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L’enseignement islamique sunnite traditionnel vise principalement la formation des cadres de l'islam, tant dans les médersas que dans les mosquées-universités (Al Azhar au Caire, Ez-Zitouna à Tunis ou Al-Qaraouiyne à Fès), ou dans les écoles de zaouïas des confréries[1]. Religion juridique, l’islam a besoin de juges (qadi), de notaires (adoul), de professeurs (moudarrès) et de magistrats docteurs de la Loi et de la foi (oulémas). Les institutions d’enseignement islamique — qui sont presque en situation de monopole — instruisent une minorité de garçons musulmans à l’apprentissage du Coran, au culte, à la direction de la prière, à la récitation du Coran et à la prédication (fouqaha et imams notamment).

Différentes formes d’écoles coraniques existent en ville (kuttab, merdersas) et dans les zones rurales (zaouias). La mémorisation initiale du Coran se fait au kuttab ; elle sélectionne ceux qui vont ensuite entrer dans un cycle secondaire à la madrassa, et pour l’élite jusqu’à la mosquée-université, où les oulémas sont en fin d’études reconnus par leurs pairs. La même éducation peut aussi se dérouler dans la fréquentation de lettrés, notamment au Sahel ou dans les confréries. Ce système éducatif concerne au XIXe siècle 1 ou 2% des garçons. Il est alors financé — comme l’entretien des mosquées et des sanctuaires — par les habbous, qui sont des fondations de biens fonciers ou agricoles de main morte dont les revenus sont affectés au culte. Ce système, en Algérie coloniale, a été d’emblée ruiné par l’armée française au nom de l’application des lois révolutionnaires de nationalisation des biens religieux (par identification aux « biens nationaux » intégrés au domaine public).

Une fois la conquête de l’Algérie réalisée, sous la Seconde République, les autorités militaires coloniales prennent conscience de la nécessité de s’occuper du culte musulman, la plupart des mosquées, édifices religieux ou des médersas tombant en ruine faute d’entretien. Il s’agissait à la fois de restaurer les édifices religieux et de former des cadres religieux musulmans pour prendre en charge la population musulmane laissée à l’abandon. L’optique était moins religieuse que politique en vue du contrôle des populations. En 1850, en Algérie coloniale, la Seconde République a créé l’institution pérenne des médersas, qui serait déclinée en Afrique de l’Ouest (actuelle Mauritanie) au début du XXe siècle. La médersa arabe, puis bilingue, est destinée aux élèves musulmans pour former des imams, alors que les Collèges impériaux créés sous le Second Empire, à Alger en 1857 et à Constantine en 1867 (noyaux des futurs lycées français ouverts à de jeunes musulmans) visaient à créer des écoles de formation civile - à la française - de lettrés bilingues de la colonie, notamment de maîtres.

Durant la période coloniale, ces institutions et leurs pratiques d’enseignement et de contrôle furent minutieusement établies — à vrai dire constamment réformées — par le colonisateur français, qui cherchait à superviser et à diriger l’éducation islamique à des fins de contrôle politique. L’autorité coloniale sait que l’Islam, sous sa forme confrérique (ou maraboutique), est l’âme de la résistance et de la révolte contre la colonisation, depuis le djihad d’Abdelkader (1832-1847) jusqu’à la révolte de Moqrani en 1871, puis celle des Ouled Sidi cheikh dans les années 1880 et 1890. Les Affaires indigènes, dont la direction est hébergée au Gouvernement général à Alger, contrôlent la chaîne hiérarchique des « bureaux arabes » qui sont au contact avec les musulmans en tribu; plus tard, cette administration est reproduite en Mauritanie et en Afrique de l’Ouest.

Leur principale préoccupation est de comprendre, de surveiller et de contrôler les pouvoirs religieux, les manifestations de l’Islam, leurs acteurs et leurs hiérarchies. Cette action jouit d’une longue tradition, car la préoccupation est plus que séculaire. De nombreux travaux et ouvrages historiques ont été consacrés à l’étude de ces institutions et de leur travail de terrain (Raberh Achi, Charlotte Courraye, Oissila Saadia, Bruno Etienne, Franc Fregosi etc.[2]). Toutefois, le chantier historiographique est toujours ouvert, notamment pour l’étude des médersas au XIXe siècle (travaux du canadien Samuel Anderson sur les médersas).

