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Dans un article paru dans la revue Raisons Politiques, j’ai proposé une critique du revenu universel d’un point de vue féministe (Duclos 2021). A partir d’une lecture de l’ouvrage publié par Philippe Van Parijs et Yannick Vanderborght, Le revenu de base inconditionnel : une proposition radicale, j’ai défendu l’idée que la mise en récit libérale de la proposition avancée par les deux auteurs fragilisait la prétention à la radicalité contenue dans le titre de leur travail (Van Parijs et Vanderborght 2019). Leur analyse se centre en effet sur l’individu et sur les bénéfices en termes d’autonomie que celui-ci (en l’occurrence celle-ci) pourrait tirer d’une telle somme d’argent versée à intervalles réguliers, sans contrôle des ressources ou volonté de travailler[1]. Le revenu universel vise ici l’empowerment et l’agency des personnes au sein de systèmes sociaux capitalistes et patriarcaux inchangés et sur lesquels n’est pas portée la responsabilité du manque d’autonomie constatée. J’ai donc jugé que cette approche était insatisfaisante puisque l’aspiration à la radicalité commanderait d’identifier, de déconstruire et de dépasser les arrangements sociaux sur lesquels la domination sexiste s’érige.

En d’autres termes, les versions libérales du revenu universel seraient critiquables puisqu’elles ne correspondraient pas à une forme de solidarité radicale. Pour autant, je n’ai pas clairement dessiné quels pourraient être les contours d’une telle perspective politique. Je voudrais donc prolonger mes réflexions à ce sujet en me penchant sur les termes de « solidarité » et de « radicalité » qui sont aujourd’hui largement mobilisés par les sciences sociales, par les professionnels de la politique ou encore par les militants engagés dans la lutte contre les inégalités (Sénac 2021a; Cervera-Marzal 2019) alors que ces « maîtres-mots » restent des « mots problèmes » (Blais 2007). Je me demanderai ainsi à quoi une solidarité radicale pourrait ressembler et en quoi cet horizon normatif permet de juger cette stratégie politique particulière qu’est le revenu universel. Je soutiendrai que la solidarité radicale est susceptible d’inspirer une mise en récit du revenu universel plus désirable que sa version libérale courante. Elle permettrait notamment de faire de cette stratégie politique un moyen au service d’un idéal d’émancipation assumé et précisé dans sa visée théorique comme dans ses modalités pratiques.

Pour répondre à cette question, j’ai choisi de puiser dans les oeuvres du pédagogue brésilien Paulo Freire (1921 – 1997) et de l’universitaire et militante féministe et antiraciste américaine bell hooks (1952 – 2021). Une partie du flou conceptuel évoqué précédemment pourrait être dissipé grâce à leurs apports respectifs puisque ces deux auteurs ont placé la « radicalité » et la « solidarité » au coeur de leurs deux ouvrages majeurs, La Pédagogie des Opprimés (Freire 2021) et De la marge au centre : théorie féministe (hooks 2017). Étroitement liés l’un à l’autre, ces termes constituent même les pierres angulaires de la théorie et de la pratique du changement social exposées par Freire et hooks. Combiner ces auteurs qui ont eu l’occasion d’échanger directement ensemble (hooks 2019) se justifie surtout par le fait que l’oeuvre de hooks s’inscrit explicitement dans le sillage de son aîné, en qui elle reconnaît un brillant penseur politique (hooks 2017 : 116). Parfois présentée comme sa disciple (hooks 2017 : 14), hooks prolonge le travail de l’intellectuel brésilien tant dans sa théorie que dans sa pratique d’enseignante inspirée du courant de la « pédagogie critique », qui désigne « une pratique pédagogie luttant pour la justice et l’émancipation, radicalement engagée contre les inégalités sociales, les discriminations, les oppressions » (Pereira 2017 : 10). Complexifiant aussi le cadre de l’action révolutionnaire de Pédagogie des Opprimés, elle y ajoute notamment la question du genre qui constitue selon elle le principal point aveugle du travail entrepris par Freire (hooks 2017 : 117). Si l’ambition de cet article est d’abord heuristique et critique, j’espère aussi que mon travail contribuera à sa modeste mesure au rayonnement dans l’espace académique français d’auteurs marxistes critiques encore méconnus[2] en dépit de leur succès dans les cercles académiques et militants à l’international (Pereira 2017 : 8 ; hooks 2017 : 11).

