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Le Chevalier de Neige, un titre unique pour deux oeuvres de Boris Vian et Georges Delerue : d’abord un spectacle de plein air – texte dramatique et musique de scène : une commande pour le festival de Normandie à Caen en 1953 –, ensuite un opéra, créé à Nancy en 1957.

Deux succès retentissants, deux oeuvres saluées par la critique. Comme le soulignent Marc Lapprand et François Roulmann : « C’est une première pour Vian : une reconnaissance sans scandale sous son propre nom pour un projet artistique d’envergure[1]. »

Le texte dramatique et le livret sont édités en 1974[2] : nouveau succès, avec quatre mille exemplaires vendus en cinq mois[3]. Aujourd’hui, les oeuvres sont disponibles sous cette seule forme textuelle. Le Chevalier de Neige a perdu sa musique. Nous présentons ici le résultat des recherches entreprises afin de compléter l’oeuvre, depuis la genèse du spectacle de plein air jusqu’aux tous derniers projets de production de l’opéra – dans les fonds conservés par l’épouse du compositeur, Colette Delerue[4] ; à la Bibliothèque Nationale de France ; dans les archives de l’Institut National de l’audiovisuel ; à l’Institut mémoires de l’édition contemporaine et dans des archives des villes de Caen et Nancy –, pour permettre de considérer l’oeuvre telle que les deux artistes « l’entendaient », dans sa dimension musicale (1953) puis opératique (1957)[5]. Il n’existait pas encore d’étude s’intéressant conjointement à l’auteur et au compositeur, à la musique et à la représentation[6].

Genèse : automne 1952

L’aventure du Chevalier de Neige commence à l’automne 1952. Boris Vian travaille alors à des oeuvres de scène, il traduit Mademoiselle Julie et La Maison brulée de Strindberg. Le compositeur Georges Delerue – 27 ans alors, élève de Darius Milhaud et récipiendaire du Prix de Composition et du Prix de Rome en 1949 – s’est déjà fait un nom dans la musique de scène : il compose pour Jean Vilar au Théâtre national populaire et au Festival d’Avignon, ainsi que pour Raymond Hermantier à Nîmes. Compositeur et chef d’orchestre à la Radiodiffusion française, il vient de rejoindre l’équipe du théâtre de Babylone à la demande du metteur en scène Jean-Marie Serreau, frappé par une écriture contemporaine qui sert parfaitement le texte sans suivre l’injonction du sérialisme[7]. C’est Georges Delerue qui signe les musiques de scène des adaptations par Boris Vian de Mademoiselle Julie et de La Maison brulée, données en septembre 1952 au Théâtre de Babylone.

Les deux hommes se sont rencontrés. La collaboration avec Georges Delerue va marquer les dernières années de la création vianienne, avec des opéras, des projets d’opéra, un ballet, et – parmi les entreprises les plus notables – la musique des Bâtisseurs d’empire[8].

Leur premier projet commun est une commande de Jo Tréhard, directeur du théâtre de Caen, figure éminente et pionnière de la décentralisation théâtrale : un spectacle de plein air, texte dramatique et musique de scène, pour le « Festival Dramatique de Normandie » qu’il a créé à Caen en 1950 et dont la troisième édition doit se tenir dans les deux premières semaines d’août 1953. Le sujet ? Jo Tréhard souhaite une « adaptation des romans de la Table ronde ». Vian choisit de se concentrer sur « Les aventures sentimentales de Lancelot et Guenièvre », depuis leur première rencontre – à la cour où Lancelot est fait chevalier, et contribuera à la grandeur du royaume – jusqu’à la décadence de la Table Ronde et la mort des héros. Il explique :

« La Quête du Graal, la Table Ronde, tout ceci a déjà fait le sujet de nombreux ouvrages lyriques ou dramatiques ; mais le thème – parfaitement immoral au demeurant – des amours triomphantes de Guenièvre et Lancelot n’a pas trop servi[9]. ».

