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Du poème, quand il exerce sur moi son transport, je voudrais tenir le pas, maintenir le tempo et l’allant, entretenir l’élan. Il ne s’agit pas là de rester dans le monde imaginaire d’un roman, dans l’univers de la fiction qui double le monde réel, mais plutôt de garder un rythme venu d’ailleurs, de s’accorder avec une cadence, de prolonger des gestes et des vitesses qui résonnent en moi. Ce retentissement interne du poème me porte alors moins vers le commentaire ou l’explication (où dire une situation du texte, analyser les éléments constitutifs d’un monde, nommer les opérations de consonances et de dissonances narratives) qu’à creuser l’accueil d’une manière de dire que je voudrais répéter et faire durer, alors même que j’en mesure le caractère inimitable, la portée chaque fois singulière. Autrement dit, il faut, à chaque nouvelle fois, mesurer un événement de lecture.

Ces événements sont rares (du moins pour moi) et semblent, quand ils se produisent, redonner d’un coup confiance dans l’acte poétique même, en refonder la nécessité en acte. L’euphorie qui se manifeste alors, je la reconnais comme un effet contagieux du texte, comme la consonance d’un transport qui vient du poème. Il me gagne littéralement. Je l’éprouve en lisant Rimbaud, Michaux, Ponge, Bonnefoy et bien d’autres, parce qu’elle provoque ce que j’appellerai, en tentant de l’élucider, l’allégresse du poème. Je l’éprouve, l’atteste en quelque sorte, la prouve en la prolongeant. Et c’est parce qu’elle se vérifie en effet sur moi que je crois devoir en parler à la première personne.

Mais il est temps de sortir d’un propos trop général et d’attester plus concrètement de ce genre de rencontre en me tournant vers La Jonction de Martin Rueff[1], qui marque son retour en poésie, son dernier ouvrage poétique, Icare crie dans un ciel de craie, datant de 2009[2].

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Le livre porte en exergue une citation d’Italo Calvino, tirée de sa « Ultima lettera a Pier Paolo Pasolini » : « Non si deve mai essere cinici. Neanche per scherzo » que l’on peut traduire par « il ne faut jamais être cynique, même pour plaisanter ». Il s’ouvre donc sur une injonction morale, historiquement déterminée et reprise pour le moment présent, à parler sans cynisme, à s’engager dans une parole qui se refusera le second degré comme le recul dégagé de celui qui serait revenu de tout. J’entends cette injonction comme une manière de se risquer encore, sans ironie, dans l’aventure lyrique. Et c’est bien l’éventail des potentialités lyriques que déploie La Jonction selon les trois temps du recueil, en obéissant au programme de son beau titre. Produire ou réaliser la jonction, telle serait donc l’opération poétique que nous propose sans cynisme ni naïveté le livre.

Car on évitera de parler de dispositif, tant le mot s’est usé dans les musées d’art contemporain. Disons plutôt opérations, pour souligner le caractère agissant du poème en action. Opérations multiples que déplie, en préambule, un texte qu’on peut lire comme un mode d’emploi, ou comme un hommage humoristique aux années 1960 puisqu’il est intitulé : « La jonction ou comment savoir ne pas savoir savoir ce que l’on fait » dans une phrase faite exprès pour donner le tournis et qui semble pasticher les figures autotéliques du textualisme d’antan. Mais il s’agit bien de « faire » en sachant que l’opérativité du poème excède son calcul (sans lequel, pourtant, on le sait, il n’est aucune possibilité performative).

« Jonction » donc : l’efficacité poétique du mot vient de ce qu’il désigne en même temps un lieu (celui d’un quartier de Genève où se rejoignent l’Arve et le Rhône), une figure (qui peut prendre la forme syntaxique du zeugme ou de l’hendiadyn, aussi bien que la forme métrique, de l’enjambement), voire une figure des figures ou comme le dit le préambule « une logique de logiques » (LJ, p. 9), et bien sûr une métaphore du lien à autrui, un quasi synonyme de l’amour. La multiplicité des sens du mot implique d’emblée une série d’opérations lyriques de grande ampleur puisqu’il s’agit de dire un lieu, dans sa réalité précise et actuelle, dans l’acuité de son hic et nunc, en deçà de toute puissance allégorique. Le long passage en prose qui clôt la deuxième partie du livre, qui constitue la clausule de la partie appelée précisément « La Jonction » se présente comme une déambulation précise et descriptive, qui conjugue les souvenirs du promeneur rousseauiste, du flâneur baudelairien, du poète qui cherche dans le paysage changeant les preuves d’un alphabet symbolique, si la forme géographique du Y surgit autant dans son vocabulaire que dans la topographie.

