Article body

Introduction

Pour les écoliers chinois, Mon Oncle Jules de Maupassant fait partie de leurs lectures d’adolescence, imposées par les programmes scolaires. Depuis son entrée dans le manuel scolaire en 1983, ce chef-d’oeuvre de Maupassant s’ancre dans la mémoire des différentes générations chinoises avec une histoire portant sur des dérisoires questions d’argent : Joseph Davranche vit dans une famille pauvre. Son père faisait souvent allusion à son frère Jules. Ce dernier, supposé avoir fait fortune en Amérique, était considéré comme étant le membre le plus riche de la famille. Néanmoins, lors d’un voyage, la famille rencontre un vieux matelot sur un navire. Le père reconnaît alors son frère Jules, et la famille choisit de faire un détour afin de ne plus croiser cet homme. Cette nouvelle française du courant réaliste, choisie dans le manuel du Yuwen, est une des premières oeuvres étrangères abordées par les écoliers chinois. Le Yuwen est une discipline scolaire chinoise de l’enseignement secondaire destinée à améliorer les compétences des élèves à l’oral et à l’écrit par l’étude de textes littéraires. Les deux caractères constituant Yuwen sont Yu (语) signifiant « langue » et Wen (文) signifiant « littérature ». « Le nom complet de cette discipline, composé de deux notions accolées et contractées en deux caractères est ambigu. Le grand dictionnaire de la langue chinoise en propose deux explications : on peut y lire soit une contraction de langue orale et écrite, soit une contraction de langue et littérature[1] ». La « littérature » fait référence à la fois à la littérature chinoise et à la littérature étrangère dont la proportion dans le manuel varie selon les époques. Présentées comme une sorte de patrimoine universel, ces oeuvres étrangères sont pourtant souvent sujettes à un certain nombre d’interprétations de nature politique.

Le cours du Yuwen, qui fait l’objet d’un enseignement obligatoire et essentiel tout au long du parcours scolaire de l’élève du secondaire (12-18 ans) en Chine, est une discipline instituée par le gouvernement communiste en 1950. L’évaluation du manuel du Yuwen devient nécessaire dans le système éducatif du secondaire en Chine. Celui-ci se réfère à un modèle de développement dans lequel l’harmonisation, pour ne pas dire l’uniformisation, des démarches est une nécessité au service du progrès éducatif. Les choix – ou les non-choix – faits au sein du manuel du Yuwen mériteraient donc une étude plus systématique. La présence des oeuvres littéraires françaises dans le manuel chinois est donc un indicateur de l’évolution de l’histoire de la discipline du Yuwen depuis la fondation de la Chine populaire en 1949 jusqu’à aujourd’hui, où la liberté d’interprétation des oeuvres étrangères est favorisée par un contexte de relâchement idéologique à la fois politique et intellectuel. En étudiant l’évolution du traitement de Mon Oncle Jules de Maupassant, cet article analyse la fonction que cette discipline du Yuwen lui attribue. Ce traitement changeant dépend à la fois des contextes sociaux de l’époque considérée et du rôle que le gouvernement lui accorde.

Mon Oncle Jules de Maupassant, introduit dans le manuel du Yuwen en 1983, a été conservé jusqu’à nos jours malgré des nouvelles éditions du manuel. Depuis près de quarante ans, les approches pédagogiques par rapport à cette nouvelle française ont évolué, mais cela ne s’est pas fait sans heurts ni difficultés. Après l’écrasement de la bande des Quatre en 1976 et l’amélioration de la situation politique, le nouveau dirigeant réformiste chinois Deng Xiaoping entreprend de moderniser l’économie tout en maintenant le cadre politique d’un absolutisme communiste. L’éducation n’a pas fait exception à la règle. Dans ce contexte, un nombre d’oeuvres étrangères telles qu’Une lettre à la jeunesse de Pavlov, Discours sur la tombe de Marx d’Engels, L’Introduction à l’origine des espèces de Darwin, etc. ont été autorisées à apparaître dans le manuel comme signe d’ouverture. Pourtant, le programme national de 1983, malgré ses multiples révisions, demeure encore dans la même veine que le programme enseigné pendant les périodes de fermeture des années 60. La sélection de la littérature étrangère, en particulier, indique encore clairement les caractéristiques « pro-soviétique » et « pro-réalisme socialiste ». L’entrée de Mon Oncle Jules dans le manuel chinois était considérée comme un instrument d’éducation, en mettant en avant la critique contre l’universalisme capitaliste.

