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Introduction

De caractère exploratoire[1], cet article a pour but de jeter une lumière sur une dimension sociolinguistique jusqu’à maintenant assez négligée dans le domaine du français langue étrangère (désormais, FLE) : l’insécurité linguistique. Ses objectifs sont ainsi tout à la fois modestes et inédits : d’une part, mettre en évidence le sentiment d’insécurité linguistique chez des locuteurs qui n’ont pas le français comme première langue; d’autre part, analyser la mise en mots de l’insécurité linguistique en français, au Brésil, à partir des données recueillies au sein du projet de conversation Français d’occasion[2]. L’originalité de cette démarche réside, en plus, dans le public concerné, des locuteurs de français en général (y compris des enseignants et des apprenants, mais pas seulement), alors que les quelques recherches menées dans le domaine du FLE sur le phénomène tendent à privilégier notamment le public enseignant.

Plusieurs interrogations et quelques hypothèses de travail ont été soulevées à la suite de la collecte des données. À commencer par la remise en question de la possibilité même d’existence du sentiment d’insécurité linguistique chez des locuteurs qui n’ont pas le français comme langue maternelle. Or, est-ce possible de développer un tel sentiment lorsqu’une langue n’a ni de statut maternel pour le locuteur ni de statut officiel dans la sphère sociopolitique?

Au cas où l’on réponde affirmativement à cette première question, il conviendrait de se demander quels facteurs seraient responsables d’un tel sentiment en contexte de FLE, au Brésil. L’idéologie du standard, qui mène à une caractérisation du français comme langue pure et homogène et qui tend à mettre en valeur la variété franco-française (Arrighi et Boudreau, 2016; Beaudoin-Bégin, 2015; Gauvin, 2004; Moreau, 1996; Francard, 1993), contribuerait-elle à l’insécurité linguistique? S’y ajouterait-il en outre l’idéologie du locuteur natif (Joseph, 2017; Muni Toke, 2013)?

Des discussions concernant les effets de l’insécurité linguistique sur le processus d’apprentissage du français pourraient également avoir lieu. Si les causes de la peur de la prise de parole en FLE n’étaient pas seulement liées à l’anxiété linguistique[3], aux transferts linguistiques et aux erreurs commises (Tarnaoui, 2018; Cáceres-Guerrero, 2017; Ethé, 2016; Bourray, 2016; Ventura, 2014; Cosereanu, 2010), mais aussi en raison de l’idéologie du standard et de celle du locuteur natif, quelles actions didactiques (Sensevy, 2011) pourraient être adoptées afin de contrer l’insécurité des locuteurs et des apprenants de FLE?

Admettant que des réponses solides soient apportées aux questions formulées jusqu’ici, il resterait encore à se demander pourquoi, dans un contexte universitaire comptant, selon le ministère de l’Éducation brésilien, sur plus de 40 formations en lettres françaises et, dans un environnement langagier composé de presque 800 000 locuteurs et apprenants (Rivard, 2016), l’insécurité linguistique n’a pas encore été considérée, par les chercheurs du FLE, comme un enjeu important tant de l’apprentissage que de la maîtrise de la langue. En effet, en dépit de l’intérêt accru au phénomène en Amérique du Nord et dans les Caraïbes, l’insécurité linguistique ne semble pas attirer la curiosité des chercheurs brésiliens; en témoigne la revue de la littérature que nous avons entreprise, dont les résultats seront exposés dans la deuxième section de cet article.

En présumant enfin que l’idéologie du standard et celle du locuteur natif soient à l’origine de l’insécurité linguistique chez les locuteurs de français au Brésil, il conviendrait d’évoquer une dernière question de nature identitaire : la promotion de la sécurisation linguistique encouragerait-elle le développement d’un sentiment d’appartenance à la francophonie, tel que le définit Jean-Marie Klinkenberg?

[L]e mot désigne l’ensemble de personnes qui, par le monde, utilisent réellement le français, soit parce que c’est leur langue maternelle soit parce que c’est leur langue seconde, la langue officielle de leur pays ou encore une langue qu’elles ont apprise par plaisir ou par intérêt

2020 : 46-47

En raison du caractère exploratoire de cet article, nous ne pourrions envisager de répondre à toutes les questions formulées. Nous avons cependant tenu à les expliciter afin de mettre en relief la portée épistémologique, didactique et identitaire des problématiques reliées à l’insécurité linguistique et, ce faisant, de contribuer à des travaux futurs sur le phénomène.

Cet article est organisé en quatre sections. Dans un premier temps, nous effectuerons un survol de la littérature sur l’insécurité linguistique, telle qu’elle a été conceptualisée dans des travaux issus de la francophonie et du FLE[4], et nous discuterons brièvement des questions épistémologiques reliées au cadre théorique qui sera mobilisé dans cette étude. Dans la deuxième section, nous présenterons les conditions de production des données qui seront analysées ainsi que le profil démographique des répondants aux questionnaires soumis dans le cadre du projet de conversation Français d’occasion. La troisième section sera dédiée à l’analyse de la portée de l’idéologie du standard et de celle du locuteur natif sur les représentations sociolinguistiques entourant la langue française et le locuteur francophone au Brésil, et ce, à la lumière des données obtenues. Dans la quatrième section, nous procéderons à l’analyse de la mise en mots de l’insécurité linguistique, telle qu’elle se présente dans notre corpus.

