. En outre, si la présence des Brésiliens en Guyane est liée au travail clandestin, à l’exploitation de l’or dans des mines illégales et à l’occupation de postes vacants sur le marché du travail en tant que main-d’oeuvre bon marché, la présence des Français à Oiapoque est synonyme de mouvement financier rentable et d’entrée d’euros sur le marché local.

Figure 1

Carte de la localisation de Oiapoque (Brésil) et de Saint-Georges (Guyane française)

Carte de la localisation de Oiapoque (Brésil) et de Saint-Georges (Guyane française)
Source: Jamille Luiza de Souza Nascimento, Paisagem e política entre ecossistemas linguísticos : uma abordagem ecolinguística da fronteira franco-brasileira, Trabalho de conclusão de curso, Macapá, Universidade do Estado do Amapá, 2022

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Le flux asymétrique entre les régions exacerbe les différences en même temps qu’il accroît les occasions nées de la coexistence. Ainsi, la Guyane attire les Brésiliens par les possibilités de travail et par sa monnaie alors que l’Amapá a un commerce plus avantageux économiquement, qui attire à la fois les consommateurs franco-guyanais et les Brésiliens vivant en Guyane. Ce sont donc des facteurs qui ont une influence directe sur divers secteurs économiques et, par conséquent, sur l’utilisation de la langue française dans le paysage linguistique du côté brésilien de la frontière.

Ces processus d’ordre géopolitique et de caractère territorial, dont l’idée centrale est celle de l’État-nation, sont des éléments qui composent la dynamique sociolinguistique de cette frontière. Les composantes historiques, ajoutées aux aspects sociaux, économiques et culturels, sont marquées dans le paysage linguistique de la région et donnent une visibilité aux politiques linguistiques en vigueur.

Aspects méthodologiques de la recherche

Cette recherche se situe dans un paradigme qualitatif et interprétatif, et les procédures méthodologiques adoptées sont basées sur une démarche ethnographique (prise de photographies et de notes de terrain). La zone photographiée comprend le périmètre commercial (environ douze pâtés de maisons) d’Oiapoque : il s’agit de la rue bordant le front du fleuve, de quatre rues parallèles, de trois avenues perpendiculaires, en plus des abords du pont binational reliant les villes. À Saint-Georges, l’espace public observé couvre le front du fleuve, quatre rues parallèles et quatre rues perpendiculaires. Dans les deux localités, organisées chacune sous la forme d’un cercle concentrique (Calvet, 1994), se concentrent des activités administratives tout comme des services publics et privés de différentes natures (foires, marchés, magasins, musées, hôpitaux, écoles, hôtels, restaurants, etc.), lesquels configurent les espaces de rencontre des langues et délimitent les territoires de cohabitation. Les photographies ont été prises en novembre 2019 et en 2020.

Considérant que le portugais et le français constituent des langues officielles et d’usage hégémonique sur le territoire brésilien et guyanais respectivement, nous avons choisi de documenter principalement la signalétique contenant des langues non officielles et la signalétique contenant des langues non officielles conjuguées à des langues officielles, c’est-à-dire la présence de langues autres que le français, langue officielle, à Saint-Georges et de langues autres que le portugais, à Oiapoque. Une exception a été faite pour les contextes où l’usage de la langue officielle est symboliquement orienté vers un public extérieur. Cela nous a permis de percevoir à la fois la présence de langues prestigieuses dans la région et l’absence de langues régionales au statut discrédité dans l’environnement linguistique de la frontière ainsi que la portée des politiques de langage inscrites dans le paysage des deux villes.

Le corpus photographique comprend 56 images d’écrits publics sous la forme de panneaux, de dépliants, d’enseignes et d’affiches (soit 46 d’Oiapoque et 10 de Saint-Georges). La différence dans le nombre d’images produites est due aux différences démographiques qui se reflètent également dans l’étendue et le dynamisme de la zone commerciale entre les deux municipalités. Outre ces aspects, puisque le paysage n’est pas arbitraire, mais socialement motivé, l’analyse proposée ici, basée sur l’article de Florian Coulmas (2009), tient compte des facteurs suivants : qui écrit, pour qui et avec quelle intention.