« Contrainte » si l’on veut comme le remarque Martin Rueff dans la coda de cette deuxième section[3], mais à multiples détentes, puisque le poème se programme selon plusieurs lignes de croisement : deux chants d’abord, l’un en italique sur la page de gauche et le deuxième en romain à droite, « dispositif » qui autorise deux types de lecture selon que l’on voudra lire les deux sur la même page ou que l’on préfèrera enchaîner chaque série pour elle-même. Mais le système n’est pas aussi rigide que semble l’impliquer le mot de contrainte, car la mise en parallèle des deux voix, des deux fleuves, l’Arve et le Rhône, notés A & R, doit évidemment arriver au lieu de leur conjonction, où les deux séries se mêlent pour ne plus faire qu’une à partir de la neuvième section, au moment donc où peut commencer « l’élégie d’Arve » puisque la rivière secondaire ne subsiste plus que comme souvenir de son cours antérieur. La structure du texte programme aussi le dialogue du français et de l’italien (dont Martin Rueff est un traducteur patenté), puisque la section 33 est entièrement écrite en italien. La série R est ponctuée d’une sorte de refrain qui reprend un vers de « Pettirosso » d’Umberto Saba donné dans la langue originale : « Tratternerti, volessi anche, non posso[4] », suivi à chaque fois d’une adresse à la deuxième personne.

Le croisement des deux lignes, A & R, littéralise aussi le dialogue amoureux, l’adresse à l’aimée, dont il figure le chant double, sans attribuer cependant les voix mais en faisant résonner dans les poèmes les paroles de la femme. Poème lyrique, « La jonction » l’est donc de multiples façons ; d’abord dans l’effort pour dire une circonstance, un lieu précis, puis dans sa vocation amoureuse puisqu’on lit dans la courte section 3 de la série R : « Tu vois, j’écris La Jonction pour qu’on / ne se sépare plus » (LJ, p. 78). La confluence de l’Arve et du Rhône prend la figure d’une promesse de retrouvailles et d’union, selon une conjonction heureuse du littéral et du métaphorique[5]. Mais on peut aussi ajouter à cette surdétermination lyrique (qui convoque dès le premier poème de la série R la figure d’Orphée) l’inépuisable motif poétique du fleuve comme image du temps qui passe. Cette fluence du temps et de l’élémentaire nourrit ainsi une rêverie élégiaque qui s’explicite sous les auspices d’Ovide (« From Ovid with love ») dans la section 24.

La saturation lyrique de la figure de la jonction, saturation consciente, calculée et incalculable, fait aussi que, comme un fleuve, le poème charrie dans son mouvement toutes sortes de réminiscences poétiques, d’échos de vers, de citations qui s’entremêlent. Martin Rueff en donne dans la notice finale la liste, nommant Saba et « ses merveilleux Ucelli » et parmi les « poètes chéris », J.-C. Bailly, C. Baudelaire, T. Corbière, M. Deguy (dont il reprend un passage de Gisants à la page 91 : « je ne cesse de te perdre depuis cette chambre d’hôtel / où nue et détournée tu m’as crié va-t’en »), Homère, S. Mallarmé, Ovide, Platon, P. de Ronsard, A. Rimbaud, P. Verlaine, W. C. Williams (LJ, p. 143). La reconnaissance exacte des citations importe moins que le mouvement de remémoration et d’actualisation de la poésie passée, des poètes antiques aux plus modernes et on sait l’attachement de Martin Rueff à Michel Deguy à qui il a consacré un livre[6]. L’énonciation lyrique se tient entre citation et récitation, entre événement de parole et répétition des vers chéris. Dans le mouvement du poème, ce sont spontanément les échos, les rythmes des poètes antérieurs qui reviennent et relancent le discours. Dans l’allant du poème, c’est la poésie même, en ses vers mémorables, qui retrouve sa place, son écho et sa force de ré-énonciation. On pourrait dire aussi : son espace de résonance retrouvée.

