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Le corps des ‘ulamā [« savants »] s’est organisé tout en édifiant l’islam comme un ensemble cohérent de traditions, de doctrines, de règles, de pratiques. Il a acquis un poids décisif au milieu du ixe siècle. Liés au pouvoir des califes ou des sultans, les hommes de religion ont conservé une autonomie plus ou moins importante, en fonction de leurs ressources économiques et de la volonté de celui qui exerçait la souveraineté politico-militaire. Au cours du xvie siècle, les sultans ottomans (Hitzel 2001 : 158 sq ; Inalcık 2011) ont, non sans difficulté, structuré davantage une tabaqa ‘ilmiyya [« classe des clercs »] dont les membres leur prêtaient allégeance. L’institutionnalisation renforcée des muftis, cadis, imams, enseignants et autres cadres religieux, est passée par la création d’une autorité supérieure, celle de šay al-islām [« savant de l’islam »] dont le titre a échu au mufti d’Istanbul. Les systèmes locaux d’organisation ont néanmoins subsisté.

Le développement des sciences profanes et la mise en oeuvre d’un droit déconnecté d’une référence religieuse, dans ou hors du cadre colonial européen, a conduit à la marginalisation partielle des intéressés dans les deux domaines où ils détenaient un quasi-monopole : le savoir et la justice, l’un et l’autre jusqu’alors liés à un référentiel religieux. Lorsque les États arabes ont accédé à l’indépendance, la question du statut, des missions et de la portée de la parole des hommes de religion a été posée de manière renouvelée. Les gouvernants n’ont pas remis en question les attributs des États modernes, ils les ont même renforcés là où ils n’existaient que sous une forme embryonnaire. Ils ont cherché à encadrer davantage la parole religieuse. Cependant, l’élaboration successive de nouveaux instruments montre que celle-ci a continué à leur échapper pour partie. Les hommes de religion ont, quant à eux, négocié leur attitude de légitimation de l’autorité établie. En intégrant l’appareil de l’État, ils ont renforcé leur poids dans la société mais, dans le même temps, ils n’ont pu empêcher le déploiement de discours religieux en dehors des institutions légales.

Deux exemples républicains : l’Égypte et l’Algérie

Égypte : la résilience d’al-Azhar

Al-Azhar est fondée dans l’environnement du palais des souverains fatimides (969-1171) (‘Alī 1986). Son rôle subit un déclin sous les Ayyoubides, puis un rétablissement progressif avec les Mamelouks (1250-1517). Après la conquête ottomane, la Mosquée-Université obtient une reconnaissance particulière, au sens où son corps de savants est couronné par la nomination d’un šay al-Azhar dont le premier connu est Muḥammad al-Ḫirašī (m. 1690). Les azharis, « hommes de religion » membres de cette institution, reconnaissent les autorités établies, et jouent des rivalités lorsque plusieurs prétendants sont en conflit. Une minorité entre en résistance ouverte lors de la conquête française en 1798. Sous le khédiviat puis la monarchie, l’institution est légitimiste par principe, ce qui n’empêche pas l’expression de désaccords. Les autorités d’al-Azhar ne dénoncent pas la révolution conduite par des « Officiers libres » qui entraîne l’abdication du roi Farouk (r. 1936-1952) en juillet 1952. Mais la succession rapide des grands imams illustre les tensions avec le nouveau régime républicain : ni Muḥammad al-Ḫiḍr Ḥusayn (1876-1958), ni ‘Abd al-Raḥmān Tāj (1896-1975), ni Maḥmūd Šaltūt (1893-1963) (Zebiri 2002) ne parviennent à s’opposer à la décision politique de nationalisation des terres liées aux awqāf [« biens de mainmorte »] et d’abolition des maākim šarī‘a [« cours de justice religieuse »]. Cette mesure réduit les débouchés des étudiants azharis aux fonctions d’imam (au sens de celui qui dirige la prière), de prédicateur, d’enseignant ou de notaire religieux.

Gamal Abd al-Nasser met en oeuvre ces réformes grâce au soutien massif des catégories populaires. En outre, en s’appuyant sur l’ONU et sur l’intervention diplomatique conjointe des États-Unis et de l’URSS, il parvient à enrayer la mise en oeuvre du plan militaire secret franco-britannico-israélien de l’automne 1956. Fort de ces premiers succès, et au nom d’une idéologie qui lie socialisme, arabisme et islam (Carré 1993), il établit un système de contrôle policier, il engage la répression des Frères musulmans qui refusent de rallier le système du parti unique, il interdit progressivement les organisations de la gauche politique, et il marginalise les intellectuels de tendance libérale, en renforçant la censure et en procédant à des mises à la retraite anticipée. Des azharis exercent un rôle décisif dans ce processus : les shaykhs Aḥmad Ḥasan al-Baqūrī (1907-1985), surnommé le « prêcheur de la bataille » de Suez, Aḥmad Ḥasan al-Zayyāt (1885-1968), nouveau directeur de la rédaction de Maǧallat al-Azhar (Jomier 1954 : 192-193), et Muḥammad al-Bahī (1905-1982), formé dans les universités de Berlin puis Hambourg dans les années 1930.