Lancelot, qui depuis le moyen âge, se présente à la cour armé et vêtu tout de « blanc comme neige », neige métonymique évoluant traditionnellement en vermeil, puis, ici, en noir, à mesure que tombent les ennemis, que s’affirme sa valeur aux armes et que s’épanouit son amour coupable pour la reine Guenièvre. Autour d’eux, Artus, Merlin l’enchanteur, la fée Morgane qui oeuvre à leur perte, les chevaliers de la Table Ronde dont Gauvain, et Passerose, rivale malgré elle.

Vian s’est largement documenté. Il connaît l’ensemble de la tradition arthurienne, des romans médiévaux aux réécritures contemporaines[10], et puise à diverses sources. Outre la principale, que lui remet Jo Tréhard, – Les Romans de la table ronde de Jacques Boulenger, une adaptation en français moderne de 1922 –, ses notes font état des lectures de Chrétien de Troyes, d’un recueil de poésie du Moyen-Âge[11], et d’un intérêt tout particulier pour le Parzival de Wolfram von Eschenbach. Ce n’est pas ici le lieu d’une analyse intertextuelle, impossible toutefois au vu de sa proximité avec Vian, de ne pas évoquer Cocteau, son cycle médiéval, et ses deux grandes oeuvres arthuriennes, l’une pour l’écran, l’autre pour la scène : Les Chevaliers de la Table ronde et L’Éternel retour[12].

« Un grand spectacle de plein air » : Caen, été 1953

Le premier Chevalier de Neige est donné au mois d’août 1953. Le décor et les moyens ont été décrits par Boris Vian. L’entreprise est, selon sa formule, une « occasion rarement offerte de tâter du théâtre de masse, dans des conditions de conte de fées[13] » : « un grand spectacle de plein air », « quelque peu démesuré […] dans les ruines du château de Caen […] avec une distribution étincelante […] une quarantaine d’acteurs, des danseurs, et des chanteurs ; une centaine de figurants, des tas de chevaux, de costumes et de haut-parleurs »[14]. Un plateau de 1 800 mètres carrés, 8 à 10 000 spectateurs par représentation, et il y en eut sept. Dix chansons d’inspiration populaire de la plume de Vian sont ajoutées pendant les répétitions. 

Dans la foule des voix de presse concordantes, nous retenons avec Christelle Gonzalo et François Roulmann[15] l’article d’Yves Gibeau dans lequel il déclare : « [J]’affirme que nous avons en [Boris Vian] un des futurs grands dramaturges qui nous font défaut[16]. »

Trois heures trente de spectacle, une musique de scène d’une heure trente « assez développée » pour reprendre les termes de Georges Delerue[17], et à propos de laquelle Le Figaro littéraire écrit qu’elle « ressemble plus à une “suite pour orchestre” qu’à l’habituel accompagnement musical d’un drame tant elle fait preuve d’invention renouvelée et de chaleur personnelle[18] ».

L’opéra : Nancy, 1957

Les échos du spectacle de Caen éveillent l’intérêt de Marcel Lamy, directeur du grand théâtre de Nancy, « scène [qu’il a] réussi à hisser au premier rang des théâtre lyriques français »[19], lui « le rénovateur, en ces années-là, de l’art lyrique en France[20] ».

En octobre 1955, un projet d’opéra est conclu. La création est inscrite dans le cycle de décentralisation entrepris par la Réunion des théâtres lyriques de Province, comme le précise le carton d’invitation.

Le Chevalier de Neige, Opéra en trois actes, est créé le 31 janvier 1957, et rejoué les 2 et 3 février. Il ne s’agit pas moins de l’unique opéra arthurien sur le thème des amours de Lancelot et Guenièvre dans sa logique cyclique – de la première rencontre à leur mort –, et de l’un des rarissimes opéras arthuriens du XXe siècle à avoir été créé.