La solidarité radicale, une solidarité politique dans un monde en lutte

Le champ lexical de la « radicalité » est présent dès l’avant-propos de Pédagogie des Opprimés et c’est même « à des femmes et des hommes radicaux » que Paolo Freire s’adresse à travers cet ouvrage (Freire 2021 : 6). La radicalité est donc d’abord un élément de définition du « nous » dans lequel s’inclut l’auteur. Celui-ci recouvre le camp des « opprimés » définis comme ceux qui ne peuvent pas faire de choix (hooks 2017 : 69). Le « eux » des oppresseurs, lui, contribue au maintien d’inégalités dont il bénéficie. Ici, la solidarité correspond aux liens unissant des forces sociales au sein d’une communauté de lutte contre l’oppression (hooks 2017 : 125) et sans lesquels un tel combat ne pourrait pas être mené (hooks 2017 : 156). Plus précisément, hooks voit la solidarité radicale comme un « point de rencontre » ou un « espace de critique, de lutte et de transformation » (hooks 2017 : 108)[3]. D’après la typologie établie par Pensky, il s’agit d’une solidarité de type socialiste puisqu’elle repose sur la cohésion[4] d’un groupe subalterne dans une situation de pouvoir asymétrique (Pensky 2008 : 9). Elle ne renvoie donc pas au fait de l’interdépendance des humains comme le veut une de ses interprétations classiques (Bourgeois 1896). Excluante par nature, elle ne rassemble pas non plus l’ensemble des membres d’une communauté politique sur le modèle théorique de la Nation[5] et elle se distingue également de celui-ci du fait qu’elle repose sur une base volontariste et concrète, contrairement aux « communautés imaginées » bâties sur une cohésion mentale sans nécessiter de réseaux d’interconnaissances réels (Anderson 2002). Ainsi, la solidarité radicale n’est pas un donné mais une forme à construire par « un engagement continu et durable » (hooks 2017 : 151), qui, dépassant le seul « soutien » (Idem.) lie le geste à la parole.

À première vue, le revenu universel pourrait constituer une stratégie politique compatible avec le modèle radical que j’ai commencé à présenter. Dotés de cette somme d’argent supplémentaire, les individus pourraient en effet sortir d’une situation de non choix ou de choix restreint (Mouvement français pour un revenu de base (Association) 2017 : 31). Cet « instrument de la liberté » (Van Parijs et Vanderborght 2019) les autoriserait à dire « oui » à des options qui leur conviendraient et « non » à des options qui ne leur conviendraient pas (Widerquist 2013). Au niveau politique, le revenu universel est même présenté comme un outil permettant l’édification d’une « société du choix » (Mouvement français pour un revenu de base 2017). Une telle perspective suppose donc que ce problème du choix est universel : c’est notamment pourquoi le revenu proposé l’est aussi. Puisque chacun connait des restrictions à sa liberté de choix, chacun pourra bénéficier de cette mesure qui permettra de les contourner. Ainsi, ceux pour qui le problème du choix se pose avec le plus d’acuité (les femmes, les pauvres, les jeunes, etc.) seraient les « grands bénéficiaires » de cette réforme (Van Parijs et Vanderborght 2019).

S’en tenir à un discours universalisant sur le problème du choix tend toutefois à dépolitiser cet enjeu. Pour gagner en force critique, une nouvelle mise en récit du revenu universel pourrait ainsi s’inspirer des apports de Freire et hooks. Définir les opprimés comme ceux qui n’ont pas la possibilité de choisir signifie notamment que la gamme d’arrangements sociaux réellement disponible dans toutes les sphères de leur vie est faible et qu’ils ont par conséquent peu de latitude pour dessiner eux-mêmes les contours d’une vie qu’ils pourraient estimer bonne (Butler 2020) : leurs options éthiques « s’imposent » à eux ou revêtent un caractère sacrificiel sur d’autres plans. Il me semble que cette situation doit être distinguée de celle généralement pointée par les défenseurs du revenu universel, qui, porteurs d’une forme contemporaine de « critique artiste » (Boltanski et Chiapello 2011) mettent l’accent sur une autre configuration du problème du choix. Ici, le choix n’est pas problématique parce qu’il n’existe pas ou qu’il est sacrificiel : il pose problème parce qu’il est éthiquement inconfortable. Il indique une disjonction douloureuse entre ce que nous faisons et ce que nous croyons bon ou juste, notamment dans le travail. Il ne s’agit pas de minimiser cette souffrance, mais seulement de souligner qu’elle peut être distinguée de celle que ressentent ceux qui ne peuvent pas vraiment se demander si leur vie leur convient puisque quelle que soit la réponse, ils ne pourront pas y changer grand-chose tant que la structure politique ne change pas elle aussi radicalement.

