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1 Introduction

Simple éclairage historiographique sur l’histoire universelle à la fin du XVIIIe en Allemagne – sur ses présupposés et ses fonctions –, les développements qui vont suivre n’ont pour ambition que de proposer un contre point d’histoire des sciences humaines aux débats contemporains sur le comparatisme à l’échelle globale. En ce sens, ils n’ont pour vocation ni d’être antiquaires (en se perdant dans une vaine érudition) ni de venir prêter main forte à une posture normative facile qui consisterait à affirmer aujourd’hui que l’Universalhistorie des Lumières allemandes ayant déjà anticipé nos problèmes épistémologiques contemporains il suffirait de dépoussiérer et de reprendre entièrement à notre compte ses principaux schèmes de pensée. En histoire des sciences, le pathos de la redécouverte invite parfois subrepticement à rejouer les traditions méthodologiques oubliées contre les apories théoriques présentes ou le main stream hégémonique contemporain : il va de soi que cela ne saurait être ici notre propos.

Ceci étant, nous nous bornerons à esquisser ce que nous croyons être le contexte d’émergence, les fonctions et les différents usages du genre omniprésent de l’histoire universelle dans le dernier tiers du XVIIIe siècle dans le Saint Empire romain germanique. Par contraste avec les pratiques théoriques et historiographiques contemporaines, ce tableau permettra tout au mieux de repérer continuités et discontinuités d’argumentation ; il permettra aussi peut-être de relativiser quelque peu les fausses généalogies méthodologiques ou encore les mérites parfois davantage supposés que démontrés de l’Universalhistorie des Lumières allemandes.

2 Le retour à Polybe : la question du « pragmatisme »

Dans les années 1760-1770, on assiste dans les discours de langue allemande sur l’histoire universelle à une théorisation d’un « pragmatisme »[1] nouvelle manière, via la nécessité d’un retour à Polybe.

C’est le Polybe du début du Livre I (§ 4, 6-10)[2] de son Histoire thématisant les conditions de possibilité de la domination romaine sur l’oikumenê de l’époque (la date charnière retenue étant la défaite de Persée à Pydna en -168). C’est le Polybe thématisant donc un fait massif, non pas telos abstrait et ultime mais processus empirique immanent à l’ensemble du monde connu du moment permettant de penser le mouvement de l’« histoire universelle » dans sa totalité organique. La conquête et la domination universelle de Rome est dès lors ce qui permet à l’historien de sortir de la juxtaposition habituelle d’histoires spéciales disséminées, non nécessairement articulées entre elles.

L’innovation reprise de Polybe par le pragmatisme des Lumières allemandes est donc double : objective et subjective.

  1. Elle est objective au sens où il y a eu mutation des cadres traditionnels de l’expérience commune. Des processus généraux, englobants et objectivables comme tels, sont à l’oeuvre au plan de l’histoire de l’espèce humaine et du globe. Le « tissu » de l’histoire, la sumplokê de Polybe, l’unité organique du devenir doivent désormais être pris en charge par une méthodologie nouvelle[3].

  2. L’innovation reprise de Polybe est ensuite subjective au sens où cette unité processuelle du monde historique dont on fait l’expérience doit être prise en charge (pour être intelligible, transmissible et efficace au plan des volitions et actions individuelles) par un récit de type panoramique. Ce sont là les motifs de la sunopsis chez Polybe et de l’Universalhistorie au sein du dispositif historiographique allemand des Lumières.

    La sunopsis doit être le calque « subjectif » (c’est-à-dire au plan de l’exposition historique, de la « Darstellung ») de la sumplokê – i.e. des processus constatés unifiants le monde. La difficulté méthodologique consiste alors à articuler dans un seul et même récit la « simultanéité » (soit l’état du monde et de ses innombrables parties à un instant t) et la « succession » inhérente à toute opération narrative (i.e. on ne parle jamais que d’une seule action à la fois)[4].