L’élan de la diction lyrique est donc un opérateur de jonctions, qui conjoint aussi poème et prose, notamment à la fin des deux parties que sont « La Jonction » et « L’enrouement d’Actéon », quand la prose prend le relais de la poésie dont on ne doit pas forcer le régime : prose de la déambulation dans le quartier genevois, ou long tâtonnement autour de la voix entravée et empêchée. De même, il faut mêler les tons les plus divers, du vocabulaire savant aux jeux de mots un peu potaches. C’est dans la première partie du livre, « L’amer fait peau neuve », que cette alliance joueuse est la plus sensible. Ce poème en plusieurs sections est une rêverie sur la couleur bleu mais aussi un essai d’« hématopoïétiques », poèmes des hématomes. Parmi les multiples citations qui y affleurent, on ne s’étonnera pas de trouver des références aux « mots bleus » de Michel Jarre, chantés par Christophe (LJ, p. 22), au « monde est bleu comme toi » d’Étienne Daho (LJ, p. 29), qui viennent aussi facilement qu’une réécriture très drôle du sonnet de Baudelaire devenu « Sois large, ô ma Couleur, étends-toi plus tranquille. / Tu réclamais le Noir, il s’épand, le voici » (LJ, p. 34).

Dans l’afflux du chant, surgissent à égalité les références savantes et les réminiscences de chanson, les réécritures de vers célèbres qu’ils soient de Paul Celan (« bleus, bleus – roses de quelqu’un », [LJ, p. 37]) ou de Gertrud Stein (« Bleu est un bleu est un bleu est un bleu », [LJ, p. 69]). Dans cette sorte de festival enjoué et virtuose, on peut aussi noter que Chénier est convoqué avec ses « doux alcyons » (LJ, p. 46) ou qu’une série de jeux de mots met à distance le pathétique qui sourd des poèmes consacrés à l’hémophilie. Sous une forme faussement sentencieuse, quelques maximes émaillent ainsi le poème : « hémo ne fait pas de vieux bleus » (LJ, p. 59), ou, à la manière du Michaux de Poteaux d’angle, « qui saigne un jour, il saigne toujours », référence qu’explicite dans la même page le vers final de la strophe XI : « son épreuve son exorcisme ». Dans les strophes XXI et XXII de « Hémo », deux versions presque oulipiennes de réécritures irrévérencieuses participent de ce feu d’artifice verbal avec « hémos et camés » transposant le titre de Gautier, et « c’est l’hémo et les choses » en hommage à Michel Foucault.

L’humour participe de l’allégresse lyrique si le mot désigne bien ce qui se manifeste au dehors, cette disposition joyeuse qui s’extériorise et fait feu de tout bois, de tout poème remémoré. La même veine burlesque nourrit des passages du troisième temps du livre, consacré à Actéon. C’est notamment une Diane qui « garde son bandana / princesse Tam Tam / modèle Woodstock » (LJ, p. 161) quand elle est dans son spa, entourée de ses nymphettes tournant un clip promotionnel pour le Conseil Régional de Béotie. Ou encore, dans le fil d’une méditation sur les noms des chiens d’Actéon, cette affirmation décalée : « les chiens sont des déchiqueteurs rigides » (LJ, p. 186), qui travestit la formule de Kripke.

Une forme de virtuosité verbale joue ainsi à travers les trois sections, multipliant les possibilités poétiques. Si la première section de « L’enrouement d’Actéon », intitulée « Le coeur en proie. Saint Hubert chasseur français » rappelle la manière d’Olivier Cadiot pour la vitesse de la narration, la fusion de l’action et de son effectuation par l’usage du présent de l’indicatif, la convocation du matériel de chasse le plus sophistiqué, le caractère solipsiste du héros voué à une action presque monomaniaque, Martin Rueff peut aussi rivaliser avec Valéry, cité en exergue du poème attribué à Diane sur le cutubut, « insecte qui vit à la surface des eaux stagnantes » (LJ, p. 179). Le refrain de cette section intitulée « Le cutubut ou nautonier » est en effet : « glissant sur le verre fluide / un ballet d’ombre embarqué, / tu mènes la sombre danse / d’un suspens d’ombre dense » (LJ, p. 180), où tout souligne l’hommage pastiche, de la surenchère des allitérations et des assonances au motif symboliste du ballet.