Je crois aussi que la position des défenseurs du revenu universel est dépolitisante à un deuxième niveau, sur lequel je ne vais pas m’attarder car je l’ai déjà pointé en introduction ainsi que dans un précédent article. Si des groupes spécifiques sont décrits comme particulièrement désavantagés face à la possibilité de faire leurs propres choix éthiques, cette situation n’est toutefois pas imputée à un rapport social précis. À cet égard, Freire et hooks formulent un diagnostic différent, fondé sur une vision conflictuelle du social qu’un cadrage différent du revenu universel pourrait également intégrer[6]. Pour eux, le fait qu’il soit impossible à certains de faire des choix est lié à la situation d’oppression dans laquelle ils sont plongés, qui implique de facto l’existence d’oppresseurs (le patriarche, le patron, etc.) et pas seulement celle d’institutions complexes jugées dysfonctionnelles (le travail, l’État, la famille, etc.) qu’il s’agirait de contourner grâce à une somme d’argent supplémentaire.

La solidarité radicale ne s’organise pas autour d’opprimés-victimes

Comme nous l’avons vu, la solidarité radicale correspond aux liens qui se tissent entre les personnes qui luttent dans le camp des opprimés. Il s’agit donc d’une forme de soutien collectif, qui diffère toutefois de « l’aide » que les oppresseurs prétendent apporter à ceux qu’ils considèrent comme des êtres impuissants, souffrants et dignes d’une pitié qui s’exerce notamment par l’action philanthropique. Tombant alors dans « un sentimentalisme individuel et mièvre » (Freire 2021 : 23), ils manifestent un « amour feint » (Freire 2021 : 15) et une « fausse générosité » (Freire 2021 : 14). Pour Freire, la « vraie générosité », elle, est transformatrice : elle revient à « lutter afin que ces mains de femmes, d’hommes, de peuples entiers, suppliantes, se tendent de moins en moins en supplications des humbles aux puissants » (Freire 2021 : 15). Il critique ainsi le soutien que les oppresseurs prétendent apporter aux opprimés car il sert un statu quo qui est leur condition de possibilité. En d’autres termes, les oppresseurs ont besoin de la configuration oppressive car celle-ci produit le « laissé-pour-compte » qui tend la main, « craintif et en manque de confiance, piétiné et vaincu » (Idem.). En agissant pour soulager cette souffrance, les oppresseurs se valorisent en se parant des habits des sauveurs (Freire 2021 : 6).

Ainsi, la solidarité radicale suppose le rejet de la figure de la victime véhiculée par « l’idéologie dominante » (hooks 2017 : 125) pour reconnaître en l’opprimé la « force » et le « pouvoir » (hooks 2015 ; hooks 2017 : 191). Elle admet aussi que l’évocation d’« affects tristes » (Spinoza 1996) à l’image de la souffrance, de la colère ou encore du ressentiment ne vaut que dans la mesure où ces éléments constitutifs de l’oppression permettent de la comprendre (Jaggar 1983) pour envisager son dépassement. Freire décrit ainsi des corps opprimés soumis à des expériences négatives : réduits à l’état « d’ombres » de personnes (Freire 2021 : 233), ils connaissent une « mort en vie » (Idem.) face à laquelle les radicaux revendiquent un positif « droit à être » (Freire 2021 : 36). Celui-ci inclut la satisfaction des besoins élémentaires sans s’y limiter. Révolutionnaire, la mise en oeuvre d’un tel droit suppose de prendre le mal de l’oppression à la racine pour que les individus puissent mener des existences « authentiquement » libres (Freire 2021 : 21). L’auteur précise en effet que « cette lutte ne se justifie pas seulement par l’obtention de la liberté de manger, mais par la liberté de créer et de construire, de découvrir et de se risquer » (Freire 2021: 53).

Le revenu universel a déjà été critiqué sur ce point par Bernard Friot[7]. Le sociologue français juge en effet que le revenu universel est un outil au service de l’idéologie dominante et qu’en tant que tel, il véhicule des représentations des opprimés (il utilise le terme de « travailleurs ») renforçant le statu quo[8]. Ainsi, il estime que cette mesure équivaut à soutenir des êtres de besoins en leur permettant de consommer quelle que soit leur position dans la production. Aucune contribution sociale de leur part n’est reconnue, seule leur faiblesse est soulignée. Contre cette « solidarité capitaliste » qu’il considère méprisante, Friot propose lui aussi de bâtir une solidarité radicale, qu’il appelle « solidarité communiste » (Friot 2019) et dont l’objectif est de faire converger les luttes visant la souveraineté sur le travail. Pour y parvenir, il propose une autre stratégie politique : le salaire à vie (Friot 2014). Contrairement au revenu universel, il s’agirait de reconnaître la puissance de chacun grâce au versement d’un salaire qui valide les individus en tant que producteurs qui contribuent tous au bien commun. La radicalité d’une stratégie politique à l’image du revenu universel dépend donc de la manière dont les personnes sont considérées : vient-on pallier leur faiblesse ou au contraire reconnaître une force qui pourrait être déployée encore davantage ?