A partir de là, l’objet propre de l’histoire étant le « nexus rerum universalis » (Gatterer), l’Aufklärungshistorie développe deux motifs théoriques centraux pour le genre de l’histoire universelle. Il y a, d’une part, la nécessité de donner à lire plusieurs fois le devenir du monde (c’est-à-dire suivant différentes perspectives, divers critères de sélection et de mise en série des événements). Cette nécessaire lecture multiple est un principe de compensation de l’impossible totalisation réflexive du devenir ; elle engage un large faisceau de techniques narratives toutes complémentaires. Il y a, d’autre part, que l’idéal panoramique de la sunopsis nécessite une métaphorisation spatialisante des temporalités historiques[5]. C’est là une constante implicite du Discours sur l’histoire universelle de Bossuet à Ranke[6] en passant par Schlözer et l’Histoire universelle posthume de Johannes von Müller[7]. Les époques charnières, les grandes scansions chronologiques, deviennent – par exemple tout comme chez Bossuet – une sorte de promontoires qui viendraient partager l’horizon en deux parties distinctes et permettraient, enfin, de voir « comme d’un coup d’oeil, tout l’ordre des temps » : « C’est ce qui s’appelle Époque, d’un mot grec, qui signifie s’arrêter, parce qu’on arrête là, pour considérer comme d’un lieu de repos [l’Universalhistorie dira ici « Ruhepunct » A.E.[8]] tout ce qui est arrivé devant ou après, et éviter par ce moyen les anachronismes, c’est-à-dire cette sorte d’erreur qui fait confondre les temps »[9].

Cet idéal panoramique et cette spatialisation requise du temps relèvent en premier lieu d’une volonté de saisir le « Tout » de l’histoire comme processus, mais ils relèvent aussi du thème pédagogique à l’époque de ce que Kant appelle « die Last der Geschichte » (le « fardeau de l’histoire »)[10] en ce sens précis où les informations dont on dispose alors sur le monde croîtraient de façon exponentielle (découvertes, récits de voyage, intensification des échanges, des moyens de communication, etc.) et deviendraient proprement inassimilables par la finitude humaine.

La question dès lors est de savoir comment réduire à sa structure minimale l’architecture des savoirs historiques sur l’homme et le monde. C’est là un problème d’« historia litteraria » (au sens où l’on se perd désormais dans le labyrinthe des savoirs anthropologiques, d’où la nécessité de développer des techniques d’orientation dans l’espace même du savoir) ; c’est là aussi un problème d’art de la mémoire, et partant d’équilibre à trouver entre données empiriques de base à mémoriser et principes régulateurs permettant de subsumer la masse indigeste des informations de détail sous un ordre des raisons assimilable et transmissible. Le champ métaphorique connexe de la philosophie comme « oeil » de l’érudition historique[11], les oppositions telle celle de Schiller en 1789 à Iéna jouant « den philosophischen Kopf » contre « den Brodgelehrten » besogneux[12], tout cela naît de ce contexte et dans le médium générique de l’Universalhistorie.

Cette opération de réduction du divers (la synthèse) est la condition sine qua non de toute orientation pratique de l’individu et de la société dans le monde. Ce qui est en jeu plus fondamentalement, c’est la détermination non arbitraire de principes permettant de rapporter le chaos des « faits » à des « séries » signifiantes. C’est sur ce point que se joue la question de la scientificité de l’histoire en tant qu’elle est susceptible de saisir du « général », des régularités empiriques, au lieu d’être condamnée à se perdre dans l’égrenage indéfini de singularités isolées.

Jacob Daniel Wegelin le dit clairement en 1770 dans l’un de ses Mémoires « Sur la philosophie de l’histoire » publiés par l’Academie Royale des Sciences et Belles-Lettres de Berlin. Il convient d’accomplir pour l’histoire ce qui revient ailleurs en propre à la philosophie lorsqu’elle « dépouille les faits de leur individualité » et dégage des « rapports universels » entre les choses, par quoi les « faits » se transforment en « événements » : « Tous les faits, considérés dans leurs combinaisons, soit politiques, soit morales, sont des événements. L’office de l’Annaliste se borne à décrire les faits, et le devoir de l’Histoire est de les présenter comme des événements »[13]. Wegelin parle ainsi d’« enchainure des faits » et de la nécessité d’établir des « séries des événements », soit la liaison des faits les uns avec les autres via la détermination d’un principe : « une série historique est une suite d’événements, qui ont été déterminés à se succéder par un principe qui leur sert d’origine et de base »[14].