L’insécurité linguistique : survol théorique et questions épistémologiques

L’insécurité linguistique dans la francophonie

Proposée initialement dans les réflexions de William Labov (2006 [1966]) sur l’interrelation entre la stratification sociale des variétés de l’anglais à New York et les phénomènes d’hypercorrection, l’insécurité linguistique est devenue un important objet d’étude de la sociolinguistique. Dans la francophonie, ce phénomène est souvent étudié à la lumière des rapports de pouvoir entre les langues (Calvet, 1999a), des discours de légitimité développés relativement aux variétés du français (Boudreau, 2016; Francard, 1993) et des attitudes des locuteurs envers les idéologies linguistiques (Arrighi et Boudreau, 2016; Beaudoin-Bégin, 2015). Ces travaux signalent que le sentiment d’insécurité linguistique est associé à une sorte de « dépossession linguistique » (Boudreau, 2016 : 15), présente « lorsque les locuteurs considèrent leur façon de parler comme peu valorisante et ont en tête un autre modèle, plus prestigieux, mais qu’ils ne pratiquent pas » (Calvet, 1993 : 47). Il s’agirait alors « d’une quête non réussie de légitimité » (Francard, 1993 : 13), du fait que les francophones se sentent « locataires » de la langue française (Arrighi et Boudreau, 2016 : 3) ou encore de « la conscience [chez les locuteurs] qu’il existe une norme exogène, que l’on associe à une région extérieure, qui serait supérieure par rapport à la variété linguistique en usage dans sa propre région » (Gérin-Lajoie et Labrie, 1999 : 87).

Aude Bretegnier (1999), dans son étude sur le français dans l’île de la Réunion, propose de caractériser l’insécurité linguistique en quatre catégories. La première, l’insécurité linguistique normative, est reliée chez le locuteur au sentiment que ses productions ne sont pas conformes à l’image qu’il a de la norme linguistique de référence, « avec laquelle il tente précisément de faire coïncider sa pratique verbale » (Bretegnier, 1999 : 340). La deuxième, l’insécurité linguistique identitaire, traduit le sentiment « d’être un membre illégitime de la communauté où se véhiculent les normes de la (variété de) langue » (Bretegnier, 1999 : 342). La troisième, l’insécurité linguistique situationnelle, touche « l’emploi d’une langue ressentie comme employée de façon illégitime dans une situation de communication donnée » (Bretegnier, 1999 : 343). Enfin, la dernière catégorie, l’insécurité linguistique communautaire, concerne notamment les locuteurs de langues non standardisées, c’est-à-dire « qui n’ont que peu de place sur la scène sociale officielle et légitimée » (Bretegnier, 1999 : 344), ce qui produit un type d’insécurité relative à la peur de disparition de la langue.

Louis-Jean Calvet (1999b), pour sa part, développe une typologie basée sur une perspective à la fois intralinguistique (variation dans la langue) et interlinguistique (rapports existants entre différentes langues). Le chercheur propose, en ce sens, trois catégories : l’insécurité formelle, lorsque « le discours de l’autre, la correction sociale, le feedback, font comprendre au locuteur qu’il “parle mal” » (1999b : 173); l’insécurité statutaire, produite par « le discours social et l’idéologie dominante, [lesquels] font croire au locuteur que ce qu’il parle a moins de valeur que d’autres formes linguistiques en présence, qu’il parle par exemple un dialecte ou un patois et non pas une langue » (1999b : 173); et, enfin, l’insécurité identitaire, provoquée dès lors que « le groupe, la communauté font sentir au locuteur qu’il ne parle pas de la même forme que ses pairs, qu’il n’est pas reconnu comme l’un des leurs à cause de ce qu’il parle ou de la façon dont il parle » (1999b : 173).

Or, si du point de vue linguistique, il n’existe pas de langues meilleures que d’autres, la perspective sociolinguistique nous permet de cerner les idéologies, les discours et les représentations au travers desquels s’établissent des rapports de pouvoir entre langues et/ou variétés linguistiques. Dans la francophonie, l’une des idéologies linguistiques les plus répandues est l’idéologie du standard[5]. Selon Boudreau,

[l]’idéologie linguistique a été la plus travaillée [en sociolinguistique] afin d’expliquer pourquoi certaines pratiques linguistiques sont légitimes et d’autres non, et comment elles participent à la catégorisation de personnes selon leur adhésion à cette idéologie. Cette dernière, associée à la standardisation et à l’idée d’une norme unique, la même pour tous et toutes, à partir d’un idéal imaginé et largement véhiculé par les discours tant politiques, administratifs que populaires, sert souvent d’étalon pour juger les pratiques linguistiques d’un individu, pour établir des frontières entre ceux qui détiennent la langue légitime et les autres; ce standard se maintient grâce aux discours, et cette idéologie est particulièrement prégnante dans la francophonie

2021 : 173, nous soulignons

Ainsi, l’idéologie du standard produit un discours homogénéisant qui mène « à concevoir le francophone comme étant le même partout » (Arrighi et Boudreau, 2016 : 3), ce qui promeut un certain effacement des diverses variétés de français et tend à établir un processus de hiérarchisation entre le « bon » et le « mauvais » parler, pour reprendre les termes de Calvet (1999b). Fortement façonnées par ces discours, les représentations sociolinguistiques dans la francophonie témoignent donc souvent de perceptions hiérarchisées et infériorisées des variétés de la langue française. En ce sens, l’idéologie du standard et les discours homogénéisants et hiérarchisants sur la langue sont souvent considérés comme les causes premières de l’insécurité linguistique, et ce, d’autant plus lorsque le phénomène est caractérisé comme un sentiment de dépossession de la langue et associé à la perception de parler une variété non légitime.

Michel Francard (1993), dans ses recherches menées en Belgique, observe que la conscience linguistique, développée notamment en milieu scolaire, contribue à accroître l’insécurité linguistique. En ce sens, plus un locuteur est informé de la norme linguistique de prestige, plus il a conscience que sa manière de parler s’éloigne de cette norme, ce qui le met en « état d’insécurité » :

[L]a prise de conscience, par les locuteurs, d’une distance entre leur idiolecte et une langue qu’ils reconnaissent comme légitime parce qu’elle l’est dans la classe dominante, ou celle d’autres communautés où l’on parle un français « pur », non abâtardi par les interférences avec un autre idiome, ou encore celle des locuteurs fictifs détenteurs de la norme véhiculée par l’institution scolaire

Francard, 1993 : 13, l’auteur souligne

Selon Francard, le modèle normatif privilégié en Belgique est particulièrement lié à la variété franco-française et regroupe plusieurs types de normes, notamment celles de nature prescriptive et objective. La première catégorie est associée aux ouvrages de référence, comme les dictionnaires et les grammaires, et indique le modèle à suivre, alors que la seconde fait référence aux habitudes linguistiques considérées comme légitimes dans une communauté linguistique (Moreau, 1996). Ainsi, l’établissement d’une norme de prestige, ancrée dans l’idéologie du standard, mène à une conscience accrue de l’écart entre le modèle idéal et la variété réelle, effectivement parlée, ce qui provoque chez les locuteurs belges de l’insécurité.