La solidarité radicale, une lutte pour l’émancipation en vue de l’humanisation collective

Débordant le seul « caractère défensif » que constitue la lutte contre l’oppression, le combat radical comporte surtout un « élément utopique » (Butzlaff 2022 : 99) qui lui donne un tour mélioratif. Nous nous éloignons ainsi des acceptions contemporaines de ce terme, rattachées à l’excès, à la mort et à la destruction du fait de l’usage intensif de cet adjectif pour qualifier les actes de terrorisme islamiste (Sénac 2021b). Pour Freire, la radicalité est positive : elle correspond en effet à un engagement politique pour « la libération des êtres humains » (Freire 2021 : 6). Agents du changement social, les radicaux oeuvrent donc pour faire advenir un monde dans lequel les opprimés peuvent sortir de leur condition en faisant leurs propres choix. Un tel changement est permis par l’acquisition de nouvelles compétences (Freire était lui-même engagé dans de grands programmes d’alphabétisation des populations paysannes au Brésil) ou encore par « une éducation politique à la conscience critique » (hooks 2017 : 189). Sur ce dernier point et en prenant le cas des femmes, hooks précise qu’il s’agit avant tout d’un travail de mise en évidence, d’analyse et d’élimination de la socialisation sexiste (hooks 2017 : 125) en vue d’un empowerment individuel et collectif : « l’idéologie féministe (…) devrait montrer clairement aux femmes les pouvoirs qu’elles exercent au quotidien et leur enseigner comment ils peuvent être employés pour résister à la domination et à l’exploitation sexistes » poursuit-elle (hooks 2017 : 191).

Pour Freire, l’horizon politique partagé par les radicaux est désirable parce qu’il constitue la condition de réalisation de la vocation ontologique des individus : l’humanisation. L’auteur conçoit en effet l’humanité comme une conquête plus que comme un fait de naissance : elle correspond à un devenir progressif. Existentiellement nécessaire et historiquement fragile, ce devenir humain est dépendant d’un contexte donné qui peut présenter les conditions sociopolitiques de l’humanisation ou au contraire opérer une « distorsion de la vocation du plus-être » (Freire 2021 : 13). L’humanisation est aussi question de volonté : elle demande l’inscription dans un « mouvement de recherche » (Freire 2021 : 12) dans et par lequel l’individu se dégage progressivement de son état d’incomplétude originelle pour se constituer en sujet. Pour autant, les auteurs ne conçoivent pas la libération sur un mode téléologique : l’humanisation est un but souhaitable qui ne correspond à aucun destin. À l’échelle individuelle, d’aucuns peuvent en effet résister à une liberté effrayante (Freire 2021 : 3) qui demande de faire face à la « sensation d’effondrement total » (Freire 2021 : 19) causée par la perte des certitudes à propos du monde et de nous-mêmes. Regarder en soi peut s’avérer d’autant plus déstabilisant que nous y trouverons nécessairement la présence de l’oppresseur, qui construit les subjectivités par son idéologie pour maintenir son monde intact (Idem. ; hooks 2017 : 123 ; Fanon 2015 ; Colombi 2022). La quête d’humanisation demande finalement « l’expulsion de cette ombre » (Idem.) puis le courage d’affronter le vide pour le remplir « à l’aide d’un autre « contenu » - celui de (l’)autonomie. Celui de (la) responsabilité, sans laquelle (nous) ne ser(ions) pas libres » (Idem.). Freire note ainsi que l’engagement radical implique de traverser ce type de douleur pour faire avancer le combat pour l’émancipation sur les plans individuels (Freire 2021 : 13) et collectifs (Freire 2021 : 30 ; hooks 2017 : 108).

Ainsi, la solidarité radicale suppose une volonté transformatrice : la politique n’a pas pour fonction de s’adapter à un monde en mouvement (Stiegler 2019), mais correspond à une action mise en oeuvre en vue de l’humanisation de tous. Le revenu universel, lui, est souvent décrit comme une stratégie politique pragmatique, permettant de faire évoluer la protection sociale de sorte à combler « les trous de la raquette » (Percheron 2016). Pour ses défenseurs, il s’agirait donc d’améliorer l’existant institutionnel pour lui permettre d’atteindre ses objectifs de manière plus efficace. Si hooks ne nie pas que des réformes puissent avoir un « impact positif » (hooks 2017 : 89), elle souligne cependant que celles-ci sont insuffisantes : « à aucun endroit dans ces revendications il n’est fait mention de mettre un terme aux politiques de domination, alors qu’elles seraient toujours à abolir quand bien même l’une ou l’autres de ces revendications seraient satisfaites », précise-t-elle (Idem.). Elle considère ainsi que l’égalité réelle entre les femmes et les hommes ne peut pas être atteinte par des réformes. Y parvenir demande de « remettre en question » et de « changer » « les bases culturelles qui permettent l’oppression sociale » (hooks 2017 : 90). Une mise en récit du revenu universel inspirée par cette solidarité radicale permettrait donc d’inscrire plus clairement cet outil dans un horizon d’émancipation, ce qui apparaît d’autant plus intéressant qu’il en est le plus souvent détaché dans les discours publics.