3 Présupposés et fonctions de l’Universalhistorie

Au-delà du retour à Polybe partout proclamé, ce que les auteurs « pragmatiques » nous semblent tous avoir de commun, ce sont un certain nombre d’axiomes théoriques, de contre-modèles et d’hypothèses politiques d’arrière-plan quant à la fonction de l’histoire en général, de l’histoire universelle en particulier, à l’inclusion notamment de son inscription tout à fait essentielle dans l’architecture d’ensemble des « sciences de l’Etat » de l’époque.

Donnons rapidement pour mémoire les différents auteurs sous-tendant notre analyse. Sans pouvoir entrer dans le détail des positions en présence, il s’agit de repérer les traits caractéristiques d’un courant important, en faisant bien sûr un sort particulier à sa figure de prou – l’école dite de Göttingen – mais en en marquant également la diversité. Des noms donc qui ne disent certes plus grand chose aux lecteurs d’aujourd’hui mais qui étaient alors les principaux protagonistes du débat : Johann Christoph Gatterer, August Ludwig Schlözer, Johann Matthias Schroeckh, Johann Christoph Adelung, Johann Christian Kestner, Gottlob David Hartmann, Georg Andreas Will, Friedrich Maier, Jacob Daniel Wegelin, Christoph Meiners, Carl Traugott Gottlob Schönemann, Carl Renatus Hausen, Johannes von Müller, Arnold Hermann Ludwig Heeren, Karl-Ludwig von Woltmann et quelques autres.

3.1 Les axiomes fondamentaux de l’Universalhistorie

Le pragmatisme de l’Aufklärungshistorie n’est pas un psychologisme des actions individuelles transposé aux phénomènes collectifs, du micro au macro[15]. L’historisme rankéen du XIXe siècle s’est efforcé de le faire croire pour mieux disqualifier cette historiographie. Il n’en est rien, et les travaux de Daniel Fulda comme de Stefan Jordan[16], malgré leurs mérites indéniables par ailleurs, nous semblent rester prisonniers sur ce point de la stratégie de disqualification de l’historisme.

Ce pragmatisme des Lumières allemandes part bien plutôt d’un étonnement, d’un hiatus paradoxal :

  1. Philosophiquement ou bien théologiquement – suivant les obédiences axiologiques des différents auteurs –, il pose l’unité principielle de l’espèce humaine ; il pose l’égalité de nature entre les hommes soit par principe jusnaturaliste, soit par hypothèse génétique sur les origines de l’histoire universelle.

  2. Empiriquement, ce pragmatisme constate dans l’histoire et au présent une divergence croissante et une diversité consternante des différents peuples, langues, cultures, entités politiques via lesquels s’actualise concrètement le concept générique d’humanité. Ce sont les conditions de possibilité (à la fois idéelles et matérielles, socio-politiques et symboliques) de cette diversité que l’histoire universelle a pour tâche d’objectiver.

Mais en même temps l’Universalhistorie pragmatique doit s’interroger sur les processus à long terme oeuvrant peu à peu à la résorption du différentiel d’historicité existant entre les peuples, entre telle ou telle partie du globe. Ce qu’elle vise par-dessus tout, c’est par conséquent ce que Schroeckh appelle le « Zusammenhang der Begebenheiten »[17] et Gatterer le « nexus rerum universalis » : « Der höchste Grad des Pragmatischen in der Geschichte wäre die Vorstellung des allgemeinen Zusammenhangs der Dinge in der Welt (Nexus rerum universalis). Denn keine Begebenheit in der Welt ist, so zu sagen, insularisch. Alles hängt an einander, veranlaßt einander, zeugt einander, wird veranlaßt, wird gezeugt, und veranlaßt und zeugt wieder »[18].