Cette politique coloniale constante a été abandonnée totalement par les administrations françaises à la fin de la période coloniale. En 1962, le pouvoir gaulliste confie l’islam embryonnaire en France et la gestion des musulmans aux autorités algériennes à travers le bras de la Mosquée de Paris. De sorte que la préoccupation française qui consistait à former des cadres musulmans, au terme d’une longue expérience, a totalement disparu jusqu’au début du XXIe siècle.

L’expérience algérienne, un précédent initié par la IIe République

Le transfert des lois révolutionnaires en Algérie s’applique à l’islam

La naissance de l’Algérie française -avant même qu’elle ne fût ainsi désignée en 1848- est à replacer sous le signe de la Révolution française. L’Algérie a été conquise par des généraux ayant servi sous l’Empire et imprégnés des valeurs de la Révolution : la religion n’était pas pour eux une question importante, au contraire de la liberté. Aussi n’eurent-ils aucun problème à reconnaître l’Islam (comme Bonaparte au Caire en 1798) et à proclamer d’emblée dès 1830 la liberté religieuse. Toutefois, cette tolérance ne valait pas reconnaissance du culte, de sorte qu’ils appliquèrent en Algérie à l’Islam la politique révolutionnaire : la nationalisation des biens habbous à la manière des biens nationaux, dès 1831, par la suite affectés au Domaine public. De sorte qu’en quelques années, les mandataires urbains du culte musulman se dispersèrent, suivant la population musulmane qui quitta les villes, et le patrimoine architectural fut laissé à l’abandon (parfois affecté au culte chrétien, comme la grande mosquée turque d’Alger, dite Ketchaoua). Il fallut attendre qu’un arrêté de 1843, réserve une partie des anciens biens habbous à l’usage des mosquées et du culte pour en finir avec cette disparition.

Pour autant, sous la Monarchie de Juillet, l’armée conduit la guerre de conquête, et il n’y a guère de politique religieuse dans le pays. L’armée a chassé les ordres religieux chrétiens qui avaient débarqué en Algérie, afin de ne pas se compliquer la tâche, car elle a compris qu’elle affronte une armée islamique, tribale et confrérique animée par un djihad anti-chrétien.

En revanche, dans le cadre de cette conquête, des institutions pérennes pour l’Algérie coloniale sont créées, comme les Bureaux arabes en 1832, qui installent pour des décennies de petits bureaux militaires polyglottes chargés, dès 1837, des rapports avec la population et de l'administration du pays avec les chefs de tribus ralliés. En 1882, sous la Troisième République, cette vieille administration militaire contrôlée depuis le gouvernement général à Alger est structurée en service des Affaires indigènes ; elle devint en 1901 la Direction des Affaires Indigènes. Il est important de le mentionner car cette même administration s’est chargée au fil du XIXe siècle de la politique musulmane de la colonie.

Le besoin de l’encadrement religieux des musulmans initié par la République et la création des médersas

La création de médersas françaises dans l’Algérie coloniale date de 1850 (décret du 30 septembre). Trois médersas sont créées à Médéa (centre), Tlemcen (ouest) et Constantine (est) ; la première est ultérieurement transplantée à Blida, puis définitivement à Alger en 1859. Elles sont formellement les premières écoles créées à l’adresse des indigènes musulmans. Elles sont fondées par l’armée dans une perspective cultuelle, trois moudarrès (maîtres) musulmans assurant dans chacune d’entre elles les enseignements coraniques et juridiques[3]. Ces médersas (terme officiel adopté en français) françaises ne sont pas des madrasas (écoles islamiques de rang intermédiaire) au sens strict, étant sous la tutelle directe l’administration coloniale. La scolarité initiale y est de trois ans.

Ces institutions créées sous la République sont rejointes sous le Second empire par deux nouvelles institutions, les écoles franco-arabes, dont plusieurs dizaines sont créées dans le pays, et par les deux collèges impériaux à Alger et Oran. Destinés aux Français, ces derniers accueillent d’emblée des élèves indigènes dans une perspective de former des élites « arabes » civiles (cette politique relevant de la politique éphémère du « Royaume arabe » de Napoléon III[4]). En outre, deux écoles normales sont créées en Algérie en 1865 (Alger) et 1878 (Constantine), qui recrutent un indigène sur deux.

