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Dans son troisième roman Doggerland[1], publié en 2019, Élisabeth Filhol repense narrativement les termes de la dialectique, fondamentale pour la pensée écologique, entre le discours politique et le discours scientifique, qui ont été trop souvent séparés, comme le souligne Bruno Latour, par l’opposition inopérante entre les pôles de l’objectivité et de la subjectivité[2].

Pour ce faire, l’autrice interroge les différentes forces à l’origine de l’évolution écologique du territoire éponyme du roman, situé dans la Mer du Nord, qui accueillait autrefois une civilisation, mais qui a été submergé au cours du Mésolithique.

Placer le Doggerland au centre du roman met à l’épreuve les théorisations critiques portant sur la poétique des lieux, qui affirment la valeur littéraire de l’appréhension subjective de l’espace : si en effet les lieux réels sont indissociables de l’expérience imaginaire de ceux qui les ont habités, comme l’affirment des théoriciens d’horizons différents tels que Lawrence Buell, Pierre Schoentjes et Jean-Christophe Cavallin[3], comment peut-on raconter un territoire qui existe sans qu’il soit possible d’en faire l’expérience directe, et qui peut seulement être appréhendé par la médiation de la science et non pas vécu ?[4] C’est pourtant de ce point paradoxal que part Filhol pour interroger les liens de complémentarité entre littérature et science, c’est-à-dire à travers un questionnement sur la faculté de projection de l’imagination, entendue en tant qu’appréhension phantasmatique d’un objet absent : le Doggerland.

Ainsi, les personnages principaux du roman sont tous des scientifiques, motif assez fréquent dans le domaine de la littérature environnementale anglophone[5] mais plus rare en France jusque-là[6] : Filhol narrativise par ce moyen de nombreuses connaissances scientifiques et les met en relation avec un discours politique, tout en interrogeant le rôle épistémologique de la littérature. C’est cette articulation complexe que nous allons aborder, en montrant, grâce aux outils critiques de l’écopoétique, la spécificité des moyens littéraires utilisés pour élaborer un point de vue inédit sur le risque écologique. La démarche écopoétique vise en effet à identifier, dans la construction du texte littéraire, les éléments définissant la spécificité du rapport avec l’environnement. Dans l’univers des études écocritiques, elle se distingue par une attention particulière portée aux aspects formels, aux outils littéraires structurant ce rapport[7].

Nous analyserons d’abord la manière dont Filhol thématise la question du risque écologique, entre autres dans le rapport institué entre l’action anthropique et celle exercée par les forces telluriques, à travers les différents regards portés par les scientifiques sur l’objet d’étude partagé du Doggerland. Nous passerons ainsi en revue la manière dont l’autrice construit un discours politique sur la relation entre science et capitalisme, entre technique et écologie.

Nous étudierons ensuite les outils littéraires, et en particulier le temps narratif et la métaphore, que Filhol utilise afin que le lecteur perçoive plus clairement l’ampleur et la complexité des échelles temporelles et spatiales avec lesquelles travaillent les scientifiques pour observer et interpréter les changements écologiques.

Finalement, nous verrons que dans Doggerland les liens de complémentarité entre littérature et science sont explorés à travers une enquête menée sur la projection imaginative : Filhol souligne ainsi la porosité entre objectivité scientifique et fiction romanesque, qui rend les échanges possibles entre les deux approches.

Poétique du risque écologique

Le système des personnages de Doggerland est spécifique en ce qu’il est conçu pour représenter la variété des approches possibles de la connaissance scientifique, ainsi que le rapport à l’action que cette connaissance peut produire.