Critiquant en outre avec virulence toute exposition historiographique structurée par le seul ordre découlement naturel du temps calendaire (Chroniques, Annales et tous leurs avatars modernes non problématisés comme tels)[19], l’Universalhistorie vise en ce sens une pensée complexe, imbriquée, de la causalité historique (un agencement raisonné, hiérarchisé, des différents facteurs du mouvement de l’histoire – en tenant compte des interactions infinies entre nature et culture).

L’opposition entre « Aggregat »/ « System » condense l’ensemble de ces axiomes de base[20]. Par « Aggregat », on entend alors la juxtaposition d’histoires spéciales sans que soit posé le problème de leur connexion (Zusammenhang) ni que soit produit le travail réflexif requis pour cela. Par « System », on s’efforce de poser la question de l’unité et de l’intelligibilité d’un processus historique d’ensemble emportant et articulant divers registres de causalité (à la fois matériels et idéels).

L’homme en général est pour cela posé comme « puissance » (potentiel de facultés) fondamentalement indéterminée que des « circonstances » historiques données (la nature tout autant que la culture) permettent d’actualiser de telle ou telle manière, toujours différentes suivant les contextes certes, mais foncièrement comparables en tant que passage de la « puissance » à « l’acte ».

Ceci engage un critère d’individuation et de sélection des faits représentant les véritables « événements » de l’histoire universelle. Ce critère est l’« influence » exercée durablement par tel ou tel fait (événement politique, invention, croyance, etc.). Dans ce cadre, le vrai sujet de l’histoire universelle est l’« humanité ». Le « monde » en est l’espace de répartition et sa structure physique (géographique) en est l’instance causale primaire détermination : l’ensemble des formes culturelles et techniques humaines venant au fil de l’histoire relativiser les contraintes physiques initiales dans la chaîne causale d’interaction entre nature et culture.

Il n’y a plus par conséquent d’objets naturels de l’histoire. C’est l’histoire dynastique de cour, la « Regentengeschichte » en particulier et l’histoire-bataille en général, qui est par ce simple motif battue en brèche. D’autres objets historiques peuvent alors émerger. Non plus les dynasties et leurs rejetons – événements historiques de droit divin : les « Taugenichtse »/ « bons à rien » de l’histoire[21] –, mais tout ce qui est en prise sur les interactions en chaîne entre nature et culture par quoi se refait l’unité du monde : le commerce, les migrations, l’histoire des denrées, des banques, des universités, etc. Le critère d’individuation de ce type d’événements est désormais leur valence causale au niveau de l’histoire générale. L’histoire du tabac, par exemple sous la plume de Schlözer, n’est pas intéressante en elle-même ; elle l’est soit de par les effets qu’elle a eu sur une histoire plus générale, soit comme symptôme heuristique d’une configuration historique particulière : « “Geschichte des Tobaks” – wäre immer für die Welthistorie ein wenigstens eben so interessantes Sujet, als “Geschichte des großen Tamerlans”, oder als “Geschichte des alten assyrischen Kaisertums”. Vorrausgesetzt nämlich, daß der Zusammenhang, den ein historischer Gegenstand mit großen Weltveränderungen, als Ursache mit Wirkungen, hat, der einzige Masstab ist, der dessen universalhistorische Würde bestimmt »[22].

Le critère de l’événement est désormais : « qui » ou « quoi » a fait quoi, avec quels effets durables, cristallisés dans des institutions sociales, politiques, matérielles ou symboliques concrètes, et partant objectivables. La question que l’on se pose est celle de savoir si la résultante de ces « événements-charnières » (Hauptrevolutionen) de l’histoire universelle a modifié durablement les rapports structurant chaque territoire, chaque entité politique, ainsi que la relation entretenue entre les peuples dans le temps et l’espace.

Outre ces critères de sélection des objets centraux de l’histoire universelle, il y a le problème concret de son exposition narrative. Plusieurs options complémentaires s’offrent ici à l’Universalhistoricus.

