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Cet échange épistolaire entre Jeanne Lapointe, professeure à la Faculté des lettres de l’Université Laval, et Félix-Antoine Savard, doyen de cette faculté, porte sur le texte « Quelques apports positifs de notre littérature d’imagination » que Lapointe a fait circuler auprès de quelques écrivains et intellectuels pour recueillir des commentaires avant sa publication dans Cité libre en octobre 1954. Ce texte se situe dans le contexte du long débat qui opposait depuis le début du XXe siècle les tenants d’un régionalisme littéraire aux défenseurs d’une littérature plus universelle. Les deux lettres mettent en lumière la position avant-gardiste de Jeanne Lapointe à la fois dans son enseignement et ses textes critiques, et le renversement des valeurs qu’elle contribue à initier, dans lequel l’esthétique supplante la religion et le nationalisme dans l’analyse des oeuvres. L’échange révèle aussi son inclination pour le débat, son refus de la pensée figée.
UNIVERSITÉ LAVAL
Québec, Canada
Québec, le 11 février 1954[1].
Mademoiselle Jeanne Lapointe,
Professeur à la Faculté des Lettres,
Université Laval,
Québec.
Ma chère Jeanne[2],
Je devais vous répondre plus tôt ; mais je n’ai eu que ces jours-ci le loisir de lire, à tête un peu reposée, votre étude.
Vous m’y traitez bien ; je vous en remercie. Il y a, il y aura toujours de bons et sincères sentiments d’amitié entre nous, encore que, vous lisant, j’aie l’impression que bien des choses, hélas, nous séparent.
Votre attitude intellectuelle en face de quelques-uns d’entre les plus graves de nos problèmes de culture, n’est pas la mienne ; et ce qui m’afflige, c’est que le doyen des lettres de Laval devra se résigner à combattre certaines idées qui affleurent, çà et là, dans votre article.
Oh ! vous comprendrez que cela m’est dur ; et que, plus que jamais, je regrette le cher temps où, parmi les humbles et les petits, je me sentais à mon aise beaucoup plus que maintenant.
Ne trouvez-vous pas que ce soi-disant monde des « évolués » est un monde plutôt rétrograde, en ce sens qu’il retourne vers toutes les vieilles erreurs du passé ? Les formes nouvelles qu’il prend, les faux airs de jeunesse qu’il se donne ne font point prendre le change. À l’heure où les civilisations sont menacées par les plus néfastes idéologies, des intellectuels de chez nous n’ont qu’indulgence et sourire pour les écrivains et les livres qui les propagent ; ils regrettent, semble-t-il, les climats où ces oeuvres sévissent ; ils oublient les malheurs et les erreurs dont elles sont issues ; ils ne prévoient pas les misères qu’elles préparent.
Les uns se séparent de la nature à laquelle, bon gré, mal gré, il faudra toujours revenir parce qu’elle est la source de toute jeunesse ; les autres, sous prétexte d’émancipation, vagabondent parmi de vieilles théories religieuses, politiques, sociales, littéraires engendrées par les concupiscences et l’orgueil de la vie.
Il en est qui refusent le temps (le tempus acceptabile, dont parle l’Écriture), pour s’évader vers des absolus artificiels. Ils ont l’esprit et le coeur en révolte contre les conditions de lieux et de temps où Dieu nous a placés ; ils s’égarent en des métaphysiques fumeuses, en des universalismes – assez confortables, d’ailleurs – où la pensée, séparée du concret et de l’immédiat, n’a plus d’autres règles que son propre plaisir.
On voit même des incroyants se payer le luxe d’être férocement jansénistes.
