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Souvent célébrée en vertu de sa qualité démocratique dont témoignerait notamment une Charte remontant au xiiie siècle de notre ère[1], la culture politique du Manden (l’aire aujourd’hui essentiellement linguistique et culturelle englobant l’actuel Mali, et prenant sa source dans l’empire médiéval fondé par Sunjata Keita) reposerait notamment sur le consensus. Si la poursuite de ce dernier a pu efficacement concourir à préserver la paix dans des situations pourtant explosives, ce même consensus fonde une culture des évidences partagées, reconduites dans l’apparent unanimisme du corps social – ce que l’on appelle en un mot « la tradition ». Dès les premiers romans, l’écriture de Moussa Konaté a érodé ces évidences inquestionnées, gratté la première couche de ces discours prétendument consensuels pour révéler un tout autre sensible. Puis à partir des années 1990, le romancier, devenu éditeur et opérateur culturel à travers l’édition malienne du festival Étonnants Voyageurs, a accédé à une reconnaissance internationale avec une série de romans policiers à héros récurrent, le commissaire Habib. Cette reconnaissance émanant du centre parisien du champ littéraire francophone a fini, on le mesure aujourd’hui, par occulter la créativité antérieure de l’écrivain. C’est sur cette dernière et l’ethos à dimension politique ainsi forgé que cette contribution se propose de revenir en y explorant une dynamique du dissensus qui, par la suite, va chercher à se reconfigurer à travers les enquêtes du commissaire Habib − autre soi-même peut-être pour son créateur.

En d’autres termes, il s’agit de dépeindre Moussa Konaté en écrivain démocratique : « L’homme démocratique est un être de parole, c’est-à-dire aussi un être poétique, capable d’assumer une distance des mots aux choses[2] », écrit Jacques Rancière. Pour le philosophe, le consensus consiste en un « accord entre un régime sensible de présentation des choses et un mode d’interprétation de leur sens », une « machine interprétative qui ne nous demande que de consentir »[3], autre nom pour l’ordre des choses que légitime la tradition, tandis que le dissensus constitue la « manifestation d’un écart du sensible à lui-même[4] ». C’est à travers cet écart dissensuel que se construit la subjectivation et que s’élaborent, dans la confrontation et la délibération, les formes à la fois perceptibles et pensables d’un monde partagé.

Chez Moussa Konaté, qu’il s’agisse de fiction narrative, de théâtre[5] ou même d’essai, la révélation par creusement de cet écart procédant du dissensus demeure le moteur de l’écriture, et ce, dès le premier roman publié[6]. L’enquête policière au pays l’explorera ensuite doublement : entre indices et interprétation, entre enquêteurs et enquêtés, mais aussi entre les différentes cultures de référence, vernaculaires ou dominantes, assises sur une tradition inquestionnée ou fruits d’une acculturation tactique. Dynamiques dissensuelle et transculturelle s’enchevêtrent, s’opposent ou coopèrent alors. Dans sa portée intime (à l’échelle du couple ou du cercle familial) ou plus directement politique (à celle des communautés de villages, de quartiers ou d’ethnies en coexistence), cette double dynamique reste de bout en bout porteuse d’une profonde exigence démocratique.

1989-1991 : le tournant

C’est en 1989 que Moussa Konaté renonce à exercer en tant que professeur de lettres afin de se consacrer à l’écriture, commençant alors une activité de dramaturge et procédant à l’autoédition du premier volume de ce qui deviendra une série de romans policiers[7] dont le projet est d’ores et déjà entièrement formulé :

J’ai d’ailleurs l’intention de donner une suite aux aventures du commissaire Habib, et je voudrais satisfaire mon public en faisant de lui un type, comme Maigret par exemple. Je voudrais prouver qu’on peut être écrivain africain et faire des romans policiers sans copier servilement l’Occident. Si j’y parviens ce sera une grande satisfaction pour moi[8].