Pratiques langagières dans l’espace public frontalier

Le paysage linguistique des municipalités d’Oiapoque et de Saint-Georges est très révélateur des pratiques linguistiques et des usages prédominants dans la région. En effet, il a été possible de constater l’usage de quatre langues (portugais, français, anglais et créole) et la prédominance de deux : portugais et français. Celles-ci sont les langues les plus utilisées et apparaissent dans le paysage des municipalités dans différentes combinaisons, comme on le constate dans les figures 2 et 3 ci-dessous.

Figure 2

Langues présentes dans le paysage linguistique à Oiapoque (Brésil)

Langues présentes dans le paysage linguistique à Oiapoque (Brésil)
Source : Kelly Day et Mileny Mendonça, 2019, 2020

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À Oiapoque, le portugais et le français apparaissent dans le paysage dans des compositions monolingues (11 % et 15 % respectivement), bilingues dans 55 % de la signalétique et en situation trilingue (portugais, français et anglais) dans 11 % des occurrences. Le français et l’anglais figurent dans 6 % des écrits, et le créole amérindien dans 2 %.

À Saint-Georges, en revanche (figure 3), 70 % des écrits sont en français uniquement, 20 % sont bilingues (français, portugais) et environ 10 % sont bilingues (français, anglais).

Figure 3

Langues présentes dans le paysage linguistique à Saint-Georges (Guyane française)

Langues présentes dans le paysage linguistique à Saint-Georges (Guyane française)
Source : Kelly Day et Mileny Mendonça, 2019, 2020

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En ce qui concerne l’usage monolingue de la langue officielle du pays voisin, c’est-à-dire l’utilisation du français à Oiapoque et du portugais à Saint-Georges, on a observé des occurrences du français en situation monolingue dans 15 % des écrits publics à Oiapoque, alors que le portugais n’apparaît jamais en situation monolingue à Saint-Georges.

Bien que l’existence d’autres langues dans la région frontalière soit reconnue, comme le créole guyanais, le khéuol, le kalinã et le parikwaki (Sanches; Day, 2021), leur absence dans le paysage semble refléter la nature des relations entre les groupes linguistiques en contact et le peu de prestige que ces langues détiennent dans la communauté dominante ainsi que le manque de soutien de l’État à leur égard.

On retrouvera cette signalétique dans des restaurants, des magasins de vêtements et de chaussures, des bijouteries, des hôtels, des agences de voyages, des bureaux de change, des salons de coiffure, des glaciers, des stationnements, des stations-service, des boutiques d’impression et de photocopie, des cabinets médicaux et des pharmacies ainsi que sur les panneaux de signalisation des trottoirs, au port et au marché public. Tel que le montre la figure 4, les écrits publics rédigés en langues non officielles sont majoritairement des enseignes de magasins, des panneaux d’affichage et des façades (83 %) annonçant des services, des noms d’établissements et des informations commerciales; à cela s’ajoutent des menus (5 %), des dépliants (3 %), des publicités (3 %), des affiches (2 %) et des notices (2 %).

Figure 4

Types d’écrits publics dans le paysage de la frontière franco-brésilienne

Types d’écrits publics dans le paysage de la frontière franco-brésilienne
Source : Kelly Day et Mileny Mendonça, 2019, 2020

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Le paysage linguistique, largement dominé par la présence du portugais et du français, met en évidence également, par l’absence quasi totale d’autres langues régionales, comme les langues indigènes ou les créoles, le statut minoritaire et la sous-représentation de ces langues dans le paysage linguistique local, tant du côté brésilien que français.

Du côté brésilien, à Oiapoque

Du côté brésilien de la frontière, on observe que les écrits qui composent le paysage linguistique, produits en langues non officielles, même s’ils sont accompagnés de portugais, proviennent d’initiatives privées et principalement commerciales, dites bottom-up. Ces écrits associent couramment, mais pas nécessairement de façon consciente, les fonctions informative (service fourni, produit offert) et symbolique (à qui s’adresse-t-on de préférence?), ce qui correspond à 77 % des écrits publics recueillis. À ceux-ci s’ajoutent ceux provenant de groupes associatifs (11 %), tels que l’Association des piroguiers, des chauffeurs de motos-taxis, des agriculteurs, pour un total de 88 % des écrits, dessinant ainsi les contours des pratiques langagières soutenues et promues par la communauté locale.