  1. S’il opte pour l’exposition du « Zeitzusammenhang » (Schlözer) : il s’emploiera à déployer, d’un point de vue panoramique surplombant – point de vue fictif hors finitude, point de vue de Dieu, de la Fortune selon Polybe, soit aussi le point de vue ontologiquement dégradé de la méthode historique – la totalité des principaux événements et processus historiques contemporains à un instant t et répartis sur l’ensemble du globe. S’offre alors aux yeux du lecteur la mise à plat, implicitement ou explicitement comparative suivant les auteurs, des différents degrés d’historicité répartis sur l’ensemble de la planète. Dans son compte rendu fameux sur l’Esquisse de Condorcet en 1795, Friedrich Schlegel l’indique en substance : « Das eigentliche Problem der Geschichte ist die Ungleichheit der Fortschritte in den verschiedenen Bestandteilen der gesamten menschlichen Bildung, besonders die große Divergenz in dem Grade der intellektuellen und der moralischen Bildung ; die Rückfälle und Stillstände der Bildung, auch die kleineren partiellen ; besonders aber der große totale Rückfall der gesamten Bildung der Griechen und Römer »[23]. On se souvient que c’est précisément à partir de ce type de textes que R. Koselleck a thématisé la question de l’« Ungleichzeitigkeit des Gleichzeitigen »[24].

    Le « Zeitzusammenhang » est thématisé partout où il y a seulement concomitance des phénomènes historiques et non pas contact, ni interaction réelle, entre les peuples. Il suppose que les critères de scansion du temps calendaire soient partagés par tous et appliqués de manière neutre à tous les peuples de sorte à pouvoir rapporter chaque histoire locale à un axe commun du temps (un axe orienté, prenant la naissance de Jésus Christ comme repère 0[25] et le décompte par siècles comme mesure[26]). Nous renvoyons là à tous les débats techniques du moment sur la réforme de la chronologie historique (débats dont on aurait tort de minimiser l’importance).

  2. Définie par contraste avec la première, la seconde option narrative est celle du « Realzusammenhang » (Schlözer). Il s’agit là de concentrer le récit sur les contacts et interactions réelles existant entre les peuples.

    Dans chacun des cas, plusieurs choses nous paraissent essentielles à retenir :

    1. Il s’agit d’options complémentaires, de lectures multiples possibles d’un même devenir, mais ce pluralisme n’est ni un subjectivisme pyrrhonien, ni un relativisme.

    2. Ce pluralisme en matière de narration n’exclut pas qu’on privilégie en fait un découpage de l’espace-temps historique suivant les « principaux peuples » (Hauptvölker) de l’histoire universelle (et qu’on ne s’y trompe pas : c’est dans ce contexte précis que Schlözer parle d’« ethnographische Darstellung », qui n’a rien à voir avec l’ethnographie comme discipline). Dans ce cadre, le critère de sélection desdits Hauptvölker est de l’ordre de l’efficace historique, et non d’une axiologie particulière eurocentrée. A ceci près – et l’argument omniprésent est de taille – que l’efficace historique d’un peuple est fonction de deux facteurs : b1) l’existence ou non d’un « Etat » et b2) l’existence ou non de l’« écriture »[27]. La raison en est simple : l’Etat et l’écriture sont considérées comme ces inventions et instances privilégiées via lesquelles les sociétés humaines fixent ce qu’elles sont, accèdent à la conscience de soi et se mettent en position d’intervenir sur les facteurs qui les structurent de part en part. La saisie par l’histoire universelle de ces facteurs d’historicité (Etat ; écriture) est en cela un moment à part entière des technologies de gouvernement.

3.2 Les hypothèses politiques d’arrière-plan et l’inscription de l’Aufklärungshistorie dans l’architecture d’ensemble des sciences de l’Etat

L’idéal politique qui se cache derrière cet idéal de l’histoire universelle est celui de la « monarchie constitutionnelle » postabsolutiste. Il correspond au mouvement général de politisation des Lumières[28] du dernier tiers du XVIIIe siècle où la bourgeoisie cultivée et académique aspire à davantage de participation politique et de transparence à soi des corps politiques (fin des arcana imperii)[29]. On écrit une histoire du peuple pour le peuple[30] : c’est aux forces vives de la nation que l’Universalhistorie mais aussi bien la Landesgeschichte[31] florissante s’adressent. Les « sciences de l’Etat » telles qu’elles se trouvent systématisées à partir d’environ 1750 par Achenwall à Göttingen constituent le cadre englobant de toute pratique historiographique[32].