Néanmoins, l’interprétation pédagogique de cette nouvelle française évolue si nous prenons comme fil conducteur le lien entre la stratégie éducative et l’évolution de la société chinoise. Toujours attentifs au réalisme très représentatif de Maupassant, les enseignants chinois d’aujourd’hui commencent à ressentir une coloration humaniste importante dans l’art de la nouvelle. Pourtant, cette évolution pédagogique de Mon Oncle Jules de Maupassant constitue encore un sujet peu étudié. Mais nous avons collecté des fichiers pédagogiques précieux de différentes époques sur cette nouvelle de Maupassant. Il s’agit d’articles publiés par des enseignants dans des revues destinées aux enseignants. À titre d’exemples, citons notamment ces présentations pédagogiques du Yuwen : Xiao Qi, enseignante-chercheuse à l’École secondaire de Wuhan, a proposé en 1987 une « Méthode comparative pour enseigner Mon Oncle Jules[2] » ; Zhao Lubao, enseignant-chercheur à l’École pour la formation continue des enseignants du comté de Jintan à Changzhou, a proposé une « Lecture détaillée de Mon Oncle Jules[3] » à ses élèves, celle-ci a été publiée en 1985 dans la revue chinoise Communication de l’enseignement du Yuwen ; Song Shuzhen, enseignante au Lycée professionnel de métallurgie XIII à Taiyuan dans le Shanxia, a publié en 1989 un article intitulé « Utiliser le tableau pour expliquer le roman – cinq propositions de plan du cours à partir de Mon Oncle Jules[4] » dans Recherche et enseignement du Yuwen en 1989 ; Yang Hui, enseignant à l’École secondaire expérimentale du lac Tianmu à Liyang dans le Jiangshu, propose une « Discussion de l’enseignement de Mon Oncle de Jules de Maupassant[5] » dans la revue chinoise intitulée Enseigner la littérature en 2011 ; Wang Dazhi, enseignant de l’École secondaire expérimentale Wenzheng à Xinghua, tirant parti de ses expériences du cours du Yuwen, a proposé une « Révision de la fausse image de Philippe Davranche : une nouvelle lecture de Mon Oncle Jules[6] » dans la revue Communications de l’enseignement du Yuwen en 2015. Ces articles considérés comme des présentations pédagogiques, mais non comme des études académiques, visent plutôt à exposer la façon d’enseigner cette oeuvre française et d’organiser la séance, sans trop réfléchir sur la fonction de Mon Oncle Jules dans l’enseignement chinois ni sur le sens de son évolution pédagogique dans le système éducatif. Pourtant, cet enseignement revêt des particularités fort originales et évolutives depuis 1983 jusqu’à nos jours. Il est pertinent de suivre la spécificité didactique de cette oeuvre à différentes époques afin de proposer une explication à l’évolution de son interprétation et de saisir les caractéristiques du système scolaire chinois pendant sa modernisation. Quelles sont les grandes étapes de l’évolution des interprétations de Mon Oncle Jules dans l’école chinoise ? Quel est le nouveau rôle de ce texte français dans le cours du Yuwen et qu’est-ce que cela implique pour les enseignants chinois qui se situent aujourd’hui au centre des réformes éducatives ? Ce sont ces questions qui ont animé cette étude et auxquelles nous tâcherons de répondre.

Contexte historique de l’introduction de Mon Oncle Jules dans le manuel du Yuwen

L’introduction de Mon Oncle Jules dans le manuel du Yuwen s’inscrit dans un cadre en pleine mutation. Sous le mouvement de la Révolution culturelle, les contacts des écoliers chinois avec la France ou avec d’autres pays occidentaux étaient strictement interdits et le contenu du manuel littéraire a dû se limiter aux textes purement chinois ou soviétiques. Dès les premières années qui ont suivi la fin de la Révolution culturelle, les éducateurs chinois les plus enthousiastes à l’égard de la modification sociale estimèrent que l’enseignement devait également changer. En 1978, le réformateur Deng Xiaoping applique une politique d’ouverture sur l’extérieur qui a entraîné une nouvelle ère de l’enseignement des littératures étrangères. D’abord, l’importance du cours du Yuwen est rétablie dans les Programmes Pédagogiques Nationaux de l’année 1978 :

Notre patrie est dans une nouvelle période de développement de la révolution et de la construction socialistes. Pour s’adapter à ce nouveau temps et à cette nouvelle demande de construire notre pays en un pays socialiste moderne et puissant, il faut faire la réforme de l’éducation du prolétariat, améliorer l’enseignement du Yuwen à l’école du secondaire[7].