Une partition de 1 200 pages ; l’opéra dure près de quatre heures. Dans la salle, 1 200 personnes. Pour la première, la presse vient de toute la France, jusqu’au directeur général des Arts et des Lettres Jacques Jaujard. L’avis est unanime : si l’oeuvre est généralement jugée trop longue, « Le Chevalier de Neige à Nancy [est] une des meilleures productions d’opéra que nous ayons pu voir en France ces dernières années[21] ». Et le quotidien Combat d’ajouter : « [Une réussite] dont les directeurs respectifs de l’Opéra et l’Opéra-Comique fissent sagement leur profit car on peut le dire […] aucun travail de cette valeur n’est actuellement réalisé ici[22]. »

Justement, Marcel Lamy prenant la direction de l’Opéra-Comique à la demande d’André Malraux deux années plus tard, Le Chevalier de Neige est inscrit au programme[23]. Annoncé dans la presse jusqu’au 5 octobre 1960 pour une première prévue le 11 novembre 1960[24], il disparaît de l’affiche, « suite à des problèmes de gestion » comme le résume efficacement Marc Lapprand[25]. Précisons que la démission de Marcel Lamy est évoquée dès le 12 novembre, que la presse fait état d’« agitation dans les théâtres lyriques nationaux » et de grèves dans les deux salles de l’Opéra la semaine précédente. Ajoutons encore, qu’à ce moment-là, une quinzaine d’autres oeuvres disparaissent également de la programmation à l’Opéra-Comique, dont Didon et Enée, Falstaff, La Traviata, Manon, Les Contes d’Hoffmann et Louise. La chevauchée du Chevalier de Neige s’arrête à l’automne 1960.

Un opéra que l’on ne peut pas entendre

Il ne nous reste de cette grande aventure qu’un enregistrement de la complainte de Guenièvre[26], diffusé en clôture d’une interview la veille de la première, ainsi qu’un vidéogramme d’une minute cinq parfaitement muet, présentant la préparation du spectacle[27]. L’air de Guenièvre a été deux fois réinterprété dans des hommages à Boris Vian en 1961 et 1979[28]. Plus récemment, dans le cadre de l’exposition à la Bibliothèque Nationale, quatre airs avec le seul accompagnement piano ont été chantés par des élèves du conservatoire de Ville d’Avray à la cité Véron[29], et tout dernièrement, un concert hommage à la musique classique de Georges Delerue donnait ces airs avec, cette fois, le choeur et les cuivres pour le final[30].

Il n’existe aucun autre enregistrement.

L’auditoire musicologue de 1957 note une « orchestration très personnelle[31] », des influences dont la partition se démarque – Ravel, Honegger, Stravinsky, voire Bartok[32] – une « écriture très évocatrice de l’atmosphère du Moyen Âge, de la chevalerie » et « ne craignant pas de faire appel aux plus récentes recherches de timbres[33] ».

Le dispositif musical est en effet particulièrement novateur : ondes Martenot, choeurs à bouche fermée, musique préenregistrée en plus de l’orchestre de fosse, Georges Delerue « utilisait une escouade de techniciens chargés de diffuser selon sa conception, toute cette masse musicale dans des haut-parleurs disséminés judicieusement partout dans la salle afin de baigner le public dans un flot sonore participant à l’action[34]. »

Avec ses vingt-huit chanteurs, et des « figures lyriques de premier ordre[35] », des choeurs sur scène, en coulisses, préenregistrés, des décors humains, danseurs, corps de ballet, deux cents costumes différents, Le Chevalier de Neige est un spectacle total. Des techniques qualifiées de « révolutionnaires[36] » : outre le « décor sonore » évoqué plus haut, un dispositif scénique rotatif conçu par Yves Bonnat qui permet des changements à vue, des rideaux réduits au minimum, et puis, des effets spéciaux, dont des projections. La référence au cinéma est constante dans la bouche et sous la plume des deux artistes comme du metteur en scène. Georges Delerue annonçait : « Boris ne voulait pas entendre parler de l’opéra traditionnel, il n’aimait pas qu’on attende vingt minutes pour dire je t’aime alors qu’on pouvait le dire en une phrase, ce retour sur les mots l’ennuyait, il voyait l’opéra comme le cinéma[37] ». Les conséquences sont multiples : découpage, mise en scène, et puis « il n’était pas question de donner à ces abstractions un corps différent de celui qu’a voulu l’auteur anonyme des romans. […] C’est une chance, lorsque ce sujet toujours jeune, l’amour, est porté à la scène, de l’y voir incarné par des personnes qui en ont l’âge[38] ». Surtout, le livret dépasse largement les proportions du genre. Notons qu’il peut se lire (et se comprendre) hors de scène, et la possibilité de considérer le Chevalier de Neige comme un objet littéraire a pu contribuer à ce qu’il n’ait pas été redonné sur une scène lyrique. Régulièrement édité depuis 1974, le livret a justement été qualifié d’« exceptionnel[39] ». Le texte diffère largement de la version caennaise, il a été entièrement revu. Quoiqu’il s’inscrive résolument dans une tradition, et porte la trace d’emprunts, il est très original. Les personnages sont revivifiés, Vian prend toujours le soin de les rendre proches de nous, il relève la gageure de renouveler une matière connue de tous en demeurant fidèle à son esprit, il rénove la langue en lui gardant sa couleur, et de façon remarquable, il opère avec ce cadre tant formel que narratif une synthèse de ses propres goûts.