Ayant, jusqu’ici, délimité la notion d’insécurité linguistique et souligné l’influence centrale qu’exerce l’idéologie du standard sur le développement de ce sentiment chez les locuteurs, il convient maintenant de nous attarder brièvement sur ses manifestations. Marie-Louise Moreau (1996), dans son étude comparative sur l’insécurité linguistique en français au Cameroun, au Sénégal et au Zaïre, observe que le phénomène tend à se manifester, d’une part, par la mise en mots du sentiment (discours épilinguistique) et, d’autre part, par des comportements et des attitudes linguistiques, tels que l’hypercorrection, l’autocorrection, l’hésitation, le changement de registre ou de variété (manifestation paralinguistique). Il s’agit en ce sens de ce que Moreau (1996) catégorise, respectivement, comme insécurité linguistique dite et insécurité linguistique agie. Pierre Swiggers (1993) ajoute une troisième manifestation du phénomène, laquelle semble être à la croisée des chemins entre les deux catégories de Moreau. Dans son étude, l’auteur observe que l’insécurité linguistique peut se manifester également dans la perception dépréciative qu’a un locuteur de son niveau de maîtrise de la langue, ce qui est observable dans l’entrecroisement entre le discours épilinguistique et la compétence linguistique effective.

L’insécurité linguistique en FLE

Si, majoritairement, l’insécurité linguistique est l’objet de recherches menées dans des pays ou des régions où le français est la langue officielle, la langue maternelle de ses locuteurs et/ou la langue d’usage social, quelques travaux, certes mineurs, ont été menés dans le domaine du FLE également.

À partir d’entretiens semi-dirigés tenus auprès d’enseignants de FLE en Inde, Vasumathi Badrinathan (2020) relève la présence du sentiment d’insécurité linguistique lorsque les enseignants s’adressent soit à des locuteurs natifs, soit à d’autres collègues. Pourtant, le sentiment s’avère plutôt absent dans l’échange avec des élèves. L’investigation sur les causes de cette ambivalence permet à Badrinathan de remarquer, dans les discours épilinguistiques des enseignants, l’existence d’une comparaison entre la maîtrise non native et la maîtrise native, celle-ci étant caractérisée comme meilleure, ou plus complète, par rapport à la première. Dans un témoignage présenté dans l’étude, par exemple, un enseignant affirme ressentir de l’insécurité lorsqu’il ne connaît pas un mot ou le sens d’un mot, connaissance qu’un locuteur natif aurait, selon la représentation que se fait l’enseignant du parler natif. Dans les études de Hugues Sheeren (2016) et de Maria Roussi (2009), menées respectivement en Italie et en Grèce, on constate également de l’insécurité linguistique chez des enseignants de FLE en raison d’une représentation hiérarchisante entre la maîtrise native et non native du français.

Se penchant plus en profondeur sur le paradigme natif comme vecteur d’insécurité linguistique en FLE, Claudia Rincón Restrepo (2020) observe que la hiérarchisation des parlers natif et non natif est associée à une représentation du locuteur natif comme étant le sujet parlant idéal et légitime du français. Ce travail met en relief, en outre, que ce « locuteur natif » ne parle pas n’importe quelle variété de français, mais la variété franco-française :

Dans le contexte de l’apprentissage du FLE en Colombie, le locuteur « natif » idéal reste le Français de la métropole. En effet, le français académique est perçu comme celui parlé en France, les autres expressions de la francophonie n’étant pas considérées comme légitimes

Rincón Restrepo, 2020 : 179

D’après Rincón Restrepo, l’insécurité linguistique chez les enseignants de FLE en Colombie rejoint deux catégories proposées par Calvet (1999b) : l’insécurité linguistique identitaire et formelle. La première serait provoquée par les représentations des enseignants concernant ce qu’est un francophone, ce qui exclut le locuteur non natif, tandis que la seconde serait liée au fait que les enseignants considèrent souvent que leur performance linguistique n’est pas conforme à la norme franco-française, « considérée comme plus prestigieuse » (Rincón Restrepo, 2020 : 188).

Quoique les recherches ci-dessus évoquées ne portent pas exclusivement sur l’insécurité linguistique, elles soulignent non seulement l’existence du phénomène chez des locuteurs de FLE, notamment des enseignants de la langue, mais elles identifient aussi les sources d’un tel sentiment. En effet, comparativement aux études menées dans des pays ou des régions où le français est la langue maternelle des locuteurs, ces recherches introduisent un nouvel élément à la conceptualisation de l’insécurité linguistique vécue en FLE : l’existence de représentations hiérarchisantes entre le locuteur natif, légitime et porteur de la norme de prestige et le locuteur de français comme langue non maternelle, perçu comme illégitime, puisque reproducteur d’une variété déviante de la norme. Or, ces représentations n’émergent pas ex nihilo, bien au contraire : elles sont ancrées dans l’idéologie du locuteur natif, répandue tant dans différentes branches de la linguistique que dans les sphères politique et sociale (Muni Toke, 2013; Renaud, 1998). Au-delà des questions méthodologiques et épistémologiques que le terme « locuteur natif » soulève, on doit également remarquer son « pouvoir de stigmatisation et de discrimination », puisqu’il s’agit « d’un terme qui évoque l’idéal inaccessible de l’apprenant de langue seconde » (Muni Toke, 2013 : 6). Et c’est précisément cet idéal inatteignable, exprimé sous la forme de la dépréciation de la maîtrise non native, qui constitue, aux côtés de l’idéologie du standard, l’une des bases de l’insécurité linguistique en français, au Brésil. Il est cependant important de noter que ce n’est pas n’importe quel locuteur natif qui représente le modèle du « bon parler », mais le locuteur franco-français.