En 1870, le retour de la République sonne en Algérie la fin du régime militaire en dépit de la grande révolte de 1871[5]. Celle-ci accélère l’abandon de la plupart des écoles franco-arabes (dont la population chute de 13 000 à 3000 élèves de 1870 à 1880) ; en Kabylie, les Pères blancs amorcent en revanche la création d’écoles[6]. Le colonat a profité du soulèvement de 1871et de sa répression pour réduire l’héritage militaro-impérial dont il ne veut plus. Les autorités civiles ne touchent pas en revanche aux trois médersas pour des raisons politiques, mais celles-ci changent de nature : en 1876, les médersas sont sorties de l’emprise des militaires, et des maîtres français y font leur entrée en 1883. Elles deviennent des médersas franco-arabes où les médersiens reçoivent une instruction complémentaire en français, en mathématiques et en histoire-géographie.

Sous la Troisième République (1870-1940), les trois médersas sont essentielles à l’effort colonial de contrôle de l’islam et de ses institutions, à travers ce qu’on appelait le « culte officiel ». Pour être formé et affecté comme mufti, qadi ou imam dans une mosquée en Algérie française, il fallait posséder un diplôme de médersa. Les titulaires de ces postes sont fonctionnarisés par l’administration coloniale après de longues enquêtes sur leur loyauté et celle de leurs familles, mais ils ne sont pas fonctionnaires au sens strict, puisqu’ils peuvent être récusés du jour en lendemain en cas de déloyauté envers la France et leur administration.

En dehors du circuit fermé des médersas, l’enseignement des indigènes est frappé au début de la IIIe République. Après le colonat qui ferme les écoles franco-arabes accusées de coûter trop cher, le gouverneur général Jules Grévy s’en prend aux kuttab (écoles coraniques) de 1878 à 1881, accusés d’obscurantisme. Toutefois, Jules Ferry, mécontent de l’essor des écoles catholiques des Pères blancs en Kabylie, lance dans cette région une vague de créations d’écoles publiques et laïques pour les concurrencer.

Un enseignement franco-arabe dans les médersas

Initialement, les médersas délivrent, sous le contrôle de l’autorité française, un enseignement arabe et islamique à de jeunes indigènes musulmans[7]. Cet enseignement se distingue de l’enseignement franco-arabe et laïc que le Second empire conçoit à destination d’autres musulmans. Il revient à la Troisième République de réunifier en partie l’ensemble en réduisant drastiquement le nombre d’écoles franco-arabes, puis en faisant entrer l’enseignement islamique des médersas dans la catégorie de l’enseignement franco-arabe. Les médersas s’adressent toutefois à des étudiants d’âge mûr (de 17 à 25 ans pour l’admission), et depuis 1883, un professeur de français enseigne dans chaque médersa les matières profanes essentielles, notamment le français qui deviendra leur langue de contact avec l’administration.

La formation dans les médersas contribue à former de petits notables musulmans, boursiers du gouvernement français, puis rétribués sur les fonds du gouvernement général (via les revenus courants des habbous nationalisés). Dans les médersas, des moudarrès respectés enseignent des sujets islamiques tels que la jurisprudence (fiqh), la langue arabe et la théologie islamique. Il s’agit de former des médersiens dotés de compétences religieuses reconnues (création du Brevet d’études supérieures musulmanes en 1895, au terme d’une quatrième année d’études), avec l’objectif politique d’imposer le respect parmi les masses musulmanes, de contribuer à la formation minimale à la langue et à la culture française, tout en leur permettant de travailler avec l’administration (en tant qu’intermédiaires, traducteurs et cadres religieux).

Puis une division supérieure de deux ans est instaurée à la médersa d’Alger afin de former les cadis et les moudarrès qui enseignent dans les mosquées. Finalement, la durée des études pour cette catégorie passe à six ans, et même davantage, puisqu’un certificat d’études primaires élémentaires est exigé à l’entrée de la médersa en 1904. De plus en plus bilingues et bien formés, ces élèves voient aussi leur prestige rehaussé par la construction de belles médersas à l’architecture néo-mauresque sous le gouvernement général de Charles Jonnart (1903-1911), le concepteur et diffuseur de ce nouveau style[8].

En 1944, l’enseignement des médersas est aligné sur celui du baccalauréat des lycées français, conformément à la demande des médersiens. En 1951, les médersas deviennent des « lycées d’enseignement franco-musulmans ». Le style laïc des élèves et le spectre de leurs connaissances se sont tendanciellement éloignés de l’enseignement islamique classique pour converger vers un style franco-arabe plus proche de l’enseignement français, à l’instar, toutes choses égales par ailleurs, des petits séminaires catholiques.

