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Le revers de la vérité a cent mille figures et un champ indefiny[1].

Écrire de la fiction, n’est-ce bien pas inventer une histoire, une illusion ? L’histoire fabriquée se construit grâce à des mensonges, qui prétendent faire prendre pour la vérité le non-vrai, établissant ainsi l’illusion du vrai. C’est ce désir d’illusion, critère du pacte littéraire qu’accepte volontiers le lecteur selon la bonne parole de Coleridge[2], qui fait la différence entre une histoire et l’Histoire. De nos jours, la confluence du vrai et du faux semble l’emporter sur la fiction « inventée » ; on l’observe souvent dans la publicité qui met en avant un film précisément parce qu’il est tiré d’une « histoire vraie ». C’est pourtant loin d’être nouveau. Jan Herman explique qu’au XVIIIe siècle, le lectorat dédaignait l’invention, ce qu’on vint à appeler « le mensonge romanesque[3] ». C’est pourquoi les auteurs du temps des Lumières essayaient de faire prendre leurs écrits pour de l’Histoire, d’où des titres comme Histoire de Gil Blas de Santillane, Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut, Lettres persanes, Lettres d’une Péruvienne, où « histoire » et « lettres » sont censées garantir la vérité parce que réelles[4] . Dans le même genre, mais avec une bonne dose d’ironie, on trouve chez Diderot : Ceci n’est pas un conte. On n’est pas loin du commentaire révélateur qu’écrit Balzac à Madame Hanska à propos de Béatrix : « Sauf quelques variantes, l’histoire est vraie[5]. » Pour Balzac, l’alliage de vrai et de faux suggère le caractère naturel (même si voyeuriste) de l’histoire. Ce n’est pas que la société de la Monarchie de Juillet voie avec moins d’humour — ni avec moins de sérieux d’ailleurs — le jeu de la vérité illusoire que celle de la Régence, au contraire ; mais ce jeu était devenu sinon plus subtil, du moins plus implicite, au point où l’on dissimulait davantage dans le mensonge de la fiction l’intention de tromper sous le couvert d’un prétendu réalisme. J’aimerais, dans cette étude, démontrer non seulement combien l’art d’écrire un roman est l’art de mentir, mais en même temps que le lecteur encourage l’auteur de fiction à le tromper le plus possible. On n’a pas de mal à accepter cette prémisse pour le roman policier ; je soumets qu’il n’en est pas moins vrai pour tout roman.

Il convient de prime abord d’examiner les significations de l’acte de mentir. Pour la majorité des philosophes et des critiques littéraires qui ont écrit sur le mensonge, mentir consiste à faire prendre pour vrai, par le truchement d’un énoncé verbal, quelque chose que l’on sait être faux, dans l’expresse intention de tromper un autre[6]. Cependant, pour examiner le rôle du mensonge dans un roman, il faut étendre cette définition afin d’explorer des procédés littéraires qui le mettent en oeuvre. Par exemple, comment le narrateur fait-il savoir au lecteur qu’il y a eu mensonge, avec quelle réaction anticipée ? Quelle est la place de l’indécision lorsqu’un personnage hésite entre mentir, cacher la vérité ou tout avouer ? Dans quelle mesure le lecteur peut-il conclure qu’un personnage se ment à lui-même ? Aussi doit-on élargir la définition conventionnelle du mensonge afin de pouvoir analyser sa fonction dans un texte littéraire, fonction thématique, certes, mais aussi fonction narrative, voire narratologique.

Je tiens pour acquis que le roman est un mensonge dont auteur et lecteur sont amplement conscients. Le lecteur ne ressent pas de déception puisque, selon Nietzsche, il accepte la fonction mensongère de la fiction : « le plaisir artistique est le plaisir le plus grand, puisqu’il dit en général la vérité sous forme de mensonges[7]. » L’art traite l’illusion comme une illusion et ne la présente pas comme une déception ; ainsi est-elle vraie. Freud parle, lui aussi, d’une

vérité narrative, critère que nous utilisons pour décider si une certaine expérience a été saisie de façon satisfaisante. La décision dépend de la continuité, de la clôture et de la mesure dans laquelle les divers éléments se fusionnent dans une finalité esthétique. Une fois qu’une construction a acquis une vérité narrative, elle devient un autre type de vérité[8].