Ainsi la géologue Margaret, ayant poursuivi une carrière universitaire, cherche à reconstituer, selon une démarche purement intellectuelle, les caractéristiques de la vie préhistorique dans le Doggerland, démarche qui s’inscrit sur un temps long. En revanche, Stephen, son mari, et Marc, son ancien compagnon, travaillent dans le domaine de l’extraction pétrolière et de l’éolien offshore et mobilisent leurs connaissances scientifiques pour comprendre comment exploiter au mieux, à l’aide de la technique, les ressources naturelles dont ce territoire dispose. Leur savoir, contrairement à celui de Margaret, a des retombées pratiques à court terme, en relation avec le système productif et économique. Enfin Tom, le frère de Margaret, météorologue, surveille quant à lui l’évolution et les effets de la tempête Xaver, qui frappa l’Europe du Nord pendant trois jours en 2013, et qui sert de cadre au récit principal. Dans son cas, la connaissance, bien qu’orientée vers un but pratique immédiat, à savoir la prévention des dégâts liés à un événement météorologique extrême, n’est liée ni au profit économique ni au productivisme capitaliste.

Si Margaret envisage donc le Doggerland comme un objet d’étude, ne modifiant en rien son état, Marc et Stephen constituent le point de conjonction entre la science entendue comme acquisition d’un savoir pur sur un objet et la technique comprise comme la possibilité de mener une action sur cet objet.

Cette opposition est explorée du point de vue de sa valeur politique tout au long du roman et en particulier lors de la rencontre des anciens amants Marc et Margaret après vingt ans d’éloignement, à l’occasion d’un colloque sur le Doggerland organisé au Danemark où se confrontent chercheurs et acteurs du secteur industriel. C’est David, le fils de Margaret, qui au cours d’un dialogue avec sa mère exprime un point de vue politique sur cette alliance du savoir et du profit qui se forge lors de conférences de ce type :

L’intitulé de l’édition 2013, Offshore industry and Archaeology, a creative relationship, résume à lui seul plusieurs années d’une collaboration fructueuse au dire de sa mère entre universitaires et industriels, mais à ses yeux à lui ambivalente, dont il n’est pas sûr qu’elle et ses confrères, à terme, sortiront gagnants. […T]out le petit monde de l’offshore, mêlé aux universitaires, qui se côtoient et alternent les prises de parole : rapports de fouilles, présentations de projets, études d’impact, innovations technologiques. Une fréquentation improbable, constate David, de deux mondes que sur le papier tout oppose. L’alliance de la carpe et du lapin. D’un petit et d’un grand appétit, l’un de savoir, l’autre de profits[8].

L’insertion du titre en anglais dans le texte renvoie au jargon international des affaires, tandis que la référence à une « relation créatrice » semble ironique dans le contexte, au vu aussi de la partition, certes assez manichéenne mais qui sert l’objectif polémique de David, entre le désir matériel du profit et le désir de savoir qui caractérisent les deux démarches. Élisabeth Filhol affirme d’ailleurs, dans un entretien accordé à Christine Marcandier pour Diakritik, que « les personnages de Doggerland interrogent […] la manière dont on s’accommode plus ou moins bien du modèle néolibéral qui est le nôtre. En s’y intégrant ou en le contournant[9] ».

La rencontre entre Marc et Margaret à Esbjerg leur permet de confronter leurs parcours respectifs et les non-dits de leur relation, mais elle met également en regard deux univers professionnels se développant à partir d’une racine commune, inscrite dans la recherche scientifique. L’une de leurs conversations porte ainsi sur le pouvoir prophétique de la science, qui endosse le rôle tragique de Cassandre, la fille de Priam capable de prédire le futur mais condamnée à ne jamais être crue :

Elle lit à livre ouvert dans ce qui va advenir, elle donne l’alerte, en pleine conscience, en toute bonne foi, elle tente de convaincre autour d’elle, mais personne ne la croit ; de même qu’aujourd’hui, quantité de scientifiques ou de simples citoyens tirent la sonnette d’alarme, lucides, clairvoyants devant ce qui se prépare, mais sans moyens d’action ni véritable audience autour d’eux, puisque ceux qui ont les rênes en main se préservent, dont les intérêts colossaux sont en jeu, qui n’ont aucune envie que la machine s’arrête, ni même ralentisse […][10].

La protagoniste met ainsi en évidence l’impossibilité du système capitaliste de s’arrêter face aux dangers qu’il provoque, ce qui résonne avec la critique sociale et politique parcourant les autres romans d’Élisabeth Filhol, La Centrale et Bois II, qui mettent en avant le point de vue des travailleurs broyés par la machine productiviste[11].