Bien que la réforme éducative soit engagée, elle s’oriente essentiellement vers le principe que l’éducation doit être au service de « la politique prolétarienne », pour que les motivations des élèves à participer à la construction du socialisme s’appuient et se développent sur ces fondements éducatifs. Nous rappelons que l’on accuse seulement la bande des Quatre d’être les instigateurs de la Révolution culturelle et Mao reste toujours le leader spirituel pour rétablir le pouvoir communiste, comme le signale Nalini Mathur : « The year 1976 saw the smashing of the Gang of Four and the re-establishment of the party’s leadership in schools[8] ». De cette manière, l’introduction des Programmes Pédagogiques Nationaux de l’année 1978 cite les consignes de Mao pour prôner un collectivisme fort et chercher à soulever l’idée de la lutte des classes :

Le Président Mao nous enseigne dans le monde d’aujourd’hui que les cultures, arts, littératures appartiennent à certaines classes, à certaines catégories politiques. Surtout le cours du Yuwen, il possède une pensée politique importante, il est toujours au service de la politique d’une certaine classe. Notre enseignement du Yuwen doit défendre le grand drapeau du Président Mao, mettre en oeuvre fermement la politique de la onzième session de la conférence du Parti, critiquer profondément « la bande des quatre », pratiquer globalement l’éducation du Parti[9].

L’enseignement du Yuwen possède encore une coloration politique forte pour rétablir l’ordre social imposé par le Parti. La sélection des oeuvres est contrôlée : « La sélection du texte doit suivre l’instruction du Président Mao, les critères politiques sont prioritaires, les critères artistiques sont secondaires[10]. » Dans ce contexte, littérature et politique ne sont pas des sujets discordants, bien au contraire : « il faut associer la politique à l’art, le contenu à la forme, le contenu de la réforme politique à la forme parfaite d’art s’il est possible[11]. » Les oeuvres choisies dans le manuel doivent afficher, avec ardeur et clarté, leurs couleurs idéologiques et leurs fonctions pédagogiques doivent être au service de la politique en vigueur : « Les oeuvres sélectionnées dans le manuel doivent avoir un bon contenu idéologique, une bonne expression langagière, et une bonne adaptation à la didactique[12]. » Même s’il ne s’agit plus de former des révolutionnaires extrêmes comme les jeunes combattants Gardes rouges, il reste, cependant, absolument nécessaire de transmettre un message fort aux jeunes générations pour maintenir, sinon conforter, l’autorité du Parti :

Le contenu du texte permet de conduire les élèves à aimer leur chef, à aimer le Parti et à aimer la patrie socialiste, aimer le travail, aimer l’éducation scientifique, il peut contribuer à sensibiliser les étudiants au socialisme, à former la moralité communiste, à construire une vision prolétarienne du monde. [….] Les oeuvres étrangères que le manuel a sélectionnées doivent avoir un contenu idéologique progressiste[13].

Avec cette instruction des programmes scolaires, Mon oncle Jules de Maupassant est sélectionné dans le manuel du secondaire du Yuwen. Il s’agit d’un bon exemple de cette subordination du littéraire à la politique chinoise. Il convient maintenant de mesurer l’implication de cette oeuvre française dans la propagande chinoise pendant cette période post-maoïste (1976-1989).

Mon oncle Jules de Maupassant contre la morale bourgeoise

Après l’application des réformes d’ouvertures du pays en 1978, l’article 19 de la Constitution chinoise de 1982 fixe que « l’État développe l’éducation socialiste pour élever le niveau culturel et scientifique de tout le peuple[14] ». Plusieurs lois visant « à revivifier le pays au moyen de la science et de l’éducation » rappellent que l’éducation est au service « de la modernisation socialiste » et a pour objectif de « bâtir une société socialiste culturellement et idéologiquement avancée avec le matérialisme dialectique[15] ». Bref, le principe de cette réforme éducative peut se résumer ainsi : une ouverture contrôlée du programme du manuel vers l’extérieur ; les textes choisis sont au service du maintien du régime. Dans cette ambiance, la nouvelle réaliste de Maupassant, Mon Oncle Jules, est sélectionnée dans le manuel du Yuwen en 1983. Ce choix s’explique de deux façons :

1) Maupassant parle de la bourgeoisie avec une vision pessimiste du monde, comme le soulignent plusieurs critiques français : « Maupassant, écrivain de la décadence[16] », « Maupassant pessimiste[17] », Maupassant conte « le mal fin de siècle[18] ». Les éditeurs du manuel chinois utilisent donc cette perspective de la décadence des moeurs bourgeoises pour montrer aux élèves « un Occident pourri[19] », expression largement répandue dans les écoles de l’époque.

