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Écrivain d’origine allemande établi à Québec depuis 1969, où il a enseigné à l’Université Laval jusqu’en 2004, Hans-Jürgen Greif est l’auteur d’une quinzaine de romans et recueils de nouvelles écrits en français, auxquels il faut ajouter les récits de Kein Schlüssel zum Süden (1984), traduits et édités sous le titre Berbera en 1993. Son premier livre en français, L’Autre Pandore, a été publié en 1990. Exactement trente ans plus tard, en 2020, paraissait son livre le plus récent, Insoumissions, roman nettement autobiographique dans lequel Greif raconte ses toutes premières années comme professeur à Québec. Ajoutons que trois de ses romans ont été cosignés avec Guy Boivin, dont l’apport principal réside dans la part de recherche qui précède l’écriture et relève des discussions qui accompagnent la rédaction.

Ce qui impressionne d’abord le lecteur familier de cette oeuvre, c’est la diversité des sujets abordés, des savoirs traités, ainsi que des lieux et des époques explorés. Les livres se suivent sans se ressembler. Pourtant, comme dans toute oeuvre, quelques éléments sont dominants, voire récurrents ; il y a des lignes de force qui permettent de définir une certaine vision du monde. L’une d’elles est assurément la question du bien et du mal, que Greif aborde à travers la relation qui oppose Job et Dieu (Job & compagnie), ou lorsqu’il invente un personnage psychopathe (M.), réactualise les interdits du Décalogue (Solistes) et libère de la boîte de Pandore « les maux de l’humanité » (L’Autre Pandore). Une autre caractéristique dominante de cette oeuvre est la relation problématique au père, à laquelle je m’attarderai dans les pages qui suivent. Je traiterai en particulier de la représentation de cette relation dans La Colère du faucon, un roman d’inspiration autobiographique dont les événements se déroulent en Allemagne dans les années d’après-guerre.

Cette mise en question de la figure du père est indissociable du climat ambiant dans lequel se trouve plongée l’Allemagne au lendemain de la chute du nazisme. À la faveur du mouvement terroriste d’extrême-gauche mené par Andrea Baader et Ulrike Meinhof, elle culminera dans les émeutes de 1968, retracées dans Insoumissions et sur lesquelles il revenait récemment :

Andreas Baader et Ulrike Meinhof avaient poussé à l’extrême le mouvement contestataire des étudiants allemands qui s’étaient tournés contre l’autorité des pères. Ces démarches ont abouti à Mai 68, à Paris. Nos pères avaient fait la guerre ; bon nombre d’entre eux avaient opté du bout des lèvres pour le rejet du régime nazi, se disant désormais d’orientation démocratique. Toutefois, leurs convictions n’avaient pas changé, ils cachaient le passé sous prétexte d’avoir été contraints à obéir aux ordres du Führer[1].

Le père représenté dans La Colère du faucon, roman qui pour l’essentiel couvre les années 1940-1950, et dont la logique suggère un aboutissement vers les contestations de la fin des années 1960 auxquelles il est fait très rapidement allusion, correspond à ce portrait, même si le propre père de l’écrivain n’adhérait pas au nazisme. Mais sans doute la fabrication d’une figure paternelle liée au nazisme permettait-elle à Greif d’ancrer le désarroi et l’expérience de vie traumatisante du jeune héros du roman dans une dimension historique qui en exacerbait le sens et la portée.

La figure du père

Cette figure prend néanmoins quelque temps avant de surgir véritablement dans l’oeuvre, comme d’ailleurs la question du mal est davantage présente à partir de 2010-2011. Il n’est pas dit de fait que ces deux questions ne soient pas liées. Dans Job & compagnie, où pour l’enfant « le père est le point de référence en toute chose[2] », Job est cruellement mis à l’épreuve par Dieu. À la fin du roman, Dieu accorde momentanément à Job le droit à l’omniscience afin qu’il voie l’avenir du « peuple élu » : défile alors une histoire terrible, qui conduit à la persécution des Juifs par les Nazis, puis à la fondation de l’état d’Israël et aux conflits qu’elle génère. Job est horrifié par la cruauté de ce Dieu qui déteste ses enfants et, plus encore peut-être, est scandalisé par ce Dieu menteur et trompeur, dont son peuple ne semble avoir été élu que pour être persécuté. À la fin, ayant renié ce Dieu vengeur, Job lui substitue la représentation d’un Dieu bienveillant qui aime ses enfants.