La loi n°103/104 de 1961 intègre al-Azhar à l’appareil éducatif de l’État dans ses trois niveaux (primaire, secondaire, supérieur) et fonctionnarise les enseignants (Jomier 1959-1961). Au sommet de l’institution, la réforme conduit à la distinction de cinq organes : la Mašyaa, qui correspond au Conseil supérieur dirigé par le šay al-Azhar ou grand imam, nommé par le président de la République ; le Comité des recherches islamiques ; le Département de la culture et des missions islamiques ; la section des Instituts azharis primaires et secondaires ; l’Université. Au prix de fortes tensions, cette université, dirigée par un recteur, crée une quarantaine de facultés représentant les disciplines profanes, comme les sciences de l’éducation, auxquelles est associée une formation islamique (Luizard 1996). La faculté de šarī‘a inclut, quant à elle, une formation en qanūn, soit le droit non déterminé par un référentiel religieux. La fonctionnarisation du corps donne aux oulémas une position sociale nouvelle. Mais, ce qu’ils gagnent en sécurité, ils le perdent en autonomie vis-à-vis de l’État qui attend d’eux une légitimation, au nom de l’islam, du régime et de sa politique.

Si les hommes de religion ne se risquent pas à affronter directement l’État sur les terrains des affaires étrangères et de la sécurité intérieure, ils entendent occuper les domaines de la culture, de l’éducation, des moeurs, et de la législation concernant les « affaires personnelles » qui embrassent les relations conjugales et les questions patrimoniales. Ainsi, au nom de l’intangibilité de prescriptions religieuses, les azharis font capoter le projet de réforme de la loi visant à améliorer les droits des femmes, notamment en matière de divorce. Leur influence se traduit par l’adoption de l’article 2 de la Constitution de 1970, amendé en 1980, qui fait de la šarī‘a « la référence de toute législation ». L’article 4 de la Constitution de 2012 impliquant un rôle consultatif des grands oulémas dans les problèmes relatifs à la šarī‘a est supprimé dans la Constitution de 2014 (Bernard-Maugiron 2018). Le gouvernement prend des mesures visant au renforcement du contrôle sur le religieux : fermeture de mosquées ; limitation des heures d’ouverture aux cinq appels quotidiens à la prière ; autorisation de prédication aux seuls imams dépendants d’al-Azhar ; interdiction d’aborder des thèmes politiques lors de la uba [« prédication »] du vendredi. Cette politique trouve des soutiens au sein d’al-Azhar[1]. L’État exprime, néanmoins, des critiques à l’encontre de l’institution[2].

Afin de contrebalancer son poids, les gouvernants utilisent deux instruments[3]. Le premier est Dār al-iftā’[4] [« Demeure de la Fatwā »] dont le plus haut responsable est le mufti de la République : en 1979, c’est le shaykh ‘Alī Ǧād al-Ḥaq (1917-1996) qui justifie le traité de paix avec Israël, au nom de l’islam. Cette instance ne peut cependant pas revendiquer l’apanage de l’émission des avis juridiques, puisque le « Centre d’al-Azhar pour la Fatwā » propose également une banque de fatāwā, ainsi que des programmes ciblés et des formations[5]. Le second est le ministère des Awqāf, responsable des affaires religieuses du pays, dont un des organes est le Haut Conseil des Affaires islamiques[6]. Mais la rivalité entre ces trois instances est relative. Si le titre de grand imam est le couronnement d’une carrière, celui-ci peut passer, en amont, par les fonctions de recteur de l’Université et de mufti de la République. Par ailleurs, les représentants de ce magistère religieux à plusieurs têtes ont une parole convergente dans le champ de la da‘wa [« mission » (islamique)], comme en témoignent les trois sites internet officiels qui disposent de versions en plusieurs langues. Certes, en 2015, al-Azhar a pris de l’avance en la matière en mettant sur pied un « Observatoire » dont les employés suivent, en plusieurs langues, les productions écrites et audiovisuelles sur l’islam en général et sur al-Azhar en particulier. Mais, pour peser dans le champ, le président Abdelfattah Sissi entend s’appuyer sur le shaykh Muḫtār Ǧum‘a (n. 1966) nommé ministre des Awqāf en juillet 2013.