Le rôle de l’histoire en général et de l’Universalhistorie en particulier n’est véritablement compréhensible que dans le cadre du grand partage de l’époque entre « sciences a priori » et « sciences a posteriori »[33]. On trouve alors d’un côté les « sciences a priori » ressortissant au registre des « fins », à la détermination normative du « devoir être » (seyn sollen) suivant une doctrine des principes (droit naturel, philosophie, Metapolitik, etc.). De l’autre côté, on trouve les « sciences a posteriori » qui ressortissent elles au registre de la positivité empirique des objectivations humaines, au problème méthodologique de la récapitulation de l’« être » (seyn), de ce qui « a été » (le passé) ou « est » (le contemporain) : soit – au niveau disciplinaire – le partage des tâches existant entre l’« histoire » et la « Staatsbeschreibung » ou « Statistik » dont l’objectif est de faire un état des lieux des « Zustände », de la structure des sociétés de sorte à relancer le débat pratique sur l’adéquation maximale entre moyens et fins politiques et morales.

Parmi les sciences a posteriori des « moyens », la « Geschichte » et la « Statistik » s’avèrent être absolument complémentaires. Schlözer l’écrit en toutes lettres dans sa Theorie der Statistik de 1804 : « Geschichte ist fortlaufende Statistik ; und Statistik ist eine stillstehende Geschichte »[34]. Méthodologiquement plus englobante, l’« histoire » constitue le tout d’un dispositif de savoirs dont la « Statistik » ne représente qu’une partie[35].

La « Statistik » s’attache à décrire les spécificités structurelles de tel ou tel corps politique (Staatsmerkwürdigkeiten) à un instant t, suivant tous les registres constituants de la société et de l’Etat. Traduisons en langage contemporain. Décrivant des structures politiques, sociales, etc., la « Statistik » sera une manière d’histoire sociale intégrée dès lors que l’instant t analysé correspondra à un moment quelconque du passé ; elle en fournira pour ainsi dire la coupe longitudinale. Si en revanche l’instant t sur lequel elle se focalise est au présent, la « Statistik » équivaudra alors à une sorte de sociologie du contemporain. Dans tous les cas de figure, son mode propre d’exposition est celui de la « description » (Beschreibung).

L’« histoire », de son côté, intègre les connaissances élaborées par la « Statistik » en les réarticulant dans la diachronie (l’analyse des structures par la « Statistik » étant surtout synchronique). Ce faisant, elle combine le registre de la simultanéité – la « description » des structures – et le registre de la succession – soit le récit des événements se dégageant sur fond de relative prédétermination structurelle. Au plan de la mise en intrigue, la catégorie d’« exposition » (Darstellung) vient ainsi subsumer la « description » (Beschreibung) statique et synchronique des structures et la « narration » (Erzählung) des événements. Chaque travail historiographique nécessite dès lors de repenser ad hoc une causalité adéquate, une hiérarchie spécifique, située, des structures et des événements – une telle position prenant toujours ses distances avec les épistémologies monistes des sciences hypothético-déductives. Dans ce cadre, c’est l’histoire qui a vocation méthodologique d’intégrer les sciences descriptives empiriques de l’Etat à l’intérieur du cursus politicus (Schlözer)[36], et suivant plusieurs objectifs déclarés : la formation des administrateurs de l’Empire, la généalogie du présent à des fins de meilleure orientation et d’inflexion pratique du possible, la modification de la structure de l’opinion publique présidant à l’élaboration des politiques publiques.

4 L’Universalhistorie pragmatique et les cinq usages possibles de la comparaison historique

Résumons l’essentiel des axiomes structurant l’Universalhistorie et tentons ensuite de dégager cinq usages possibles de la comparaison historique à la fin du XVIIIe siècle en Allemagne.