Ainsi un pacte apocryphe s’établit-il entre l’écrivain et le lecteur. Mais quand les personnages de roman mentent et se mentent, il y a mensonge au sein de la vérité narrative. La mise en abyme, souvent la présence explicite du mensonge dans un récit, lequel est déjà implicitement mensonge, induit un métadiscours tout en faisant évoluer le récit. Cette double question du commentaire sur le mensonge et de sa fonction narrative permet d’examiner la fonction romanesque et narrative du mensonge.

Si Balzac parle de « vérité » de l’histoire et du personnage dans Béatrix, il s’agit bien d’une vérité sur George Sand. Mais cette vérité est-elle historique ou fictive ? Et d’ailleurs, qu’est-ce qu’une vérité fictive ? Ne s’agit-il pas de fiction, donc de mensonges, par lesquels le régime de mensonge serait accepté pour vrai, et dont toute déviation de ce régime représenterait un mensonge fictif ? Dans la fiction de Sand, est-il question de mensonge ? de menteurs ? et si oui, de quelles sortes ? On trouve de nombreux personnages-menteurs et narrateurs-menteurs dans l’oeuvre de Sand : que l’on pense à Fadette, qui malmène Sylvinet et plus encore Landry par toutes ses histoires dans lesquelles les jumeaux ne parviennent pas à distinguer le vrai du faux. Dans Consuelo, Anzoleto ment à l’héroïne, mais se ment aussi à lui-même. Et on ne saurait oublier que le narrateur fait croire au lecteur pendant des centaines de pages qu’Albert est mort. Lélia se voit entourée de menteurs : Magnus et Sténio, chacun dans son propre style, lui mentent tantôt au sujet de la métaphysique, tantôt au sujet de l’amour. Pulchérie, en revanche, révèle une vérité peu ordinaire pour le type de personnage qu’elle représente. Lélia se ment-elle ? ou bien est-ce plutôt un automensonge sur la question de l’identité ? Indiana succombe aux mensonges de Raymon ; mais il ne faut pas oublier que les dissimulations de Ralph peuvent aussi faire figure de mensonges de la part du narrateur. Et l’on ne saurait négliger la « duplicité » du double dénouement de ce premier roman de Sand. Les mensonges dans Monsieur Sylvestre et Le meunier d’Angibault rappellent l’idéologie sandienne envers la révolution industrielle et la place que doit y occuper le peuple français. Ou encore les mensonges dans Isidora et Césarine Dietrich qui révèlent à quel point les mensonges à soi naissent d’une idée figée de la société ou plutôt de son propre rôle dans la société. Dans Nanon, en plein essor du récit révolutionnaire, on trouve maints menteurs, surtout Louise et Costejoux. Et j’en passe. Comment explique-t-on donc les menteurs sandiens ? Comment fonctionnent-ils au sein de sa fiction, de son mensonge ?

Je me propose, pour mieux comprendre la fonction du mensonge dans le roman, d’examiner Jacques de George Sand. Roman épistolaire rédigé en grande partie à Venise, vers la fin du désastreux séjour avec Musset, Jacques offre l’exemple d’un récit rapporté par écrit et donc, déjà, un discours métanarratif qui commente le roman. Qui plus est, il prétend à la sincérité de par les missives intimes que les personnages écrivent à leurs confidents, circonstance propice à l’exagération, à l’omission, voire au mensonge. Si l’étude d’un roman par lettres complique la tâche par sa narration polyphonique, cela ne fait qu’enrichir la complexité dans l’appréciation du mensonge littéraire chez Sand. Je m’embarque donc dans un examen du mensonge : mensonge narratif, mensonge du narrateur, mensonge entre personnages, et finalement, mensonge de la part du lecteur.

Jacques ou l’art de se mentir à soi-même

Quelquefois la vérité ment !