Avant Job & compagnie, la figure paternelle émerge dans Orfeo, le premier véritable roman de l’auteur, en 2003. Mais elle prend ici, contrairement à la forme toute-puissante du livre biblique, la forme non moins significative de l’absence, comme si le père était encore une case à occuper. Grièvement blessé dans un accident qui a coûté la vie à ses parents et qui le laisse orphelin, Orfeo est pris en charge par celle que le narrateur appelle la Signora, une femme qui a fait une brillante carrière musicale, avant de devenir professeure de musique. Comme la voix d’Orfeo est restée, à la suite de ses blessures, la voix d’un enfant, la Signora va lui donner une formation pour qu’il cultive sa voix à l’image du programme que suivaient les castrats de l’âge classique italien. Douze ans plus tard, au moment de mourir, la Signora confie Orfeo à l’un de ses anciens élèves, Weber, devenu critique musical après avoir renoncé à une carrière de pianiste.

La Signora se trouve ainsi à avoir re-construit Orfeo. Les nombreuses interventions chirurgicales qu’il a dû subir après l’accident en ont fait un autre homme, ou plutôt un nouvel enfant. À ce nouveau corps, la Signora a adjoint une culture musicale d’une rare exigence, qui intègre notamment l’apprentissage de plusieurs langues. Pour lui rendre hommage, et la reconnaître aussi bien comme maître que comme mère, Orfeo a choisi lui-même ce nom de scène (car son nom véritable est Lennart Teufel) : nom qui renvoie bien sûr au mythe d’Orphée, mais qui est aussi, et surtout, formé des initiales des deux premières lettres du nom de famille de la Signora (Ferronne) et des deux premières lettres du nom de famille de la mère de celle-ci (Oragagni), patronymes auxquels il a ajouté un « o ». Bref, Orfeo est d’ascendance matrilinéaire. Du reste, sa posture de primo uomo en fait métaphoriquement un fils éternel.

Quant à Weber, personnage central puisque c’est à partir de son point de vue que, après la mort de la Signora, l’évolution d’Orfeo nous est donnée à voir, sa position, sur l’échiquier symbolique de la paternité n’est guère plus avancée que celle de son protégé. Il est marié, mais sans enfant ; qui plus est, il est amoureux d’Orfeo, lequel lui rappelle un petit bossu que, dans ses années de collège, il aimait consoler. Il faut ajouter que Weber poursuit le programme de formation de la Signora, à laquelle, malgré sa mort, Orfeo reste d’ailleurs fidèle, puisqu’il s’entraîne en écoutant des cassettes sur lesquelles la Signora avait enregistré ses leçons. « Car elle vivait avec eux, une présence perceptible à tout moment[3] », conclut le narrateur vers la fin du roman : condamnation brutale, pour l’un comme pour l’autre, de tout affranchissement et indépendance du modèle maternel.