Les 12 % des écrits restants émanent d’initiatives top-down, car leurs origines sont liées aux institutions publiques gouvernementales. À titre d’exemples, deux panneaux sont à souligner, à commencer par celui qui indique la limite entre le Brésil et la Guyane française sur le fleuve Oiapoque, où se lit : « Ici commence le Brésil », installé par le gouvernement fédéral. Suit le panneau d’identification territoriale du côté français, dans lequel, outre la fonction informative sur les espaces territoriaux et les langues employées dans ces territoires, on remarque l’absence de l’équivalent de bienvenue, du côté français. Cela montre bien les différentes perceptions des allées et venues à cette frontière.

Du côté brésilien, nous n’avons relevé qu’un seul panneau bilingue portugais-français près du pont binational. En plus d’une fonction informative de caractère territorial et langagier signalant un changement d’espace et de langue, il a aussi une fonction symbolique particulière qui nous semble aller dans le sens inverse de tous les autres panneaux informatifs installés par les agences publiques. Il introduit des éléments qui dépassent les paramètres informatifs, c’est-à-dire des aspects faisant allusion aux relations interinstitutionnelles souvent tendues dans la région.

Les panneaux de la police douanière brésilienne sont tous en portugais uniquement. Symboliquement, l’absence d’autres langues dans un espace de transit de personnes de différentes nationalités pointe beaucoup plus vers une distanciation et un renforcement des aspects conflictuels locaux que vers une cohabitation linguistique et interculturelle. Il est à noter que, du côté opposé, la pratique est répétée avec des signes uniquement en français. Ce qu’on remarque, c’est que les pratiques linguistiques adoptées verticalement par les autorités publiques, de part et d’autre, vont symboliquement dans le sens inverse de celles adoptées individuellement dans les espaces publics, notamment à Oiapoque. Au contraire, comme le soulignent Cenoz et Gorter (2008), les écrits provenant de sources privées misent principalement sur l’information, l’hospitalité et la valeur symbolique que les langues représentent pour le marché économique local, soit des objectifs différents dans l’adoption de signes et de publicités monolingues, bilingues ou multilingues.

Figure 5

5a

Cabinet dentaire

Source : Kelly Day et Mileny Mendonça, 2019

5b

Marché

Source : Kelly Day et Mileny Mendonça, 2019

5c

Panneau au port

Source : Kelly Day et Mileny Mendonça, 2019

Panneaux bilingues portugais-français à Oiapoque

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L’utilisation de la langue française, quant à elle, renvoie à la valeur économique qu’elle représente localement, en soulignant le bénéfice que l’emploi de cette langue implique sur le marché local des biens et des services, un facteur qui élargit la diversité des usages de cette langue. Dans le paysage linguistique d’Oiapoque, on observe l’utilisation du français pour :

  1. Indiquer le nom des produits offerts sur le marché public, tels que farine de tapioca, essence, bijoux, bonbons, etc. (image 2b);

  2. Indiquer la situation d’un établissement (ouvert; fermé; poussez la porte);

  3. Indiquer le type d’établissement : pharmacie, restaurant, hôtel (image 2a);

  4. Indiquer le client potentiel ou privilégié : certaines publicités n’apparaissent qu’en français, indiquant symboliquement à qui s’adressent les informations, tel qu’on peut le constater, par exemple, dans la publicité des circuits touristiques proposés par les agences de voyages locales; d’autres, comme les publicités des hôtels (dont les informations concernent les avantages, les bénéfices et même l’orientation spatiale) sont émises uniquement en français, ou compartimentées avec le portugais. Dans les cas de bilinguisme, il peut arriver que seul le nom de l’établissement soit en portugais et les services offerts, en français, comme c’est le cas d’une enseigne publicitaire d’un atelier d’émaillage (image 5b, 6a). Dans ces cas, on remarque à la fois une fonction informative, à savoir que le client peut être pris en charge dans sa langue (le français) et quels services peuvent lui être proposés, et la fonction symbolique, qui consiste à mettre en évidence l’interlocuteur le plus prestigieux;

  5. Fournir des informations sur le type de service offert, les heures d’ouverture et les coordonnées. Dans ces cas, les publicités sont conçues de façon à séparer les langues, comme on peut l’observer dans le panneau du port (image 5c);

  6. Mettre en garde la clientèle contre quelques pratiques socioculturelles, à l’instar de « pas de gâchis au petit déjeuné [sic] » (à l’entrée d’un hôtel) et de « Attention! Entrée permise seulement aux fonctionnaires et aux personnes autorisées », qui renvoie à l’utilisation de certains espaces considérés comme publics. Le paysage indique à la fois la coexistence de différentes langues en usage dans un même espace et les similitudes et les différences socioculturelles exposées par la coexistence entre les communautés.