L’insécurité linguistique en FLE au Brésil : questions épistémologiques

Comme nous l’avons précédemment souligné, au Brésil, le sentiment d’insécurité linguistique ne semble pas être au centre de l’intérêt des chercheurs de FLE. Parmi les quatre moteurs de recherche universitaire consultés[6] et sur les 388 publications des revues Synergies Brésil et Non Plus[7], aucun travail ne traite spécifiquement de la thématique, alors que six la mentionnent accessoirement. Pour la suite de notre démarche, il nous faudra ainsi recourir plutôt à une littérature épistémologiquement exogène afin de constituer le cadre théorique à partir duquel l’analyse des données sera entreprise. Un travail de déplacement théorique, basé, d’une part, sur les recherches menées tant dans la francophonie qu’en FLE, et, d’autre part, sur le contexte sociodiscursif dans lequel s’insère le français au Brésil, sera donc mis en place.

Or, s’il est possible de profiter des réflexions portant sur l’insécurité linguistique en Acadie, en Belgique et dans l’île de la Réunion, pour en citer quelques-unes, c'est parce que l'idéologie du standard, cause centrale de l'insécurité linguistique dans la francophonie, se révèle aussi l'une des principales composantes du contexte sociodiscursif entourant le français au Brésil, auquel s'ajoute, en plus, l'idéologie du locuteur natif. Dans la troisième section, nous verrons, en outre, que certaines catégories présentes en francophonie, telles que l’insécurité linguistique normative (Bretegnier, 1999), se retrouvent également dans les discours épilinguistiques des locuteurs de français au Brésil.

Le projet de conversation Français d’occasion et les données recueillies

Conçu comme un lieu de rencontre et non pas comme un cours de langue, le projet de conversation Français d’occasion visait à permettre aux participants d’interagir en français de façon spontanée et décontractée sur des sujets d’actualité. Ce projet a été organisé et mis sur pied par des étudiants en lettres françaises de l’Université fédérale du Rio Grande do Sul, sous la supervision des professeures du département de langues modernes de l’Institut des lettres. Au total, quatre éditions du projet ont eu lieu : en 2017 et en 2019, en présentiel; en 2020 et en 2021, en ligne. Chaque édition a réuni douze participants, sélectionnés à partir d’un tirage au sort, et était coordonnée par cinq animateurs. En tant qu’activité para-universitaire, l’appel à inscriptions a été diffusé tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la communauté universitaire. À noter, en outre, que les deux dernières éditions ont pu être ouvertes à des inscriptions à l’échelle nationale en raison de leur mode virtuel.

À chaque édition en ligne, deux questionnaires ont été mis en place, l’un, avant le début du projet et l’autre, une fois le projet terminé. Le premier questionnaire était ouvert au public en général et servait comme inscription alors que le second était uniquement destiné aux douze personnes qui ont effectivement participé au projet. Tous les deux avaient comme objectif de recueillir des informations démographiques et qualitatives. Entre l’édition de 2020 et celle de 2021, les questionnaires ont été enrichis, particulièrement sur le plan qualitatif.

Lors de l’édition de 2020, le questionnaire d’inscription (dorénavant, Q1a) portait sur les raisons qui ont amené le participant à s’intéresser au projet de conversation; le type d’exposition à la langue française ; et le niveau estimé de français. Au questionnaire d’inscription relatif à l’édition de 2021 (Q2a) ont été ajoutées des questions concernant les représentations associées au français; les ressentis par rapport à la langue; le contact avec la langue et avec des locuteurs francophones et l’existence ou non d’insécurité linguistique dans l’interaction orale en français.

Des changements ont également été apportés dans le questionnaire de rétroaction mis en place à la fin de chaque édition. Dans le second questionnaire appliqué en 2020 (Q1b), on a demandé aux répondants de décrire leur contact avec le français; de préciser leur perception de leur niveau de maîtrise de la langue après avoir participé au projet; et, enfin, d’apprécier le format des rencontres. Dans le second questionnaire de l’édition de 2021 (Q2b), on a demandé aux participants de mentionner d’éventuels changements par rapport au sentiment d’insécurité linguistique ainsi qu’à leur représentation la langue française.

En ce qui concerne le profil démographique, le Q1a a été rempli par 39 personnes, dont 28 du genre féminin et 11 du genre masculin, âgés majoritairement entre 25 et 40 ans. Le Q2a a été soumis à 63 personnes, dont 50 du genre féminin et 13 du genre masculin, elles aussi âgées entre 25 et 40 ans. Plus de 85 % des répondants du Q1a et du Q2a avaient un diplôme postsecondaire ou finissaient leurs études universitaires[8]. Sur les 102 personnes ayant manifesté leur intérêt à participer au projet de conversation à travers le Q1a et le Q2a, 25 % ont déclaré être des enseignants de français ou des étudiants en lettres françaises. À remarquer également l’origine géographique assez variée des répondants des deux questionnaires : de nombreuses inscriptions du Sud du Brésil (où se situe l’université à laquelle le projet était rattaché), mais aussi du Sud-Est (région qui regroupe, entre autres, les États de São Paulo et de Rio de Janeiro), du Centre-Ouest (région de la capitale fédérale, Brasilia), du Nord-Est (Bahia) et du Nord (Pará).

Les données que nous analyserons dans cet article concernent notamment les questionnaires Q1a et Q2a, étant donné que ceux-ci contenaient des réponses sur les représentations associées à la langue française et le sentiment d’insécurité linguistique avant la participation au projet de conversation Français d’occasion. Les effets du projet sur la promotion de la sécurisation linguistique, l’analyse croisée des données démographiques et qualitatives et les rapports réciproques entre insécurité linguistique et identité francophone seront l’objet de publications futures.