Plusieurs milliers de jeunes hommes de toute l’Algérie ont étudié ou enseigné dans ces médersas pendant 110 ans, dont certains des noms célèbres de l’histoire intellectuelle algérienne moderne : Mohammed Bencheneb, Abdelhalim Bensmaïa, Mostefa Lacheraf et Malek Bennabi… Leur « double culture » leur a permis de se mouvoir plus confortablement que d’autres dans la société coloniale algérienne, et d’entrer pour certains dans les idéologies de leur temps : le réformisme islamique ou le nationalisme ; une oeuvre d’écrivain ou d’intellectuel. Toutefois, ils sont en majorité devenus des serviteurs loyaux de l’islam institutionnel que les nationalistes rebaptisèrent à partir des années trente « l’islam des Français ».

Un islam colonial semi-fonctionnarisé face au tournant de la laïcité

Le statut du personnel cultuel musulman des mosquées

Une fois diplômés, les médersiens sont placés dans un statut de semi-fonctionnaires, rétribués par l’administration coloniale. En 1851, ils sont à la charge des communes d’Algérie ; puis à partir de 1875, les bourses touchées durant leur formation sont versées par le gouvernement général : ils deviennent donc des salariés directement rémunérés par le service des Affaires indigènes de l’État colonial. Mais ils ne sont pas fonctionnaires de l’État colonial car leur statut permet la révocabilité de leur fonction. Une clause de loyauté absolue est exigée d’eux, vis-à-vis de l’autorité française. Elle est la condition nécessaire de la notabilité à laquelle ils accèdent en tant qu’agents du culte islamique. Cette notabilité tient à plusieurs facteurs : ils sont éduqués et formés dans une société musulmane où c’est l’exception; ils connaissent l’arabe et le Coran, ce qui les dote d’un grand prestige auprès de musulmans très largement analphabètes - et pour beaucoup berbérophones -; ils jouissent d’un salaire et d’un logement dans une société où l’emploi est rare et mal rémunéré; ils traitent avec l’autorité coloniale et en français, ce qui est rare, d’autant qu’ils jouissent de la confiance de ces mêmes autorités.

Comme à l’époque ottomane, les autorités coloniales ont classé ces titulaires du culte islamique en deux catégories de personnels : d’une part les muftis (ceux qui rendent des avis religieux), imams (ceux qui dirigent la prière) et muezzin (ceux qui appellent à la prière), métiers les plus prestigieux; et en bas de la hiérarchie, les adouls (notaires chargés de transcrire les actes du code du statut personnel islamique), les moudarrès (enseignants des kuttab et mosquées) et les balayeurs des mosquées. Il s’ensuit une hiérarchie salariale qui tient à la qualification et à la responsabilité. L’ensemble de ces emplois fonctionnels, qui sont très peu nombreux à l’échelle de l’Algérie, sont extrêmement recherchés. Notons que le prestige des emplois évolue durant la période coloniale, puisqu’au début du XXe siècle, les moudarrès des mosquées sont assimilés aux juges et classés dans la catégorie des emplois supérieurs.

Ces emplois reconnus, qualifiés, rémunérés et qui confèrent la notabilité n’en exigent pas moins une dépendance et une loyauté totales envers le gouvernement général d’Alger. La sélection des élèves, les concours et l’affectation des clercs sur leurs postes sont entièrement soumis au Gouvernement général. En 1933, une circulaire de sa responsabilité décide même d’écrire directement les prêches (khotba) du vendredi qui seront désormais lus par les imams dans les mosquées d’Algérie : nul ne saurait y déroger.

Enfin, ajoutons que ce personnel cultuel formé et agréé par les autorités est extrêmement rare. Il se limite pour l’essentiel au milieu urbain, dans lequel vit une minorité de musulmans (encore seulement 15% en 1954); ces notables du culte islamique vivent dans les quartiers musulmans des villes d’Algérie. Ils ne dépassent pas les 400 titulaires en fonction tout à la fois, et ils sont principalement concentrés dans les grandes villes à forte communauté arabe, Tlemcen, Constantine et Alger. Mais à l’échelle d’un pays qui compte de 2,5 millions de musulmans vers 1875 à près de 9 millions en 1954, cette élite cultuelle est très réduite.