Un peu moins de deux ans plus tard, le régime de Moussa Traoré était renversé. Dès juillet 1989, l’écrivain avait livré, à propos de ce dernier, un bilan somme toute nuancé dans un essai à forte tonalité politique[9]. Contrairement à ce que pourrait laisser croire son titre, Mali. Ils ont assassiné l’espoir ne constitue en effet ni un pamphlet ni une pure et simple diatribe anti-dictature, mais un bilan s’efforçant à la lucidité d’un Mali en proie à une « décrépitude physique et morale » favorisant « une anarchie de fait »[10]. En ses dernières pages, l’essayiste annonce pratiquement ce qui va suivre : « L’éventualité d’un coup d’État n’est pas à écarter », note-t-il à l’orée du chapitre « Scénarios pour le futur »[11]. Puis il met en garde dans une postface écrite après la chute du mur de Berlin : « [L]e risque est réel pour qu’au Mali le changement se passe dans la violence du fait de l’armée ou des populations excédées[12]. »

Résultat d’une crise individuelle mais aussi plus globale, le changement de vie de l’écrivain, tout comme celui de sa production à venir, précède donc des bouleversements pressentis à l’échelle nationale voire continentale[13]. Mais le renoncement à poursuivre une carrière d’enseignant répond avant tout à une exigence fondamentale en lien avec l’écriture : « J’ai compris qu’il me fallait abandonner ce métier si je voulais surnager[14]. » Les raisons en sont plurielles : le métier et ses tâches administratives l’ont accaparé en exerçant une pression risquant d’entraver l’élaboration d’une oeuvre, sans pour autant améliorer en quoi que ce soit une situation matérielle trop précaire. À ces motifs personnels déjà puissants se superpose une condition générale de l’enseignant particulièrement dégradée dans le Mali des années 1980 : « Ici, on ne devient enseignant que lorsqu’on est convaincu qu’on ne peut trouver aucun autre emploi, non pas plus rémunérateur, mais simplement différent. » L’enseignant est dépeint comme « le laissé-pour-compte des corps de fonctionnaires »[15], cette déroute par ailleurs multiforme d’une classe d’intellectuels n’étant pas étrangère au désastre national dont l’essai pose le diagnostic.

Mais lorsqu’il produit et diffuse par ses propres moyens la première édition de L’Assassin du Banconi, l’écrivain observe vite qu’« ainsi le livre devient immédiatement rentable » : « [C]e que L’Assassin m’a rapporté en 2 ou 3 mois, mes autres romans ne me l’ont pas rapporté en 6 ou 7 ans ! »[16] La trajectoire de l’écrivain – qui dans les années 1990, après avoir oeuvré quelque temps auprès des éditions Jamana, deviendra un éditeur internationalement reconnu en fondant à Bamako les éditions du Figuier – illustre de manière très parlante ce que les travaux du sociologue Bernard Lahire ont mis en lumière, à savoir que le créateur, le plus souvent contraint de recourir à un « second métier », forme le « maillon faible » de la chaîne du livre[17]. Pleinement averti de la matérialité de la « condition littéraire » et sans chercher à recouvrir d’un voile pudique les conditions matérielles et économiques difficiles et pour tout dire insoutenables qui lui étaient alors faites, Moussa Konaté s’est par deux fois insurgé contre cette double condition : en démissionnant de ses fonctions d’enseignant pour se consacrer à l’écriture, puis en s’appropriant et en forgeant l’outil de production et de diffusion qui lui permettrait de s’affranchir de telles déterminations, devenant de cette manière un maillon prépondérant de la chaîne du livre.

Cette entreprise répond aussi à une profonde ambition démocratique. Outre que l’auteur de fictions s’est voulu essayiste politique[18], c’est le moyen, tout comme avec des pièces dramatiques, d’atteindre sur le sol national un plus vaste public. De la première édition de L’Assassin du Banconi aux albums jeunesse des éditions du Figuier, il s’agit, grâce à un coût moindre, à une production incluant les langues nationales et à une politique active de diffusion, de rapprocher le livre des populations. Dans le recueil collectif international de Huit nouvelles dédié aux Objectifs du Millénaire pour le Développement (OMD) auquel il a contribué en 2008, Moussa Konaté est présenté comme un « romancier, dramaturge et opérateur culturel » qui « travaille également à la diffusion du savoir au sein du monde rural à travers des publications en langues nationales du Mali »[19].