Algérie : le magistère introuvable

Au moment de la proclamation de l’indépendance, en juillet 1962, l’État algérien hérite d’une structure religieuse conçue dans le cadre colonial, et il intègre dans son appareil (Courreye 2020 : 249-258) les principaux cadres de l’ex-Association des oulémas musulmans algériens (AOMA). L’État nomme et rétribue les imams, les prêtres, les rabbins. Il contribue au financement des mosquées, il garantit l’enseignement de l’islam dans les établissements scolaires et il supprime les juridictions religieuses au profit d’un appareil judiciaire unifié. Après avoir promu le « socialisme » dans les années 1970 (Étienne 1977 : 193-226), les gouvernants décident à la fois de libéraliser l’économie et d’accompagner un mouvement de réislamisation qui vise le champ du savoir (Sanson 1983) comme celui du droit : l’adoption d’un Code de la famille en 1984, modifié par une réforme en 2005, en est l’illustration la plus nette.

L’instrument principal dont se sert le gouvernement est le ministère des Habous, ce qui désigne la gestion des biens affectés au profit d’une oeuvre pieuse ou d’utilité publique. La terminologie évolue : le 10 juillet 1965, trois semaines après le coup d’État conduit par Houari Boumediene (1932-1978), il est requalifié comme ministère de l’Enseignement originel et des Affaires religieuses[7] ; il devient le ministère des Affaires religieuses[8] en mars 1979, un mois après l’élection à la présidence de Chadli Bendjedid (1929-2012), puis le ministère des Affaires religieuses et des Awqāf en 2000, quinze mois après l’accession à la présidence d’Abdelaziz Bouteflika (1937-2021). Seize ministres se succèdent à ce poste jusqu’en 2022. Le record de longévité, dix-sept ans (1997-2014), est tenu par Bouabdellah Ghlamallah (n. 1934), qui a exercé préalablement la fonction de secrétaire général du ministère de l’Éducation. Il est remplacé par Mohamed Aïssa (n. 1963), qui crée au sein du ministère un Conseil scientifique de la Fatwā, ayant pour mission d’émettre des avis juridiques et des orientations religieuses[9]. Formé à l’université de Constantine et docteur de l’université d’Alger en Uūl al-Dīn [« Fondements de la Religion »], Youcef Belmehdi (n. 1963) lui succède en 2019.

Ce ministère montre ses limites pour répondre à différentes problématiques politico-religieuses. Face au défi posé par le Front islamique du Salut (FIS) à la fin des années 1980, les dirigeants du Front de Libération Nationale (FLN), au pouvoir depuis l’indépendance, décident de créer un nouvel organe, un Haut Conseil islamique dont les membres sont nommés par le président de la République selon les termes de la troisième Constitution, en 1989[10]. Le contrôle des mosquées[11] est renforcé dès avant la suspension du processus électoral qui précipite la crise. Dans le contexte de la guerre civile qui déchire la société algérienne au cours de la décennie 1990, la composition de cette institution consultative est modifiée (passage de onze à quinze membres) et son rôle est précisé dans les articles 171 et 172 de la Constitution de 1996 : « encourager et promouvoir l’iǧtihād [« effort d’interprétation » (portant sur les sources religieuses)] ; émettre son avis au regard de al-ukm al-šara‘ī [« droit religieux »] des prescriptions religieuses sur ce qui lui est soumis ; présenter un rapport périodique d’activité au président de la République[12]. » La formulation de ces points n’est pas modifiée dans la version consolidée de 2008, ni dans les Constitutions ultérieures[13]. Cependant, à la demande de son président en exercice, l’ex-ministre Bouabdellah Ghlamallah, le HCI obtient, « sur initiative du président de la République », l’autorisation « d’émettre des fatwas dans différents domaines de fiqh et de formuler par écrit son avis au regard des prescriptions religieuses[14] ».

L’État algérien conforte sa mainmise sur la gestion des awqāf[15], en s’appuyant sur la loi du 16 juin 1851, et il crée, en 2007, un Office national du aǧǧ et de la ‘umra auquel est attribué le monopole de la coordination des pèlerinages[16]. En 2005, il rend obligatoire l’enseignement de la šarī‘a dans toutes les filières de l’enseignement secondaire. Il intensifie son contrôle de l’enseignement religieux scolaire et des prêches dans les établissements religieux. Il cherche, parallèlement, à promouvoir un islam confrérique[17], longtemps tenu pour suspect au double motif de la collaboration des chefs de confréries avec les autorités coloniales et de pratiques qualifiées d’hétérodoxes. Courant 2017, le ministère publie trois arrêtés visant à encadrer la dénomination des mosquées et les prières obligatoires[18]. Il crée également une « commission d’audit et de vérification des recueils du Saint Coran[19] ». Mais ces mesures semblent encore insuffisantes, à la fois pour répondre à une surenchère religieuse incarnée par des personnalités charismatiques, tel le shaykh Mohamed Ali Ferkous (n. 1954), et pour autoriser des débats de fond sur les enjeux religieux. Face au premier défi, le ministre dénonce, au printemps 2018, un complot dûment financé pour affaiblir l’unité de la nation, tout en se montrant rassurant face au wahhabisme[20]. Face au second, en application de l’article 144 bis 2 du code pénal qui punit « le dénigrement du dogme et des préceptes de l’islam », la justice condamne Said Djab El Kheir (n. 1964)[21] à trois ans de prison ferme en première instance, mais il est acquitté en appel.