Dans Doggerland, ce qui est souligné dans l’analyse des mécanismes du capitalisme est la difficulté d’évaluer les facteurs de risque écologique dont ces mécanismes sont à l’origine. En effet, si les modifications géologiques et plus largement climatiques sont difficiles à saisir, c’est parce qu’elles agissent sur des systèmes complexes, diffus, des entités que la raison humaine peine à appréhender dans leur globalité, comme l’a mis en évidence Timothy Morton par son concept d’hyperobjet[12]. En outre, comme le fait observer le sociologue Ulrich Beck, puisque le développement de technologies toujours plus avancées rend extrêmement difficile l’évaluation de leurs conséquences possibles, la modernité se caractérise par le fait que seul un nombre limité d’individus est en mesure de saisir pleinement les risques des outils que nous employons[13] : en raison de cette incertitude, la parole des savants est condamnée à rester difficilement audible. Margaret, analysant la situation, considère que seul un événement catastrophique pourrait rendre compréhensibles de manière non ambiguë les dommages sur l’environnement causés par la surexploitation des ressources naturelles :

À mettre en vis-à-vis de l’exploitation des hydrocarbures dans des conditions toujours plus extrêmes, de chaleur et de pression, dans des terrains géologiques toujours plus complexes, à proximité de failles dormantes qui ne demandent qu’à être réactivées. Un événement capable de nous faire réévaluer le rapport risque bénéfice, de mettre un coup d’arrêt à ce genre d’activités. – À défaut d’un coup d’arrêt, au moins un coup de frein[14].

De ce point de vue, la littérature et en particulier la fiction, peut jouer un rôle significatif dans la compréhension d’une telle complexité, justement en vertu de ses instruments spécifiques : ce n’est pas un hasard si Doggerland commence et se termine par des catastrophes[15].

Le roman s’ouvre en effet par une description de la puissance de la tempête Xaver. Filhol choisit cependant de montrer cette catastrophe à travers la perception qu’on peut avoir d’un événement climatique d’une portée si vaste à partir d’une station météorologique, où le déchaînement spectaculaire des éléments est encadré par les instruments de mesure et transformé en une suite de données scientifiques. Le point de vue scientifique est ainsi immédiatement introduit dans la narration :

Elle grandit et se déploie telle une puissance mythologique, mi-concrète mi- abstraite, par capteurs, balises, transmissions satellites et simulateurs interposés, ni tout à fait réelle dans ce temps intercalaire où elle souffle sur les eaux de l’Atlantique sans aucun témoin, ni tout à fait théorique. Ils l’admirent pour ce qu’elle est, exceptionnelle dans ses paramètres, par leur conjonction comme un alignement de planètes dont on n’est spectateur qu’une à deux fois dans sa vie, émerveillés par sa rapidité d’évolution et son potentiel de croissance[16].

Même lorsqu’il s’agit d’un événement dont les effets et les manifestations apparaissent évidents, violents et immédiats, la science est en mesure de fournir un regard autre, de muer un événement visible à l’oeil nu en un objet théorique lisible à travers des paramètres. Montrant simultanément la force visuelle de la tempête et sa puissance filtrée par les données de la science, Filhol problématise d’entrée de jeu la question du rapport entre la perception des sens et la modélisation d’un phénomène atmosphérique.

Par le choix de ce commencement, Filhol rappelle également que l’homme et ses réalisations ne sont pas la seule force active en jeu face à une « nature » inerte et victime ; bien au contraire, l’action humaine reste en relation avec d’autres puissances primordiales et indociles. Le roman met ainsi en regard l’Anthropocène, période au cours de laquelle les écosystèmes terrestres sont significativement modifiés par l’action humaine, avec le travail millénaire des forces telluriques. Le territoire perdu du Doggerland constitue de ce point de vue un laboratoire fictionnel tout à fait adapté, car il a justement été submergé après un changement climatique d’origine non anthropique.