Vous savez ces choses ; permettez-moi, néanmoins, de vous dires mes inquiétudes. Vous les comprendrez un jour. Je suis et veux demeurer, coûte que coûte, un homme du pays, de mon pays. J’ai pu, grâce à certains contacts, à certaines expériences, comprendre un peu ce qu’il a coûté, ce pays. J’ai le culte de la tradition, j’entends, le respect, l’amour de la saine tradition sans laquelle nous serions semblables à ces nuées agitées par les vents, dont parle l’Apôtre. Je ne refuse pas, pour autant, l’avenir. Mais dans cette marche en avant de notre civilisation – marche lente et laborieuse – je crois que nous devons partir de ce qu’il y a de meilleur et de plus solide dans le passé. Je ne suis pas un retardataire. J’ai à coeur autant que quiconque le progrès de nos lettres, la liberté et le succès de nos écrivains. Je ne concède pas à l’oeuvre d’art la faculté de se séparer d’un sain et authentique réalisme. Je vois même dans la réalité ambiante et quotidienne – celle des villes tout autant que celle des campagnes – la source même et les conditions de toute vraie poésie.
J’abhorre, dans l’ordre de la nature, les conformismes aveugles qu’ils soient de droite ou de gauche (car, il en est, à gauche et qui ne sont pas les moins féroces). Aussi, je pense que la critique est bonne, quand son jugement s’appuie sur des principes véritables et éprouvés. Elle fait du bien quand elle a l’amour du bien. Elle éclaire, corrige, redresse, ramène. Elle a contre les vénalités présentes, contre les engouements, contre les admirations naïves, contre les applaudissements de commande, contre les erreurs et toutes les choses impures qui menacent l’artiste et son art, elle a, dis-je, un grand rôle salutaire à jouer dans la cité !
Je crois, dans une Faculté comme la nôtre, à la nécessité d’un enseignement basé sur une doctrine philosophique sûre et profonde et large, et qui, pour être solidement appuyée sur les grandes autorités de la raison et de la foi, n’en rejette pas, pour autant, sans examen, les oeuvres et les hommes d’aujourd’hui.
D’autre part, si j’estime que nous devons nous appliquer à maintenir la culture française intégrale, je soutiens et soutiendrai toujours avec la plus grande énergie, que tous ces biens vers lesquels nous essayons d’entraîner nos jeunes : peuple, tradition, nature, patrie, sont les seuls qui soient capables de corriger les abus et les dangers d’un vain exotisme et de ce que j’appelle le livresque, livresque particulièrement à craindre chez nous parce qu’il n’est point contre-balancé par des oeuvres fortes et exemplaires.
Oh ! mon épître est déjà longue. Je m’en excuse. Mais vous comprendrez mieux, après ce discours, que ce n’est pas sans une certaine appréhension que je vous verrai aborder, l’an prochain, devant nos étudiants, les lourds, délicats et profonds problèmes de la critique. Votre étude me semble justifier ces appréhensions.
Je ne discute pas les jugements que vous portez sur nos auteurs. Mais lorsque vous en venez aux causes de notre « infantilisme littéraire », je trouve que votre diagnostic est court. Il s’inspire, mais exprimé avec finesse et même certaine hésitation, de celui d’une école qui ne veut résolument plus voir dans notre retard intellectuel que déformations du patriotisme, qu’abus surtout du cléricalisme.
Un esprit comme le vôtre se devait, il me semble, de ne toucher qu’avec la plus grande circonspection à des valeurs : sentiments naturels, culte de la famille, philosophie traditionnelle, qui constituent des biens fondamentaux.
En tout cas, ma chère Jeanne, vous avez agrandi le champ de mes inquiétudes. Je pense à nos étudiants ; je prévois les répercussions si préjudiciables à notre Faculté que vos propos ne manqueront pas d’avoir.
Ce que je vous demande en terminant c’est de prier pour moi ; ce que je voudrais que nous cherchions ensemble à la Faculté, c’est avec humilité et patience la vérité et le bien des âmes. Et tout le reste est …
Je compte sur votre amitié compréhensive, même si je dois vous dire des choses qui répugnent à la mienne.
Tout fraternellement vôtre in Xto,
Félix-Antoine Savard
Doyen de la Faculté des Lettres.
Le 25 février, 1954[3].
Monseigneur Félix-Antoine Savard,
Doyen de la Faculté des Lettres,
Université Laval.