Figure 6

6a

Portugais-français

Source : Kelly Day et Mileny Mendonça, 2019

6b

Français-anglais

Source : Kelly Day et Mileny Mendonça, 2019

6c

Français

Source : Kelly Day et Mileny Mendonça, 2019

Langues non officielles dans le paysage linguistique d’Oiapoque

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Du côté franco-guyanais

Dans la ville de Saint-Georges, contrairement à ce qui se passe à Oiapoque, la diversité linguistique dans les espaces publics est assez limitée. Parmi les dix écrits publics observés dans la ville, sept sont entièrement en français, deux sont en français, portugais et créole et deux autres sont bilingues, un français-anglais et un autre français-portugais.

Figure 7

7a

Français-portugais (épicerie)

Source : Kelly Day et Mileny Mendonça, 2019, 2020

7b

Français-créole-portugais (poubelle)

Source : Kelly Day et Mileny Mendonça, 2019, 2020

7c

Français (au marché)

Source : Kelly Day et Mileny Mendonça, 2019, 2020

Langues présentes dans le paysage linguistique de Saint-Georges

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Sur l’affiche (image 7a) de l’épicerie, on observe l’expression : « Bienvenue!/Bem-vindo! » alors que sur la poubelle (image 7b), il y a un message sur le tri des matières recyclables en français et deux autres en créole et en portugais. Néanmoins, les textes de l’image 7b ne sont pas les mêmes, apportant une subtile connotation de différence entre les individus guyanais, brésiliens et les Français par rapport au traitement des ordures. L’image 7c est caractéristique de la plupart des écrits publics à Saint-Georges, qui sont entièrement en français.

Le paysage linguistique de Saint-Georges est donc beaucoup plus monolingue que celui d’Oiapoque, même si la Guyane enregistre un nombre nettement plus important de langues en usage[3] et une politique linguistique officielle permettant l’utilisation complémentaire de langues considérées comme régionales dans les annonces et les écrits publics.

Il est fort évident que les pratiques langagières de Saint-Georges, telles que repérées dans le paysage linguistique, sont davantage régies par les politiques linguistiques officielles. Cela se confirme par la présence prédominante d’écrits top-down (80 %), comparativement à 20 % d’écrits bottom-up, ce qui renforce l’idée que le français est la langue majoritaire de la communauté.

En ce qui concerne la durée, dans les deux villes, on a constaté que les écrits publics sont beaucoup plus de l’ordre du permanent que de l’éphémère, c’est-à-dire que la plupart d’entre eux, 88 %, sont présents sur des façades d’établissements et des murs extérieurs et que seulement 12 % des écrits sont transitoires et peuvent donc être plus facilement modifiés et renouvelés.

La présence de l’anglais et d’autres langues

La langue anglaise apparaît dans le paysage linguistique de l’Oiapoque et de Saint-Georges habituellement associée au portugais et/ou au français, en trois situations : a) dans le nom des établissements commerciaux (Black Piercing); b) dans la présentation d’un produit (Pepper tucupi) et c) sur les portes d’entrée d’établissements tels que les hôtels et les restaurants (open/closed). Cela atteste la représentation de l’anglais comme langue internationale, prestigieuse et empreinte de pouvoir symbolique, renvoyant beaucoup plus à la sophistication que l’on veut attribuer à un établissement qu’au marché économique mondial.

Ainsi, sauf dans les cas où le nom de l’établissement est en anglais, les informations fournies dans cette langue suivent celles qui sont écrites en portugais ou en français. Toutefois, on observe que la langue anglaise et son influence globale apparaissent, dans cette zone frontalière, comme des entités symboliques et omniprésentes, mais qui agissent très peu dans les interactions linguistiques effectives entre les frontaliers.