Un autre roman, Le Photographe d’ombres[4], publié douze ans plus tard, en 2015, rappellera la trame symbolique d’Orfeo. Dirk a épousé Rita en obtenant d’elle la promesse qu’elle prendrait les mesures nécessaires pour n’avoir jamais d’enfant. Or, Rita va tomber enceinte, deux fois plutôt qu’une, Dirk réagissant chaque fois en se réfugiant dans l’alcool, au point tel de devoir être hospitalisé. S’il refuse d’avoir des enfants, c’est d’abord parce qu’il a juré fidélité à son amour d’enfance pour son demi-frère, Markus (à qui Rita ressemble physiquement), qui s’est suicidé à l’âge de douze ans ; Dirk reste fidèle à son souvenir, qu’il évoque en s’enfermant dans une pièce pour jouer de l’accordéon, instrument dont il jouait avec Markus et qui révélait leur profond accord. Or, ce suicide avait été provoqué par une violente altercation avec leur père ; ce qui amena Dirk à renier celui-ci, refusant pour toujours de le revoir. Rita elle-même croit que le père de Dirk est décédé depuis longtemps, selon ce que son mari lui a dit. On comprend dès lors, plus fondamentalement, que si Dirk refuse d’être père, c’est parce qu’il a renié le sien. Comme dans Orfeo, le roman se trouve résolument marqué par l’absence de paternité, ou plus exactement, chez Dirk, par la volonté d’une telle absence et par l’expression d’un refus catégorique.

À cet égard, mais sur un autre ton qui n’est pas sans évoquer le cycle des Rougon-Macquart de Zola, dont on sait que l’ancêtre premier est maternel et qu’il est caractérisé par une série de filiations vouées à l’impasse[5], on pensera encore à La Bonbonnière[6] (2007). Se trouve relatée la vie de la famille Boiteau sur six générations, au terme desquelles se réalise la prémonition de Marien, l’un des fils de la deuxième génération : « Les Boiteau s’éteindront — je vois le chiffre, un six —, oui, dans six générations, il n’y aura plus un seul Boiteau — le nom du père disparaîtra — pour toujours[7]. »

Entre les parutions d’Orfeo et du Photographe d’ombres, Greif publie La Colère du faucon, ce roman de 2013 mentionné précédemment, dans lequel la figure du père est cette fois-ci combattue de front. Central dans l’entreprise romanesque de l’auteur, ce roman relate l’enfance et l’adolescence d’un jeune allemand né durant la guerre, Falk, depuis ses premiers souvenirs, à l’âge de deux ou trois ans, jusqu’à ce qu’il décide de s’expatrier en France au moment de terminer ses études, à la fin des années 1950. Greif met l’accent sur les relations difficiles de Falk avec son père, sur l’amour du fils pour sa mère et pour son grand-père maternel, tout en suivant l’évolution du parcours académique du garçon et son émancipation.

La forme que prend ici la relation entre le fils et le père m’amène à faire un détour par la psychanalyse freudienne, avec laquelle le romancier est familier[8], par cette fameuse histoire du meurtre du père primitif, dont il est question dans Totem et tabou, ouvrage duquel Lacan disait qu’il est « un des événements capitaux de notre siècle[9] ». Je rappelle que Freud expliquait, dans cet essai – qu’il faut recevoir comme une fiction, mais de ces fictions fondatrices de savoir – que les fils, après s’être ligués pour tuer le père, en auraient mangé la chair. Par ce repas cannibale, qui prend la forme d’une relation totémique, les fils cherchaient à s’identifier au père mort en incorporant sa force. C’est ainsi qu’on peut dire, avec le psychanalyste Gérard Haddad, que « le champ qu’ouvre l’analyse des rites alimentaires est celui de la fonction paternelle[10] ». On sait par ailleurs, dans l’Église catholique, que la cérémonie de l’Eucharistie reçoit une valeur semblable à celle du repas totémique : celui qui avale le corps du Christ reconnaît sa foi en lui. Ces pratiques établissent donc un modèle à la fois de reconnaissance du père et d’identification au père, modèle sur lequel s’édifie la volonté de transmission et de filiation de père en fils. J’essaierai ici de montrer comment ce discours, dans La Colère du faucon, est d’abord mis en échec, puis renégocié à la faveur d’une autre forme de paternité.