Sylvia à Jacques[9] 

Sand écrit Jacques à Venise quelques semaines après le départ de Musset et à la suite d’un voyage revivifiant jusqu’au Tyrol avec Pagello, médecin du poète malade. Le mensonge colorait les relations entre Sand et Musset pendant tout le séjour italien, des sorties nocturnes à Florence de celui-ci jusqu’aux conversations intimes à Venise de celle-là avec Pagello, dans la chambre contiguë. Étant donné l’état d’esprit dans lequel se trouvait alors Sand, il n’est pas étonnant que le mensonge ait pris une place aussi importante dans le roman que l’auteure affligée écrira à la suite de cette liaison dangereuse. Le roman s’ouvre sur cette phrase que Fernande écrit à sa confidente, Clémence : « Tu veux, mon amie, que je te dise la vérité[10] », et plus loin de lui assurer : « Il m’est impossible de mentir[11] », témoignant de façon explicite de l’importance du trope. Ainsi le lecteur est-il averti du problème de la vérité et de son contraire. La correspondante sera-t-elle capable d’écrire la vérité ? de reconnaître et de s’avouer la vérité ? Et plus important encore : la correspondance, c’est-à-dire l’écriture, lui servira-t-elle pour la découvrir ?

Roman qui traite en partie d’adultère et où l’on trouve maints usages des termes « mensonge » ou « mentir » et en de rares instances « vérité », Jacques révèle naturellement un discours à la fois explicite et implicite sur le mensonge. L’artifice du mensonge sert à mettre en oeuvre deux thèmes principaux : l’identité et l’(auto)accusation. Les personnages dans Jacques mentent apparemment pour (se) protéger ou pour blesser un autre. Se trouvent aussi dans le roman des cas où l’on garde un secret, ou bien des situations où l’on ne dit pas toute la vérité[12], ce qui ajoute à l’intérêt narratif du trope.

Le lecteur est introduit dans le monde du mensonge par un biais subtil, qui concerne l’âge de Jacques — trente-cinq ans comparés aux dix-sept ans de Fernande. Au début du roman, Fernande lui donne trente ans : « Il me parut, au premier coup d’oeil, avoir vingt-cinq ans tout au plus, quoiqu’il en ait au moins trente[13] », écrit-elle à Clémence ; celle-ci lui répond : « Je n’aime pas que le visage montre un âge différent de celui qu’on a[14]. » On constate dans sa réponse que Clémence soupçonne Jacques d’un mensonge ; il faut dire pourtant que la confidente de Fernande est méfiante envers Jacques comme envers le mariage et l’amour. Elle est la sceptique du roman qui fait contraste avec Fernande ; elle fait contraste également avec Sylvia qui, elle, reste raisonnable et stoïque, même à son détriment. En réalité, Jacques croyait avoir établi avec la mère de Fernande qu’elle lui parlerait de leur différence d’âge. Madame Theursan lui promet et affirme avoir eu cette discussion avec sa fille — mais elle ne le fait pas, et c’est là le vrai mensonge, de fait un double mensonge. Le lecteur apprécie la subtile ironie qui veut que la vérité sur l’âge de son fiancé se révèle à Fernande lors de la scène du contrat de mariage, document qui représente pour Sand toute la symbolique négative de l’institution du mariage selon le code Napoléon, traîtrise et mensonge sociaux par excellence. Fernande digère mal cette nouvelle et se fait un devoir d’en parler avec Jacques. Elle rapporte la conversation à Clémence :

Alors j’ai cessé de chanter pour lui dire brusquement : « Savez-vous, Jacques, que je suis bien jeune pour vous ? — J’y ai pensé, m’a-t-il dit avec la figure tranquille qu’il a toujours. Est-ce que vous n’y aviez pas pensé encore ? — C’eût été difficile, lui ai-je répondu, je ne savais pas votre âge. — En vérité ! » s’est-il écrié, et il est devenu plus pâle que de coutume. J’ai senti que je lui faisais de la peine, et je me suis repentie tout de suite. Il a ajouté : « J’aurais dû prévoir que votre mère ne vous le dirait pas ; et pourtant je l’avais chargée de vous faire songer à la différence de nos âges. Elle m’a dit l’avoir fait ; elle m’a dit que vous étiez bien aise de trouver en moi un père en même temps qu’un amant. — Un père ! ai-je répondu ; non, Jacques, je n’ai pas dit cela. »[15] 

La réaction de Fernande est révélatrice : elle comprend mal Jacques, pensant lui avoir fait du mal en parlant de son âge, tandis qu’en réalité il rechigne à la seule tromperie de sa future belle-mère. Ce détail souligne non seulement la naïveté de Fernande, mais surtout le trouble dans lequel le mensonge jette le récit. Que Madame de Theursan ait fait de multiples mensonges n’enlève rien au fait que la relation entre Jacques et Fernande se définit en grande partie par leur différence d’âge ; il s’appelle et se fait souvent appeler comme son père et lui promet même d’agir en père après que la passion aura disparu de leur mariage[16]. Il apprécie Fernande de la même manière qu’il considère Sylvia : en fille adoptive pour qui il a un amour plus que paternel.