Monseigneur,
Les directeurs de Cité Libre me disent que mon article est déjà sur les galées, mais que la publication de la revue est retardée parce qu’un de leurs collaborateurs leur fait défaut pour le moment.
Je voudrais profiter de ce délai pour leur faire une proposition, si elle vous agrée. Je serais étonnée que, de leur côté, ils ne l’accueillent pas avec le plus grand intérêt.
Consentiriez-vous à laisser publier, à côté de l’article dont vous ne partagez pas les opinions, la lettre que vous m’avez adressée à ce propos ; s’il est vrai que l’article en question puisse faire tort aux lecteurs de Cité Libre – ce que je ne pense pas – votre lettre apportera d’elle-même les correctifs nécessaires. On y verra en outre que des gens d’opinion contraire peuvent se parler avec amitié et respecter les idées les uns des autres.
J’exigerais que la lettre soit publiée sans commentaire, mais que l’on mentionne simplement que vous avez permis la publication et que je l’ai demandée. Il me serait égal, personnellement, qu’elle soit publiée au complet ; mais il est sans doute préférable qu’on y supprime les paragraphes concernant ma situation à la Faculté, qui pourraient être malicieusement interprétés comme des tentatives d’intimidation, par des lecteurs qui ne vous connaîtraient pas.
Je vous envoie copie de ce qui resterait ainsi de la lettre, et, à part, copie des passages qui pourraient être omis, afin que vous puissiez relire le tout avant de me donner votre réponse.
Quant à ce qui concerne le cours sur la critique, Dieu m’est témoin que je n’ai pas demandé à le faire et que je ne serais nullement vexée de le voir supprimer. Mais je crois que les cours que je fais sont tout à fait ad usum delphini, bien que j’aie le droit, en dehors de la Faculté et en matière d’opinion, de m’exprimer plus librement. Je tenais à vous soumettre l’article en question parce que vous étiez l’un des écrivains dont je parlais un peu longuement, et non pas parce que les professeurs de la Faculté ont l’obligation de soumettre tout ce qu’ils écrivent au Doyen de la Faculté.
Pour revenir au cours sur la critique, vous pourrez interroger à ce propos un religieux bénédictin qui a suivi le cours que je donnais l’an dernier sur la critique aux candidats à la maîtrise : c’est un franco-américain, le Père Léon Bourque, qui est encore ici pour quelques semaines (chez les Franciscaines, sur la Grande Allée, son numéro de téléphone est 3-2334) ; je ne le préviendrai d’aucune manière et il vous parlera ainsi en toute liberté. Le cours, comme tout autre cours d’histoire littéraire, consistait à faire connaître les critiques d’aujourd’hui, et à dire honnêtement quel est le contenu de leur oeuvre. Les opinions sur l’orientation culturelle ou politique du Canada français n’ont rien à y faire, me semble-t-il.
Je vous suis très reconnaissante, Monseigneur, de m’avoir exprimé votre point de vue avec autant de sincérité et d’amitié. C’est la seule manière, probablement, de garder quelque humanité aux relations entre les êtres et les peuples, dans un monde qui menace à tout moment de se replonger dans la barbarie. Il me semble, pour ma part, qu’on est beaucoup plus proches les uns des autres, après s’être parlé aussi franchement.
Croyez bien, Monseigneur, à mes sentiments les meilleurs.
Jeanne Lapointe,
36, rue Sainte-Ursule,
Québec.
Appendices
Notes
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[1]
Félix-Antoine Savard, « Lettre à Jeanne Lapointe » [11 février 1954], Bibliothèque et Archives Canada (Ottawa), Fonds Jeanne-Lapointe, ms. LMS0172 1990-16, série A, boîte 1, ch. 44.
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[2]
Nous avons pris soin de corriger les rares coquilles de cet échange épistolaire.
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[3]
Jeanne Lapointe, « Lettre à Félix-Antoine Savard » [23 février 1954], Bibliothèque et Archives Canada (Ottawa), Fonds Jeanne-Lapointe, ms. LMS0172 1990-16, série A, boîte 1, ch. 44.