Or, tandis que l’essai-réquisitoire sur le Mali postindépendance est sous-titré « Réflexion sur le drame d’un peuple[20] » – réflexion qui prend précisément la forme d’un récit dramatisé des trente années venant de s’écouler – l’écrivain considère que sa propre vie épouse les évolutions de celle de l’État malien[21] : « La vie de l’auteur de ces lignes se confond avec celle du Mali indépendant[22]. » Et c’est particulièrement vrai de la fiction :

Une Aube incertaine et Fils du chaos, voire tous mes romans, me renvoient à mon adolescence. Même Chronique d’une journée de répression, car […] il ne s’agit pas des évènements de 80, mais de ceux qui se sont déroulés pendant que j’étais au lycée[23].

Le propos ici ne consiste pas à traquer de quelconques éléments autobiographiques dans des trames de fiction – ce bien que le romancier explique par exemple avoir dépeint le milieu catholique d’Une Aube incertaine[24] grâce à la connaissance approfondie qu’il en avait acquise en ayant été élevé à Kita[25]. Mais il s’agit de prendre au sérieux une telle identification afin de saisir la portée heuristique d’un positionnement de rupture, en quête active de dissensus.

Scènes de discordance

Cette recherche se décèle particulièrement au seuil des récits. Un élément significatif des premières oeuvres réside en effet dans la parenté d’incipit se présentant comme de frappantes scènes d’ouverture : la scène inaugurale ouvre la lisibilité d’un monde. La remarque s’étend à la non-fiction, puisqu’au rebours des usages en la matière, l’essai historique et politique Mali. Ils ont assassiné l’espoir débute par une scène qui pourrait tout aussi bien être romanesque, et dont chaque élément annonce le drame collectif à venir :

Un jour d’août 1960, à la petite gare ferroviaire d’une bourgade du Soudan[26], un frêle garçon de neuf ans[27] contemple, ému, un vieillard chétif, assis, le dos rond, sur l’un des deux bancs de bois qu’offre la gare. Indifférent à l’agitation extrême qui règne sur le quai, le vieillard regarde fixement devant lui, sans sourciller ; il s’appuie sur un vieux fusil de fabrication artisanale qu’il serre entre ses jambes et, dans ses yeux, une flamme à l’éclat insoutenable[28].

Les pages suivantes confrontent cette première apparition à deux perspectives, soit, d’une part, celle du vieillard qui, à la suite de l’éclatement de la Fédération du Mali, s’apprête à aller combattre l’armée sénégalaise pour mettre fin à l’incarcération momentanée de Modibo Keita, puis d’autre part, celle de l’enfant devenu adolescent, observant derechef, moins de dix ans plus tard, une foule vindicative conspuer le chef de l’État malien. À travers cette double perspective cavalière sur « la grande Histoire » vue par deux de ses acteurs anonymes séparés de deux générations, l’écrivain se profile en observateur embarqué – au sens pascalien – du destin national. Mais il souligne aussi que le gage de la lucidité réside dans un positionnement dissensuel d’écart qui permet à l’observateur de dévoiler des pans de réel que la majorité ne perçoit pas, car elle y est emportée.

Chaque scène d’ouverture engage ainsi un point de vue décalé et une lisibilité autre. On a ainsi couramment lu Le Prix de l’âme dans la foulée d’une « deuxième génération » de fictions prenant acte de la désillusion instaurée une décennie après les indépendances, au sein d’une production sahélienne plus spécifique embrayée sur le désastre économique et social résultant des sécheresses du milieu des années 1970[29]. Cependant, si le protagoniste est déjà un jeune garçon, la scène d’ouverture du Prix de l’âme se signale aussi par une rare brutalité. On y découvre en effet une vieille femme « hâve et déguenillée » molestée par une troupe d’enfants soulevée par « un rire haineux et sadique » avant que l’un des plus délurés n’entreprenne, armé d’un bâton, de sodomiser la malheureuse :