Les opprimés sont les moteurs d’un changement social qui ne peut pas faire l’économie de la praxis

Cette description du processus de libération a des accents kantiens : l’objectif radical est en effet humaniste et demande, pour être atteint, d’avoir « le courage de se servir de son propre entendement » (Kant 2020). Mais à la différence des philosophes des Lumières, les pédagogues critiques aspirent moins au triomphe de la raison qu’à l’utilisation de celle-ci en vue du démantèlement des structures sociales oppressives. Comme nous l’avons vu, leur réflexion peut être qualifiée de socialiste, mais aussi de chrétienne puisqu’elle s’ancre dans un social conflictuel, structuré par une contradiction historique entre oppresseurs et opprimés qui pourra être dépassée par la lutte sociale et par « l’amour » (hooks 2017 : 287 ; Freire 2021 : 23-24). Les opprimés sont donc les agents du changement social : en poursuivant la reconquête de leur « humanité volée » (Freire 2021 : 13), ils remplissent une « grande tâche humaniste et historique » à savoir « se libérer soi-même et libérer les oppresseurs » (Freire 2021 : 14). Les radicaux ne luttent donc pas pour améliorer la situation des opprimés, mais pour faire advenir une réalité nouvelle dans laquelle cette catégorie n’aurait plus de sens. La dialectique marxiste est ici reprise par Freire, pour qui « la libération est donc un accouchement. Et un accouchement douloureux. L’être humain qui naît de cet accouchement est un nouvel être qui n’est viable que lorsqu’il dépasse la contradiction oppresseurs/opprimés, c’est-à-dire lorsqu’il s’inscrit dans la libération de tous et de toutes » (Freire 2021 : 21). L’auteur précise ensuite que « une fois cette contradiction dépassée, le nouvel être qui voit le jour n’est plus ni oppresseur ni opprimé, mais en cours de libération » (Freire 2021 : 22). Sur ce dernier point, Freire embrasse une vision de l’émancipation répondant aux inquiétudes exprimées par Foucault. Le philosophe français estime en effet que l’idée messianique qu’une forme politique puisse mettre un point final au processus d’émancipation est un non-sens susceptible de créer des nouvelles configurations oppressives (Foucault 2004). Pour Freire, l’humanisation dessine donc un horizon politique souhaitable plus qu’elle ne commande un but atteignable.

Le caractère désirable de la radicalité ne signifie pas que tous les moyens sont bons pour se rapprocher de l’horizon qu’elle sous-tend. Pour Freire comme pour hooks, l’humanisation n’est pas une quête solitaire. Il ne s’agit pas d’en faire une question de développement personnel nous enjoignant à devenir les meilleures versions de nous-mêmes à travers la surconsommation de culture, de relations inspirantes, de formations professionnelles ou encore d’exercices spirituels. Le revenu universel pourrait d’ailleurs correspondre à ce type d’objectifs visant le développement de l’individualité dans un but possiblement concurrentiel. La pensée des auteurs se distingue ainsi de la version libérale de l’émancipation par sa dimension nécessairement collective (hooks 2017 : 166). Comme le souligne hooks, « la réussite personnelle ne fait avancer la lutte féministe que si elle sert les intérêts de la lutte féministe collective autant qu’elle satisfait les aspirations individuelles » (hooks 2017 : 188). Et comme nous l’avons noté, la solidarité radicale accorde un rôle central à l’action politique destinée à changer les structures sociales. Il ne s’agit pas de se transformer soi pour se débarrasser de ses propres croyances limitantes puisque ce sont moins elles qui freinent l’humanisation que « la situation concrète d’oppression » (Freire 2021 : 22) qui produit « l’injustice, l’exploitation, l’oppression, la violence des oppresseurs » (Freire 2021 : 12). Freire précise également que le radicalisme n’est pas un subjectivisme (Freire 2021 : 7). Sans nier « le rôle de la subjectivité dans la lutte pour modifier les structures » (Freire 2021 : 24), il souligne que celle-ci ne suffit pas : sa théorie de l’action révolutionnaire est intimement liée à la notion de praxis dans laquelle pensée et action doivent aller de pair. Si le changement passe effectivement par l’esprit qui doit se figurer la réalité d’une oppression que son éducation a cherché à dissimuler, il ne peut toutefois advenir que par une transformation concrète, objective, des conditions d’existence (Freire 2021 : 7). Comme le souligne Freire, « dire que femmes et hommes sont des personnes, qu’elles sont libres en tant que telles, et ne rien faire concrètement pour que cette affirmation devienne une réalité objective est une farce » (Freire 2021 : 24).