L’intérêt que représentait le contenu des questionnaires pour notre champ d’étude ne s’est manifesté qu’après leur conception et leur application. Au départ, l’objectif était, en effet, de parvenir à une meilleure compréhension des profils linguistiques des participants, informations qui permettraient de mieux adapter les séances en vue d’instaurer un environnement accueillant et décontracté pour l’échange en français. On a toutefois demandé aux participants de remplir un formulaire de consentement afin que les informations fournies puissent figurer dans des rapports d’activité présentés à l’université au sein de laquelle le projet a été développé.

Puisque les questionnaires n’ont pas été conçus à des fins de recherche, l’exploitation des données comporte certaines limites. Des entrevues qualitatives seraient, par exemple, nécessaires pour saisir l’ampleur du sentiment d’insécurité linguistique, notamment en ce qui touche les comportements et les attitudes des locuteurs (insécurité linguistique agie, selon Moreau [1996]). Il reste cependant que le corpus issu, entre autres, des questionnaires Q1a et Q2a nous offre des pistes assez intéressantes. À titre illustratif, sur les 63 personnes ayant rempli le Q2a, 51 ont déclaré ressentir de l’insécurité linguistique en français. En outre, plusieurs réponses mentionnent ce sentiment, rejoignant ainsi ce que la littérature scientifique nomme le discours épilinguistique ou encore, selon la terminologie de Moreau (1996), l’insécurité linguistique dite, comme nous l’avons vu dans la section précédente. En ce sens, le corpus dont nous disposons nous autorise à amorcer une discussion jusqu’à présent inédite en FLE au Brésil, pouvant déboucher sur de nouvelles pistes de recherche dans l’avenir.

Le français au Brésil : entre l’idéologie du standard et l’idéologie du locuteur natif

Situé au premier rang des pays d’Amérique latine, à l’exception de la Guyane française et des Caraïbes (Rivard, 2016), en ce qui a trait au nombre de locuteurs et d’apprenants du français, le Brésil a cultivé et cultive toujours d’étroits rapports avec la France (Droulers et Raimbert, 2010). En effet, dès 2009, selon Patrick Dahlet (2009), une coopération éducative audacieuse fut mise en place afin de promouvoir la formation initiale et continue des professeurs de français par le biais de stages pédagogiques en France, d’activités à distance proposées par le Centre international d’études pédagogiques (CIEP), de l’établissement d’institutions d’enseignement d’excellence à Rio de Janeiro, à São Paulo et à Brasília, de la promotion accrue des certifications de maîtrise du français dans les Alliances françaises et de la mise en place d’échanges de jeunes Brésiliens en France.

Outre ces rapports politiques et éducationnels plus ou moins réciproques entre la France et le Brésil, l’Hexagone exerce une influence directe et prépondérante sur l’enseignement du français dans des pays où la langue n’est pas utilisée socialement, et ce, par l’intermédiaire du libellé « français langue étrangère ». Véronique Castellotti signale en ce sens qu’

[a]u commencement était le français, son maintien et sa diffusion, voire sa « propagation » […] sur la scène internationale... tous les travaux d’histoire sont unanimes sur ce point. C’est en effet, d’abord, dans cette perspective de diffusion du français que s’est développée, à partir de la fin de la Seconde Guerre mondiale, surtout en France, une réflexion sur l’enseignement du français débouchant sur la constitution d’un domaine qui aboutira à ce qu’on peut appeler, pour faire court et dans un premier temps, la didactique du français et des langues (DFL)

2017 : 20-21

Le leadership exercé historiquement par la France dans l’enseignement du français fait du pays le principal producteur mondial du matériel didactique utilisé en FLE (Dezerto, 2016). Dans ce contexte, il n’est pas surprenant que non seulement la variété de langue privilégiée dans ce matériel soit la variété franco-française, mais aussi que les référents socioculturels qu’on y trouve soient majoritairement associés à la France. Or, cette perspective plutôt univoque de ce qu’est la langue française est renforcée par l’espace assez réduit accordé à la variation linguistique et aux différentes cultures francophones, tant dans le matériel didactique qu’en cours de FLE (Dezerto, 2016; Gadet, 2004). Un tel monopole exercé par la France, qui a pour effet de marginaliser les autres expressions de la francophonie, tend à produire un discours d’homogénéité de la langue française, lequel constitue « l’un des piliers essentiels de “l’idéologie du standard”, très vivace […] dans l’enseignement du français comme langue étrangère » (Gadet, 2004 : 19).

À la lumière de ce contexte idéologique et discursif, il n’est donc pas surprenant que la présence de la langue maternelle dans l’expression en FLE soit souvent perçue comme étant négative. Bernard Py nous en donne un exemple métadiscursif :

[L]es progrès réalisés plus récemment dans le recueil de données “naturelles” montrent clairement à quel point l’altérité coexiste avec la fusion : lorsqu’un apprenant communique dans la langue cible, l’ombre de la langue première est presque toujours présente. Le problème de l’apprenant est de décider ce qu’il va faire de cette présence. Deux solutions s’offrent à lui : essayer de chasser ce fantôme par tous les moyens, ou cohabiter avec lui

2004 : 99, nous soulignons

Quoique peu nombreux, quelques didacticiens du FLE, à l’exemple de Henri Besse et de Rémy Porquier, reconnaissent que de telles conceptions sont liées à « des représentations socioculturelles et idéologiques, [lesquelles] sont souvent négatives et péjorativement connotées (tabou, péché, ennemi, délit, maladie), y compris dans une littérature pédagogique encore récente » (1984 : 211). Il s’agit donc d’un effacement de la variation interlinguistique, ce qui, dans l’enseignement, apparaît sous la forme d’une condamnation de phénomènes tels que l’alternance codique, les transferts linguistiques et la création des mots selon des procédés analogiques. Janaína Nazzari Gomes (2020) souligne, en outre, que l’idéologie du standard entraîne une espèce de rejet de l’hétérogénéité linguistique, c’est-à-dire des différentes intersections phonétiques, lexicales, morphosyntaxiques possibles entre langue maternelle, le portugais, et langue étrangère, le français.

