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Voici le second numéro issu d’une aventure scientifique et éditoriale collective, placée sous le signe de la pluralité, fruit de la collaboration entre la Chaire Senghor en francophonies comparées (Université de Moncton) et la Chaire extraordinaire d’études canadiennes Margaret Atwood, Alanis Obomsawin et Gabrielle Roy (Université nationale autonome du Mexique), avec le soutien du Centre de la francophonie des Amériques et du Centre de recherche sur les francophonies canadiennes de l’Université d’Ottawa.

En 2021, nous recevions les premières propositions d’articles. Elles abordaient sous divers angles les francophonies des Amériques qui, comme nous l’avons affirmé dans le numéro précédent, s’expriment à la fois sous la forme d’archipels, de millefeuilles et de mosaïques. Pendant près de deux ans, mus par la volonté de réunir et de rendre visible la recherche en français, sur le français et sur les francophonies de notre continent, nous avons relevé un défi d’envergure : tenter de rendre compte des francophonies multiples à l’échelle américaine et, pour ce faire, partir à la recherche des travaux scientifiques en cours. Cela a exigé la collaboration de nos réseaux respectifs afin d’avoir accès à des milieux universitaires aux quatre coins des Amériques et de recruter des membres pour l’évaluation des articles, mais aussi d’établir un équilibre entre différentes traditions universitaires et épistémologiques. En effet, faire science en français dans des pays où le français n’est parfois ni la langue officielle ni la langue d’usage donne lieu à une communauté éclatée, dont la visibilité dans certains cas réduite n’est proportionnelle ni à sa richesse ni à son dynamisme.

Comme nous l’avons mentionné dans le numéro précédent, nous avons reçu des dizaines de textes en provenance de l’Argentine, du Brésil, du Canada, de la Louisiane, du Mexique, consacrés à des thématiques fort diverses et relatives à des horizons géographiques incluant les pays déjà mentionnés, mais aussi le Chili, Haïti, la Guyane française et la Martinique. Il y était notamment question de l’enseignement/apprentissage du français langue première, seconde et/ou étrangère et des processus liés à son acquisition; de la production littéraire en langue française; des questions linguistiques et sociolinguistiques associées au français; des enjeux de l’immigration; des interrogations historiques et identitaires. Dans leur diversité, ces propositions avaient pour la plupart un point en commun, à savoir la place donnée aux mouvements d’altérité exprimés dans le rapport et/ou l’intérêt à l’Autre.

Cependant, certaines des contributions proposées et finalement retenues n’ont pu trouver place dans la première livraison, que nous avons eu le plaisir de lancer en novembre 2022 à Toronto, à l’occasion du colloque annuel du Réseau de la recherche sur la francophonie canadienne qui s’est tenu à l’Université de l’Ontario français. Les pages qui suivent sont donc autant de nouvelles feuilles de l’arbre « d’où s’échappent les oiseaux du ciel », selon la métaphore évoquée par Antonine Maillet à propos de la francophonie et reprise ici dans l’image de la couverture créée par Víctor Serrano Orozco, artiste mexicain francophone. Du haut de la branche américaine de cet arbre, elle-même divisée en de nombreux rameaux, nous invitons donc les lecteurs et les lectrices à poursuivre l’exploration d’une réalité riche, polyvalente et multiforme.

Le premier article, « Excursion en terra semicognita : la “francotropie” des Amériques et la vitalité des communautés franco-minoritaires au Canada », écrit par Étienne Rivard (Université de Saint-Boniface, Manitoba), examine la productivité potentielle de la notion de « francotropie » appliquée au cas des Latino-Américains désireux d’immigrer au Canada. N’ayant pas le français comme langue maternelle, cette population serait prédisposée à apprendre le français, et ce, pour des raisons linguistiques et/ou culturelles. Sur la base de cette prémisse, Rivard attire notre attention sur la pertinence et la rentabilité de la notion pour les communautés francophones canadiennes vivant en situation minoritaire.