2) Le Parti cherche de nouveau à imposer à l’éducation dévastée par la Révolution culturelle des normes autoritaires, inspirées du réalisme socialiste soviétique. D’après les statistiques de Noëlle Benhamou, les oeuvres de Maupassant ont été bien accueillies dans des éditions en URSS, car « le réalisme de ses écrits correspondait au réalisme socialiste, principe essentiel de la littérature soviétique[20] ». Le réalisme socialiste est une doctrine littéraire et artistique du XXe siècle élaborée en Union soviétique et inspirée du réalisme. Le réalisme socialiste considère l’art comme instrument d’éducation et de propagande, il exige que l’oeuvre doive présenter la réalité qui est en perspective historique dans son développement révolutionnaire. Après la fondation de la Chine populaire, lors du deuxième congrès des travailleurs chinois de la littérature et des arts, qui s’est tenu en septembre 1953, l’approche du réalisme socialiste a été adoptée comme critère suprême pour la création et la critique de la littérature et de l’art chinois contemporains[21]. Cette direction politique générale a eu un impact profond sur l’esthétique ou du moins sur la création de la littérature chinoise des années 50-90. Les éditeurs du manuel chinois perçoivent eux-mêmes que le langage et l’expression de l’oeuvre de Maupassant décrivant le fossé entre les riches et les gueux relèvent de ce socialisme réaliste.

Dans un style littéraire réaliste, Maupassant écrit l’histoire d’une famille pauvre dans Mon oncle Jules. Dans son enfance, Joseph Davranche vivait avec ses parents et ses soeurs. Son oncle Jules présente une double face morale : avant son départ pour l’Amérique, il était la terreur de la famille, mais après avoir réussi son commerce, il en est devenu l’espoir. Pour célébrer les noces d’une des soeurs, la famille Davranche effectue un voyage à Jersey. Sur le navire, elle rencontre un mendiant qui propose des huîtres aux passagers : c’est Jules. De crainte d’être reconnue, la famille s’éloigne rapidement de lui pour ne pas le prendre en charge.

Les concepteurs chinois du manuel des années 70-80 se targuent de cette nouvelle de Maupassant comme relevant du réalisme socialiste, car elle semble édifiante pour former l’idée de lutte des classes. La revue de la Communication de l’enseignement du Yuwen de 1985 publie « Une lecture détaillée de Mon Oncle Jules » de Zhao Baolu qui définit ainsi l’objectif d’enseignement de cette oeuvre française :

L’objectif d’enseignement

1. Comprendre le rapport qu’il y a entre l’homme et l’argent dans une société régie par la loi capitaliste.

2. Apprécier l’intelligence avec laquelle l’auteur organise l’intrigue et met en scène le caractère du personnage[22].

Ces deux objectifs correspondent tout à fait à ceux indiqués dans les Programmes Pédagogiques Nationaux du Yuwen de l’année 1978 :

L’objectif et l’exigence de l’enseignement

L’objectif de l’enseignement du secondaire du Yuwen est d’utiliser les idées, les points de vue, les méthodes du marxisme, pour guider les élèves dans leur apprentissage de connaissances de langue et de littérature, pour entrainer leur lecture et écriture, pour éduquer leur esprit, pour sensibiliser leur conscience socialiste, pour renforcer leur sentiment d’appartenance à la classe prolétaire, afin d’établir progressivement leur vision prolétarienne[23].

Inscrites dans le réalisme socialiste, les analyses de Mon Oncle Jules soulignent les détails des comportements des personnages et les effets de langue. Xiao Qi publie en 1987 sa « Méthode comparative dans l’enseignement de Mon Oncle Jules » dans la revue Enseignement et Recherche du Yuwen, dans laquelle elle invite les élèves à comparer ces deux passages pour ressentir la sobriété des faits par les gestes et les expressions des personnages :

Passage 1 : Pendant dix ans en effet, l’oncle Jules ne donna plus de nouvelles ; mais l’espoir de mon père grandissait à mesure que le temps marchait ; et ma mère disait souvent : quand ce bon Jules sera là, notre situation changera. En voilà un qui a su se tirer d’affaire ! […] On avait échafaudé mille projets sur ce retour assuré ; on devait même acheter, avec l’argent de l’oncle, une petite maison de campagne près d’Ingouville[24].