L’enfant revint, armé d’un bâton, bouscula ses petits camarades et se trouva juste derrière la femme. D’un coup violent, il déchira le lambeau de pagne qui ceignait encore la taille de la vieille et tenta de lui enfoncer le bâton dans l’anus. La douleur fut telle que la vieille femme voulut se retourner : des coups de poing et des gifles s’abattirent à la fois sur son visage. Elle pirouetta et se trouva en face de la meute. L’enfant, toujours aux aguets, voulut fourrer son bâton dans l’organe génital de la malheureuse ; mais, déséquilibré lui-même par le flot ruant, il ne parvint qu’à égratigner la vieille, qui hurla de douleur et se mit à fuir, squelettique et nue. Les enfants s’esclaffèrent. Leur haine assouvie, ivres de joie, ils regardaient la vieille femme s’enfuir en clopinant[30].

C’est sous le regard d’un homme âgé, « observateur attentif[31] », le chef du village, que la scène se déroule. Sa violence est par la suite euphémisée en presque farce : la vieille femme pourchassée étant désignée comme « sorcière » rendue responsable de nombreuses morts en bas âge au village de Wilimano. Son calvaire se résoudrait en somme à une « mésaventure de sorcière ». Mieux − ou pire −, « les mésaventures de Mama, révoltantes à première vue, constituaient en fait la rubrique la plus divertissante de la vie quotidienne des villageois »[32]. En trois pages saisissantes à l’orée du récit, le romancier trame les perspectives pourtant antinomiques des enfants du village, de son chef, des mères éplorées, des commères et de Mama – qui se révèlera plus tard être elle-même la mère des deux protagonistes Djigui et Nakaniba, et dont on apprendra qu’elle a été autrefois victime, sous les yeux de son fils tout petit, d’un viol conjugal particulièrement bestial. À ces perspectives multiples engageant une axiologie complexe s’ajoute celle d’un archi-énonciateur discret, néanmoins perceptible à travers la concession d’un « révoltantes à première vue[33] ». La composition du roman dans son ensemble poursuivra ce tressage en multipliant les va-et-vient du vécu et de la vision d’un personnage ou d’un groupe à ceux d’un autre, d’une époque à l’autre, et surtout, du village perdu en proie à la sécheresse à la capitale dominée par la corruption. Ce que le propos pouvait avoir de conformément binaire – opposition du village à la ville, de la tradition à la modernité –, redevable à une certaine tradition romanesque, est ainsi détricoté par ces incessants changements de focale, épousant les destins erratiques des protagonistes.

Mais on pourrait aussi lire cet incipit brutal comme le retournement carnavalesque et burlesque d’un autre incipit bien connu, celui d’une oeuvre déjà classique dans les années 1970 de la littérature francophone ouest-africaine. Souvenons-nous en effet de l’ouverture paisible et lumineuse de L’Enfant noir, faisant d’emblée accéder le lecteur à un royaume d’enfance baigné d’innocence et pourtant menacé d’un péril mortel :

J’étais enfant et je jouais près de la case de mon père. Quel âge avais-je en ce temps-là ? Je ne me rappelle pas exactement. Je devais être très jeune encore : cinq ans, six ans peut-être. […]

Brusquement, j’avais interrompu de jouer, l’attention, toute mon attention, captée par un serpent qui rampait autour de la case, qui vraiment paraissait se promener autour de la case ; et je m’étais bientôt approché. J’avais ramassé un roseau qui traînait dans la cour […] et, à présent, j’enfonçais ce roseau dans la gueule de la bête. Le serpent ne se dérobait pas : il prenait goût au jeu ; il avalait lentement le roseau, il l’avalait comme une proie, avec la même volupté, me semblait-il, les yeux brillants de bonheur, et sa tête, petit à petit, se rapprochait de ma main[34].

Au tout dernier moment, l’enfant emporté dans des bras protecteurs échappe au danger vénéneux du reptile, tandis que la vieille sorcière du Prix de l’âme ne connaîtra nulle rémission dans l’ostracisme villageois. Rapprochement symbolique incongru ? Peut-être, mais l’un des récits publiés peu après, Fils du chaos, a été glosé par son auteur lui-même comme « une sorte d’anti-Enfant noir[35] » :

Ce n’est qu’après-coup que j’ai compris cela, parce que moi aussi j’ai adoré le texte de Camara Laye lorsque je l’ai lu, adolescent. Mais Camara Laye décrit une famille idyllique, exempte de conflits, ce qui est probablement impensable dans la réalité, tandis que Fils du chaos tente de montrer la famille polygamique telle qu’elle est vraiment[36].