Notre corpus nous permet d’observer les effets homogénéisants de l’idéologie du standard sur les représentations sociolinguistiques que se forgent les locuteurs de français brésiliens. En effet, dans les réponses fournies à la question : « Qu’est-ce que la langue française représente pour vous? », posée dans le Q2a, la France ou Paris sont évoquées explicitement par huit répondants, alors que des caractéristiques souvent associées au pays, « langue de la culture, langue de l’amour, belle langue » (Pagel, 2009), sont mentionnées par vingt-deux personnes. La langue française est également vue comme une opportunité d’internationalisation, et, particulièrement, comme une porte d’entrée pour des études en France, par une vingtaine de répondants. Enfin, la francophonie ou bien d’autres pays francophones sont mentionnés par douze répondants.

Parmi les nombreuses réponses[9] qui font référence directement ou indirectement à la France, il convient de nous arrêter particulièrement sur celle-ci : « Ce que j’aime le plus dans l’apprentissage d’une autre langue, c’est le contact avec la culture. En ce sens, la langue française est très intéressante pour moi, car j’admire énormément les productions artistiques qui viennent de là-bas[10]. » Vide de sens, l’adverbe « là-bas » acquiert sa signification dans l’emploi déictique et, en général, anaphorique, qu’on en fait. Pourtant, en l’absence de référent explicite, le sens de l’adverbe n’est interprétable que d’après les représentations sociolinguistiques existantes sur la langue française au Brésil, c’est-à-dire à partir de la superposition discursive entre langue française et France. En plus, l’absence de référent explicite nous autorise à conclure qu’il s’agit d’une représentation sociolinguistique collective, puisque le répondant n’a même pas ressenti le besoin communicatif d’élucider le sens de l’adverbe, considérant donc qu’il serait compris par ses interlocuteurs/lecteurs.

Comme ailleurs dans la francophonie et en FLE (Didelot et al., 2019; Didelot, 2019; Falkert, 2016), au Brésil, l’idéologie du standard se confond, en plus, avec la représentation que l’on se fait du « bon » ou encore du « beau » français. Menée auprès d’étudiants et de professeurs en lettres françaises de trois universités de Rio de Janeiro (l’Université fédérale Fluminense, l’Université fédérale de Rio de Janeiro et l’Université de l’État de Rio de Janeiro), l’étude de Helena Gonçalves (2014) révèle, entre autres, la faible présence des thématiques reliées à la francophonie dans la majorité des formations universitaires analysées; la préférence pour la France comme pays éventuellement choisi pour un stage de formation linguistique; et l’existence d’une perception hiérarchisée des variétés du français chez les étudiants. Les résultats concernant ce dernier point sont en effet éloquents : 77 % des répondants affirment considérer la variété parisienne comme étant « très belle, belle, agréable », alors que seulement 23 % ont la même perception de la variété ch’ti, parlée au nord de la France; la variété sénégalaise, quant à elle, est considérée comme étant « la plus laide » parmi les variétés analysées (parisienne, sénégalaise, québécoise et ch’ti).

L’idéologie du locuteur natif est, quant à elle, observable dans les représentations sociolinguistiques hiérarchisantes établies entre le locuteur natif et non natif. En effet, notre corpus nous permet de remarquer une sorte de monosémie entre francophone et locuteur natif. Dans le Q2a, à la question suivante : « Comment décririez-vous votre contact avec d’autres francophones (des locuteurs de français)? », deux tendances majeures ont émergé : 12 répondants ont affirmé avoir l’occasion d’échanger en français dans des cours de FLE alors que la majorité, soit 51 personnes, a fait référence au contact avec des francophones natifs. En sont des exemples les extraits suivants : « Je n’ai pas de contact avec des francophones. Seulement des camarades de cours de français qui sont, eux aussi, en train d’apprendre le français[11]. »; « Jusqu’à présent, je n’ai eu aucun contact avec des sujets natifs, seulement avec des personnes qui parlent le français comme langue seconde[12]. »; « J’ai des collègues au laboratoire qui parlent français, mais je n’ai pas de contact avec des personnes dont la première langue est le français[13]. » La présence constante de l’adverbe de restriction « seulement » ainsi que de la conjonction « mais », lesquels opposent le parler natif et non natif, indique que « francophone », en FLE au Brésil, renvoie notamment à la personne qui a le français comme langue maternelle, et ce, d’autant plus que les enseignants de français ne sont pas non plus considérés comme des francophones.

Un deuxième effet de l’idéologie du locuteur natif, telle qu’elle se manifeste au Brésil, est également noté dans le Q2a. Si « francophone » renvoie au locuteur ayant le français comme langue maternelle, le terme est notamment associé aux locuteurs de nationalité française vivant dans l’Hexagone. En témoignent les réponses suivantes : « Je parle avec une amie française qui a été professeure de l’Institut de chimie de l’UFRGS[14]. »; « Mon contact avec le français est régulier, puisque j’ai des amis français[15]. »; « J’interagis, dans certains projets de recherche, avec des chercheurs français[16]. »; « Pendant mes études de premier cycle, j’ai eu des cours avec des Français[17]. » Rappelons que la question posée dans le questionnaire fournissait une définition pour le terme « francophone », laquelle n’était basée ni sur le statut maternel ni sur la nationalité mais, plutôt, sur la compétence linguistique. Pourtant, la grande majorité des réponses n’ont pas tenu compte de cette nuance, ce qui nous amène à convenir qu’il s’agit d’une représentation sociolinguistique partagée collectivement. Ces représentations rejoignent d’ailleurs les résultats des études évoquées dans la deuxième section de cet article concernant le sentiment d’insécurité linguistique en FLE et son rapport au locuteur natif.