Pour leur part, dans « L’insécurité linguistique chez des locuteurs de français langue étrangère au Brésil : une étude exploratoire », Janaína Nazzari Gomes (Université d’Ottawa), Matheus Dorneles, Larissa Colombo Freisleben et Wesley Marins de Macedo (Université fédérale du Rio Grande do Sul) engagent une discussion autour d’un thème souvent délaissé dans le domaine de l’enseignement du français à des allophones : le sentiment d’insécurité linguistique. À partir des données d’un sondage mené auprès d’une centaine de Brésiliens et de Brésiliennes qui parlent le français, les auteurs observent que ce sentiment est générée par des représentations hiérarchisantes et standardisantes des variétés de français. Interrogeant aussi bien l’idée de la langue standard que la représentation du locuteur natif, le texte nous invite à nous pencher sur les développements épi- et paralinguistiques de ce sentiment d’insécurité chez des locuteurs n'ayant pas le français comme langue maternelle.

Le troisième texte de ce périple entre les branches s’intitule « Un moteur d’intégration du français à l’échelle nationale : le programme brésilien Idiomes sans frontières (IsF) ». Heloisa Alburquerque-Costa (Université de São Paulo), Mariza Pereira Zanini (Université fédérale de Pelotas) et Normélia Maria Parise (Université fédérale du Rio Grande) y examinent les politiques linguistiques mises en place au Brésil depuis les années 1960 ainsi que le rôle du programme « Idiomes sans frontières » dans la promotion d’une perspective plurilingue dans l’enseignement brésilien.

Finalement, Kelly Day et Mileny Mendonça (Université de l’État d’Amapá) signent le quatrième article de ce numéro, « Pratiques langagières dans l’espace public frontalier : entre Brésil et Guyane française ». Les chercheuses y étudient comment le paysage linguistique de la région, constituée par la ville d’Oiapoque (Brésil) et celle de Saint-Georges (Guyane française), reflète les tensions d’ordre politique et sociolinguistique qui s’y jouent. L’accent est d'ailleur mis sur la présence (ou l’absence), dans l’affichage public, du créole guyanais, des langues autochtones (dont le khéoul, le kalinã et le parikwaki) et de l’anglais.

Les numéros 54 et 55 de la revue Francophonies d’Amérique sont ainsi complémentaires. Le premier est majoritairement composé de textes qui portent sur les francophonies en Amérique du Nord, tandis que le second offre une perspective davantage axée sur l’Amérique latine et, surtout, sur le Brésil. Reste donc encore à explorer un large pan de ces francophonies américaines.

Les textes réunis dans le cadre de ce projet rendent partiellement compte d’un terrain de recherche encore marqué par la faible présence d’études transversales et panoramiques. S’il est vrai que la collaboration scientifique en français gagnerait à être développée dans les Amériques, les articles réunis dans ce numéro montrent que la recherche francophone y est fort active et souvent résiliente. Oeuvrer à rendre visible cette recherche est une prise de position claire en faveur de la pluralité non seulement linguistique, mais aussi épistémologique.

Nous espérons que notre pari en faveur de la pluralité permettra de repenser les potentialités de la rencontre entre deux pluriels : celui des francophonies, celui des Amériques. Il s’agit d’encourager un sentiment d’appartenance à une francophonie continentale, mais aussi de mettre en évidence toutes les nuances et les enjeux qu’elle implique. Étendre l’horizon commun, certes, mais aussi prendre conscience de la complexité et des différences, voire des fissures, afin de mieux les comprendre et de mieux les intégrer à une démarche scientifique qui résiste à l’injonction de la mondialisation, entendue comme nécessaire uniformisation simplificatrice. Le pluriel que nous revendiquons permet, en outre, de tenir compte de ce qui reste souvent invisible (si ce n’est, le plus souvent, invisibilisé) et qui caractérise aussi toutes les francophonies : ses liens avec d’autres langues, d’autres cultures, notamment celles des peuples autochtones.

Nous faisons donc le voeu que, dans la forêt des langues, les oiseaux continuent de circuler, allant d’un feuillage à l’autre, et continuent de faire vivre et vibrer l’arbre des francophonies américaines.