Cette idée est renforcée par un circuit narratif entre l’histoire des sciences et la fiction romanesque. Margaret écrit en effet une préface au livre Submerged Forests du géologue anglais Clement Reid, censé avoir déterminé sa carrière de chercheuse. Il s’agit d’un livre réellement publié en 1913, qui propose une histoire différente du territoire européen, dans laquelle la narration mythique et le discours scientifique semblent pouvoir se concilier :

Dans son livre, Clement Reid émet pour la première fois l’hypothèse d’un territoire émergé à l’est du Yorkshire, entre l’Angleterre et le Danemark, qui permettait, dans son extension maximale, d’aller à pied sec de l’un à l’autre. Avec le réchauffement climatique et la fonte de la calotte polaire au Mésolithique, ce territoire s’est réduit comme une peau de chagrin. Au lieu des quarante jours et quarante nuits comptabilisés par le Déluge, ce sont six mille ans de montée progressive des eaux qu’il a fallu. Mais le résultat est le même, avec un avant et un après[17].

L’action humaine s’exerce donc sur un territoire qui n’est pas immuable, mais doté d’une histoire ayant laissé des signes, des traces. Doggerland constitue cependant un lieu tout à fait particulier, en ce que ces traces ne sont lisibles qu’à travers les instruments de la science ou de l’imagination.

Cette histoire se déploie en effet sur des périodes et des espaces dont l’ampleur est difficile à saisir pour l’intellect humain, mais que la mise en récit romanesque peut aider à comprendre.

Échelles de l’humain et du non-humain

La structure de Doggerland se fonde sur un tissu complexe : plusieurs échelles temporelles sont associées à des phénomènes géologiques, climatiques et humains[18].

L’unité de temps la plus courte est représentée par le déchaînement de Xaver dans les territoires bordant la mer du Nord, sur une durée de trois jours, entre le 4 et le 6 décembre 2013. Les faits racontés ont lieu en même temps que la tempête, créant ainsi un premier lien entre le temps du non-humain et le temps de l’humain. Xaver constitue en effet un exemple de phénomène climatique que l’intensité dans le temps et dans l’espace rend facile à saisir dans toute sa puissance. Si l’intrigue est mise en relation avec la durée d’un événement météorologique, nous trouvons d’autres échelles temporelles d’ampleur différente : d’abord, les vingt ans qui séparent Margaret et Marc de leur vie commune en Angleterre, un laps de temps significatif dans une vie, marquant dans ce cas la transition de la jeunesse à l’âge mûr. Le roman prend également en considération la période qui s’est écoulée entre le présent de la narration et le Mésolithique, lorsque le Doggerland était un territoire émergé, habité par une civilisation constituant l’objet d’étude de Margaret. Il s’agit d’un saut de 8000 ans, une durée incomparable avec celle d’une expérience humaine et qui doit être considérée à l’échelle des modifications géologiques lentes caractérisant la Terre. Ce temps géologique renvoie en dehors des limites de l’Anthropocène, à une époque où les forces non humaines étaient seules capables de modifier significativement la planète[19].

Le plan temporel du Mésolithique est mis en avant par l’insertion d’un récit préhistorique constituant l’épilogue du livre. La note liminaire de ce chapitre marque sa relation avec l’histoire principale du roman, signalant que l’action se déroule « [h]uit mille ans plus tôt ». Une autre détermination spatio-temporelle marque la transition chronologique : en ouverture du texte figure l’indication « Doggerland, 6150 avant J.C. » Cet épilogue raconte le dernier jour d’un couple d’habitants de ce territoire avant le tsunami qui va submerger l’île et les tuer. Le parallélisme entre ce couple et l’autre (formé par Margaret et Marc), vivant chacun à des époques lointaines et des situations radicalement différentes, se fonde sur leur relation au même territoire et sur le fait qu’ils sont confrontés à des événements climatiques extrêmes.

Le récit préhistorique sur lequel s’achève le livre constitue donc une sorte de conclusion catastrophique, qui n’aurait pourtant pas lieu d’être dans le strict respect du registre réaliste. L’anticipation d’un désastre futur, anthropogénique, vient ici de manière détournée de la juxtaposition de deux plans temporels du roman, le présent et la préhistoire, ce dernier plan étant situé à la fin du texte alors que du point de vue de la diachronie il s’agirait de sa prémisse.