Le malentendu et les mensonges autour de l’âge de Jacques éveillent la curiosité du lecteur et le conduisent au coeur du thème de la mendicité mélangé subtilement au problème de l’identité. Mais d’autres formules de mensonge plus significatives encore l’attendent. Parmi les quatre protagonistes, Sylvia se singularise par le nombre minime de ses mensonges — neuf fois moins que Jacques, cinq fois moins que Fernande et trois fois moins qu’Octave[17]. Deux fois, Sylvia ment pour protéger un autre : tantôt Fernande[18], tantôt Jacques[19]. Elle est dévouée pareillement à ces deux personnages, bien que pour des raisons entièrement différentes. Elle est redevable à Jacques, son demi-frère, qui l’a retrouvée à l’âge de dix ans environ chez de modestes gens après l’abandon de sa mère. En même temps, bien avant de soupçonner que Fernande pourrait être sa demi-soeur, Sylvia ment pour protéger l’objet de l’amour de Jacques.

Lorsque Sylvia ment pour se protéger elle-même — son troisième et dernier mensonge — c’est au sujet de sa rupture avec Octave. Elle cache à Jacques les détails des circonstances récentes de sa relation avec Octave et lui dissimule ensuite qu’elle a déjà repéré son ancien amant dans le voisinage du château de Jacques, où elle s’est installée à l’invitation appuyée de ce dernier :

Ne me demande pas pourquoi je ne t’ai pas dit qu’Octave était ici ; je le savais, je l’avais reconnu sous un déguisement à la dernière chasse au sanglier que nous avons faite. Il eût fallu[20], pour te faire comprendre sa conduite étrange et romanesque, t’avouer que je t’avais fait un petit mensonge en te disant qu’Octave avait renoncé à moi, et que nos liens étaient rompus d’un mutuel accord[21].

Son mensonge n’est pas aussi pieux que Sylvia le prétend, car il s’agit bien d’une question de fierté. Si elle le lui avoue maintenant, c’est pour rassurer Jacques de l’innocence de Fernande dans sa propre relation avec Octave, ce qu’elle croit fermement à l’heure où elle écrit. Qui plus est, la rupture n’était pas aussi mutuelle qu’elle l’allègue, comme Octave le racontera par la suite.

Mais Sand complique la situation : Sylvia se réfère ici à une conversation qu’elle a tenue avec Fernande, et que celle-ci a rapportée à Octave dans la précédente lettre. Ainsi la position privilégiée du lecteur lui donne à voir deux versions d’un seul événement dans un ordre déterminé par l’éditeur qui en influence l’interprétation. Fernande écrit à Octave que Sylvia lui aurait demandé si elle avait « jamais eu un tort grave envers [Jacques] », ce à quoi elle dit lui avoir répondu : « Jamais, […] j’en prends Dieu à témoin[22]. » Encore une fois, il faut se demander si c’est là un mensonge. Fernande croit toujours, du moins c’est ainsi qu’elle se le représente à elle-même ainsi qu’à Octave, qu’elle est restée fidèle à son mari. Elle a toutefois avoué à Octave qu’elle ressent un refroidissement de ses émotions envers Jacques[23]. De plus, lorsqu’elle découvre qui est Octave, elle n’en parle ni à Jacques ni à Sylvia. Ce mensonge d’omission lui coûte, mais en réalité, si elle veut en révéler la vérité, c’est plutôt pour rendre service à Octave, qu’elle commence à trouver sympathique, que pour la valeur morale de dire la vérité. Ainsi entraîne-t-elle Octave dans un mensonge relatif à leur première rencontre et à leur « amitié mutuelle à Jacques. […] Ce sera le premier mensonge que j’aurai fait de ma vie, mais il me semble nécessaire[24] », et ceci soixante-quinze pages après avoir certifié à Clémence qu’il lui serait impossible de mentir.