Deux exemples monarchiques : le Maroc et l’Arabie saoudite

Maroc : la combinaison du Makhzen et de la Commanderie des « croyants »

Le lieu traditionnel de formation des cadres religieux marocains est la mosquée-université al-Qarawiyyin, dont le rayonnement est important à la fin du règne des Almoravides (1056-1147). Huit siècles plus tard, l’établissement continue à former les cadis, imams, muezzins et ‘udūl [« témoins instrumentaires »]. Il sert les vieilles familles fassies à s’auto-recruter (Rivet 2012 : 276-279) et les critiques à l’encontre du pouvoir sont sévèrement réprimées. À partir de 1933, Mohammed v (1909-1961) tente vainement de réformer l’institution (Vermeren 2007). Il s’appuie sur la tendance dite des « jeunes oulémas » qui réclament l’arabisation du pays et la marocanisation de l’administration. En 1953, lors de la déposition du sultan, les oulémas accordent la bay‘a [« serment »] à Mohammed Ibn Arafa (1886-1976) désigné à ce poste par les autorités coloniales françaises[22]. Cette trahison n’est pas oubliée lors de la restauration de Mohammed v, en novembre 1955. Al-Qarawiyyin s’enfonce dans la crise et ses diplômés ont de plus en plus de mal à trouver des débouchés face à ceux des universités modernes en pleine croissance.

La première Constitution du Maroc indépendant, promulguée en 1962, est fondée sur le principe selon lequel le « Roi [est] “Amir Al Mouminine” (commandeur des croyants), symbole de l’unité de la nation, garant de la pérennité et de la continuité de l’État, [il] veille au respect de l’Islam et de la Constitution[23]. » La justice, désormais uniquement civile, est rendue en son nom. Aucun article de la Loi fondamentale ne concerne les autorités ou institutions religieuses. Afin de disposer d’un outil de liaison et de contrôle, le nouveau souverain, Hassan ii (r. 1962-1999), élargit les attributions de ce qui devient le « Ministère des Habous et des Affaires islamiques[24] »  et, dans la foulée, le 10 février 1964, il fonde Dār al-Ḥadīṯ al-Ḥasaniyya, une École des Études islamiques supérieures à laquelle il attribue une triple mission de formation : les « sciences islamiques » et les « études doctrinales comparées » ; les « questions de la pensée contemporaine, [le] dialogue entre les religions […] la jurisprudence comparée » ; les études dogmatiques en accordant une attention particulière au fiqh malékite[25]. Fondée à Tanger en 1961, la Ligue des oulémas (de la Qarawiyyin) paraît plus autonome vis-à-vis du Makhzen – la structure administrative aux mains du souverain -, mais celui-ci exerce un droit de regard via l’organisation des Congrès périodiques et l’octroi de subventions. Il s’en sert, également, pour affaiblir le crédit religieux du parti politique le plus important : l’Istiqlal (Dialmy 2000).

En sus des tentatives avortées de coups d’État, le souverain doit faire face à une double contestation dans les années 1970 et 1980 : celle des partis de gauche et celle du courant incarné par Abdessalam Yassine (1928-2012), fondateur du mouvement al-‘Adl wa-l-Iḥsān [« La Justice et la Bienfaisance »] (Seniguer 2012 : 449-450) qui rejette la légitimité religieuse du monarque au nom même de l’islam. La réponse sécuritaire, ponctuelle, apparaît vite insuffisante. Hassan ii décide donc d’ouvrir des facultés de šarī‘a dans les universités publiques avec un double objectif : répondre à une demande religieuse dans un cadre qui reste sous le contrôle du Makhzen ; contrebalancer le poids des facultés de sciences humaines et sociales. En avril 1981, le roi prend une mesure supplémentaire en créant le Conseil supérieur des oulémas marocains, décentralisé en Conseils régionaux. Les savants qui y siègent doivent recueillir les discours royaux, les dahirs et textes de lois ; une instance est spécifiquement chargée de l’émission de fatāwā[26].