Daté par son auteur d’avril 1980, ce récit amer d’une enfance chaotique apparaît comme une déconstruction sévère de l’idylle malinké, une mise en fiction, cette fois sur le plan de la construction de l’individu, de l’implacable critique du récit de Camara Laye à laquelle s’était précédemment livré, sur le plan social et politique, Mongo Beti[37]. La violence inaugurale des premières fictions de Moussa Konaté introduit ainsi à un monde tout aussi perturbé par ce que l’essayiste dénommera des « forces négatives[38] » multiformes. Elle engage le lecteur à faire sienne une lucidité critique conquise sur le refus de se laisser bercer ou leurrer, quelles que soient leurs orientations et finalités, par les fables consensuelles de la tradition, que celle-ci soit communautaire ou qu’elle détermine des configurations romanesques récurrentes.

À cet égard, l’enfant, garçonnet ou adolescent, protagoniste ou observateur, agit fréquemment comme un révélateur, spectateur de l’envers froid des choses – ce sera derechef le cas aux premières lignes de L’Assassin du Banconi. Toutes les fictions narratives de cette période n’épousent cependant pas un patron analogue. Dans Chronique d’une journée de répression, la narration, depuis Fils du chaos dont le narrateur troublé perçoit les signes d’un cataclysme météorologique, est passée de la première à la troisième personne, mais une inquiétude diffuse enserre encore le protagoniste : « Et alors, les murs lui parurent s’incliner lentement vers le sol, le toit onduler, le meuble se couvrir de zones d’ombre qui s’agrandissaient puis se rétrécissaient[39]. » Le deuxième roman publié, Une Aube incertaine[40], rejoue quant à lui, à son orée, le retour d’Ulysse, même si « Georges Chapeau », en « veste élimée » et « pantalon rapiécé »[41], n’a rien d’un héros grimé, du reste sans chien fidèle pour le reconnaître. Dans le conciliabule entre cette âme perdue et son demi-frère plus chanceux l’abbé Thiam, l’on percevra parfois des échos d’un récit de Bernanos, et la peinture d’un milieu religieusement tolérant n’efface là encore ni la brutalité des rapports sociaux – en particulier à l’égard des femmes – ni les turpitudes commises par les tenants et acteurs d’un système patriarcal. D’une micro-société, celle de la petite ville de Kita[42], que l’auteur dit avoir transposée et que Massa Makan Diabaté, également natif de la cité, met en scène avec une légèreté farcesque dans sa trilogie de Kouta[43], Moussa Konaté saisit l’envers et les passions tristes cachées, à travers des personnages tous en quête de lumière mais que celle-ci n’a pas effleurés depuis longtemps. La coexistence des religions qui, problématique ou non, retiendrait probablement aujourd’hui l’attention des observateurs n’occupe aucune place dans le roman. En revanche, les conflits intimes, familiaux et sociaux sont révélés au fur et à mesure que tombent les masques de l’hypocrisie patriarcale : on comprend ainsi que le malheur de Georges et l’injustice des destins respectifs des demi-frères tiennent au refus du père de fissurer la façade de bienséance respectable qu’il s’efforce depuis des lustres de maintenir devant autrui. La communauté villageoise, familiale ou religieuse ne tient guère face aux exigences de l’égoïsme et de la survie, peu de personnages réchappant d’un double désastre, moral et social.

Pour le romancier doté de cette lucidité désespérante et cependant irréfragable, l’essentiel demeure de rendre intelligible, à travers la fiction, la perspective discordante qui en découle :

Je reconnais que, d’une manière générale, mon oeuvre est en effet oeuvre de dénonciation. Je préfère d’ailleurs ce terme à celui d’engagement, qui me paraît bien galvaudé : je n’écris pas pour changer la société ! J’ai des problèmes personnels, une façon de voir le monde, j’ai un idéal aussi, et c’est cela que je dis dans mes livres. Je ne cherche pas à changer la société, et je ne me fais d’ailleurs aucune illusion là-dessus : ce ne sont pas les romans qui vont changer le monde… Mais ce qui me déplaît, je le dénonce.