Quant à la part de Fernande dans cette manigance, Clémence l’accuse de se mentir à elle-même : « Il est bien vrai que, pour te disculper à tes propres yeux du nouvel amour que tu sens fermenter en toi, tu récapitules les torts de ton mari[25]. » Dix pages plus loin, Fernande dément cette accusation dans une formule transparente : « Je ne suis pas plus amoureuse de M. Octave que M. Octave n’est amoureux de moi. Nous nous aimons beaucoup et très sincèrement, il est vrai ; mais je n’ai d’amour que pour Jacques, et Octave n’a d’amour que pour Sylvia[26]. » La préfiguration dans cet aveu illustre l’automensonge au centre du roman, qui fait cheminer le récit.

Dans l’examen du contexte narratif de ces lettres, la chronologie acquiert une importance centrale. La réponse à Clémence se situe après les deux lettres qui racontent, chacune de son propre point de vue, la conversation entre Sylvia et Fernande. Cependant, l’ordre des lettres ne reproduit pas nécessairement la chronologie des événements. Fait ici surface le problème de l’éditeur, car c’est lui qui décide de l’ordre dans lequel les lettres seront transmises au lecteur. Et puisque les lettres dans Jacques ne comportent aucune date[27], il n’est pas possible de s’assurer ni de l’ordre de l’écriture ni de l’ordre de la lecture par les correspondants. Le lecteur du roman est à la merci de l’éditeur et forme ses conclusions en fonction de la présentation des lettres telles qu’elles lui sont données[28].

La relation d’Octave avec Sylvia et avec Fernande, et par conséquent avec Jacques, sert une fonction thématique : incarner le tabou de l’inceste ainsi que la peur devant cette probabilité. Toutes les explications de consanguinité promulguées par Jacques, Sylvia et Fernande afin de taire les rumeurs qui prétendent que Jacques héberge sa maîtresse sous le toit de sa femme rebondissent et prennent de l’envergure dans l’esprit du lecteur, au fur et à mesure qu’il s’aperçoit de la possibilité d’une véritable parenté entre Fernande et Sylvia. C’est surtout le mystère autour du lien entre les deux héroïnes qui alimente la discussion sur l’identité, renchérissant en même temps sur la question de l’inceste. Si Madame de Theursan est bien la mère de Sylvia, Fernande et Sylvia seraient demi-soeurs ; et si le père de Jacques est aussi celui de Sylvia, celle-ci serait aussi la demi-soeur de Jacques qui, lui, serait coupable de sentiments doublement incestueux. Car, amoureux de sa demi-soeur, il le serait par le même fait de sa belle-soeur. Même s’il ne s’agit pas stricto sensu d’inceste entre Jacques et Fernande, c’est tout au moins un autre trait inquiétant d’une relation problématique. Ce n’est toutefois pas un conte de fées, où l’enfant abandonnée s’avère être la fille d’un noble riche[29]. Le caractère déconcertant de la structure relationnelle se trouve dans les éventuelles répercussions de ce lignage : est-ce que Jacques et Sylvia sont frère et soeur ? est-ce que Sylvia et Fernande sont demi-soeurs[30] ? qu’est-ce que le père de Jacques lui a caché et pourquoi ? qu’est-ce que Madame de Theursan cache et pourquoi ? Aucune voix narrative, même pas celle du narrateur extradiégétique, ne résout la question.

Ces questions qui attisent la curiosité du lecteur tournent autour des secrets dont seule Madame de Theursan détient les réponses. La nécessité narrative de garder cette énigme fait proliférer les mensonges. Jacques soupçonne fort Madame de Theursan d’être la mère de Sylvia : « Je l’avais vue dans mon enfance ; je la détestais. Aller au secours de sa fille, du fruit d’un double amour, infâme et menteur, c’était une audace de générosité pour laquelle je me sentis d’abord une invincible répugnance[31]. » Tout au long du roman, l’adultère de Madame de Theursan est mis en cause, le plus souvent par Jacques : « si elle savait comme d’un mot je pourrais la faire pâlir[32] ! » ; mais jamais il n’est question de l’adultère du père de Jacques[33]. Le préjugé de Jacques contre Madame de Theursan provient surtout de l’idée qu’elle a eu deux amants en même temps et donc, ne pouvait garantir la paternité de l’enfant. De ce fait, le père de Jacques, qui était prêt à reconnaître sa fille naturelle, ne pouvait s’assurer de sa parenté sanguine.