Le lien entre les échelles de l’humain et du non humain ne s’observe pas seulement grâce à des outils relatifs à la gestion du temps narratif, mais également à travers une série d’images qui connectent les territoires, les phénomènes géologiques et l’intériorité des individus. Il s’agit du deuxième lien spécifiquement littéraire entre des échelles autrement sans commune mesure. On peut remarquer ce type de procédé lorsque Margaret essaie d’expliquer le choix de son objet d’étude, le Doggerland, en le comparant à l’image qu’elle se fait de sa propre vie intime :

En mon for intérieur, je sens bien que ça ne marche pas. C’est une tache blanche terriblement résistante, tout mon for intérieur en blanc, entouré d’une bordure, d’une périphérie consistante, mais pas plus. Comme une carte d’Afrique d’avant les grandes expéditions terrestres, étonnamment fidèle dans ses contours, délimitée avec précision par le tracé des côtes, l’arrière-pays immédiat, mais rien au-delà. Un espace vide. Circonscrit, mais vierge d’exploration.

La voix qui narre explique que Margaret était allée chercher

à l’extérieur d’elle-même la même topographie. Une organisation comparable, avec un contenant bien délimité et un contenu à remplir, sur lequel, dans le cadre officiel et détaillé d’un programme de recherche, il y a moyen de travailler, d’explorer la part d’inconnu. À la fin de ses études, quand le Doggerland passe à sa portée, elle s’en saisit. Sans mesurer dans le détail pourquoi un tel sujet l’intéresse, sans savoir qu’elle va y consacrer sa vie professionnelle.[20]

On voit dans ce passage comment, dans la description de l’intériorité du personnage, une comparaison scientifique est employée pour définir un phénomène humain ; les démarches de recherche intérieure et de recherche scientifique sur un élément non-humain convergent en une image permettant la transition entre les deux domaines par le langage figuré[21]. Marco Caracciolo a fait remarquer, dans un article récent[22], comment ce type de procédé était notamment utilisé dans la fiction environnementale, soulignant qu’il procédait souvent dans les deux sens : une comparaison scientifique permet de définir un sentiment ou une activité humaine, et inversement, ce qui contribue à rapprocher des échelles de grandeur différentes. Le cas de Doggerland semble confirmer cette analyse, et nous pouvons faire référence à la description de la formation du rift de la Mer du Nord, processus géologique extrêmement complexe, imaginé par Marc comme s’il avait été déterminé par un coup de couteau, par l’activité d’un chirurgien :

Un peu à la manière de la dorsale médio-atlantique, mais en plus petit, et le terrain n’est pas à vif, ce n’est pas un épanchement permanent du magma, plutôt un coup de lame dans le gras des sédiments du Permien, du sud vers le nord de la zone, du nombril vers le sternum. Parce que la tension est trop grande, sous l’action des forces tectoniques qui font se disloquer la Pangée, parce que ça tire sur les tissus du bassin de la mer du Nord spécialement à l’endroit où la suture s’était faite, un jour, entre deux continents, devenu sa zone de faiblesse. Un coup de lame comme un geste technique, sur mille kilomètres de bas en haut, par manque d’élasticité et pour éviter la déchirure, mais la lame est mal aiguisée, et l’entaille n’est pas rectiligne, plutôt le geste raté d’un chirurgien qu’une entaille belle et propre, avec une ramification sous les Shetland en forme de Y[23].

Ici, l’association d’un phénomène géologique au domaine de l’humain est indissociable de l’intégration du lexique scientifique, qui permet d’éviter une subjectivisation excessive dans la représentation des événements telluriques. On notera qu’une locution telle que « le gras des sédiments du Permien » juxtapose sans solution de continuité le comparant et le comparé, en intégrant le lexique technique qui décrit ce dernier. Par ailleurs, il n’est pas anodin que le rapprochement soit réalisé entre le corps humain soumis à une opération chirurgicale et les plaques tectoniques : la commune matérialité des deux éléments permet de rendre compréhensible le saut d’échelle, favorisant un sentiment de connexion entre l’humain et le non humain, dans une appartenance écologique partagée. À partir de connaissances scientifiques, mais au travers d’instruments spécifiquement littéraires, une prise de conscience du télescopage des échelles peut advenir.