L’islam confrérique et des zaouïas, une gestion politique et militaire par les Bureaux Arabes, puis par les communes mixtes

Ce qui explique la rareté de l’islam cultuel urbain et institutionnalisé que nous venons de décrire tient à l’écrasante prééminence de l’islam tribal, confrérique et rural en Algérie française[9]. L’essentiel de la population musulmane habite en tribu et ne peut pas circuler en dehors de son territoire jusqu’en 1914 - sauf dans le cas des pèlerinages des confréries (moussem et ziarat) très surveillés par l’administration coloniale, ou dans le cas assez rare et élitiste du pèlerinage à La Mecque, le haj, ainsi que l’a dévoilé et étudié Luc Chantre[10].

Des lendemains de la conquête coloniale à la guerre d’Algérie, l’immense majorité des Algériens vit dans la proximité et la dépendance religieuse et institutionnelle des hiérarchies confrériques et des familles maraboutiques. Il s’agit des familles et des descendants des saints des confréries, qui excipent souvent une présumée ascendance chérifienne, la noblesse islamique des descendants du Prophète Mahomet. La hiérarchie maraboutique unit les membres des confréries - appelés frères ou khouan - à toute une hiérarchie religieuse : moqqadem, chefs de confréries ou cheikhs, les marabouts et leurs familles, tous dotés de la baraka (l’effluve divine). Les marabouts exercent une forte autorité morale et religieuse sur leurs obligés. À ce titre, ils sont honorés et visités, et ils ont pu mobiliser religieusement et militairement de nombreuses tribus voire des confréries entières contre les Français lors de la conquête du pays. Abdelkader a mobilisé dans les années 1830 et 1840 les confréries proches de la Qadiriyya, et Mokrani celles de la Rahmaniyya en 1871[11].

Depuis le milieu du XIXe siècle, la grande tâche des affaires indigènes consiste en la gestion des chefs de confréries, en parallèle aux chefs de tribus. Cette tâche revient aux bureaux arabes et aux affaires indigènes. C’est la prérogative des militaires jusque dans les années 1880, puis la tâche est de plus en plus confiée aux administrateurs civils des communes mixtes. Elle consiste à entretenir des relations de confiance avec ces notabilités musulmanes, qui sont punies et répudiées en cas de révolte (ainsi le démantèlement en cinq branches de la confrérie Rahmaniyya après la révolte de Moqrani). Mais hormis ce cas, l’autorité coloniale codirige tribus et confréries avec les chefferies tribales et maraboutiques ; ces dernières se voient reconnaître le droit de prélever l’impôt au nom de l’autorité coloniale, ce qui leur permet de s’enrichir. Leur loyauté est récompensée par les autorités coloniales qui leur transfèrent des titres de propriété au détriment des terres tribales, de sorte que ces grandes familles se constituent d’immenses domaines agricoles. Ces propriétaires de type féodal contrôlent en outre les affaires islamiques des confréries et des zaouïas (les sanctuaires ruraux où l’on enseigne l’islam et où l’on prie les saints). Il n’y a pas là d’autre autorité religieuse et de formation que celle offerte par les familles maraboutiques et les oulémas et chorfas ruraux formés dans les zaouïas. Les autorités coloniales, au titre de l’administration indirecte, se contentent de rendre la justice et de corriger les abus de pouvoir trop scandaleux des notables qu’elles surveillent et corrompent tout à la fois.

L’absence d’application de la loi de séparation des Églises et de l’État de 1905 en Algérie a des visées politiques

Jusqu’en 1905, le catholicisme vit en Algérie à l’instar du catholicisme métropolitain ; le concordat de 1801 entre la France et la Papauté a fonctionnarisé le clergé catholique rémunéré par l’État. En Algérie, l’islam, tout au moins pour sa partie urbaine et « cléricale », a été calqué par les autorités coloniales militaires puis civiles sur ce modèle. Les médersas sont réorganisées à plusieurs reprises, opération à laquelle le radical Émile Combes n’est pas étranger. Suite à sa participation à une « Commission sénatoriale chargée d’étudier les modifications à introduire dans la législation et dans l’organisation des divers services en Algérie », puis surtout à la Commission des Dix-huit, guidée par Jules Ferry, il a rédigé deux rapports parlementaires. É. Combes est devenu comme J. Ferry un adepte de « l’éducation des indigènes ». Le premier rapport, très détaillé, L’Instruction primaire des indigènes, date de 1892 ; et le second est publié en 1894 : Rapport Combes sur l’enseignement supérieur musulman, les Médersas. Selon lui, la France doit user du régime du concordat pour créer un islam gallican comme elle a procédé avec l’Église catholique (Vermenen 2020 : 198).