Il convient également de noter que l’absence d’autres langues dans le paysage linguistique de Saint-Georges, dans un espace particulièrement multilingue, n’en est pas moins significative ou symbolique quant à la perception d’une communauté sur les langues en usage et la valeur qu’elles gardent. En ce sens, on peut dire que le multilinguisme que l’on peut entendre dans les rues de cette communauté (taki-taki, créole guyanais, khuéol) n’est pas reproduit dans le paysage linguistique des espaces publics.

Le paysage linguistique de la frontière de l’Oiapoque et de Saint-Georges situe les pratiques langagières dans le contexte des choix linguistiques effectués à la fois par le gouvernement et à l’échelle des sociétés, corroborant la perception de Hamel (2010) selon laquelle les politiques de langage peuvent découler d’initiatives sociétales, indépendantes de l’ordre juridique, et être animées par des éléments inhérents à l’environnement socioéconomique et culturel qui le circonscrit. Cette politique inscrite dans le paysage régional se montre tributaire du prestige et de la puissance économique des langues en présence ou qui leur sont attribués. Elle s’insère dans des pratiques langagières établies entre langues et sujets, dont les choix se situent dans la corrélation des forces et du pouvoir symbolique, à travers lequel elles sont interprétées.

Conclusion

L’étude du paysage linguistique des villes frontalières d’Oiapoque et de Saint-Georges a permis de reconnaître une diversité linguistique camouflée par la présence hégémonique du portugais et du français dans la région ainsi que par le discrédit attribué aux langues régionales minoritaires, absentes du paysage. Il en ressort que, parmi les langues hégémoniques et non officielles du territoire brésilien, le français se distingue dans la sémiotisation de l’espace public d’Oiapoque. À l’inverse, à Saint-Georges, aucune autre langue que le français n’est visible dans le paysage et l’utilisation de langues telles que le portugais, l’anglais ou l’une des langues régionales en usage est rare.

Néanmoins, d’après le paysage linguistique analysé, il apparaît qu’on accorde beaucoup plus de place à la diversité linguistique du côté brésilien de la frontière que du côté français et qu’il y a un effacement total des langues minoritaires en usage dans la région, que ce soit du côté brésilien ou français, ce qui reflète non seulement les relations linguistiques, mais aussi les relations sociales entre les groupes ethniques de la région.

Il convient de noter que le bilinguisme luso-francophone de cett région, loin d’être un bilinguisme électif (Valdés et Figueroa, 1994), est lié aux dynamiques interactionnelles intrinsèques à la coexistence et aux conditions socioéconomiques qui opposent et rapprochent les deux communautés. Ajouter le français ou le créole au répertoire linguistique des transfrontaliers n’est pas un choix, mais un facteur de conditionnement de l’espace social de la frontière.

De même, il a été possible de vérifier que la présence de langues autres que le portugais dans le paysage linguistique est principalement le résultat d’initiatives individuelles (bottom-up) qui signalent des gains économiques sur le marché des produits et des services, dont le lien avec la langue française indique, de façon symbolique, le client privilégié et la monnaie. Les initiatives gouvernementales (top-down), quant à elles, semblent renforcer la distance et les différences politiques et socioculturelles de la frontière, redessinée après la construction du pont binational.

Dans le même ordre d’idées, on a observé que l’adoption de la langue française par le marché local d’Oiapoque se présente comme un mécanisme langagier institutionnalisé de manière informelle par la communauté. Un tel instrument permet à la fois d’éliminer la concurrence, d’augmenter les profits et d’attirer une clientèle plus spécifique. D’autre part, le pouvoir économique de ces clients est étroitement lié à la langue et aux services qui leur sont proposés. Ainsi, ceux qui offrent des produits et des services se trouvent également sous la pression d’apprendre un minimum de français et de définir cette connaissance comme une exigence sur le marché. À ce niveau, il apparaît que les compétences bi/multilingues trouvent leur origine dans les pratiques linguistiques locales.

Finalement, cette brève étude, en plus de souligner la présence des langues dans le tissu urbain des villes d’Oiapoque et de Saint-Georges du fait de la porosité des frontières et du marché économique, montre que la communauté d’Oiapoque, principalement, a cherché, en raison de ses propres besoins, à promouvoir la diversité linguistique et l’ordonnancement sémiotique de l’espace et de ses écrits de sa propre initiative, corroborant l’idée que l’espace paysager est aussi social et, en tant que tel, qu’il est influencé par les groupes et les politiques de langage qu’ils mettent en oeuvre.