Aujourd’hui

Les partitions portent la trace d’ajouts, de coupes et de corrections de dernière minute. La pagination continue de la partition d’orchestre est souvent corrigée. Elle porte la mention « terminé le 13 [I/57] à 23h55 », pour un spectacle créé le 31 janvier. Vian soulignait :

Si tout ce qui précède a pu laisser entendre que c’était un travail considérable d’écrire le livret, que l’on sache bien que ce n’est pas même le cinquième du labeur écrasant qu’a dû fournir, livret en main, Georges Delerue. Heureusement que Georges est une force de la nature. Douze cents pages de composition et d’orchestration en neuf mois, cela vous dira peut-être quelque chose[40].

Dans l’orchestration, un élément est saillant : les ondes Martenot, si elles marquent la présence ou l’apparition d’éléments surnaturels[41] sont surtout et nettement associées à Lancelot, qu’elles accompagnent, et qu’elles représentent, notamment dans les dialogues entre tiers[42].

Les parties pré-enregistrées, orchestrales et chorales, et le « décor sonore », sont clairement mentionnés sur les partitions. Les parties orchestrales viennent soutenir l’orchestre de fosse, au moyen de haut-parleurs placés dans toute la salle : à simple titre d’exemple, un « coup de tonnerre très violent mixé avec [l’]orchestre enregistré » après que Guenièvre « triomphante insulte [Passerose] morte[43] ». Les choeurs enregistrés sont des accents, ils accompagnent, par exemple, la révélation du nom de Lancelot, sa lutte contre la fée Morgane lorsqu’il se découvre captif, son retour à la cour après qu’il s’est échappé, enfin la mort de Passerose[44].

Entre musique et texte, les annotations permettent déjà de donner un tout nouveau relief au livret dans sa seule « consommation livresque[45] ». Parmi les éléments les plus probants, les danses : un « menuet » indiqué pour le bal de la première scène, et le « tempo di valse », de l’air qui précède la première rencontre des futurs amants au verger[46]. Plus loin, les ponctuations de la partie d’échecs, où les coups sont marqués par les percussions du tambour de basque et du vibraphone – le premier pour soutenir le suspens, le second pour marquer les coups[47].

En matière de puissance expressive du seul texte, la partition révèle également les choeurs et la polyphonie. Peu avant la mort de Guenièvre, la didascalie des éditions note : « les nonnes prient en sourdine ». Cette prière prend la forme d’un choeur d’une trentaine de voix, récitant un long et détaillé Kyrie qui accompagne l’ensemble de la scène[48]. Plus tôt, c’est un choeur mixte de trente-sept voix, pré-enregistré, à bouche fermée, qui accompagne toute la scène où Lancelot se découvre prisonnier chez Morgane, et qui répond en imitation à sa supplique[49]. Les états successifs des manuscrits et de la partition permettent de comprendre que les indications correspondantes, reprises dans les didascalies des éditions – pour ce second exemple : « La musique prépare un coup de théâtre », et « La musique lui répond comme une sorte d’éclats [sic] de rire très lointain »[50] – étaient adressées au compositeur. De telles indications témoignent de la façon dont Vian et Delerue travaillaient ensemble et dont le librettiste, également dramaturge et musicien, envisageait la scène et la musique de cette oeuvre-là.