Cependant, à y regarder de plus près, on découvre qu’il s’agit en fait d’un conservatisme de Jacques à l’égard des femmes, à la seule exception de Sylvia. C’est ce qui explique le nombre élevé de mensonges chez le héros éponyme par rapport aux autres. Nous ne sommes pas très loin de la situation de Balzac, chez qui Anne-Marie Baron caractérise le mensonge comme « signe de l’insatisfaction, une compensation à la pauvreté des existences, aux déceptions qu’elles procurent[34] ». Mais à la différence de Balzac, chez qui la vérité est révélée « tôt ou tard soit par un narrateur omniscient qui tire parti de cette ambiguïté, soit par le personnage — prêtre, médecin, juge, avoué — dont l’auteur fait adopter le point de vue au lecteur », Sand escamote la révélation, préférant laisser régner le doute que sème le mensonge bien placé. Ainsi protège-t-elle son héros sous le voile du mystère (ou du soupçon) sans qu’il ne doive franchement reconnaître son préjugé. Le narrateur extradiégétique partage ce préjugé, puisque Madame de Theursan est décrite comme manipulatrice, intrigante, égoïste et égocentrique par plus d’un correspondant. Le réseau de mensonges que ce préjugé engendre fournit la trame centrale, même si percée, qui relie les lambeaux d’un récit polyphonique.

L’adultère dans ce roman n’est jamais très loin de l’inceste, mais ni l’un ni l’autre ne deviennent le sujet central[35]. Le mensonge sert à dissimuler la parenté « fautive » qui se trouve au fondement des deux thèmes. Sur le plan narratif, cependant, on ne remarque qu’en filigrane ce qu’on pourrait appeler le fil conducteur du récit qu’est cette question problématique d’identité. Si Jacques accepte de « mentir » au monde, déclarant que Sylvia est sa soeur, c’est parce que les relations vagues engendrent d’ordinaire des questions insidieuses et désobligeantes ; c’est ce que Jacques veut éviter pour des raisons d’intimité et d’isolation, voire d’égoïsme, plutôt que pour des raisons mondaines, comme c’est le cas pour Clémence et Madame de Theursan. Pour Fernande, le problème se fixe ailleurs, puisqu’elle voit en Sylvia un intercesseur éventuel dans son mariage. En fait, c’est l’amour incestueux mais non consommé de Sylvia et Jacques qui perturbe le mariage de Fernande, sans quoi Jacques et Sylvia ne souffriraient pas du mal du siècle. C’est cet état maladif issu du mensonge qui génère à son tour la tristesse de Fernande et l’irruption d’Octave.

À l’encontre des intentions de Jacques, le silence qu’il fait sévir contre cette question résulte en de nombreux malentendus ; c’est en fait le moteur générateur qui fait évoluer l’intrigue. Mais en même temps, le problème moral du mensonge se pose de nouveau : est-ce que mentir ou manquer de dire toute la vérité pour protéger quelqu’un peut se justifier lorsque la personne ou les personnes concernées connaissent une recrudescence de contrariétés ? Octave, qui a relevé les émotions de Sylvia pour Jacques, veut connaître la nature de leur relation afin de pouvoir définir sa jalousie. Quoiqu’elle ait plus de confiance en son mari qu’Octave n’en a en Sylvia, Fernande souffre du même ennui. Le point de vue de Clémence ainsi que celui de Madame de Theursan et de sa servante Rosette se situent du côté mondain. Les commérages qui veulent que Jacques loge sa maîtresse chez lui sont pourtant écartés, pour ainsi dire, par le narrateur, parce que l’« amour » entre Jacques et Sylvia reste noble, tandis que les mêmes potins concernant la présence d’Octave dans la maison permettent au narrateur de mettre en doute cette relation.