L’autolibération n’est pas une option : l’humanisation implique la présence d’alliés et l’instauration d’un dialogue véritable

Nous avons déjà noté que pour Freire, les opprimés doivent s’impliquer activement dans le processus révolutionnaire, sans quoi aucune transformation sociale n’adviendra. Pour autant, les opprimés ne peuvent s’autolibérer. La présence d’alliés est requise en raison de leur rôle « fondamental et indispensable » (Freire 2021 : 226) que hooks discute en détail dans le chapitre 5 de De la marge au centre intitulé « Les hommes : des camarades de lutte ». Les alliés ne sont pas opprimés par le statu quo : Freire précise que « d’une façon ou d’une autre (ils) faisaient partie des strates sociales des dominateurs » (Freire 2021 : 218) et qu’à ce titre, ils en tirent de nombreux privilèges. Ils ont cependant fait le choix politique de rejoindre les rangs des opprimés, « se déplaçant ainsi d’un pôle de la contradiction à l’autre » (Idem.). Ainsi, c’est ensemble et grâce à des dialogues permanents « féconds, constructifs et fructueux » (hooks 2017 : 287) que les radicaux – opprimés et alliés – cherchent à dépasser la contradiction historique initiale pour s’extirper des relations sociales antagoniques et déshumanisantes. Pour Freire, « le dialogue avec les masses populaires est une exigence radicale de toute révolution authentique. C’est ce qui en fait une révolution » (Freire 2021 : 162).

Rejoindre les rangs des opprimés ne suffit pas pour se dire solidaires d’eux. Ce choix politique doit aussi s’accompagner d’engagements éthiques destinés à garantir le dialogue dont l’importance a été relevée ci-dessus et qui n’exclut pas le dissensus[9]. A l’image d’autres prêtres catholiques de son époque[10], Freire souligne ainsi que les alliés ont intérêt à se rapprocher spatialement de leurs camarades de lutte pour « comprendre (les) façons d’être et de se comporter (des opprimés) » (Freire 2021 : 42). L’auteur relève également l’importance de conscientiser et désapprendre un être au monde oppressif pour adopter des manières de penser et de se conduire compatibles avec la lutte politique radicale (Freire 2021 : 23). Concrètement, il s’agit « d’évaluer et de critiquer avec sincérité son propre statut social, ses propres valeurs et convictions politiques, etc. » (hooks 2017 : 123). Se cantonner à cette étape de déconstruction relèverait toutefois d’une posture individualiste non radicale. hooks souligne par exemple que la présence des femmes blanches dans des « ateliers de désapprentissage » du racisme avait tendance à relever d’un acte de purification psychologique (hooks 2017 : 136) par lequel ces « alliées » peuvent s’estimer lavées de leur culpabilité personnelle et collective, sans que ce moment se suive d’un engagement destiné à provoquer un changement en dehors d’elles-mêmes. Cet effort réflexif est toutefois jugé nécessaire, notamment parce qu’il permet de se défaire de représentations idéologiques des opprimés (Freire 2021 : 41), à l’image de la reproduction de la figure de la victime déjà évoquée. De même, Freire précise que le fait de s’imaginer le peuple comme une masse informe ou une catégorie abstraite sert aussi le statu quo. En adoptant cette perspective, les oppresseurs sont les seuls sujets. Les opprimés, eux, sont relégués au rang d’objets sur lesquels le pouvoir s’exerce (notamment via des discours produits sur eux) sans qu’ils soient capables de l’exercer (ils seraient incapables de produire eux-mêmes leurs propres discours, notamment parce qu’ils se placent du côté des émotions alors que les alliés seraient des êtres de raison) (hooks 2017 : 80).