Le livret… est dans la partition

Pour passer l’épreuve de la représentation, l’oeuvre est retravaillée jusqu’au dernier moment, à quatre mains. La partition d’orchestre porte ainsi passim des annotations de la main de Vian, repères, pour la scène[51], ou les noms de personnages à chaque nouvelle réplique. Les deux artistes travaillent ensemble, jusqu’au bout.

Coupes et réorganisations des scènes permettent d’accélérer le rythme ; notons les principales[52]. Deux coupes majeures préparent la scène du premier baiser au verger par l’entremise de Galehaut, illustrissime scène[53] qu’il fallait particulièrement soigner : la reddition de Galehaut à la demande de Lancelot est remplacée par un air de Merlin et des baladins sur l’amour triomphant[54], et l’échange où Guenièvre « harcèle [Lancelot] d’ironie lui disant qu’il aime » une de ses suivantes, épisode particulièrement statique et périlleux sur scène, est supprimé[55]. Le deuxième acte ne s’ouvre plus sur le dialogue de la jalousie entre les neveux du roi, mais directement sur un semblant de renouveau, de retour à l’atmosphère printanière du premier acte : « Un baiser, Laure de Carduel[56]. »

D’autres amendements modifient profondément l’esprit de l’oeuvre. Ainsi, à la fin de la première scène, ce n’est plus Lancelot qui demande à prendre congé de la reine tandis qu’Artus badine avec l’envoyée de la Dame de Nohant[57]. Le plaisant dialogue est supprimé, et c’est désormais l’envoyée qui demande à prendre congé de la reine[58]. Un second exemple… renversant, est le dernier mot de l’acte II : après que Lancelot a sauvé Guenièvre du bûcher, Artus s’écrie : « Seigneur Jésus… que je vous remercie d’avoir voulu cela… que je vous remercie d’avoir gardé la reine. Il n’appartient qu’à vous de juger si elle a mérité le feu de votre Ciel » alors que l’édition et les premiers états du livret notaient « Enfer[59] ».

Autant de différences entre le livret et son édition. Comme le notait Marc Lapprand : « En travaillant sur les manuscrits, on se rend compte des erreurs d’impression, de coquilles reproduites systématiquement[60]. » Ce que révèle ici aussi la partition d’orchestre.

Et c’est, dans un opéra, la partition qui nous donne le livret le plus abouti. La nôtre s’avère particulièrement précieuse en la matière, car elle fait apparaître de nombreuses variantes par rapport aux éditions, elle conduit à interroger la distinction établie par Noël Arnaud entre le livret de Nancy et celui de l’Opéra- Comique et invite à une réflexion terminologique.

En effet, les « Airs complémentaires pour la version destinée à l’Opéra-Comique » qu’indiquait Noël-Arnaud dès la première édition, ne viennent pas s’ajouter à ce qui était chanté à Nancy. Quatre sur les cinq se substituent à tout ou partie de scènes. D’abord, le grand air de Lancelot : « Jeter mon corps dans la bataille… Cela je ne le crains guère… Mais dire à la dame que j’aime / Que je l’aime / Cela je ne l’ose pas » (Acte I scène 4). Ensuite, de trois airs de Merlin à l’Acte I : « La lèpre et la guerre se donnent la main », avant la grande bataille contre Galehaut (scène 3 bis), puis « Ainsi devant un grand amour / S’effacent les obstacles », qui se place juste avant la première rencontre des futurs amants au verger (scène 4 bis), et « Les étoiles vont s’éteindre », qui précède la captivité de Lancelot chez Morgane (scène 7 bis). Nous avons souligné que la création nancéenne était unanimement jugée trop longue, et ces nouveaux airs visent à réduire la durée de la reprise parisienne. Pour distinguer l’une de l’autre, il faudrait donc signaler systématiquement ce qui est ajouté pour la seconde et ce qui disparaît de la première.