Deux autres mensonges qui surgissent seulement à la fin du roman méritent un bref commentaire : Jacques ne veut absolument pas que Fernande sache qu’il est au fait de la nature de ses relations avec Octave. Il s’adresse directement à Octave, pas par le duel aux armes que l’on aurait pu attendre dans un texte si hautement romantique, mais par un duel épistolaire, car les deux adversaires s’écrivent pour se déclarer leur rivalité. Il est intéressant de noter en passant que cette confrontation se fait entièrement par lettres directes, et non par le biais d’une entrevue rapportée par écrit ultérieurement à d’autres correspondants. C’est ainsi un des rares échanges nets du roman. Qu’il s’agisse là d’un commun accord pour garder le mensonge au sujet de cette relation clandestine, on ne s’étonne guère. Dans le dernier affront manuscrit, Jacques oblige Octave à garder ce secret[36], ce qu’il fait aussi promettre à Sylvia par la suite[37]. C’est ostensiblement un geste destiné à éviter à Fernande de se sentir coupable, lui permettant ainsi de poursuivre sa vie avec Octave sans sentiment de culpabilité. Mais le lecteur ne manque pas d’y trouver aussi une preuve du sentiment de l’honneur chez Jacques, qui ne veut pas admettre à sa femme, même d’outre-tombe, qu’il fut la cause de la débâcle.

Mais le souci d’honneur n’est pas le seul domaine de l’homme. Lors de la dernière entrevue de Jacques et Fernande, cette dernière lui cache sa grossesse[38]. On constate chez Fernande le désir d’éviter l’humiliation de l’aveu, et surtout l’annonce poignante d’une vie nouvelle[39] qui va remplacer celle des jumeaux défunts, symboles d’un mariage éteint. Mais cacher à Jacques cette preuve incontournable de son amour pour Octave relève plus de la compassion que de l’envie de dissimuler : à la différence de Jacques, Fernande finit le roman dans la certitude de ses émotions et de son désir, là où Jacques ne peut admettre le seul désir qu’il ne pourra jamais se concéder. Comme il écrit à Sylvia au début du roman : « Pourtant Fernande n’est pas ton égale ; nulle ne l’est en ce monde, Sylvia ; c’est pourquoi je ne la cherche pas[40]. » Jacques n’énonce jamais son amour et Sylvia non plus. Ainsi le mensonge sert-il à chacun des correspondants-personnages à sauvegarder le principe qui leur est le plus cher.

Mentir, menteurs, mensonges

In effect, novels lie — they can do nothing else. […]

[T]hey express a curious truth that can only be expressed

in a furtive and veiled fashion, disguised as something that it is not[41].

The things we lie about most passionately are generally

those things that are most important to us,

those things we value most highly[42].

Jusqu’ici, j’ai examiné les personnages-menteurs et la fonction narrative et thématique de leurs mensonges. Mais il ne faut pas négliger une autre considération conséquente pour la narration d’un roman : les mensonges du narrateur. Ceux-ci relèvent de la structure narrative, dont ils sont également la source. Tantôt le récit se fonde sur une complication où le narrateur, le plus souvent extradiégétique, ne doit révéler certains détails qu’au bon moment. C’est la structure du roman traditionnel. Tantôt le(s) narrateur(s) parsème(nt) l’intrigue de fausses pistes pour égarer le lecteur, comme dans le roman policier. Il s’agit dans ce cas d’un acte de tromperie destiné à divertir le lecteur, une des attentes conventionnelles du genre. Les deux méthodes se ressemblent, sauf en ce qui concerne la réception par le lecteur : pour le roman policier, le lecteur participe au premier degré au jeu de la duperie, tandis que dans le roman du type balzacien ou stendhalien, l’appréciation de la tromperie reste au niveau du métadiscours, plus subtil et moins immédiat qu’au premier cas. Chez Sand on trouve un mélange des deux méthodes : le narrateur ne joue pas avec le lecteur, du moins pas de manière narquoise[43] ; mais lorsqu’il se met à mentir, le fonctionnement du récit en découle d’autant plus aisément. Le lecteur y trouve son compte sur le plan à la fois narratif et discursif.