De même, Freire et hooks pointent un autre écueil idéologique dans lequel les alliés sont susceptibles de tomber. Ceux-ci tendent à reconnaître effectivement les opprimés comme « des femmes et des hommes concrets » (Freire 2021 : 23) tout en les considérant comme des sujets de manque incapables « de penser correctement. De vouloir. De savoir » (Freire 2021 : 41). Cette attitude est le reliquat de la croyance selon laquelle leur ex-position de dominants s’expliquait par le savoir supérieur dont ils seraient dépositaires. Elle témoigne également d’une « méfiance vis-à-vis du peuple » (Freire 2021 : 41) dont la présence est redoutée comme si l’exercice du pouvoir par « « cette populace », ou ces « autochtones inférieurs » » (Freire 2021 : 94) allait nécessairement générer de graves erreurs de jugement provoquant la faillite de l’entreprise révolutionnaire. Agissant avec condescendance, les alliés prétendent alors, à l’image de certaines féministes blanches, « apporter aux femmes noires L’analyse et LE programme de libération » (hooks 2017 : 77), refusant ainsi aux femmes noires toute forme d’expertise quant à l’oppression qu’elles subissent pourtant ou quant à la manière de s’organiser pour la combattre (hooks 2017 : 134). Pour les auteurs, la solidarité radicale implique donc que les alliés chassent leur condescendance, par laquelle ils signalent une forme de propriété sur la théorie et la pratique révolutionnaire (Freire 2021 : 42) qu’ils s’estiment en meilleure capacité de pouvoir conduire en raison d’un classisme, d’un sexisme et d’un racisme dont ils peinent à se défaire (hooks 2017 : 134). bell hooks, elle, notent que les femmes blanches ont tendance à se conduire comme des « maîtresses de maison » traitant les femmes racisées comme des « invitées » (hooks 2017 : 135) dont la présence n’est requise que de manière instrumentale : le soutien des opprimés permet de légitimer l’action des alliés en leur fournissant notamment des récits et des ressources dont ces derniers pourraient seuls juger de la pertinence (hooks 2017 : 78-79). La participation réelle des premiers concernés serait en revanche jugée contreproductive à l’organisation d’une lutte que les alliés aspirent à diriger (hooks 2017 : 134). Ce faisant, les hiérarchies changent de forme mais se maintiennent puisque les alliés n’acceptent de rejoindre la lutte révolutionnaire qu’à condition de garder leurs privilèges. Ils espèrent en effet tirer de leur engagement d’importants bénéfices symboliques, en reproduisant une forme de « messianisme salvateur » (Freire 2021 : 226) : ils veulent pouvoir se dire que le combat révolutionnaire a pu être mené grâce à eux, comme un « cadeau » ou du « don » (Idem.) à l’humanité toute entière. Mais pour cela, ils ont besoin d’être à l’avant-garde révolutionnaire de sorte à exercer un pouvoir décisionnel : ils se valorisent trop pour occuper d’autres places et celles-ci ne pourraient remplir leur fonction égoïste. Pour Freire, la solidarité n’est justement pas mue par l’égoïsme : ce n’est pas l’intérêt individuel qui guide l’engagement politique mais ce qui s’y oppose, à savoir l’amour, la considération, l’empathie.

L’humilité, en particulier, apparaît comme une vertu révolutionnaire : sans elle, le mouvement radical est susceptible de se fissurer car il reproduirait une inégalité qu’il prétend combattre par ailleurs. A ce titre, Freire précise qu’« il n’y a pas de dialogue sans humilité. La prononciation du monde, qui permet aux femmes et aux hommes de le recréer en permanence, ne peut être un acte arrogant » (Freire 2021 : 94). L’humilité correspond au fait de reconnaître ses propres lignes de failles, et ce faisant, de ne pas les voir que chez les autres. Elle permet de reconnaître l’autre comme un semblable, également imparfait et également capable de dire le monde dans la mesure où il porte lui aussi une forme de savoir dont on ne peut jamais s’estimer seul détenteur. Faire preuve d’humilité, c’est croire que la voix de l’autre, loin d’être une voix en trop ou une voix agaçante (Freire 2021 : 95) peut entrer en dialogue avec la sienne, qu’elle peut l’altérer et l’enrichir. Sans elle, la solidarité radicale ne peut être ce qu’elle prétend être, à savoir un point de rencontre dans lequel « il n’y a ni ignorants ni savants absolus : il y a des êtres humains qui, ensemble, cherchent à en savoir plus » (Idem.). En développant leurs capacités d’humilité et d’empathie, les alliés sont ainsi moins enclins à tomber dans le sectarisme et à se considérer comme « un clan de femmes et d’hommes purs, détenteurs de la vérité et du savoir » (Freire 2021 : 94). Pour Freire, la solidarité radicale s’oppose fermement au sectarisme (Freire 2021 : 6) qui « est un obstacle à l’émancipation des êtres humains » (Freire 2021 : 7). Ainsi, ceux qui s’estiment radicaux ne sont pas exempts de cette attitude qu’ils ne placent pourtant que du côté de l’ordre établi (Freire 2021 : 6). Être sectaire revient en effet à défendre des « positions fermées » (Idem.) par le rejet du « dialogue » (Idem.). Les sectaires s’emploient donc à reproduire des récits « mythiques » sur la réalité considérée « vraie » et qu’il s’agit de protéger vaille que vaille contre toute forme de contradiction en écartant les faits provenant de l’expérience (hooks 2017 : 76). Il en suit que cette posture ne peut pas être émancipatrice : « prison pour l’esprit » (Idem.) éloignée des faits, elle cherche avant tout à se valider elle-même en écartant toute critique plus que de permettre aux individus de réaliser leur vocation au « plus-être ». Freire souligne ainsi que les sectaires de gauche comme de droite « tournent autour de « leur » vérité et se sentent ébranlés dans leur sécurité si quelqu’un vient à la questionner. Ils estiment alors nécessaire de contrôler leur mouvement et de considérer comme mensonge tout ce qui n’est pas de leur vérité » (Freire 2021 : 9). Dès lors, ils se ferment à la rencontre avec le peuple, « ce qui revient à être contre lui » (Idem.) précise l’auteur, dans la lignée de la citation attribuée à la fois à Gandhi et à Nelson Mandela : « tout ce qui est fait pour moi, sans moi, est fait contre moi ».