On pourrait penser que le poème ne se prend pas au sérieux, mais les décalages comiques ou les heurts de tonalité relèvent plutôt de l’extension de la gamme lyrique, à la recherche des limites de sa diction. Car l’humour désamorce sans ironiser une parole qui explore les territoires du chant. Pas de cynisme, même pour rire. Le premier des textes de la section « Hémapoïétiques » nomme bien des « chants » et des « hymnes » dont il faut retrouver la force de traction :

Du fond de la mer
courbés sur eux recourbés
dans le soir frais
ce qu’ils remontent
comme pour embraser
l’écume
ce sont,
exquises méduses,
des bleus
pour les passer dans leurs veines
de la tête au front
de grands hématomes de mer.
Allez tirer sur vos lignes
Allez remonter vos filets
de bleus garnis
élevez vos chants
vos hymnes ecchymosés
au plus profond des sacs de mer
méduses transfuses
qui disent les vérités
de vos peaux létheuses.

LJ, p. 26

La métaphore filée fait de l’intérieur du corps une sorte de mer où pêcher les hématomes se métamorphosant en méduses. Le poème s’achève sur le jeu de mot « létheuses / laiteuses », comme si la peau livrait à l’oubli cette a-léthéia philosophique que seule l’image filée peut capturer.

Le mouvement lyrique, dans la continuation de Icare crie dans un ciel de craie, est toujours double : descente et remontée, chute et ascension, et cette dualité maintient la tension entre l’envolée de l’hymne et la nécessaire modestie de la retombée au sol. La parole poétique peut donc aussi se faire prière et retrouver des accents anciens, médiévaux, pour s’adresser à la Vierge au caban bleu dans la belle ouverture de « L’amer fait peau neuve ». Il s’agit d’une vraie prière, demandant merci et miséricorde à une Vierge au manteau couleur d’une Europe qui ne sait plus accueillir les migrants naufragés, qui ne mérite plus de border la Méditerranée, cette Mare Nostrum, dont le « nous » s’est défait et que le poète nomme avec dépit : « Mare Eorum », mer amère des vaincus.

Il s’agit donc de maintenir la capacité à l’hymne de la parole, ce en quoi elle se doit de rester poétique. « Hymne fini » mais hymne toujours, comme l’indique ce passage du début de la série A :

…celui qui, quel qu’il soit, elle
qui et que vaut n’importe qui
s’avance, ille ego, si l’on veut,
balbutie, blablate, bégaie,
bredouille, balbuziante aux balustres
des rives dont la langue fourche
se laisse prendre à celle du temps
bifide au goût double
en la jonction et ciel et verte
sans blabla mais lyrique
à la fois cherche et côtoie
l’hymne fini qui y mène.

LJ, p. 76

Joignant première et troisième personnes, masculin et féminin, le sujet qui s’avance doit encore se risquer au mouvement de l’avancée, dans un langage qui trébuche, bégaie et se dédouble, mais invente à mesure ses allitérations, ses emprunts latins. Sa parole, je la dirai volontiers à mon tour « sans blabla mais lyrique », parce qu’elle est portée par une première personne ouverte à l’impersonnalité du poème. Car le poème, ou sa suite en prose, est affaire de voix « qui n’est pas tout à fait la mienne » comme l’explicite un passage de « Sanglot glosant », titre où se vérifie une fois de plus la vertu du jeu sur les signifiants, un jeu volontairement voyant dans les effets d’écho phonique et de retournement. Voici le passage que j’extrais à une longue séquence continue :

je récapitule, ne nous perdons surtout pas, je cherche les pelotes de réjection et la paroi de la gorge qui est la paroi des morts pour risquer une tentative de poème accroché à une voix qui n’est pas tout à fait la mienne (mais c’est sans doute au fond toute la question) car j’ai choisi (c’est-à-dire s’est imposée à moi) une voie de grande mue infigurable comme l’est toute voix, une grosse voix qui n’est ni celle d’un homme ni celle d’un cerf.

LJ, p. 209

Cette voix, c’est celle d’Actéon au moment où, croyant encore parler, il émet des sons d’oiseaux ou de bêtes, où il ne peut plus appeler ses chiens qui vont le dévorer sous la forme du cerf en laquelle il vient d’être changé par Diane.