Les dents du père

Mais je voudrais, préalablement, commenter une nouvelle qui annonce à la fois ce roman et la problématique telle que je la pose ici. Cette nouvelle, intitulée « Nouvelle vie », est la troisième du recueil Solistes, paru en 1997, donc seize ans avant La Colère du faucon. La nouvelle commence le lendemain de l’effondrement nerveux du narrateur, qui est pianiste, pendant un concert. Pour comprendre la raison de cette crise, il faut remonter à son enfance, au moment où le père a décidé de faire de son fils un musicien. Dès que celui-ci se trompait, faisait une fausse note, le père le frappait. Parfois, le père l’accompagnait en jouant du violon, cinglant alors son fils avec l’archet qu’il tenait dans ses mains. Tout en jouant, le fils apercevait son père qui « inspirait profondément, découvrait des dents longues, brunies par les cigarettes, étroites et polies : elles me rappelaient de vraies touches de piano, avec de profondes rainures[11] », confie-t-il. L’identification par le fils de la dentition du père au clavier du piano construit un symptôme névrotique, ce qui rappelle du coup que le repas totémique aussi bien que l’Eucharistie sont des épisodes fondateurs de notre imaginaire et de notre culture parce qu’ils sont aussi révélateurs du rapport premier de l’être humain à la pulsion orale. Gérard Haddad rendait compte de ce principe par cette image : « [A]vant toute chose, on pense avec sa bouche, avec ses dents[12]. » La formule, saisissante mais pour le moins éloquente, fait étonnamment écho à la manière dont se construit, sous la plume de Greif, la relation conflictuelle avec le père.

Pour le fils, les choses ne firent ensuite qu’empirer. À neuf ans, lors d’un concert devant les parents et les élèves de son école, il développe une névrose sévère. Le concert se déroule bien jusqu’à ce que, vers la fin, le pianiste prenne conscience de la présence de l’auditoire et, dans les premières rangées, de son père. Pendant quelques instants, il sent cette présence comme une menace :

Le visage tourné vers la salle, je sentais la gueule du piano prête à me dévorer. Ses dents saisissaient mes doigts, le couvercle pouvait s’abattre à tout moment sur mes mains, comme l’archet à la maison. C’est alors que je vis mon père, au milieu de la deuxième rangée, près des invités d’honneur. Il regardait le plafond en grimaçant, la bouche grande ouverte. Je crus qu’il allait monter sur la scène, un archet à la main, qu’il se fondrait avec cet instrument sournois qui était devant moi et qu’ils me frapperaient tous les deux : lui, montrant ses dents, l’archet en l’air, pendant que le Pleyel me broierait les mains dans un violent finale[13].

Plus tard, celui qui est devenu pianiste de carrière renonce à son avenir, subit cet effondrement nerveux auquel j’ai fait d’emblée allusion et qui le fera glisser dans une sorte de folie, événement sur lequel se clôt la nouvelle.

On voit que cette histoire témoigne d’un scénario qui est en opposition avec celui décrit par Freud : le sens du processus de dévoration se trouve en effet inversé. Ici, c’est le père lui-même qui semble vouloir manger le fils. Au lieu de susciter une identification et une reconnaissance formatrices, le père est source d’aliénation, ce qui se traduit chez le fils par la peur d’être dévoré. Complice du piano avec lequel il finit par se fondre, le père est une image de l’oralité punitive et destructrice qui menace d’avaler le fils, de l’anéantir. Face à cette menace, le pianiste de « Nouvelle vie » s’en tire assez mal : névrose, effondrement, folie, tel est l’état psychique auquel il aboutit.

Cette nouvelle, je l’ai mentionné, met la table pour La Colère du faucon. Le roman reconduit la relation conflictuelle entre le père et le fils, qui de nouveau se donne à lire métaphoriquement sur le plan alimentaire.