Pour les auteurs, la lutte politique radicale est perdue d’avance si elle est menée avec condescendance et sectarisme. Comment prétendre en effet s’engager pour l’humanisation quand ceux avec lesquels on prétend combattre ne sont pas considérés comme des sujets authentiques ? De même, comment faire advenir une transformation sociale alors qu’on se ferme soi-même au changement ? Encore une fois, ces considérations font écho à la manière dont le revenu universel est actuellement construit : pensé de longue date dans un milieu intellectuel qui l’a conçu, il est empreint de cette approche top-down âprement critiquée par les tenants de la solidarité radicale. De ce point de vue, il est intéressant de noter que dans « l’espace de la cause des pauvres » (Viguier 2020) en France ne s’est pas saisi du revenu universel. Interrogé par une Commission d’Enquête sénatoriale, l’ex délégué national d’ATD Quart Monde Pascal Lallement a même affirmé que « Nous ne voyons pas ce que le revenu de base peut apporter aux très pauvres. » (Percheron 2016 : 363). Dans une veine similaire, Guillaume Alméras, responsable du département emploi, économie sociale et solidaire au Secours catholique français, a affirmé devant la commission que « le revenu de base ne serait pas un rempart contre la pauvreté. Au contraire, on risque ainsi de s’affranchir moralement du devoir de solidarité. Il s’agirait de verser aux plus fragiles un «solde de tout compte», sans se soucier de prendre des mesures favorisant le retour à l’emploi: accompagnement, formation, prise en charge sociale et expérimentations. » (Percheron 2016 : 355). Cet argument n’est pas une fin de non-recevoir pour le revenu universel : il invite seulement ses défenseurs à entrer dans un dialogue sincère avec les personnes qu’elles prétendent soutenir avec cette mesure pour répondre à des inquiétudes qui n’ont rien d’irraisonnable.

Dans cet article, j’ai donc précisé à quoi une solidarité radicale pourrait ressembler à partir des écrits majeurs de Paulo Freire et bell hooks portant sur ce sujet. Assumant la conflictualité inhérente au social, celle-ci correspond à une communauté concrète de lutte contre l’oppression en vue de l’humanisation de tous. Prenant le parti des opprimés sans les victimiser, elle reconnaît en eux les agents d’une transformation sociale qu’ils ne peuvent conduire seuls. La solidarité constitue donc autant de liens tissés dans l’action entre les radicaux, qui rassemblent à la fois les opprimés et leurs alliés. Pour faire avancer la lutte, ils doivent se défaire de leurs représentations idéologiques et adopter des vertus révolutionnaires parmi lesquelles l’humilité est particulièrement importante. Ce n’est qu’à ces conditions qu’un véritable dialogue peut s’instaurer et faire progresser l’idéal d’émancipation qui guide l’engagement radical. Un tel horizon normatif est ainsi susceptible d’inspirer de nouvelles mises en récit du revenu universel permettant de dépasser les limites de ses formulations libérales. En particulier, la solidarité radicale de Freire et de hooks permet une repolitisation de la mesure : prenant au sérieux la réalité des conflits sociaux, le revenu universel serait destiné à les subvertir plus qu’à les atténuer. En assumant cette dimension ainsi que son objectif émancipateur, il pourrait gagner en force critique et constituer une « réforme révolutionnaire » (Gorz 1964 : 12) au service du démantèlement des oppressions. Enfin, l’idéal dessiné par les deux auteurs nous invite à construire cette perspective émancipatrice dans un dialogue honnête, s’écartant ainsi de l’approche top down qui empêche le revenu universel de s’inscrire dans un horizon progressiste.