La nouvelle architecture politico-religieuse permet au Maroc de préserver un équilibre fragile. Celui-ci n’est pas remis en question lors de l’avènement de Mohammed vi (n. 1963) en 1999. Mais son caractère précaire est révélé lors de la mobilisation contre la réforme de la Mudawanat al-Usra [« Code de la Famille »] lancée au printemps 2000, ou des attentats de Casablanca le 16 mai 2003. Assuré d’avoir le soutien d’une partie de l’opinion, le roi promulgue le nouveau Code de la Famille en octobre 2004 qui octroie davantage de droits aux femmes en matière d’union et de désunion, sans pour autant reconnaître leur égalité avec les hommes. Parallèlement, il entreprend une nouvelle réforme des institutions religieuses. Le Conseil supérieur des Oulémas est réorganisé[27], il est flanqué de comités scientifiques spécialisés permanents ; le nombre de Conseils régionaux est augmenté, de nouveaux membres y font leur entrée, dont des femmes, dites ‘alimāt [« savantes » en disciplines islamiques]. En 2005, les changements au sein de Dār al-Ḥadīṯ al-Ḥasaniyya visent à faciliter l’intégration des lauréats en liant le savoir islamique classique et les sciences humaines. Cette opération porte à la fois sur les structures, les missions et le système de formation et de recherche, elle est conduite sous la houlette du ministre des Habous et des Affaires islamiques dont le poste est occupé, sans discontinuité à partir de novembre 2002, par Ahmed Toufiq (n. 1943), qui a été professeur d’histoire à l’université de Rabat, directeur de l’Institut des études africaines et directeur de la Bibliothèque nationale. C’est sous sa direction que sont créées de nouvelles instances[28], dont le Conseil marocain des Oulémas pour l’Europe (2008), l’Institut Mohammed vi pour la Formation des Imams Morchidines et des Morchidates (2014), et la Fondation Mohammed vi des Oulémas Africains (2015).

Arabie Saoudite : la victoire aux points du cabinet royal

L’institutionnalisation du système religieux saoudien est le résultat d’une entreprise conjointe du fondateur du royaume, ‘Abd al-Aziz b. Saoud (v. 1880-1953) et de Muḥammad b. Ibrāhīm Āl al-Shaykh (1893-1969), descendant du fondateur du wahhabisme, qui exerce la fonction de muftī al-akbār [« grand mufti »] pendant plusieurs décennies. Dès 1926, ‘Abd al-Aziz b. Saoud émet le voeu d’instaurer un tribunal de commerce et un système éducatif se rapprochant des modèles européens. L’année suivante, il ordonne la constitution d’une commission chargée de compiler un code semblable à celui des Ottomans, fondé sur le corpus des quatre écoles sunnites. Face à ce double projet, les oulémas entrent en résistance. Ils obtiennent que les tribunaux jugent selon l’école hanbalite dont les références ont été transmises par les traités de Mar‘ī b. Yūsuf Karmī (m. 1624) et de Manṣūr al-Buhūtī (v. 1592-1641). En signe de conciliation, ils apportent leur soutien au chef de tribu confronté à la rébellion d’une partie de ses troupes, et ils ne s’opposent pas à la proclamation du royaume d’Arabie saoudite, dans des frontières déterminées, le 23 septembre 1932 (Rashid 1976 : 62).

Pendant un peu plus de deux décennies, le système décentralisé hérité d’un contexte tribal est prolongé. Mais, à l’heure du passage du pouvoir entre le fondateur du royaume et la génération de ses fils, des réformes sont mises en oeuvre. Dans le domaine de la justice, le mufti Muḥammad b. Ibrāhīm conserve la main (Samim 2019). Il fonde, en 1955, Dār al-iftā’ wa-l-išrāf ‘alā al-šu‘ūn al-dīniyya [« Demeure de la Fatwā et de la Guidance concernant les Affaires religieuses »] et, quatre ans plus tard, il multiplie les créations de tribunaux islamiques sous son autorité. Dans le domaine de l’enseignement et du savoir religieux, les Saoudiens s’inspirent du modèle égyptien et font appel à des azharis, parmi lesquels ‘Abd al-Razzāq ‘Afīfī (m. 1994) et Muḥammad al-Ša’arawī (1911-1998). Muḥammad b. Ibrāhīm ouvre le premier Institut de science islamique en 1950, avec 175 étudiants. Moins de quinze ans plus tard, le pays en compte vingt-deux, scolarisant plus de 3 500 étudiants. En 1953, à Riyadh, il crée un Collège de šarī‘a et un Collège de langue arabe, où la croissance des effectifs est à l’avenant. En 1965, il crée un Institut supérieur de la magistrature. En 1974, les trois institutions d’enseignement fusionnent dans l’Université islamique de l’imam Muḥammad b. Su‘ūd de Riyad « la pépinière et le vivier humains du hanbal-wahhâbisme contemporain » (Mouline 2011 : 181). Les oulémas préservent ainsi leur monopole, et ils apposent leur empreinte au sein des appareils judiciaires et éducatifs de l’État.