Les élèves chinois sont ensuite invités à lire le deuxième extrait pour connaître le changement d’attitude du couple. Ce changement met bien en relief un monde malade, dominé d’un bout à l’autre par la seule loi de l’argent :

Passage 2 : Mes soeurs me contemplaient, stupéfaites de ma générosité. Quand je remis les deux francs à mon père, ma mère, surprise, demanda : il y en avait pour trois francs ?... Ce n’est pas possible. J’ai donné dix sous de pourboire. Ma mère eut un sursaut et me regarda dans les yeux : tu es fou ! Donner dix sous à cet homme, à ce gueux ! ... Elle s’arrêta sous un regard de mon père, qui désignait son gendre[25].

Les comparaisons conduisent les élèves à privilégier l’interprétation de cette histoire comme reflets d’une société capitaliste en expansion où l’argent a la toute-puissance. Le travail de Josée Bonneville sur les contes réalistes de Maupassant indique que « le trait le plus frappant de cette grande bourgeoisie est la ténacité qu’elle met à défendre ses propres intérêts[26]. » Les enseignants chinois de cette période s’accordent à inciter les élèves à décrire les mouvements qui animent le personnage et expliquer ce qui fait naître ces gestes chez lui. D’autres comparaisons sont proposées par Song Shuzhen dans son tableau du cours pour montrer « le changement d’attitude » de leur mère :

Avant : « Quand ce bon Jules sera là, notre situation changera[27]. »

Après : « Allons-nous-en à l’autre bout, et fais en sorte que cet homme n’approche pas de nous[28]. »[29]

Ce rappel incessant expose la critique et la représentation des contradictions du capitalisme. Parmi les oeuvres de Maupassant, Mon Oncle Jules permet d’élaborer une lecture réaliste de l’essor de la société capitaliste dominée par l’argent. Mise en avant dans le manuel scolaire, elle sert non seulement à inculquer aux élèves chinois le réalisme socialiste, mais aussi à les mettre en garde contre la course à l’argent dans la société chinoise à l’ère de la réforme économique où le capitalisme est naissant.

Reconstitution volontaire des passages supprimés de Mon oncle Jules

Si, dans les années 70 et 80, la Chine populaire s’inspirait du modèle de l’Union soviétique comme appui théorique pour ses principes didactiques en éducation, depuis le début des années 90, elle plaide en faveur de la mondialisation. Les mutations de l’économie en Chine sont accompagnées de celles de l’éducation. La discipline du Yuwen, toujours sous contrôle étatique, fait désormais preuve de souplesse et de libéralisme. Des enseignants chinois réfléchissent aux anciens préjugés anticapitalistes dans le cours de Mon Oncle Jules. Selon eux, la lecture de Maupassant n’est pas obligée d’être en partie pessimiste. Ils se proposent alors de découvrir cette oeuvre française de manière plus optimiste en prêtant plus d’attention à son humanité.

Dans l’enseignement de Mon Oncle de Jules d’aujourd’hui, nous constatons deux démarches pédagogiques principales pour transmettre aux élèves chinois un message humaniste né d’un univers réaliste. Premièrement, au lieu de solliciter chez les élèves un sentiment négatif envers le couple Davranche, on propose d’abord de connaître et puis de comprendre leur situation difficile. Dans son article « Discussion de l’enseignement de Mon Oncle de Jules de Maupassant », Yang Hui montre des indices permettant d’expliquer la situation misérable de la famille Davranche :

Le début du texte introduit la situation familiale de « moi » : le père travaille assidument, la mère économise chaque sou, les soeurs sont aussi très épargnantes. Il y a malheureusement un oncle qui est un dandy prodigue ruinant la famille. Il a dépensé tous ses biens, et également une partie considérable des biens de sa famille, n’est-ce pas haïssable et abominable[30] ?

À travers des adjectifs comme « abominable », « haïssable », nous constatons que l’enseignant cherche à imposer une nouvelle norme morale à la lecture de Maupassant. Il tente de solliciter la compassion des élèves envers la famille Davranche ruinée par un oncle prodigue. Voici le début du texte se référant à la situation économique déjà très difficile de la famille :

Passage 1 : La voici : Ma famille, originaire du Havre, n’était pas riche. On s’en tirait, voilà tout. Le père travaillait, rentrait tard du bureau et ne gagnait pas grand-chose. J’avais deux soeurs. Ma mère souffrait beaucoup de la gêne où nous vivions, et elle trouvait souvent des paroles aigres pour son mari, des reproches voilés et perfides. [...] On économisait sur tout ; on n’acceptait jamais un dîner, pour n’avoir pas à le rendre ; on achetait les provisions au rabais, les fonds de boutique. Mes soeurs faisaient leurs robes elles-mêmes et avaient de longues discussions sur le prix du galon qui valait quinze centimes le mètre[31].