À la lumière des données évoquées, on voit bien comment s’amalgament l’idéologie du standard et l’idéologie du locuteur natif et comment s’appuient mutuellement les discours homogénéisants et hiérarchisants qui entourent la langue française au Brésil. Or, la présence massive de référents culturels franco-français dans les manuels d’enseignement, l’effacement de la variation linguistique en classe de FLE et le rejet de l’hybridité entre langue maternelle et étrangère tant dans la littérature qu’en classe de langue mènent à des représentations assez univoques et uniformes de ce qu’est le français, de qui est – et peut être – le « vrai » locuteur francophone. Ce faisant, idéologies, discours et représentations contribuent à exclure le locuteur de FLE de la francophonie et font en sorte que ce locuteur remette en question la légitimité de sa propre expression en français, puisqu’elle est per se une expression non française et non native. Or, si les pays ou les régions ayant le français comme langue d’usage social et langue maternelle ont des configurations sociolinguistiques et historiques radicalement distinctes des espaces où la langue est enseignée sous le libellé FLE, on ne peut en dire autant de la portée de l’idéologie du standard et de l’idéologie du locuteur natif. En effet, au travers des discours de hiérarchisation des variétés et d’homogénéisation de la langue, ces idéologies linguistiques[18] tendent à produire des effets semblables sur les représentations sociolinguistiques que se font les locuteurs de français au Brésil. Il nous reste maintenant à examiner le rapport entre ces idéologies et le sentiment d’insécurité linguistique chez des locuteurs de français au Brésil.

« Je ne me sens pas sûr quant à la grammaire de mes phrases » : l’insécurité linguistique en français au Brésil

L’hypothèse portant sur l’existence du sentiment d’insécurité linguistique chez des locuteurs de FLE au Brésil a tout d’abord été soulevée en raison de la présence, dans le Q1a et dans le Q2a, d’un lexique associé au blocage de l’oralité ainsi qu’à la peur et à l’insécurité dans la prise de parole : « Mon objectif, c’est de débloquer le français oral[19]. »; « Je veux réussir à parler habilement sans blocage[20]. »; « Je veux mieux développer la compétence orale et peut-être perdre un peu la peur de parler en français[21]. »; et « J’espère connaître des nouvelles personnes, pratiquer la conversation, perdre un peu l’insécurité de parler[22]. » À la lumière du contexte sociodiscursif dans lequel s’insère le français au Brésil et surtout des effets de l’idéologie du standard et de celle du locuteur natif sur les représentations qui entourent la langue, il nous a semblé opportun d’investiguer les caractéristiques de l’insécurité linguistique en français, telle que vécue au Brésil.

Dans l’analyse que fait Bretegnier (1999) de l’insécurité linguistique à l’île de la Réunion, la chercheure définit quatre catégories d’insécurité linguistique, dont l’insécurité linguistique normative (voir supra). Ce type d’insécurité a lieu lorsque la production linguistique d’un locuteur est perçue comme n’étant pas conforme à la norme de prestige. Il s’agit, en ce sens, « d’une auto-évaluation du locuteur lui-même, qui se réfère à sa propre connaissance de la norme pour évaluer ses énoncés comme fautifs » (Bretegnier, 1999 : 340).

Parmi les questions posées dans le Q2a, l’une portait spécifiquement sur l’insécurité linguistique dans l’interaction orale en français. La grande majorité des répondants ont affirmé ressentir de l’insécurité linguistique et l’ont associée à la peur de ne pas produire des énoncés grammaticalement corrects. Figurent dans ce groupe les extraits suivants : « J’éprouve de l’inhibition à parler et j’ai la sensation de parler erronément[23]. »; « Je ressens de l’insécurité, peut-être dans l’emploi fluent du passé composé[24]. »; « Je ressens de l’insécurité, plus par rapport à savoir le vocabulaire, à la prononciation de sons éloignés et aussi dans l’usage de constructions grammaticales correctes[25]. »; « J’essaie de communiquer, [mais] avec beaucoup de fautes, surtout dans les verbes, les prépositions[26]. »; « Oui ! J’ai de l’insécurité quant à la prononciation et aussi à l’usage correct des pronoms (comme le « y » et le « en » ou le partitif) dans l’interaction orale[27]. »; « Je ne me sens pas sûr quant à la grammaire de mes phrases[28]. »; « Beaucoup d’insécurité ! Tant dans l’organisation de la phrase dans la communication orale en français que dans la reproduction des sons[29]. »

D’emblée, il est assez remarquable, dans les extraits évoqués, que la peur de s’exprimer en français ne soit jamais associée au souci de communication, mais à l’expression « incorrecte », c’est-à-dire non conforme au cadre normatif de référence; la mention explicite d’un métalangage grammatical (« temps verbaux », « passé composé », « pronoms ») en témoigne abondamment. Rappelons, en ce sens, Francard (1993), qui observe que l’insécurité linguistique en français en Belgique est notamment accrue lorsque les locuteurs ont conscience des écarts entre la norme linguistique enseignée et prônée comme modèle et le parler réel, déviant de la norme. L’étude du chercheur belge résonne de manière éloquente dans la réflexion que nous développons. Les extraits évoqués montrent qu’au Brésil, la norme de référence est représentée, entre autres, par la grammaire normative.

Il faut néanmoins interpréter ces extraits à la lumière de l’idéologie du standard et de celle du locuteur natif. Or, la grammaire normative (norme prescriptive, voir supra) n’est que la facette la plus explicite d’un modèle à suivre, lequel est, pour sa part, personnifié par le modèle du locuteur natif français (norme objective, voir supra), tous les deux constituant l’idéal visé et le paramètre à partir duquel on distingue le « bon » du « mauvais » français. En effet, selon Bretegnier (1999) et Francard (1993), l’insécurité linguistique basée sur le modèle de référence a un rapport étroit avec les discours développés sur la langue. Ceux-ci font en sorte que le locuteur ressente « que ses productions linguistiques ne sont pas légitimes », car « elles ne se conforment pas à l’image qu’il a de la norme linguistique de référence, avec laquelle il tente précisément de faire coïncider sa pratique verbale » (Bretegnier, 1999 : 340). Cet effort d’adaptation au modèle de référence est assez visible lorsqu’un répondant affirme : « Je veux BEAUCOUP rendre mon français plus “naturel”. Je mets beaucoup l’accent sur la conversation, mais j’ai encore une grande peur de parler, je me préoccupe de parler correctement, etc.[30]. » Analysés conjointement, l’adjectif « naturel » et le syntagme « parler correctement » soulignent la superposition existante entre le locuteur natif et la norme grammaticale: pour que l’expression du locuteur de FLE, au Brésil, soit perçue comme étant naturelle, elle doit refléter la maîtrise native et la norme prescriptive, toutes les deux représentantes de la norme de prestige. Lorsque le locuteur est conscient que sa maîtrise ne reflète pas ces modèles, il finit par développer de l’insécurité linguistique.