Le cabinet royal infléchit le rapport des forces après 1969, année du décès du grand mufti, dont la charge est temporairement supprimée jusqu’en 1993. Fayçal (r. 1964-1975) crée un ministère de la Justice, un conseil supérieur de la Magistrature et, par ordre royal du 28 août 1971, il réforme ce qui devient le Hay’at kibār al-‘ulamā’ [« Comité des grands oulémas »]. Celui-ci chapeaute trois institutions-clefs : 1- le Conseil du Comité, qui se réunit tous les deux ans, ou sur demande du cabinet royal, pour se prononcer sur les questions de rite, de droit pénal et civil, de takfirisation [i.e. rejet hors de l’islam], de politique étrangère ; 2- la Présidence générale de la gestion de la recherche scientifique, de la prédication et de la guidance[29], elle appuie l’idéologie officielle et s’occupe de la da‘wa (c’est elle qui, par exemple, se charge de l’édition et de la diffusion de dizaines de millions d’exemplaires du Coran, avec des traductions certifiées) ; 3- la Commission permanente des Fatāwā, dont le rôle est circonscrit aux questions quotidiennes, aux moeurs, et aux enjeux micro-sociaux. La Présidence lance, en 1975, Maǧallat al-buū al-islāmiyya[30] [« Revue des recherches islamiques »], veille à la censure et édite les fatāwā du Conseil du Comité et de la Commission permanente.

Une crise intervient à la suite de l’invasion du Koweït par l’armée irakienne, le 2 juin 1990. Le Conseil du Comité justifie l’appel « à des forces munies des matériels pouvant apeurer et terroriser ceux qui veulent agresser le pays[31] », mais des oulémas se déclarent formellement opposés à une coalition internationale, majoritairement composée de soldats non-musulmans, dirigée par les États-Unis et établie pour partie sur le territoire saoudien. Le roi Fahd (r. 1982-2005) prend des mesures de répression à l’encontre des opposants, qui ne constituent pas un groupe unifié et expriment d’autres griefs (Lacroix 2010 : 196-236). Il s’appuie sur ceux qui font preuve d’une fidélité sans faille pour lancer des réformes et, en 1993, restaure la fonction de grand mufti, confiée au shaykh ‘Abd al-‘Azīz b. Bāz (1910-1999). La même année, ‘Abdallah al-Turkī (n. 1940), membre du Comité des grands oulémas, prend la tête du nouveau ministère des Affaires islamiques de la prédication et de l’orientation. Il s’arroge une partie des prérogatives de ce qui devient la Présidence générale pour les Recherches scientifiques et de la Fatwā.

Un processus de codification des normes juridiques (Mallat 2017 : 1-27) est lancé dans les années 2010, il est renforcé au début de la décennie suivante. Les oulémas étaient nombreux à s’y opposer : la codification signifie une restriction de leur pouvoir d’appréciation et elle est associée à une méthodologie différente de celle dont ils ont hérité. Du fait de l’évolution du rapport de forces, ils avalisent les demandes du cabinet royal, qui a l’initiative de l’ordre du jour et, dans les rares cas de blocage, peut toujours recourir à al-Azhar ou au Conseil de jurisprudence islamique de la Ligue islamique mondiale pour obtenir gain de cause. Ils participent, de gré ou sous la contrainte, à la campagne contre les Frères musulmans après 2013, ils se résignent à l’autorisation donnée aux femmes de se présenter aux élections municipales puis de conduire – des droits qui restent très en deçà des demandes formulées par les réseaux militants[32] -, et ils doivent faire face à des débats publics sur la pertinence de références hanbalites jusqu’alors tenues pour intouchables[33].