Ces descriptions brossent une situation misérable de la famille Davranche : la mère souffre de la pauvreté et n’arrête pas de se plaindre du fait que le père gagne très peu. Les soeurs dépensent le moins possible en faisant toujours leurs robes elles-mêmes. Joseph a des ennuis quand il perd un bouton de vêtement…chose très normale chez un enfant. La famille ne va jamais dîner chez les autres pour éviter de les inviter en retour. La nourriture est toujours la même, ce sont les restes ou les fonds de boutiques. Cette pauvre situation financière explique le comportement avare du couple Davranche, comme le soulignent Pierre Barbéris et George Jean dans Maupassant, peintre de son temps : « On comprend mieux […] l’irritation de Mme Davranche, dans Mon Oncle Jules, quand elle voit son mari, qui n’a pas le sou, payer quelques huîtres 2 francs 50[32] ». Pour renforcer cet argument, Chen Jiyong, enseignante à l’école secondaire attachée de l’Université Normal de Hangzhou, cite le deuxième passage ci-dessous, afin d’« expliquer la méchanceté et la malhonnêteté de l’oncle Jules qui dilapide presque toute la fortune de la famille[33] » :

Passage 2 : Mon oncle Jules, le frère de mon père, était le seul espoir de la famille, après en avoir été la terreur. J’avais entendu parler de lui depuis mon enfance, et il me semblait que je l’aurais reconnu du premier coup, tant sa pensée m’était devenue familière. Je savais tous les détails de son existence jusqu’au jour de son départ pour l’Amérique, bien qu’on ne parlât qu’à voix basse de cette période de sa vie. Il avait eu, parait-il, une mauvaise conduite, c’est-à-dire qu’il avait mangé quelque argent, ce qui est bien le plus grand des crimes pour les familles pauvres. Chez les riches, un homme qui s’amuse fait des bêtises. Il est ce qu’on appelle en souriant, un noceur. Chez les nécessiteux, un garçon qui force les parents à écorner le capital devient un mauvais sujet, un gueux, un drôle ! Et cette distinction est juste, bien que le fait soit le même, car les conséquences seules déterminent la gravité de l’acte. Enfin l’oncle Jules avait notablement diminué l’héritage sur lequel comptait mon père ; après avoir d’ailleurs mangé sa part jusqu’au dernier sou[34].

Chen Jiyong souligne que « la “terreur” est un mot clé, qui n’avait guère retenu l’attention des enseignants, ayant pourtant une grande valeur pour les interprétations de Jules et le couple Davranche[35] ». L’oncle Jules dépensant à l’excès et ruinant la famille semble ignoble, voire impardonnable. Ce point de vue qui sollicite la pitié des lecteurs envers le couple Davranche s’oppose totalement à celui qui critique « la petite bourgeoisie vaincue, avare, chicanant sur les héritages, bornant ses rêves au gueuleton et au jupon[36] », opinion très répandue dans la classe d’autrefois. Ainsi, quand le sentiment de compassion est sollicité, il est plus facile pour un élève de se construire une nouvelle compréhension de cette nouvelle réaliste. Dans son article nommé « Révision de la fausse image de Philippe Davranche : une nouvelle lecture de Mon Oncle Jules », Wang Dazhi suggère que le fait que l’oncle Jules devienne mendiant est plutôt le résultat de son caractère dépensier que du manque d’appréciation de son entourage[37].

En second lieu, des enseignants signalent la suppression de certains passages de Mon Oncle Jules dans le manuel du Yuwen par les éditeurs du manuel. La première oeuvre de Maupassant introduite en Chine est son roman guerrier Les Prisonniers, traduite en chinois par Chen Lengxue et publiée dans la Revue du nouveau Nouveau Roman” en 1904. Après dix ans de silence, le mouvement de la Nouvelle culture entre 1915 et 1921 a entraîné une vague des traductions des oeuvres étrangères en Chine. De nombreuses nouvelles de Maupassant ont paru dans des journaux comme Jeunesse de la Chine et Matinal. Pendant cette période, Mon Oncle Jules a été traduit par Li Qingya[38]. Concernant la traduction adoptée dans le manuel, les éditeurs ont mentionné dans la notice qu’il s’agit d’une adaptation remaniée de plusieurs versions traduites, dont la plus importante est celle de Zhao Shaohou publiée dans Contes et nouvelles de Guy de Maupassant en 1981 par la Presse littérature du Peuple[39]. La traduction de Maupassant en Chine constitue sans doute un grand sujet méritant une autre étude approfondie. Dans son ensemble, la traduction de Mon oncle Jules incluse dès 1983 dans le manuel est assez fidèle à son texte d’origine, si ce n’est par la suppression de quelques passages importants. Dans leur article « Méconnaissance délibérée : passages abrégés de Mon Oncle Jules dans le manuel du secondaire du Yuwen », Wang Zhanjie et Xin Zhiying reconstituent l’intégralité de Mon Oncle Jules en ajoutant ces passages supprimés dans le manuel :

Je lui laissai dix sous de pourboire. Il me remercia : Dieu vous bénisse, mon jeune monsieur ! Avec l’accent d’un pauvre qui reçoit l’aumône. Je pensai qu’il avait dû mendier, là-bas[40] !