Imagination scientifique et imagination littéraire

Dans Doggerland, la faculté de l’imagination, entendue comme l’intuition visuelle d’un objet absent, constitue un lien décisif entre science et fiction, permettant de fournir un éclairage sur le rôle que la littérature peut jouer dans la définition d’une conscience environnementale.

La science est représentée en effet dans le roman comme une activité capable d’atteindre, à partir de données partielles, une totalité, une synthèse qui n’est pas seulement la somme de ces données, mais qui suscite une vision plus large, prenant son origine dans un saut intellectuel relevant de l’intuition.

Un long passage du roman reprend une vision de Marc, qui considère l’histoire du rift de la mer du Nord et la façon dont l’action humaine est en train de le fragiliser de manière dangereuse. Filhol décrit longuement, dans ce passage, le processus psychologique menant à l’intuition scientifique, qui renvoie notamment aux caractéristiques de l’imagination comme force de synthèse baudelairienne, créatrice de nouveau[24]. Cette intuition, aux connotations presque mystiques de révélation, réunit l’ampleur et la diachronie en une seule vision imagée, ouvrant ainsi l’accès à une nouvelle connaissance :

Au moment où l’idée jaillit, elle entraîne avec elle un flot d’images qui la synthétisent, la résument, la déterminent, en fixent les contours et l’enrichissent, qui en disent par un effet cinématographique, à la fois de télescopage et de révélation au montage, plus long qu’un long discours. Il ne savait pas qu’il cherchait. Et a fortiori, ce qu’il cherchait. Tout lui parvient en même temps, la conscience du processus et la vision du résultat […]. Le rift de la mer du Nord s’ouvre sous ses yeux. La vallée du rift s’étire plus ou moins large et profonde, aux escarpements irréguliers. Il la voit à différents stades de son histoire, taillée dans un plateau rouge désertique, une série de décrochements, de gradins, jusqu’à la dépression centrale, vide, suffocante, traversée d’épisodes de pluie violents, capable de drainer ces jours-là d’énormes quantités de gravier et de sable qui feront les grès rouges du Trias. Plus tard le rift en vallée luxuriante, et au milieu coule un fleuve puissant, et un delta s’ouvre en éventail entre les Shetland et la Norvège. Ou bien la configuration la plus fréquente, le rift en vallée sous-marine […]. Il regarde ces plans fixes qui s’enchaînent, qui enjambent les millions d’années par paquets de dix, des strates affaissées en terrasses, des blocs qui se décrochent le long des failles, et parfois un sommet émerge, puis un autre, constituant un chapelet d’îles, tandis que sous la surface, un gigantesque canyon sous-marin attire et piège les sédiments charriés par les courants[25].

On remarquera l’insistance d’Élisabeth Filhol sur les verbes de vision dans ce passage, sur l’intensité d’une expérience quasi-sensorielle (« sous ses yeux » ; « il regarde »), mais qui en fait ne se déroule qu’en imagination, permettant d’agréger les données scientifiques accumulées pendant des années de manière analytique et de leur donner un sens nouveau. Il s’agit d’un véritable « Eurêka » de l’imagination scientifique, phénomène sur lequel des épistémologues contemporains tels qu’Étienne Klein continuent de s’interroger[26]. Le fondement de l’intuition du personnage est la capacité à saisir, à la fois synchroniquement et diachroniquement, un système complexe. La question des échelles de temps apparaît encore une fois centrale et permet de comprendre comment l’Anthropocène constitue une époque nouvelle, définie par un impact anthropique décisif, tout en s’insérant dans une histoire beaucoup plus longue et au cours de laquelle l’action humaine interagit avec d’autres forces extrêmement puissantes :

Il y a les forces à long terme d’extension, qui datent du Trias et du Jurassique, et qui se poursuivent. Des forces de compression, par rebond isostatique, qui se reproduisent après chaque déglaciation, quinze mille ans pour la dernière. Et des déséquilibres provoqués par l’Homme, depuis qu’a démarré l’extraction intensive d’hydrocarbures en mer du Nord, il y a quarante ans. Trois échelles de temps, pour trois causes de sismicité différentes[27].