L’Universalhistorie pragmatiste, et surtout celle prônée à Göttingen, est bien davantage qu’une simple mnémotechnique à des fins pédagogiques (comme on a pu le dire[37]) – chose qu’elle est aussi mais pas seulement. Elle n’est pleinement compréhensible que si l’on dégage en arrière-plan les visées politiques qui la sous-tendent : elle est une histoire pour le peuple, le « Bürger » conscient et actif. Ses présupposés théoriques et ses fonctions sont proportionnés aux expériences concrètes et aux attentes de ce que l’on commence alors à appeler la « bürgerliche Gesellschaft »[38]. L’histoire en général n’est dans ce cadre que ce moment particulier de l’édifice des « sciences de l’Etat » (Statistik) où se trouvent récapitulées les structures passées (aussi bien idéelles et matérielles) et la continuité de l’expérience historique. L’Universalhistorie panoramique a alors pour vocation de relancer la réflexion entre les moyens et les fins du vivre ensemble, entre technologies de gouvernement et normativité de l’optatif.

Ceci étant, cinq usages de la comparaison historique peuvent être selon nous à l’époque dégagés – loin d’être exhaustive, cette liste devrait être allongée et affinée[39].

  1. Un usage mnémotechnique pédagogique. L’ambition panoramique spatialisante de l’Universalhistorie sert à penser les différentes genèses possibles de l’actualité en telle ou telle partie du globe. Elle débouche sur une perception simultanée (par repérage des identités et des différences) de ce que Koselleck a depuis appelé la « non contemporanéité du contemporain » (Ungleichzeitigkeit des Gleichzeitigen). Autrement dit, l’analyse comparée des états dissemblables d’avancement des Lumières sur le globe est une mise à plat des différences culturelles, de leurs conditions de possibilité, mais sans qu’il y ait nécessairement d’ontologie différentialiste sous-jacente. Ce n’est que plus tard que le concept romantique d’« individualité historique » sera réontologisé jusqu’à rendre insurmontables, non médiatisables, les différents univers de sens en présence.

  2. Un usage heuristique : la rétrodiction. Le second grand usage de la comparaison historique est celui de la « rétrodiction ». Il présuppose deux choses : d’une part, un axe homogène, orienté du temps auquel on puisse rapporter la diversité des sociétés humaines ; d’autre part, une lecture des différents degrés d’historicité constatés chez telle ou telle société suivant un schéma progressiste de développement. A partir de là, l’observation contemporaine, depuis l’Europe éclairée, des peuples encore dits sauvages ou primitifs consiste à observer les sociétés européennes dans leur état historique reculé – un état qu’il serait sinon impossible de reconstruire empiriquement faute de sources, de traces (pour les périodes donc antérieures à la naissance de l’écriture). Le présent non européen se trouve alors dégradé au rang de fossile interprétable de l’enfance de l’Europe. La comparaison n’est alors ici rien d’autre qu’une technique de « rétrodiction »[40] – mutatis mutandis (l’apologétique chrétienne en moins s’entend) dans la lignée argumentative du Père Lafitau comparant les sauvages « Amériquains » contemporains aux moeurs des peuples de l’Antiquité[41]). Inutile de préciser qu’ici l’« Autre » est constamment réduit au « Même ».