Les réseaux transnationaux : LIM, UMSM et HCSM

Grâce à l’augmentation du prix du pétrole et du gaz (Kepel 2018 : 31-32), et au silence des puissances avec lesquelles ils entretiennent des relations économiques privilégiées (Riedel 2019 : 27-84), les princes et monarques des pétromonarchies investissent dans la création de structures dont la vocation est de faire prévaloir leur conception de l’islam : à côté de l’Organisation de la Conférence islamique (OCI) (1969) (Chelini-Pont 2013), seule instance interétatique établie sur un référentiel religieux, ils fondent le Conseil islamique du fiqh, le Secours islamique, l’Organisation internationale islamique pour l’éducation, l’Organisation internationale islamique pour la mémorisation du Saint Coran, le Conseil supérieur mondial des mosquées. Ils financent des maisons d’édition, des chaînes satellitaires, des associations locales ou internationales, des médias (El Oifi 2007) et des think tanks. Ils contribuent à la construction de mosquées. Ils ouvrent des universités, comme au Niger ou au Pakistan, des chaires universitaires[34], et octroient des bourses d’étudiants dans le monde entier. Les universités de La Mecque et de Médine, qui développent des filières profanes à côté des filières religieuses, accueillent plusieurs dizaines de milliers d’étudiants au début du millénaire.

Fondée en 1962 par le prince Fayçal (1906-1975) en 1962, avec le concours de représentants de plus de vingt pays, la Rābitat al-‘ālam al-islāmī [« Ligue islamique mondiale » (LIM)] se donne pour mission de renouveler ou de diffuser, dans le monde entier (Amghar 2011), les « valeurs islamiques », de lutter contre l’ « innovation » et de combattre « l’irréligiosité », la « fausse dévotion » et l’athéisme (Ferjani 2005 : 266). Le shaykh ‘Abd al-Aziz b. Bāz y joue un rôle décisif. Il continue à exercer, parallèlement, les plus hautes responsabilités en Arabie saoudite et publie une série de fatāwā dans Maǧallat al-Da‘wa, principale revue hanbalo-wahhabite[35]. Sous l’égide saoudienne, la LIM devient membre observateur de toutes les conférences de l’OCI, membre fondateur du Conseil international suprême du Secours et de la Da‘wa (1988) placé sous la présidence du grand imam d’al-Azhar. Elle dispose du statut d’observateur à l’ONU, d’un statut consultatif à l’ECOSOC et elle est accréditée par l’UNICEF.

Pour remplir sa mission, la LIM fonde des lieux de culte et des lieux d’enseignement ou de formation dans le monde entier, de l’Indonésie à l’Argentine en passant par les États de l’Union européenne, notamment la Belgique où, longtemps, elle bénéficie d’un rôle particulier : en 1969, le ministère des Travaux publics signe avec le Centre islamique et culturel de Belgique, émanation locale de la LIM, la cession pendant 99 ans d’un bâtiment du parc du Cinquantenaire qui devient ainsi mosquée et centre islamique[36]. Vingt ans plus tard, un institut de formation d’imams est ouvert, dont le directeur est habilité à désigner les enseignants des cours de religion islamique et d’arabe dans les écoles publiques. Mais, après les attentats de mars 2016, une Commission parlementaire belge conclut que ce lieu a été un centre de promotion indirecte du jihadisme et obtient la rupture de l’accord avec l’Arabie saoudite. En février 2015, lors d’un Congrès tenu à La Mecque, le shaykh Abdallah b. ‘Abd al-Muhsin al-Turkī, alors à la direction de la LIM, a dénoncé les conceptions religieuses erronées qui étaient portées par Daesh. Cependant, c’est à son successeur nommé en août 2016, Muḥammad b. ‘Abd al-Karīm al-‘Īsā (n. 1965), qu’il revient la tâche d’opérer une réorientation. Celle-ci se traduit, dans un premier temps, par un rapprochement avec des représentants religieux juifs et chrétiens.

L’inflexion discursive du milieu de la décennie doit se comprendre sur fond de divorce entre deux des branches actives de l’islam sunnite anti-libéral qui ont oeuvré de conserve jusqu’au début de la décennie 1990 : le wahhabisme et le bannaïsme (i.e. inscrit dans l’héritage de Ḥasan al-Bannā (1906-1949), fondateur des Frères musulmans). Leur drapeau commun a été celui de la a [« Réveil »], dont le but visait à proposer une conception englobante de la religion. Les responsables du régime saoudien ne tolèrent pas les témoignages de sympathies formulés par les bannaïtes lors de la proclamation du régime islamique en Iran, en 1979. Une décennie plus tard, lors de la guerre du Golfe, ils répriment toute opposition à leur option militaro-diplomatique contre l’Irak. En 2011-2012, à la suite des succès électoraux des Frères musulmans en Égypte et en Tunisie, qui bénéficient de l’aide du Qatar et de la Turquie, ils craignent une extension de la contestation au régime autoritaire d’Arabie saoudite. Ils peuvent compter sur l’allié émirati, incarné par Mohammed ben Zayed (n. 1961) ministre de la Défense d’Abou Dhabi, qui exerce de facto la présidence des Émirats Arabes Unis à partir de 2014. Ensemble, ils soutiennent le renversement des Frères musulmans en Égypte, et conduisent une double politique de répression et de contre-proposition magistérielle à leur encontre.