L’insoumission du fils

Leur antagonisme prend forme dès l’incipit du roman. Nous sommes en mars 1946 dans une ville située à la frontière franco-allemande. Falk, le héros de ce roman, a cinq ans ; Gabriel Bachmann, son père, qui, sous l’Occupation allemande, avait travaillé pour la Gestapo à Paris, est de retour à la maison. Falk ne l’a vu qu’une seule fois depuis sa naissance. C’était deux ans auparavant, et le fils a conservé de cette scène initiale le souvenir du regard menaçant de son père posé sur sa mère. Falk ignore la raison de ce regard, il la découvrira seulement plusieurs années après. Mais le lecteur l’aura compris avant lui : le père soupçonne sa femme, Anne, d’avoir conçu Falk avec son propre frère, de sorte que l’enfant serait né d’un acte incestueux. Le regard agressif du père donne une partie de son titre au premier chapitre : « Les yeux de l’ogre. »

Quant à la seconde partie de ce titre, « l’ogre », elle trouve son sens lors de la deuxième rencontre de Falk avec son père, qui marque en même temps le retour définitif de Gabriel chez lui. Plus précisément, c’est le souvenir du regard redoutable du père qui amène Falk à le décrire cette fois-ci comme un « ogre ». Comme si le père pouvait avaler autrui par les yeux. Celui qui est vu peut donc être mangé, ce qui fait écho à la crainte du pianiste de « Nouvelle vie » qui ne peut, quand il est en concert, supporter le regard de l’auditoire sur lui, et en particulier celui de son père. À la haine du père pour son fils fait écho la défiance du fils pour son père, si bien que le texte se trouve à reformuler les identités de l’un pour l’autre de manière à les nier : pour Gabriel, Falk n’est pas son fils, alors que, pour Falk, Gabriel est celui qu’il désigne, et l’auteur met ces formules en italique, comme le « prétendu père[14] » ou « le soi-disant père[15] ». Et cette négation du père par Falk se manifeste par cette image fantasmatique de l’ogre, tel Saturne dévorant ses enfants.

Ce retour de Gabriel à la maison a lieu au moment du petit déjeuner. Anne sert à tous un bol de chicorée et une tranche de pain tartinée de saindoux. Falk commence à manger, « mais le pain est infect et, avec ses doigts, il en sort des morceaux de sa bouche[16] ». Au lieu de le réprimander, sa mère lui explique : « C’est un mélange de tout ce qu’on trouve encore, de l’orge, de l’avoine, beaucoup d’épluchures de pommes de terre[17]. » Comment, dans cette phrase, ne pas lire « l’ogre » dans « l’orge » ? L’anagramme est parfaite. Autrement dit, ce que Falk trouve indigeste, ce qu’il rejette, c’est le père, ou plutôt l’image défavorable qu’il s’en est faite depuis la toute première fois qu’il l’a aperçu et que cette seconde rencontre ne fait que confirmer. Retirant des morceaux du père de sa bouche, Falk inverse très exactement le mouvement que faisaient, chez Freud, les fils parricides, qui absorbaient des morceaux du père afin d’intégrer la force que celui-ci avait incarnée. Incidemment, le pain, l’orge, cela nous ramène aussi à l’Eucharistie, sacrement qui tire sa source de la dernière rencontre entre le Christ et ses apôtres, où Jésus avait distribué du pain : « Ceci est mon corps… » Par le rejet du pain, Falk marque donc son refus d’obéissance au père, sa volonté de non-reconnaissance de l’autorité de ce père qui se comporte comme un tyran. L’enfant n’a pas foi dans ce père.

La bienséance impose néanmoins à Falk d’avaler ses bouchées, « même si cela goûte la moisissure[18] ». Les épluchures qui sont entrées dans la composition du plat viennent de ces pommes de terre desséchées qu’on donne habituellement aux cochons mais que, en ce temps de récession, on garde pour se nourrir. Greif recourt alors à une étonnante métaphore pour signifier la valeur inestimable prise par ce légume : « [C]es pommes de terre valent l’ivoire, les cordes, la table d’harmonie, le bois de rose d’un piano. Ils les mangeront jusqu’à la dernière, même si elle est noire[19]. » La référence musicale semble relancer le propos de « Nouvelle vie ». La valeur intrinsèque de la pomme de terre noire est à l’image du piano qui, dans cette nouvelle, menace d’avaler le pianiste. Refuser de manger, c’est donc aussi, pour Falk, se protéger contre l’envahissement du père dans sa vie.