  3. Un usage eurocentriste tendanciellement différentialiste. La comparaison peut fonctionner comme un européocentrisme aux tendances non seulement progressistes (cf. la variante précédente implicite dans l’usage rétrodictionnel de la comparaison), mais avec un caractère différentialiste prononcé et parfois couplé avec un discours sur la différence raciale d’inspiration esclavagiste, anti droits-de-l’hommiste. L’exemple de Christoph Meiners est à cet égard paradigmatique[42] ; il fait du reste voler en éclats l’image par trop homogène de l’école de Göttingen[43]. La logique d’apparition de nouveaux objets de l’histoire universelle a précédemment été évoquée ; rédigeant une histoire de comparée des femmes[44], des universités[45], des races[46], Meiners semble tout naturellement s’inscrire dans cette logique-là ; or il ne faut pas s’y tromper : cet intérêt pour de nouveaux objets est subordonné chez Meiners au projet général d’une anthropologie comparée hiérarchisée tendant à démontrer la supériorité civilisationnelle de l’Europe éclairée[47]. Des objets historiques comme les femmes, les universités, les races ne sont pour lui que les indicateurs empiriques du degré de civilisation atteint par une population donnée. De tels indicateurs ne servent en somme qu’à valider un système historico-anthropologique préalable[48]. En cela, précisément, Meiners détone par rapport au courant général esquissé ci-devant, a fortiori par rapport à l’école de Göttingen. Son « eurocentrisme » n’est plus seulement un progressisme ; il correspond à une anthropologie racialisante dont l’argumentation n’est certes pas purement physiologiste – elle se donne pour multifactorielle et historiciste –, mais se trouve assurément sur le fil du rasoir[49]. Le basculement idéologique vers un racialisme radical est structurellement préprogrammé, et l’histoire de la réception de Meiners le montre à l’envi[50].

  4. Un usage anthropologico-philosophique. La comparaison historique peut également consister en une mise à plat universelle des différentes modalités historiques du passage de la « puissance » à l’« acte » des facultés propres de l’humanité en fonction des « circonstances ». L’histoire universelle comparée est en ce sens le moment empirique privilégié de l’anthropologie philosophique.

  5. Un usage moral/ esthétique. Pour certains auteurs, la comparaison en termes d’histoire universelle n’est finalement rien d’autre qu’une technique d’extension et d’intensification de l’expérience individuelle (et par sommation collective) : étendre la sphère individuelle pratique par la contemplation, prendre conscience des différences, c’est bien là – sous le mot d’ordre de l’Universalhistorie – un moment à part entière des Lumières en tant que « Bildung », en tant que formation et transformation indéfinie de l’espèce humaine. Elargissant les bornes sensibles de l’individu, l’histoire universelle l’ouvre à l’ensemble des actualisations temporelles et spatiales de l’espèce humaine ; elle donne ainsi l’illusion optique de le soustraire à la finitude et conjure alors en lui, pour un moment, l’angoisse de la mort : « Indem [die Universalgeschichte] den Menschen gewöhnt, sich mit der ganzen Vergangenheit zusammen zu faßen, und mit seinen Schlüssen in die ferne Zukunft voraus zu eilen : so verbirgt sie die Grenzen von Geburt und Tod, die das Leben des Menschen so eng und so drückend umschliessen, so breitet sie optisch täuschend sein kurzes Daseyn in einen unendlichen Raum aus, und führt das Individuum unvermerkt in die Gattung hinüber »[51].

***

Assurément, l’Universalhistorie reste pour nous encore, aujourd’hui, extrêmement attrayante. On terminera ici néanmoins sur une note de scepticisme.

En effet, si nous partageons largement les grands principes organisateurs de l’histoire universelle pragmatique des Lumières allemandes – si sa critique des objets naturels et son élargissement radical du domaine d’objets de l’histoire nous fascinent –, il semble bien qu’on soit là à un niveau de généralité bien trop élevé pour pouvoir en avoir aujourd’hui un usage heuristique différencié. Avec les sciences de l’Etat d’alors sous-tendant les intérêts de connaissance propres à l’Universalhistorie, nous n’avons affaire – au-delà des grands principes déclarés – qu’à une topique générale encore insuffisamment élaborée de l’analyse socio-historique.

Le pathos convenu de la redécouverte historiographique ne saurait sur ce point nous aveugler ; en termes de réservoir catégoriel affiné, les sciences humaines et sociales contemporaines ont en ce sens toujours un temps d’avance sur la fin du XVIIIe siècle. Que des ambitions épistémologiques contemporaines s’efforcent de redécouvrir dans le passé de nos disciplines certaines positions théoriques dont ils s’estiment être les descendants plus ou moins directs est une chose ; l’écart qui toujours subsiste entre ces positions théoriques passées jugées toujours fructueuses et les exigences propres de nos savoirs historiques spécialisés en est une autre, que l’on ne saurait néanmoins confondre.