Outre les discours épilinguistiques, l’insécurité linguistique se manifeste également dans les pratiques et les comportements verbaux à travers des phénomènes tels que l’hypercorrection, l’autocorrection, l’hésitation, les changements de registre ou de variété, comme nous l’avons vu dans la première section de cet article. Moreau (1996) caractérise ces phénomènes comme de l’insécurité linguistique dite et agie, respectivement. Swiggers (1993) remarque, en plus, qu’une tierce manifestation de l’insécurité linguistique peut être observable dans l’écart entre la perception qu’a un locuteur de son niveau de français et son niveau effectif.

À la lumière des réponses fournies aux Q1a et Q2a, nous avons comparé la capacité linguistique effective des répondants, telle que déclarée dans les questions portant sur l’exposition au français, et leur estimation de leur niveau de langue. Quoiqu’en majorité les répondants aient affirmé consommer des films, des chansons et de la littérature en français, posséder des connaissances francophones, étudier le français dans plus d’une école de langue, les niveaux A1 et A2 du Cadre européen commun de référence pour les langues (CECRL) ont été le plus souvent évoqués. En témoignent les extraits suivants : « Je suis maintenant la discipline de Français V. J’ai un contact relativement fréquent avec la langue. Je crois que mon niveau est A1[31]. »; « [Mon contact avec le français est] très ample en raison de ma formation en lettres françaises. Je dirai niveau A2, mais avec une grande peur[32]. »; « J’arrive à discuter normalement, avec quelques fautes, bien sûr, j’arrive à créer un raisonnement et je comprends tout généralement. Je crois que je suis au niveau A2[33]. » Selon le CECRL, le niveau A1 concerne le locuteur qui est capable de « comprendre et d’utiliser des expressions familières et quotidiennes ainsi que des énoncés très simples qui visent à satisfaire des besoins concrets […] » (2001 : 25). Le niveau A2, quant à lui, est attribué au locuteur qui « peut comprendre des phrases isolées et des expressions fréquemment utilisées en relation avec des domaines immédiats de priorité (par exemple, informations personnelles et familiales simples, achats, environnement proche, travail) […] » (2001 : 25).

La capacité effective des participants, telle que déclarée dans les Q1a et Q2a, rejoignait pourtant les niveaux B1 et B2 du CECRL, selon lesquels, le locuteur, respectivement, « […] peut produire un discours simple et cohérent sur des sujets familiers et dans ses domaines d’intérêt » (2001 : 25) et « […] peut s’exprimer de façon claire et détaillée sur une grande gamme de sujets, émettre un avis sur un sujet d’actualité et exposer les avantages et les inconvénients de différentes possibilités » (2001 : 25). L’écart entre la maîtrise effective de la langue et la perception du niveau est évident. Quoique les conditions de production des données utilisées dans cette étude limitent l’approfondissement de l’examen de cette manifestation de l’insécurité linguistique en français, les représentations que se font les Brésiliens de ce qu’est la langue française et de ce qu’est un francophone, comme nous l’avons vu dans la section précédente, constituent d’importantes pistes d’interprétation. Dans la mesure où ces représentations produisent une sorte d’exclusion du locuteur de FLE brésilien de la sphère francophone, elles semblent contribuer à ce que la condition même de locuteur de la langue soit remise en question. La dépréciation de son propre niveau de français est alors redevable à l’écart que le locuteur perçoit entre le modèle de référence natif et normatif et sa propre maîtrise de la langue issue du contact entre le portugais et le français et déviante du modèle idéal. De ce fait, quoique sa capacité communicationnelle soit intermédiaire-avancée, la perception de la maîtrise subit l’effet de minorisation et révèle, selon Swiggers (1993), l’existence du sentiment d’insécurité linguistique.

Conclusion

Fondé sur les données recueillies dans le cadre du projet Français d’occasion, cet article est un exercice d’interprétation et d’explication d’un phénomène sociolinguistique et discursif encore rarement traité par les recherches sur le FLE : l’insécurité linguistique. Il nous a fallu, pour ce faire, recourir à une littérature épistémologiquement exogène, élaborée pour caractériser l’insécurité linguistique de locuteurs ayant le français comme langue maternelle et/ou vivant dans des pays ou des régions où le français est une langue d’usage social. Un tel déplacement théorique a été possible en raison du constat de l’influence prédominante de l’idéologie du standard tant dans des pays ou des régions francophones qu’en FLE. Ainsi, si les contextes sociolinguistiques et historiques de ces régions sont distincts, des éléments communs ont été repérés en ce qui touche les représentations sociolinguistiques et l’insécurité linguistique. Néanmoins, au Brésil en particulier, et en FLE, en général, nous avons également observé que l’idéologie du standard s’articule avec l’idéologie du locuteur natif et que les discours homogénéisants et hiérarchisants que ces idéologies entraînent semblent être à l’origine du sentiment d’insécurité linguistique en FLE.

Il convient enfin de souligner que la rédaction de cet article a été exigeante pour ses auteurs, brésiliens et francophones n’ayant pas le français comme langue première. L’insécurité linguistique n’a pas été un facteur mineur dans le développement de nos réflexions : non seulement il s’agissait de montrer, à l’aide des données recueillies, l’existence d’un sentiment jusqu’à nos jours peu exploré, mais aussi et surtout de gérer les vicissitudes engendrées par la discussion d’un sujet qui empreigne notre condition de locuteurs, de chercheurs et d’enseignants d’une langue non maternelle. Or, il se peut que les conditions épistémologiques qui ont entouré la genèse de ce travail, les données analysées et, notamment, les phénomènes linguistiques mis en relief résonnent chez d’autres francophones des Amériques qui n’ont pas le français comme langue première.