Ne manque à la liste établie par Noël Arnaud que « le duo Morgane Merlin » du bien et du mal. Si ce texte est effectivement postérieur à un dactylogramme, dont Noël Arnaud possédait un exemplaire[61], il s’agissait d’un projet d’air ajouté pour Nancy, tel qu’il ressort des états successifs des synopsis et des notes de travail. Georges Delerue gardait scrupuleusement ses notes préparatoires, toutes les parties supprimées sont classées ensemble, et nous n’avons trouvé aucune trace de sa composition. Ce duo n’a pas été mis en musique, il n’a pas été gardé, et n’est jamais devenu un « air ». Il ne trouve pas sa place dans l’oeuvre finale, il est de facto exclu du livret, il s’agit toutefois d’un avant-texte particulièrement éclairant quant aux étapes intermédiaires de l’oeuvre. Prévu dans les dernières scènes du troisième acte, et plusieurs fois déplacé, entre la mort de Gauvain et celle d’Artus, puis entre celle d’Artus et de Lancelot, il a dû très vite sembler briser la progression narrative, dramatique, et scénique. Vian notait : 

Il y avait […] un « os » terrible pour l’auteur du livret : la fin. Tous ces gens meurent en cascade […] Peu à peu, tandis que je terminais le synopsis, j’entrevis une solution. […] La mort des quatre héros principaux […] se situe sur des plans très différents. Avec Guenièvre, c’est la mort de la chair. Avec Gauvain, celle du héros. Avec Artus, celle du roi. Avec Lancelot, celle du saint. Il fallait conserver cet ordre pour garder à l’action son côté linéaire, auquel je tenais avant tout[62].

Encore quelques mots pour mesurer tout ce qu’il manque afin de donner sa pleine dimension à notre oeuvre : les indications relatives aux ballets, la place des danseurs, leur transformation en animaux au rythme du tambour de basque dans les première et troisième scènes (Acte I)[63] ; le syncrétisme du médiéval et du renouveau, où les bougies[64] côtoient des « effets[65] », dont les notes de travail établissent qu’il s’agit de projections, voulues par Boris Vian, et qui riment véritablement, en 1957, avec révolution.

« Boris voulait engager un prestidigitateur pour trouver des trucs… Pour faire apparaître et descendre des personnages dans l’obscurité en donnant l’impression qu’ils marchaient dans le vide[66]. Il disait toujours qu’il n’y avait que dans l’opéra vu d’une certaine façon qu’on pouvait totalement décoller. » se souvient Georges Delerue[67].

L’Opéra se révèle le lieu idéal pour faire converger les multiples talents et expériences de Vian. Ursula Vian-Kübler témoignait également : « La dernière chose qui l’a passionné, c’est l’opéra[68]. »

La rencontre avec Georges Delerue est déterminante, le succès de la première oeuvre a scellé une amitié durable et une collaboration fructueuse. Ensemble, pendant qu’ils préparent la reprise du grand opéra qu’est LeChevalier de Neige à l’Opéra-Comique, ils travaillent à deux nouveaux projets[69] : Arne Saknussemm, opéra de chambre qui ne sera créé qu’en 1961[70], et Le Mercenaire, dont Vian n’eut le temps que de rédiger le plan et un chant[71].

L’année où Vian disparaît correspond au moment où George Delerue commence la composition pour longs métrages, avec le destin que l’on sait : François Truffaut, Louis Malle, Alain Resnais, Jean-Luc Godard, qui font de lui l’un des grands noms de la Nouvelle Vague, Philippe de Broca, Pierre Schoendoerffer, Oscar, Césars, Hollywood, et plus de deux cents partitions cinématographiques qui l’établissent comme « l’un des compositeurs emblématiques de la musique française[72] ». Georges Delerue se confiait en 1987 : « En France, dans le milieu de la musique sérieuse, je suis considéré comme un marginal... On est suspect quand on écrit de la musique de film. On a une étiquette difficile à arracher et qui empêche les oeuvres d’être jouées.[73] »

L’opéra d’un compositeur avant tout renommé pour sa musique de films ? Un opéra de Boris Vian ? Voilà d’apparentes contradictions, la croisée de chemins, qui furent autant d’obstacles à une reprise de cet exceptionnel objet artistique et patrimonial. Le Chevalier de Neige est en terre inconnue.