[…] Moi, je dis simplement ce que je pense, et c’est tout[44].

Bien que la formule paraisse désinvolte, l’on ne peut méconnaître à quel point il peut être coûteux, dans une société ayant fait de la communauté son coeur et de la culture du consensus l’une de ses valeurs cardinales, de s’inscrire ainsi en rupture. Cette difficulté ne pouvait que susciter des formes de négociation, et le positionnement paratopique[45] de l’écrivain n’est probablement pas étranger au tournant international pris par sa carrière ainsi qu’à son installation partielle en France, dont le pivot se situe justement dans la reprise, en Série noire, du premier roman policier auto-édité à Bamako, L’Assassin du Banconi[46].

La scène primitive du premier roman publié se reconfigure alors en scène de crime déclenchant une enquête policière. Bien que la violence – physique, mais aussi morale, économique et sociale – demeure présente dès les premières lignes du récit, l’emprunt ludique des codes de la murder party en atténue singulièrement la virulence première. La perspective dissensuelle intègre alors les codes formels consensuels à travers lesquels elle tentera désormais de se formuler, tout en orchestrant sa subversion[47]. L’enfant innocemment cruel[48] se tient de nouveau là pour en révéler la teneur :

Au bord d’une des rares rues spacieuses au tracé incertain, deux garçons jouaient au ballon – une boule de chiffons ; ils jouaient en riant aux éclats. C’était à proximité d’une décharge publique où s’entassaient des ordures ménagères et des bêtes crevées. Là, un chat à la tête écrabouillée paraissait enfler à vue d’oeil sous une nuée de grosses mouches bleues. D’ailleurs, l’un des garçons, courant à reculons, piétina le macchabée dont le ventre explosa, libérant des viscères qui jaillirent à la grande joie des enfants. Le second prit le chat mort par les pattes postérieures et, le brandissant par-dessus sa tête, tournoya à vive allure en s’esclaffant, à l’instar de son petit ami, à la vue de l’animal dont le corps s’en allait en lambeaux[49].

Quelques lignes plus loin et une course-poursuite avec un cycliste plus tard, c’est l’un des gamins qui découvre, affalé dans les latrines de la concession familiale, le cadavre féminin formant la première victime d’un serial killer à la malienne, premier jalon de l’intrigue policière.

Chat crevé au début de la première aventure du commissaire Habib, puis chat sommairement exécuté dans une nouvelle ultérieure formant au sein de l’oeuvre un apparent hapax : dans « Une histoire de chat », l’animal finit cette fois brutalement encagé et jeté dans le fleuve depuis un pont par une maîtresse de maison excédée[50]. Elle l’a en effet retrouvé sur une scène de « crime » mineure, à savoir sa villa cossue mise sens dessus dessous à la suite d’un moment de folie partagée entre le félin et son jeune maître. Le chat est le narrateur de la nouvelle mais personne, hormis le lecteur, n’entend son langage. Ses derniers mots outrés sont : « Mais… vous ne pouvez pas faire ça, madame : il n’y a même pas eu de procès[51] ! » Prétexte dérisoire à une mort absurde, fable animalière conduite sur un mode loufoque et grinçant : la parodie de justice expédiée par une bourgeoise dépourvue de sensibilité résonne comme une leçon cynique quant au tragique de l’histoire. Le microcosme domestique s’avère aussi brutalement injuste que cette dernière, quand un régime autoritaire aux abois exécute sans procès des centaines de victimes n’ayant d’autre tort que de lui avoir demandé raison.

Cette continuité entre fiction narrative « classique » et paralittérature policière signe une subversion de nature paratopique[52].