D’après Wang Zhanjie et Xin Zhiying, ce passage abandonné aurait dû démontrer aux élèves la bonté de Joseph : « Malgré sa situation indigente, Joseph éprouve de la compassion pour ce pauvre mendiant et lui donne dix sous de pourboire[41]. » Pourtant, afin de ne pas afficher la compassion de Joseph qui ressent la souffrance d’autrui, les concepteurs du manuel chinois des années 80 ont consciemment supprimé ce passage. Pour prouver cette intention délibérée, Wang Zhanjie et Xin Zhiying citent tout de suite le deuxième passage supprimé décrivant le sentiment de Joseph animé d’une intention d’amour :

Lorsqu’on approcha des jetées, un désir violent me vint au coeur de voir encore une fois mon oncle Jules, de m’approcher, de lui dire quelque chose de consolant, de tendre. Mais, comme personne ne mangeait plus d’huîtres, il avait disparu, descendu sans doute au fond de la cale infecte où logeait ce misérable[42].

La compassion que Joseph éprouve pour son oncle Jules est profondément humaine. Cette description est opposée à l’ancienne image de Mon Oncle Jules caractérisée par un regard critique sur les moeurs des petits bourgeois. Or, tous les membres de la famille ne sont pas avares ou cupides. Joseph, enfant éduqué dans cette famille, manifeste pleinement sa générosité et son attachement familial. Dans ses « Notices pour Mon Oncle Jules » du recueil de Miss Harriet, Pierre Brunel signale quant à lui : « Qu’importe même que Joseph ne revoie jamais le frère de son père ! il saura reconnaitre dans tout vieux pauvre qui tend la main devant lui le semblable de cet oncle Jules. Contrairement aux autres, il a su l’aimer[43] ». De cette manière, au lieu de cacher cette émotion humaine, l’enseignant souligne ce passage pour rappeler le sentiment d’affiliation de Joseph à sa famille. Quant au dernier passage supprimé, il a même été mentionné dans l’édition 2003 du manuel du Yuwen. Nous trouvons dans cette édition le même contenu de Mon Oncle Jules que celui qui est présenté dans l’ancienne édition, mais avec un nouvel exercice à la fin du texte :

Lorsque cette nouvelle de Maupassant est sélectionnée dans le manuel, la dernière phrase du texte est supprimée. Veuillez discuter avec vos camarades : quels pourraient être les effets produits par cette dernière phrase ? :

« Je n’ai jamais revu le frère de mon père[44]. »[45]

Cet exercice de réflexion est la troisième question de « discussion et pratique » à la suite du texte de Mon Oncle Jules. La réponse fournie dans le Livre de l’enseignant et de la pédagogie est que

cette question est destinée à donner aux élèves une compréhension de l’effet du dispositif narratif dans la fiction. Le fait de conserver le début et la fin permet au roman d’être raconté du point de vue du narrateur de l’histoire, l’histoire se déroulant à l’intérieur de l’histoire, ce qui ajoute de la crédibilité. Il peut donner au lecteur un aperçu supplémentaire de la psychologie des personnages[46].

Cette instruction officielle montre que la lecture politique et orchestrée de cette nouvelle de Maupassant est revenue à une lecture plus littéraire et plus ouverte, comme le signale le premier conseil indiqué dans la rubrique de « conseils pédagogiques » : « l’interprétation ancienne de cette nouvelle s’est davantage concentrée sur les relations entre les humains dans une société régie par l’argent, il est possible que les élèves puissent avoir de nouvelles réflexions, les enseignants doivent les encourager et les guider à exprimer leurs propres opinions[47] ».

Dans la dernière phrase du texte, Joseph ne l’appelle plus « l’oncle Jules », mais « le frère de mon père ». Dans Contes et Nouvelles de Maupassant : pour une poétique du recueil, Emmanuèle Grandadam considère cette situation comme une tendresse empêchée :

Prolongeant la thématique de Miss Harriet, cinq récits du recueil dévident des histoires d’élans affectueux envers autrui qui ne peuvent aboutir. Ce sont les circonstances et l’environnement du héros qui, dans Mon Oncle Jules, Le Baptême, et Garçon, un Bock ! empêcheront que le lien d’aimance puisse se manifester, ou même exister[48].