On voit bien comment l’intuition imaginative de Marc n’implique pas un langage vague ou simplement associatif. Au contraire, on apprécie encore une fois l’intégration dans le texte littéraire d’une terminologie scientifique précise : Marc fait en effet totalement confiance aux instruments de la science pour trouver les réponses qu’il cherche, pour comprendre et prévoir un phénomène physique qu’il se sent en mesure de décrire dans sa complexité.

Le cas de Margaret est en partie différent, car elle se trouve face à une aporie épistémologique : c’est en effet la civilisation perdue du Doggerland qu’elle tâche de reconstituer. Il s’agit d’étudier les conditions de vie d’un endroit qui n’existe plus, disparu de la surface de la terre : il faut donc réaliser une opération intellectuelle présentant une dimension imaginaire que la science peut autoriser jusqu’à une certaine limite, en se plaçant sur un territoire mitoyen entre la fiction et la réalité. Élisabeth Filhol thématise cette incertitude dans une conversation entre Margaret et son fils, qui joue sur l’ambiguïté de la distinction entre le certain et l’incertain, entre le réel et le fictif, par le biais de la distanciation se réalisant par l’adoption du regard d’un enfant :

Même s’il m’a fallu du temps. – Il réfléchit. –. [sic] Pour comprendre où on était, ce qu’on faisait là. Si c’était un pays réel ou un pays imaginaire. Quand j’étais petit, tu me le racontais, comme font d’autres parents qui improvisent des histoires, toi tu me disais, je n’ai pas d’imagination, je n’invente rien […]. J’ai parfois du mal à faire la part des choses. Entre ce qui relève de la fiction ou de la réalité. Cela tient au pont jeté entre l’enfance et l’âge adulte quand on en parle. À tout ce qui est réactivé à ce moment-là. – Le Doggerland n’est pas une fiction. – Je sais. C’est un bout de réel que tu reconstruis[28].

Dans ce passage, on peut remarquer que l’attitude de Margaret montre sa volonté de garder le contact avec l’objectivité de la démarche scientifique. Cependant, elle exprime la frustration que cette attitude implique, l’impossibilité de se rapprocher suffisamment de l’objet de son étude, de comprendre véritablement la civilisation qui habitait ces endroits :

Ces hommes, tu seras bientôt chez eux comme chez toi. Ils sont semblables à nous. Mais on a beau avoir le même cerveau, occuper la même planète, quelque chose fait obstacle ; la terre qui les porte, tu la fréquentes, tu t’en imprègnes, tu en as une connaissance approfondie, mais elle ne dit pas tout, tu ne sauras jamais dans quel monde ils habitent[29].

Nous assistons ici à l’affirmation selon laquelle il est impossible de revivre et de faire revivre une expérience du monde au moyen d’un travail strictement objectif, tel que celui que Margaret met en oeuvre : il est nécessaire de convoquer une autre forme d’imagination qui, tout en partant des données scientifiques, se déploie dans un récit fictionnel, comparable à celui qu’elle faisait à son fils quand il était enfant.

C’est ici que l’autrice peut prendre la relève de Margaret en mettant en jeu les ressources de l’imagination littéraire : en effet le livre s’appelle lui-même Doggerland et le sujet du roman recoupe celui des études de sa protagoniste. L’épilogue, le « récit préhistorique », représente alors en quelque sorte la réponse de la littérature aux limites épistémologiques du travail scientifique telles qu’elles sont présentées par Margaret.