Un polar transculturel « maison »

Conformément au projet formulé en 1989, le commissaire Habib s’inscrit dans une lignée de personnages récurrents en adéquation avec les modèles sériels de cette littérature, sans s’interdire quelques clins d’oeil lettrés[53]. Mais la figure du commissaire pourrait aussi constituer pour l’écrivain une forme de double : non comme policier mais comme enquêteur pour qui la suspension du jugement est une qualité première. L’enquête dans laquelle se projette l’écrivain se construit ainsi moins sur le modèle policier qu’elle ne rejoint l’enquête de terrain des sciences humaines. Le jeune inspecteur Sosso fait figure d’apprenti à initier certes, mais aussi de révélateur.

Or l’expérience de défamiliarisation à laquelle se livre Moussa Konaté à travers son duo d’enquêteurs s’exerce avant tout à l’égard de ce qui devrait lui apparaître comme le plus familier, à savoir le national. Avec L’Assassin du Banconi[54], il a procédé à une transposition et à une transplantation : l’intrigue consiste en effet dans la reprise élargie d’un fait divers survenu dans les années 1970 non à Bamako, comme ce sera le cas dans ce premier volume d’une série s’attelant par la suite à une sorte de tour des régions du pays, mais dans le Nord sahélien, à Gao[55]. L’essayiste insiste justement sur la « force du sentiment national au Mali » :

Il faudra bien qu’un jour les spécialistes expliquent comment la cohésion a pu s’établir dans une aussi grande diversité, sans les heurts si fréquents en d’autres points de l’Afrique et comment elle a su résister à autant d’épreuves alors même que les ethnies, malgré tout, conservent farouchement leurs spécificités[56].

Au tournant du siècle, les enquêtes successives des deux compères vont moins explorer cette cohésion que ses paradoxes, ses incertitudes et ses craquelures, puis bientôt ses terribles craquements – que l’écrivain s’est cependant peut-être cachés à lui-même : dans le posthume Meurtre à Tombouctou[57], la pénétration d’Aqmi est minimisée comme s’il s’agissait, peut-être, de conjurer la menace à travers la fiction. Le modèle d’enquête que déploient le commissaire Habib et son acolyte consistera en tout cas non pas à lever entièrement le doute à l’issue de l’enquête narrée, mais bien à faire de la perplexité initiale le moteur d’une démarche interprétative laissant finalement une large place, à l’issue de la résolution de l’énigme, à une autre forme de perplexité, de nature anthropologique cette fois :

Donc, j’ai déjà pris conscience des limites de notre savoir, à nous qui sommes passés par l’école française ou francophone, si tu préfères. Je sais désormais qu’il faut chercher à comprendre ceux qui n’ont pas le même parcours intellectuel que nous, mais n’en sont pas pour autant des ignares[58].

L’enquêteur n’accroît pas son savoir, il ne cesse au contraire de vérifier qu’il « sait qu’il ne sait rien », et de récuser comme croyance toute certitude trop fermement ancrée, qu’elle vienne, comme dans La Malédiction du lamantin, des tenants de Maa, la divinité primordiale des Bozos, ou de ceux d’une rationalité matérialiste plus terre-à-terre. Mieux, il admet qu’il importe parfois de ne pas savoir (c’est ce qu’en dit l’informateur[59] bozo), tout en poursuivant « contre vents et marées » son enquête. Chemin faisant, l’enquête ethnographique, elle, apprend beaucoup au lecteur, entre autres à travers le dispositif discursif conventionnel qui fait d’Habib l’instructeur de Sosso. Le cheminement du récit s’appuie ainsi sur la mise en relations, grâce aux chemins parcourus par le duo d’enquêteurs, de mondes de croyances et de pratiques hétérogènes (gens de l’eau et gens de la ville, animistes et musulmans, paysans et citadins, humains et animaux, monde des dieux et monde des hommes etc.). De tels mondes (le village et la ville notamment) se faisaient déjà face dans les premiers romans, mais le roman policier à coloration ethnographique offre une extension nouvelle à ce dispositif. La double enquête réunit des fragments d’expérience en les mettant en résonance à travers un triangle associant les mondes représentés, les investigations du duo d’enquêteurs et le lecteur. Se voulant explorateur de sa propre société, le commissaire Habib accepte de ne jamais l’appréhender entièrement, comprenant que l’essentiel du savoir à acquérir réside dans une posture de non-maîtrise.