Moins de dix ans après, le projet puis la loi de séparation des Églises et de l’État allait paradoxalement mettre fin à ce catholicisme gallican, mais sans en finir avec ce que l’on pourrait qualifier d’islam gallican à titre provisoire (Achi 2015). En effet, la loi de laïcité de 1905 devait être transcrite et adaptée dans toutes les colonies en fonction des spécificités locales, conformément à une pratique générale. Or en 1907, il fut décidé que si la laïcité entre bien en vigueur en Algérie (principe général), les circonstances obligent à sursoir à son application pour une durée de dix ans, tant pour l’islam que pour le catholicisme. L’obsession coloniale du contrôle sur les clercs musulmans et catholiques - pour des raisons liées à leur loyauté envers la France - a incité le Gouvernement général à garder le lien hiérarchique de subordination que permet la rétribution des clercs.

De ce fait, la loi de 1905 n’est pas appliquée en Algérie sur deux points capitaux : la formation des clercs musulmans dans les médersas, et la rétribution des clercs catholiques et musulmans. Tous les dix ans, cette dérogation à la loi générale est réexaminée (1917, 1927, 1937, 1947), avant d’être prorogée pour une nouvelle décennie. A partir de la Deuxième Guerre mondiale, le clergé catholique cesse d’être rémunéré par les autorités coloniales, mais rien de tel pour les clercs musulmans qui restent sous sa tutelle pour des raisons liées à la sécurité de la colonie et au contrôle de l’islam. À tel point que depuis les années trente (notamment lors du le Congrès musulman de juin 1936), les oulémas musulmans d’Algérie, d’obédience « réformiste », réclament l’entrée en vigueur du régime de laïcité pour l’islam afin qu’il échappe au contrôle de l’administration. En réalité, cette revendication a été formulée dès 1924 par l’émir Khaled (une personnalité politique majeure de la colonie, par ailleurs petit-fils d’Abdelkader et officier français à la retraite), puis à nouveau fortement réclamée après-guerre par plusieurs organisations politiques (dont le MTLD) lors de la préparation du statut de 1947.

L’extension du modèle en Afrique et le passage par les Universités islamiques en dehors de l’Algérie coloniale

Le développement de la salafia et le passage par les universités islamiques de Fès et Tunis, en attendant au Caire la formation des oulémas

Au cours des années 1880, une poignée d’oulémas d’Al Azhar au Caire, libérés de la férule du sultan ottoman par l’instauration du protectorat britannique, sont partis étudier à Paris (Mohamed Abdou, Jamal-Eddine el Afghani). Ils y conçoivent un islam dépouillé de ses traditions et recentré sur ses origines. Ainsi naît un mouvement idéologique qui devait emporter et transformer profondément l’islam sunnite au cours du siècle suivant. Très au fait de ces questions, une poignée d’orientalistes français ont qualifié ce mouvement par deux termes concurrents : le réformisme (ou islah en arabe, ainsi qualifié en Algérie), qui associe ce mouvement à la réforme protestante ; et la salafia (ou salafisme), qui signifie l’imitation des premiers musulmans (les salaf)[12], terme usité dans les trois grandes universités islamiques d’Afrique (Fès, Tunis et Le Caire) (Picaudou 2010). Ardemment relayé par Rachid Rida (1865-1935) dans l’islam méditerranéen, cet islam s’est emparé au tournant du XXe siècles des trois universités islamiques en partant du Caire. Initié par des oulémas, le mouvement gagne leurs étudiants dans l’entre-deux-guerres, et par capillarité, l’islam urbain et bourgeois en Méditerranée.