La poésie (avec son extension à une prose rythmée et débordée) reste bien une question de voix en tant qu’elle n’appartient plus précisément à un sujet mais qu’elle s’échappe et s’enraye. D’une certaine manière comme chez André Frénaud[7], le poème est la seule diction apte à dire l’enrouement d’Actéon, le moment de la défaillance de toute parole, quand le mot ne reste pas seulement sur « le bout de la langue » (LJ, p. 206) comme chez Pascal Quignard, mais se bloque dans l’angoisse.

La grande « mue infigurable » (autre motif proche de l’oeuvre de Pascal Quignard) exige donc une diction qui ne soit plus ni l’un ni l’autre, sans relever pour autant du neutre ou d’une neutralisation. La métamorphose, moteur du lyrisme depuis Ovide, est aussi un opérateur de jonctions et de disjonctions. Elle passe par l’énonciation poétique de ce qui échappe au sujet Actéon alors même qu’il lui reste la conscience paniquée de sa transformation, comme par l’énonciation en prose continue où il s’agit de ne pas se perdre tout à fait, entre engagement de la première personne (avec des souvenirs d’enfance qui remontent aussi dans la recherche du point où parlerait une voix qui mue) et déport vers une expérience fabuleuse, impossible à soutenir.

Cette question de la voix est l’affaire du poème comme tel, du poème exposé à son débordement en prose comme on le sait depuis Baudelaire et la Modernité. Le mot de « poème  » est souvent employé pour dire cet excès, sans y projeter de sujet à la première personne, car la poésie dépasse ce qui relèverait d’une énonciation individuelle et située. Dans l’énergie du poème, dans son faire singulier (jeu sur les signifiants graphiques et phoniques, enjambements, coupes), dans ses opérations propres, peut se produire quelque chose de spécifique.

Dans la lignée de Michel Deguy, le poème expose donc nécessairement son fonctionnement et ses pouvoirs : c’est aussi lui le sujet de ces opérations que le texte doit nommer. Ainsi dans la reprise du mythe d’Actéon et dans un moment de discussion autour de la version de Pierre Klossowski et de la question qu’il pose au regard de Diane, on peut lire : « Je la replace dans l’espace du poème qui profane le mythe » (LJ, p. 179). L’espace poétique sort du mythe, il le décadre, le déritualise, en lui donnant même, on l’a vu, un aspect burlesque. Faisant d’Actéon comme de Diane ou d’Écho à la fois des personnages et des sujets parlants, le poème varie les angles, les énonciations, accélère et ralentit les moments de l’histoire légendaire qui s’anachronise de façon à la fois joyeuse et toujours tragique.

Ce pouvoir du poème, il faut lui redonner son jeu le plus large, le plus ouvert. Mais cette confiance dans ses opérations ne revient pas à croire à sa toute-puissance. L’humour que j’ai déjà noté dans La Jonction participe à cette mise à distance d’une hubris du poème. Dans la partie centrale du livre, se noue le dialogue du poète et de la femme aimée. Elle se moque tendrement de la prétention possible du poète, à qui elle rappelle, en détournant une célèbre formule de Marx, le devoir de modestie ou de silence : « tes poètes ris-tu / n’ont fait jusqu’à maintenant / qu’interpréter le monde / il faudra… / …le laisser tranquille / s’écouler entre nos mains / comme un tamis de branches » (LJ, p. 104).

Le dialogue lyrique qui sert de trame à « La Jonction » rappelle donc au poète les limites de son ambition. Limites qu’il sait se dire à lui-même avec humour. Dans sa longue promenade le long de l’Arve, il peuple le paysage de peupliers de lettres symboliques, projetant dans la nature des O, des S et des Y, ou dessinant un huit renversé. Prodige de la langue qu’il met pourtant à distance : « tu te rends compte, me dis-je à moi-même en ces moments d’aveuglement que je voudrais faire passer pour de la lucidité poétique alors qu’ils offrent seulement la preuve de l’entêtement poétique qui veut que le poème ait toujours raison » (LJ, p. 137). Non, le poème ne justifie pas toutes les manipulations, même si elles sont heureuses et joueuses, du signifiant. La virtuosité que j’ai notée à maints endroits de La Jonction sait les limites du jeu où elle s’exerce et elle le fait avec la conscience du forçage qui peut s’y révéler.