Le héros récurrent est ainsi certes un habile limier, mais surtout un explorateur du monde social − les sciences sociales formant d’ailleurs son jardin secret :

Il finit quand même par se lever et, les mains au dos, à marcher de long en large. Il revivait sa longue carrière, les enquêtes périlleuses qu’il avait menées, les décisions douloureuses qu’il lui avait fallu prendre, la violence dont il lui avait fallu user parfois, avec pour seul objectif de ne pas laisser le crime impuni. Il aurait pu être professeur, chercheur en sciences sociales ou se lancer à corps perdu dans la politique, mais il avait choisi la police criminelle[60].

« Le mouvement vers le polar affirme […] la représentation d’un autre niveau de réel, mais qui est posé comme faisant bel et bien partie du réel africain[61] », écrit Lydie Moudileno. Avec le commissaire Habib, Moussa Konaté poursuit autrement son travail de romancier : accumuler les observations et les données sur le pays dans sa diversité grâce au duo stéréotypé d’enquêteurs, c’est en faire émerger des représentations discordantes qui tirent leur nouveauté non de leur caractère inédit mais des agencements auxquels elles prennent part à neuf. Tout comme l’enquêteur, sans chercher à tout savoir, maîtrise progressivement l’art de faire parler les traces autrement, le romancier redispose sa connaissance de la société à travers une série d’aperçus différents. Le noeud de cette représentation tient au relatif mystère et au paradoxe énoncé dans l’essai politique prémonitoire : comment faire nation en un territoire où des entités désignées comme des ethnies cherchent à préserver « farouchement leurs identités » ?

Sur le plan de l’imagination politique déployée, les enjeux sont complexes : les Bozos, les Dogons, les Touaregs auprès de qui le commissaire Habib poursuit ses enquêtes ont constitué autant de produits emblématiques de la « diversité culturelle malienne » sur une scène littéraire sinon mondiale, du moins francophone et largement conditionnée par le paradigme exotique et touristique. Cette réception folkorisée a été préparée depuis la période coloniale, sur cette scène globale, par la littérature ethnographique. Celle-ci fournit ainsi un hypotexte colonial majeur au récit de divertissement. De leur côté, le commissaire Habib et son adjoint Sosso, représentants de l’État central, perpétuent à leur façon la fonction harmonisatrice et pacificatrice de l’empire intégrateur : le tandem de fonctionnaires de police incarne la légitimité de l’entité nationale dans des contextes où elle a pu être contestée. La tonalité mélancolique d’élégie à des mondes en voie de disparition propre aux récits policiers « décentralisés » laisse cependant entrevoir la finitude non seulement des ethnies sécularisées, mais aussi de ce projet national intégrateur.

De façon plus strictement littéraire, l’entreprise de malianisation du polar a débuté en 1989, et s’exprime encore dans le pénultième roman où Sosso lance à l’adresse de son collègue français : « Le rythme, mon cher, le rythme. Mener une enquête à cheval, à dos de dromadaire et à pied, dans le désert, ce n’est pas la même chose que foncer en bagnole dans une ville française. Il faut de la patience [62]. » Elle réussit à toucher les fameux deux publics (local et mondial) grâce au partage des valeurs culturelles d’un consensus pondéré d’un côté, à un exotisme tempéré de l’autre. C’est donc une logique proprement glocale qu’illustre ce polar à la malienne : l’inventaire de la diversité culturelle malienne joue sur les deux tableaux de la cohésion politique interne et de l’exotisme world ; le lien entre culture et développement, grâce à des retombées économiques et sociales, permet de réduire l’assujettissement économique au Sud – notamment la part d’externalisation matérielle et symbolique de la production littéraire ; enfin la démarche promeut symboliquement une africanité tout à la fois extravertie et ancrée. Elle fait passer en contrebande la perspective dissensuelle dans la forme transculturelle d’une enquête policière aux allures conventionnelles. Mais celle-ci subvertit l’enquête ethnographique tout en laissant résonner, en bruit de fond, l’angoisse politique de son créateur.