Ce « protestantisme musulman » est bien vu par les autorités coloniales qui y voient dans un premier temps un remède à leur pire ennemi, le confrérisme islamique qui combat depuis un siècle le colonisateur (en Algérie au XIXe siècle, puis à nouveau au début du XXe siècle en Libye et en Afrique de l’Ouest), et dans un deuxième temps un antidote au communisme, voire au républicanisme égalitariste à la française. Cette analogie concerne moins le dépouillement, comme dans la Réforme protestante, que l’idée de retour aux fondements de la foi, par le retour et l’étude des textes fondateurs (la Bible vs le Coran), la réappropriation du texte par des croyants alphabétisés, et de lutte contre la/les traditions (par analogie entre l’histoire de l’Église et le taqlid, la tradition, constamment attaquée par les salafistes); l’idée est de contourner et de se passer des médiateurs traditionnels, qu’ils soient prêtres ou chefs maraboutiques. Cette analogie, qui vise à retrouver le « moule » (d’où vient l'étymologie de ré-formation, de « forma » le moule), peut être regardée avec le recul comme un analogie grossière, compte tenu de la différence de statut accordé à la Bible et au Coran dans l’auto-compréhension de ces deux religions. Les autorités coloniales, qui n’ont au demeurant qu’une connaissance approximative de l’islam toujours regardé comme un autre christianisme, font preuve en l’espèce d’une courte vue politique aux conséquences considérables.

En Algérie, Abdou a semé lui-même les graines de son programme lors d’un bref séjour en 1904. Mais c’est surtout l’inscription de quelques étudiants musulmans algériens dans les universités de Tunis et du Caire, au cours des années 1910 et 1920, qui prépare la diffusion du réformisme musulman en Algérie à la génération suivante. Avec le contexte nouveau de la salafia, la France coloniale qui contrôle désormais Tunis puis Fès, et connaît très bien Le Caire, laisse des étudiants des zaouïas d’Algérie, voire de rares médersiens, s’y inscrire pour études. Or, dans ces pays, la France ne contrôle pas la formation islamique comme en Algérie ni ceux qui la délivrent, et ils y sont assez libres. Les affaires indigènes ne perçoivent d’ailleurs absolument pas le danger que peut à moyen terme représenter l’expansion de ce nouveau courant. A tel point qu’elles laissent en 1931 une poignée d’oulémas de retour dans leur pays créer l’Association des oulémas musulmans d’Algérie (AOMA), avant d’aider le mouvement à se développer dans le pays, notamment par la création de plus d’une centaine d’écoles islamiques arabophones dites « libres ».

L’extension du modèle des médersa en Afrique de l’Ouest[13]

Les médersas d’Algérie coloniale sont une institution pérenne qui a connu son succès en Algérie avant d’essaimer en Mauritanie. Au début du XXe siècle, alors que les Français achèvent la conquête de l’ouest-africain (Mauritanie et Mali), des médersas sont créées dans la région. Après la Mauritanie et le Sénégal (Saint-Louis), le Soudan français est gagné à son tour (Djenné et Tombouctou). Après la phase de la conquête territoriale plus ou moins conflictuelle, les médersas de la bande sahélienne visent à recruter et à former des intermédiaires musulmans. Une hiérarchie para-cléricale n’est toutefois pas instituée comme en Algérie.

Selon Samuel Anderson, « l’adoption de l’“islam noir” comme principe directeur dans les années 1910 signifiait que (…) l’administration coloniale considérait que les médersas étaient inappropriées au sud du Sahara ». Toutefois, en Mauritanie, une médersa est ouverte à Boutilimit en 1914, approuvée par le chef local de la grande confrérie locale, la Qadiriyya, allié aux Français. Puis à la fin des années 1920, la médersa est acceptée par l’élite beydane (arabe et blanche) de Mauritanie. Ayant adapté leurs programmes tant islamiques que français, en intégrant la force du confrérisme, de nouvelles médersas sont créées à Atar, Kiffa et Timbedra dans les années 1930. Au contraire de l’Algérie, dans ce pays, la médersa devient la principale école française. Boutilimit est la plus prestigieuse, qui a formé le futur président Mokhtar Ould Daddah, et la plupart de ses ministres. Comme en Algérie, les médersas mauritaniennes n'ont fermé qu’à l’issue des années 1950.

Une élite musulmane nouvelle de « double culture » a émergé en Mauritanie et au Sahel comme en Algérie avec les médersiens. Or plusieurs de ces Algériens ont enseigné en Mauritanie où ils ont adapté l’institution à son nouveau contexte. Selon S. Anderson, les plus importants ont été Boualem Ould Rouis, Mostefa Ben Moussa ou Abderrahmane Nekli, qui, d’intermédiaires coloniaux, ont fini par influencer l’éducation coloniale en Mauritanie, brisant le monopole des zaouias.