Ce sont plutôt des moments d’euphorie où l’on peut jouer avec le langage, lui faire donner son plein régime d’expression, s’abandonner aux réminiscences du poème qui appelle Ronsard, Baudelaire, Michaux ou Deguy. Oui, on peut convoquer les plus savantes manières d’allitérer le discours, de multiplier les équivoques et les polysémies dans une tradition qui court de Marot à l’Oulipo. Mais le chant reste modeste, l’hymne reste fini. Le poète n’est pas celui qui descendrait aux Enfers comme Orphée. Sa tâche est bien de « profaner le mythe » et de le ramener à sa finitude lyrique. Il n’est pas plus celui qui ferait parler les animaux, ou une altérité radicale qu’il aurait le pouvoir de doter de paroles. C’est l’enjeu de toute la belle section « Tu te trompes Foster », réponse au livre de Charles Foster, Dans la peau d’une bête. L’écrivain vétérinaire et philosophe conteste l’idée de Wittgenstein que nous ne pourrions pas comprendre un lion s’il parlait. Rueff rétorque dans ce dialogue imaginaire : « Mais Foster c’est toi qui te trompes / et tu trompes / si tu crois que le poème / relaiera ce trafic naïf » (LJ, p. 203). Nul privilège donc au poète de parler au nom des bêtes, des chiens, pas plus que des déesses. Il ne peut savoir vraiment ce que ressent Actéon au moment de sa métamorphose. Il ajoute :

Le poème ne passe pas en force
de l’autre côté
car il passe en faiblesse
et qu’il n’y a pas d’autre côté
 
Si c’était comme on le veut aujourd’hui
un parler animal que le poème
pourquoi serions-nous tristes
lorsque nous pensons aux animaux ?

LJ, p. 204

Le devoir du poème réside donc dans sa « faiblesse », dans l’affirmation qu’il doit maintenir qu’il n’y a ni arrière-monde (et il doit donc chanter celui-ci maintenant), ni autre côté.

La modestie de la diction poétique, qui va du poème à la prose, aller et retour, A & R, tient donc dans le mode conditionnel qui reste le sien, dans l’ignorance réelle de sa destination. C’est ce que dit la fin de la section « Noms courants » :

Et je voudrais écrire des poèmes
comme on lance une balle
qu’ils aillent très loin
rapides, simples,
entre vol et chute
qu’ils montent et puis s’inclinent
et précipitent très loin
au fond du pré
dans un taillis
de l’autre côté de la grille
du voisin
et qu’ils reviennent vers moi
couverts du temps d’un autre
ou qu’ils se perdent à jamais
ou qu’un vieux chien les ramasse.

LJ, p. 200-201

Ce poème semble être un hommage aux « bons chiens » de Baudelaire. « L’autre côté » n’est pas un lointain ouvrant sur une altérité surplombante, mais celui du « voisin ». Écrire un poème, c’est l’envoyer sans savoir s’il va toucher sa cible, trouver son destinataire. C’est dessiner un mouvement « entre vol et chute », indécidable jonction de l’ascension et de la descente, de l’élévation (autre mot baudelairien) et du consentement humble à la terre.

***

Pourquoi ai-je commencé par parler d’allégresse ? Pourquoi ai-je voulu attester de ce sentiment comme lecteur ? Parce que la modestie du poème, rappelée en ces moments stratégiques, n’est pas acceptation de l’ordre résigné du monde, d’un monde qui reste à chanter, dans ses bleus, ses naufrages, ses enrouements, mais aussi dans son pouvoir de liaison et de conjonction, dans la grâce d’un enjambement rythmique qui manifeste et produit l’accord. L’« hymne fini » reste possible, car le poème n’est pas terminé. Au contraire, il s’élance de nouveau, entre vol et chute, parce qu’il relève précisément de la finitude dont il faut dire la limite temporelle dans l’écoulement élégiaque des fleuves.

L’allégresse que je ressens à lire La Jonction, c’est celle de se confier, encore et toujours, au langage dans ses puissances figurales et verbales, mais sans enflure, sans blabla. En continuant de croire au lyrisme, à sa force d’emportement et de reliaison. C’est continuer d’accorder crédit et puissance aux mots même quand ils ne savent plus nommer les chiens. C’est maintenir un rythme, tenir un allegro, ma non troppo. Sans cynisme, jamais pour rire, sans résignation.