Nous avons déjà souligné le fait que le livre se refermait comme il s’était ouvert, par la description d’un événement naturel extrêmement violent (la tempête Xaver, le tsunami qui submerge le Doggerland). Le point de vue est cependant radicalement différent : tandis que ce sont les scientifiques qui observent la tempête, deux individus voient leur vie menacée par le tsunami, qui les engloutit finalement. La description de l’événement n’est pas médiée à travers des données scientifiques, mais elle est subjective et caractérisée par un rythme saccadé, paratactique et anaphorique, qui mime la terreur panique éprouvée par les personnages :

Elle aperçoit l’îlot. Comme si le mouvement de la marée montante, brutalement, s’était inversé. Elle distingue avec précision les contours de l’îlot qui un moment plus tôt était immergé. Devant eux, la mer se retire. Elle se rétracte, non pas insensiblement, mais à vue d’oeil. Ils observent, incrédules, ce qui fait effraction, qui est sans précédent dans leur histoire, dont ils n’ont jamais eu de témoignage direct, et que pourtant ils connaissent, reconnaissent, le phénomène tel qu’il est décrit et leur est parvenu, tout droit descendu du Grand Récit de leurs origines […] elle voudrait y croire, que leur campement est suffisamment éloigné du rivage, elle sait que la Vague court sur les eaux, court sur le lit des fleuves, plus rapide qu’un vol de migrateurs, qu’il n’y a que la terre ferme pour l’arrêter, qu’elle va se frayer un chemin et dévaster les berges sur son passage, jusqu’aux rives du Grand Lac, qu’elle aura perdu de sa force au moment de l’atteindre, mais pas suffisamment pour ne pas noyer ceux qui campent là et n’ont pas su lire les signes, elle-même n’a pas su le faire[30].

Nous assistons ainsi à l’adoption d’une focalisation interne sur la catastrophe, qui devient un sujet d’expérience individuelle et dont les effets et les signes peuvent désormais se voir à l’oeil nu (comme cela est montré par l’insistance sur le champ lexical de la vision, « apercevoir », « distinguer », « observer »), mais seulement lorsqu’il est trop tard pour en réchapper. La référence aux signes prémonitoires que la protagoniste n’a pas su voir permet de lire cette narration dans le miroir du présent, dans sa relation avec la narration qui a lieu dans l’Anthropocène. Les signes d’une catastrophe environnementale compromettant le futur de la vie humaine sur Terre auront été présents, mais n’auront pas suffisamment été pris en compte. De cette manière, l’emploi de la fiction littéraire permet d’atteindre deux objectifs inaccessibles à la science seule : d’une part imaginer l’expérience des habitants du Doggerland et rendre visible par la fiction ce monde perdu ; d’autre part, concrétiser par une évocation symbolique, un court-circuit temporel, la catastrophe qui pourrait, selon Margaret, faire comprendre aux êtres humains les effets de l’exploitation excessive des ressources de la planète.

Doggerland met donc en évidence la porosité entre objectivité scientifique et fiction romanesque ainsi que la fécondité du dialogue entre les deux, dans une perspective écologique. Si la science, tout en continuant d’adhérer au protocole expérimental, se sert de l’intuition imaginative au cours du processus de la découverte, elle peut également se confronter aux instruments spéculatifs de la fiction, là où elle s’engage à établir un nouveau rapport, plus étroit, avec la représentation du réel. D’autre part, la littérature peut se nourrir des données scientifiques, les vulgariser et les intégrer de manière à faire du roman et des récits des dispositifs capables de rendre compte, de manière plus précise, du réel.

Avec Doggerland, Élisabeth Filhol parvient donc à mettre en regard l’écologie politique et l’écologie scientifique tout en fournissant des indications précieuses sur la contribution spécifique que la littérature peut fournir à la démarche écologique contemporaine.

Nous avons vu en effet que le système des personnages du roman permet de confronter les différentes positions que les scientifiques adoptent face à la gestion des ressources énergétiques, au système économique capitaliste et au risque écologique qu’il engendre. En outre, en se servant d’outils tels que la gestion du temps narratif et la métaphore, Filhol montre l’interaction complexe qui existe, dans l’écosystème global, entre forces humaines et non humaines : la structure de Doggerland se fonde sur un tissu de différentes échelles temporelles et spatiales mises en relation avec des phénomènes géologiques, climatiques et anthropiques et qui en montrent l’imbrication.

Enfin, par un discours sur les limites épistémologiques et les interactions possibles des imaginations scientifique et littéraire, Filhol établit un dialogue entre littérature et science, primordial dans la définition et le développement du roman écologique contemporain, auquel, avec Doggerland, elle apporte une contribution significative.