La formation des oulémas et le débordement accepté de « l’islam des Français » par « l’islam des oulémas » (après 1945)

Au cours des années trente puis des années quarante, en Algérie, l’AOMA a créé près de de 150 « écoles libres » dans les villes d’Algérie, ce qui a fortement contribué à la diffusion des idées réformistes. Si l’on ne peut pas véritablement parler de nationalisme politique à leur égard (et encore moins d’indépendantisme avant la guerre d’Algérie), ces « écoles libres » développent néanmoins un véritable patriotisme arabo-islamique. Celui-ci est résumé par leur fondateur, le cheikh Abdelhamid Ben Badis de Constantine, par la formule suivante : « L’Algérie est mon pays, l’islam ma religion et l’arabe est ma langue ».

Avec le recul, on s’étonne de la myopie des autorités coloniales qui n’ont pas perçu le danger, puisqu’elles continuent de délivrer des autorisations de créations d’écoles. Elles estiment que le réformisme affaiblit leur ennemi historique, le maraboutisme, alors que celui-ci est désormais totalement dans leurs mains. Elles le regardent comme un antidote au nationalisme indépendantiste du PPA-MTLD (Carlier, 1995), et ne le perçoivent pas non plus comme une menace sur l’islam institutionnel des médersiens, que les réformistes dénoncent pourtant comme « l’islam des Français », ce qui constitue une marque de discrédit.

Lorsqu’éclatent les émeutes meurtrières de Sétif et Guelma en mai 1945, les autorités françaises enquêtent immédiatement sur les confréries islamiques bien vite blanchies de toute responsabilité. C’est le PPA qui a préparé ce soulèvement, mais des connexions existent déjà dans cette région avec les réformistes, notamment au sein des réseaux de jeunesse (scouts musulmans). Cela, les autorités ne le perçoivent pas. Elles laissent même se poursuivre et s’amplifier après la guerre le départ de nombreux étudiants algériens vers Tunis puis le Caire, notamment ceux qui sont issus des « écoles libres ». Le futur Boumediene est de ceux-là (Girard 2010). Au Caire, il suit des cours à Al Azhar et il fréquente assidument les Frères musulmans, qui sont les héritiers d’Abdou et de Rida au terme de plusieurs mutations.

Pendant la guerre d’Algérie, cette ignorance totale, par l’armée et par le Gouvernement général du rôle subversif de l’islam réformiste, se poursuit de plus belle. Alors que le FLN abat de nombreux notables titulaires des mosquées dépendant de l’administration française, comme il abat des chefs de confréries et des marabouts fidèles à la France, ces crimes sont imputés au communisme. L’erreur d’analyse ne s’est jamais démentie depuis les années trente.

Conclusion : Quel héritage des médersas en Algérie et en Mauritanie ?

L’héritage des médersas dans ces deux pays est ambigu au lendemain des indépendances. Les médersas, tout comme les médersiens, ont été déconsidérés et marginalisés, du fait de l’émergence de nouvelles élites liées aux confréries en Mauritanie, ou au réformisme en Algérie. Toutefois, des personnalités comme le président Ould Daddah en Mauritanie, le diplomate Lakhdar Brahimi en Algérie, ou l’historien-ministre Mostefa Lacheraf, ont joué un rôle important dans la société postcoloniale. Si en Algérie, les médersas ont été sorties de la mémoire collective, du fait que les oulémas ont discrédité l’islam des Français, en Mauritanie, elles restent plus présentes, notamment grâce à la famille de Cheikh Sidiyya, qui a transformé la médersa de Boutilimit en Institut d’études islamiques (Hames 1985). En Mauritanie et en Afrique sahélienne, le maraboutisme a survécu au passage des médersas qui ont contribué à l’institutionnaliser.

Dans les deux pays, cependant, la mémoire des médersas semble largement confinée aux descendants des médersiens, attachés à rappeler leur importance dans les trajectoires de leurs familles. Peu de travaux de recherches ont cependant été accomplis sur ces institutions et leurs élèves, a fortiori en France, ce qui est regrettable.

Au plan institutionnel cependant, il est intéressant de noter que des écoles biculturelles similaires prolifèrent aujourd’hui dans le nord-ouest de l’Afrique, comme le réseau scolaire al-Azhar géré par les Mourides au Sénégal. Cette fois, l’islam moyen-oriental salafisé n’épargne pas la région, et il pourrait miner l’institution encore si puissante des confréries, à moins qu’elles ne réagissent.