Contraints à l’exil en raison de la violence de la politique nassérienne des années 1954-1967, les Frères musulmans ont développé un réseau international influent. En sus d’organisations, comme l’Union des organisations islamiques en Europe[37] (1989) et d’établissements locaux, ils s’emploient à asseoir une légitimité juridico-religieuse. Leur figure tutélaire est le shaykh égypto-qatari Yūsuf al-Qaraḍāwī (n. 1926) qui a enseigné au sein de la jeune université de l’émirat, animé une émission de radio, puis un programme télévisé sur la chaîne al-Jazeera lancée en 1996. En 1997, au Royaume-Uni, il fonde le Conseil européen pour la Fatwā et la Recherche[38] et, en 2004, il organise al-Itiād al-‘Ālamī li-‘Ulamā’ al-Muslimīn[39] [« l’Union Mondiale des Savants Musulmans » (UMSM)]. Dans cette mouvance est créée, à Istanbul en décembre 2013, la Ligue des oulémas du Maghreb arabe[40], qui représente des savants depuis la Libye jusqu’à la Mauritanie sous la présidence du shaykh marocain Muhammad Zahal (1943-2017), également membre de l’UMSM.

Pour contrer le renforcement du réseau bannaïte, l’Égypte, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis donnent naissance, en 2014, à une organisation concurrente : le Maǧlis ukamā’ al-Muslimīn[41] [« Conseil des Sages Musulmans » (CSM)], dirigé par le grand imam d’al-Azhar, Aḥmad al-Ṭayyib (n. 1946) et dont la personnalité centrale est le shaykh mauritanien ‘Abd Allāh b. Bayyi‘ (n. 1935). En 2018, le shaykh Qaraḍāwī cède la présidence de l’UMSM au Marocain Aḥmad al-Raysūnī (n. 1953) qui est issu de la matrice religieuse contestatrice ayant accepté d’entrer dans le cadre politico-religieux de la monarchie chérifienne. Ces deux instances s’affrontent par médias interposés, mais le caractère doctrinal des divisions doit être relativisé : à titre d’exemple, Qaraḍāwī a été l’un des mentors de ‘Abd Allāh b. Bayyi‘ qui est transfuge de l’UMSM vers le CSM.

Le tableau des instances sunnites au sein d’États arabes ou d’organisations supranationales permet de tirer plusieurs enseignements. L’autorité religieuse est dans une relation de subordination mais rarement dans une situation de soumission à l’égard de l’autorité politique. Tirant une partie de sa légitimité d’un référentiel islamique la seconde a dû, dans plusieurs domaines et dans certaines circonstances, composer avec le discours prescriptif des oulémas. Le poids social et symbolique de ces derniers s’est renforcé au cours de la seconde moitié du xxe siècle. Leur offre de normes religieuses a bénéficié, pour ce faire, de la conjonction entre une demande venue de différents pans de la société et un soutien matériel, financier, logistique, interne et externe. L’une des clefs de la réussite temporaire de cet élan est la cohérence doctrinale du modèle de régime islamique intégral qui a été promu (Avon 2023) comme de la facilité avec laquelle il était possible de désigner l’adversaire ou l’ennemi.

Ce projet a été confronté à une impasse pratique au sein de chaque État, comme à l’échelle régionale. Mais la proposition conserve une capacité de rebond dans la mesure où les échecs sont imputés à des motifs exogènes et secondaires, ou à des trahisons. Quant au fond, l’UMSM et le CSM ne présentent pas deux visions différentes de ce que doit être un islam appliqué : ainsi, le shaykh Qaraḍāwī a-t-il appelé au far ‘ayn, correspondant à un « devoir » religieux obligatoire de prise d’armes, contre le « boucher » Abdelfattah Sissi au mois d’août 2013, mais cela n’empêche pas les professeurs d’al-Azhar de continuer d’enseigner son traité de Fiqh al-Ǧihād [« Méthodologie jurisprudentielle du jihad »]. Il en va de même pour ce qu’enseigne le ministère des Affaires religieuses en Algérie et ses opposants au nom de l’islam.

De cette situation découle un déchirement qui nourrit désillusions et violences. Ceux-ci ne sont pas propres aux sociétés majoritairement musulmanes du monde arabe, elles traversent, augmentés d’autres paramètres, des groupes établis en Afrique subsaharienne, en Europe ou en Asie. Le paradoxe étant que les États qui y sont confrontés participent au transfert des éléments de crise, en cherchant à contrôler hors de leurs frontières, par la prédication et la formation, des communautés dont ils estiment avoir la charge.