Et comme dans la nouvelle, la lutte entre le père et le fils, la volonté du père d’imposer sa domination et la détermination du fils à ne pas se soumettre, se donnera à voir de manière insistante à travers les leçons de piano que Gabriel impose à Falk. Chaque fois que le fils, assis au piano, ne donnera pas satisfaction à son père, celui-ci le frappera. On voit que le sujet de la nouvelle revient ainsi s’immiscer dans le roman, circonscrivant l’image du fils à sa vulnérabilité névralgique. Mais La Colère du faucon, loin de rester pétrifié par la peur, et c’est là son avantage sur ce que raconte la nouvelle, vise précisément à dénouer l’impasse de la relation au père et à mener Falk vers un espace de liberté que le pianiste de « Nouvelle vie » n’arrive pas à concevoir.

Je voudrais attirer l’attention sur une autre scène, complémentaire à celle du petit déjeuner, dont elle partage la logique signifiante. Il s’agit de la première communion de Falk, où est donc joué ici l’épisode christique de l’Eucharistie. Que le père et Dieu logent à la même enseigne, Falk en trouve la preuve dans le fait que Gabriel est organiste à la basilique. Il le voit comme un allié du prêtre, et la basilique devient un espace hostile auquel Falk va réagir en se promettant, lorsque le prêtre va lui tendre l’hostie, « de mordre dans la chair du doux Jésus[20] ». Cet acte sacrilège a la même signification, pour Falk, que son refus de manger le pain d’orge et d’avoine : ne pas laisser entrer en soi le discours martial du père et la parole de Dieu, ne pas céder à cette autorité extérieure qui lui est imposée et qui menace de l’avaler.

L’émancipation

Pour réussir à s’affranchir de cette figure paternelle monstrueuse et cannibale, Falk devra négocier une identification à une figure de père inédite et admirée. Le processus est logique : la négation du père conduit à la recherche d’un substitut aimé et aimant du père qui permettra au fils de trouver une porte de sortie à sa névrose et de grandir. Ce père symbolique, on le trouve ici sous la figure du grand-père maternel de Falk, Arno, qui va jouer auprès de son petit-fils un peu le rôle du précepteur dans les romans de formation. Entre eux, c’est un amour aussi complice que la haine qui soude Gabriel et Falk.

Leur première rencontre a lieu chez Arno, où Falk, alors âgé de sept ans, et sa mère viennent passer les vacances d’été, et elle s’accomplit aussi sous les auspices d’un repas. Sur la table se trouvent « du jambon, du salami, du fromage, des fruits, une corbeille contenant du pain de seigle et du Pumpernickel[21] ». Ce n’est plus de l’orge qui entre dans la composition du pain, mais du seigle. Cette fois-ci, c’est le prénom d’Arno que nous lisons dans la céréale : Arno est en effet formé, nous dit le narrateur, des mots aigle et loup. Ce pain de seigle, Falk le mange plus volontiers, même s’il le trouve « lourd et pas très bon[22] ». Cependant, au lieu de le recracher, il en avale deux tranches, comme si la deuxième devait effacer le goût désagréable de la première, et qu’elle était déjà la promesse du bonheur que le petit-fils trouvera auprès de son grand-père. Du reste, le prénom même de Falk se combine avec celui du grand-père : Falk, en allemand, signifie « faucon », autre rapace diurne comme peut l’être Arno-l’aigle[23]. Flanqué de son grand-père, Falk est bel et bien équipé pour faire face au père ogre.