En montrant cette dernière phrase de Mon Oncle Jules, les concepteurs du manuel chinois du nouveau siècle suscitent les sentiments des élèves à travers la pensée d’amour de Joseph envers sa famille paternelle, bien que cet amour ne soit malheureusement pas exprimé à cause des circonstances.

En somme, contrairement aux enseignants d’autrefois – brossant une image pessimiste de la société française à travers Mon Oncle Jules où la population bourgeoise se soustrait à une vision stéréotypée d’un monde corrompu –, les enseignants chinois de nouvelle époque reconnaissent que les approches didactiques peuvent varier. Ils reconsidèrent les objectifs pédagogiques, remodèlent les contenus scolaires de type classique et imaginent de nouvelles interprétations de l’oeuvre. Cette nouvelle approche pédagogique fondée sur les valeurs humanistes atteste qu’une éducation plus ouverte commence à voir le jour en Chine.

Conclusion

Nous avons considéré la période post-maoïste comme la première phase de l’introduction de Mon Oncle Jules de Maupassant dans le manuel du secondaire du Yuwen. Du point de vue des pédagogues chinois des années 80, Mon Oncle Jules porte sur un thème essentiel : le réalisme socialiste. Cette oeuvre de Maupassant est liée à la révolution socialiste contre les pays capitalistes ou l’impérialisme. Lors de l’établissement de la Chine populaire, l’efficacité du pouvoir dépend beaucoup de l’enthousiasme et de la conviction de la population. Le manuel chinois instrumentalise cette oeuvre classique de Maupassant pour la transformer en outil politique. La morale petite-bourgeoise a été perçue comme une morale déguisée, dangereuse et mensongère. Les informations de cette oeuvre française sont orientées pour jouer le rôle de transmission des valeurs du réalisme socialiste.

C’est après la politique d’ouverture que la Chine a connu des changements socio-économiques importants et que ses relations avec la France sont devenues de plus en plus cordiales. Depuis les réformes de Deng Xiaoping, le système économique chinois paraît être une alternative possible au libéralisme. Sur le plan de l’éducation, les exemples d’interprétations plus récentes de cette nouvelle sont mobilisés pour illustrer l’évolution des enjeux de l’éducation littéraire en Chine. Avec l’ouverture économique de la Chine à un certain type de capitalisme, les nouvelles valeurs didactiques semblent en opposition à l’ancienne instruction officielle, qui a perçu les figures sociales de Mon Oncle Jules comme une source de danger et de subversion. L’État chinois décide d’établir de nouveaux programmes pédagogiques dans les écoles, où se développe ainsi un mouvement de contestation qui demande davantage de liberté.

Puisque le pluralisme émerge dans le domaine de l’éducation, l’enjeu de la matière du Yuwen devient donc la mise en valeur des interprétations littéraires plus individuelles. À cet égard, la littérature française telle qu’elle est représentée par Mon Oncle Jules dans le manuel du Yuwen offre une ouverture sur les questions de la mondialisation et de l’humanisation de l’éducation en Chine. Avec l’exigence du développement durable dans le domaine de l’éducation, les approches idéologiques comme celle de la lutte des classes commencent à apparaître déconnectées des contenus du texte aux yeux des enseignants. La vision anticapitaliste devient démodée, en revanche, la moralité de ces oeuvres est traitée, avec des perspectives plus modernes sur la pensée humaniste de Maupassant. Néanmoins, il convient de souligner que « l’humanisme » au nom duquel cette lecture est infléchie rejoint aussi une forme d’inflexion morale qui n’est pas neutre politiquement. Nous constatons que les nouvelles lectures du texte vont dans le sens d’une moralisation de l’interprétation officielle des oeuvres, en remplacement de leur lecture politique inscrite précédemment dans la logique du réalisme socialiste.

En fin de compte, la confrontation des exemples d’interprétations des années 80 de cette nouvelle de Maupassant à ceux d’interprétations plus récentes nous a donc fourni des clés pour renouveler la lecture chinoise de la littérature française à l’école secondaire. L’évolution des interprétations démontre que les pédagogues chinois ont été confrontés à un dilemme qui a pesé sur leurs pratiques d’enseignement et influencé leurs perceptions de la littérature française. Ce dilemme entre politique et littérature dans le cours du Yuwen génère, par là même, une nouvelle norme dans les politiques éducatives, qui s’appuient sur une liberté contrôlée dans un système de mondialisation.