Le repas devient ainsi, dans le roman, un rituel métaphorique pour discriminer les figures paternelles qui s’offrent au fils, pour départager le choix de Falk entre un père jugé mauvais et un père jugé bon. Gabriel Bachmann endosse ici tous les traits que Job prêtait à Dieu : « cruel, implacable, insensible, autoritaire, méchant[24] », cependant que le grand-père est érigé par Falk en figure de bonté. Auprès d’Arno, pendant ces semaines de vacances, Falk fera un apprentissage progressif de l’amour paternel, c’est-à-dire un amour qui de lui-même suscite la reconnaissance. Bientôt, ils deviennent « inséparables[25] ». Puis, nous dit le narrateur : « Falk aime son grand-père. Non, il l’adore[26]. » L’auteur met le verbe en italique, comme pour signifier sa portée spirituelle et symbolique. Faut-il rappeler l’étymologie religieuse du verbe latin ? Adoro (j’adore) est formé d’oro (prier), auquel a été ajouté le préfixe ad. « Adorer », dans son sens premier, c’est donc rendre un culte à Dieu. Et ce père-dieu ne lui est pas imposé ici, c’est Falk qui le choisit. Au terme des vacances, Falk pourra dire : « Arno est le père que j’aurais voulu avoir[27]. » En retour, le grand-père lui fait voir que son sentiment est partagé : au moment de monter dans le train qui le ramène chez lui, Falk « a vu les yeux de grand-père. Cela est suffisant pour lui donner la dernière preuve de l’amour que lui porte cet homme[28] ». Ainsi se trouvent annulés, par l’amour d’Arno, le regard menaçant et la haine du père-ogre, et cautionnée la faveur nouvelle et tutélaire qui échoit à Falk. Arno est une figure thérapeutique qui permet ainsi à Falk à la fois de construire ce qui lui fait défaut auprès de Gabriel (un père aimant) et de réparer ce qui l’empêche de s’émanciper comme individu.

Plus tard, après la mort de sa mère, Falk quitte pour toujours la maison familiale. Il a environ dix-neuf ans, et il est d’abord hébergé par Arno. Falk fait alors une demande auprès des autorités compétentes pour pouvoir prendre le nom de son grand-père, Süter. Il a aussi choisi de vivre en France, car il lui semble que c’est là que se trouve « en ce moment la force intellectuelle la plus importante en Europe[29] », qui est aussi cette nouvelle génération qui est en rupture avec celle des pères[30]. L’hôtel où il descend à son arrivée à Paris, et qu’Arno lui a recommandé, se nomme « Liberté », nom on ne peut plus explicite sur ce que cette traversée de la frontière révèle : le passage à l’âge adulte, lequel a été rendu possible par la substitution d’Arno, sorte de père d’adoption, à Gabriel, père honni.

Dès lors, tout a été dit, ou presque, le roman étant avant tout l’histoire d’une libération. Comme cette libération est plus précisément celle d’un fils, et que tout le roman cherche en somme à répondre à la question : comment devient-on un homme ? c’est-à-dire un adulte apte à être père à son tour, le dernier chapitre du roman fait moins de dix pages : il condense la quarantaine d’années qui a suivi l’établissement de Falk en France, nous montrant justement quelle sorte d’homme et de père celui-ci est devenu. On apprend alors que, après avoir suivi une formation en psychiatrie, il a ouvert une clinique pour enfants basée sur l’enseignement de la pédiatre et psychanalyste Françoise Dolto. Son travail auprès des enfants a été, pour lui, sa façon d’être père, Falk précisant d’ailleurs que ses étudiants assurent sa descendance intellectuelle. Chez Greif comme chez Daniel Poliquin[31], on choisit donc à la fois son père et sa descendance. Falk refait en quelque sorte le geste de Job, qui après avoir renié le Dieu vengeur adopte le Dieu miséricordieux.

J’ai en effet souvent indiqué ailleurs, dans mes travaux sur la figure du père, que le réaménagement symbolique de la paternité nécessite une forme de paternité (souvent radicalement) différente de celle qui est contestée et oblige le sujet à renégocier les formes dans lesquelles cette paternité peut s’incarner. Ici, ce réaménagement naît de l’impasse de la paternité biologique, de sorte que Falk choisit d’avoir une filiation complètement dégagée des liens de la chair. « J’ai réussi à me débarrasser de mon père, trop tard[32] », explique-t-il. Sans doute, et encore Falk peut-il se compter chanceux de s’en être tiré aussi admirablement.