Dans le jeu qu’est la vérité narrative, les grandes lignes de questionnement sont les suivantes : qui sait quoi quand ? qui cache quoi de qui ? quand et pourquoi ? Sand fait exploiter la fonction mensongère par ses narrateurs. Grâce à la structure épistolaire de Jacques, au moins la moitié des mensonges sont dévoilés par quelqu’un d’autre que le menteur d’origine. Nul n’ignore la possibilité de commettre des inexactitudes lorsque les paroles d’un autre sont rapportées, danger bien plus nuisible lorsqu’il s’agit de rapporter des mensonges. Qui plus est, répéter le mensonge d’un autre tout en sachant qu’il s’agit d’un mensonge, c’est jeter de l’ombre à la fois sur l’initiateur et sur le sujet du mensonge, ce qui constitue à son tour un mensonge. Cet effet de mise en abyme où le mensonge rapporté constitue un autre mensonge opère un métadiscours sur le mensonge. Dans un pareil (re)maniement narratif, le narrateur fait étalage de son savoir et le pouvoir du mensonge s’accroît de concert avec l’évolution du récit. L’effet spirale va ainsi de pair avec la mise en abyme. Puisque mentir équivaut à pouvoir, la présentation d’un récit en partie à travers des mensonges, et qui plus est, à travers les répétitions mensongères de mensonges à un tiers, affiche la capacité de la fiction, de la langue même, à régner sur les pensées des lecteurs. On revient au point de départ : écrire, c’est mentir, à quoi j’ajouterai que le langage est traître.

L’ordre dans lequel les événements sont communiqués au lecteur — et je considère mentir comme un événement, un acte — ne représente pas nécessairement la chronologie « réelle ». Autrement dit, la chronologie narrative et la chronologie narratologique ne coïncident pas toujours, ce qui souligne l’importance des mensonges, d’autant plus parce qu’il s’agit dans ce cas d’un mensonge de la part du narrateur. Regina Bochenek-Franczakowa soulève la question de l’« éditeur », terme qu’elle met entre guillemets, pour discuter du rôle de celui-ci dans l’ordre des lettres et dans l’effet de cet acte sur le lecteur[44]. Éric Paquin pousse plus loin le problème de la présence auctoriale[45], dont il trouve la preuve dans la préface de 1853 signée George Sand[46], ainsi que dans deux notes hors texte de l’« éditeur ». La première note[47], qui explique que certaines lettres négligeables furent enlevées, n’est pas, écrit Paquin, de la même voix que la préface. La deuxième[48] , où l’éditeur confirme que le corps de Jacques ne fut jamais retrouvé, mais qu’il n’y eut aucun indice de suicide dans ses affaires[49], n’appartient pas non plus à la voix auctoriale ni à celle d’aucun autre personnage[50]. Il s’agit bel et bien d’une narration fictive en guise de recueil de lettres où l’auteure dissémine ses idées tantôt à travers un personnage-correspondant, tantôt à travers un autre, comme d’ordinaire dans le genre épistolaire. Cependant, ce qui distingue le roman de Sand de la tradition des Lumières du roman par lettres est justement la manipulation des mensonges à plusieurs niveaux[51].

Étant donné la nature polyphonique du roman par lettres, il n’est pas étonnant que le lecteur ait accès à plus d’une version du même événement. Lorsqu’on ajoute des mensonges à cette plurivocalité, on voit s’élargir l’envergure du pouvoir des mensonges — et cette fois, c’est le lecteur qui est la cible de ce pouvoir. De toute évidence, le narrateur-menteur joue le rôle de celui qui crée des problèmes afin de pouvoir les résoudre habilement ; ce serait le cas surtout pour le roman policier. Cependant, il s’agit chez Sand d’un procédé bien plus subtil et pratique qui demande au lecteur de s’engager sur le plan moral et social, en même temps qu’il se voit séduit par et même entortillé dans la trame narrative. Un dernier épisode illustre bien cet effet.

Dans un moment intime entre Jacques et sa femme, Fernande chante une romance, mais elle remarque chez Jacques une irritation. Croyant que la romance lui rappelait une ancienne maîtresse, Fernande met de côté la partition et en chante une autre. Peu de temps après, cependant, Jacques redemande la première, que Fernande répète tout en pleurant. Le soir, Jacques lui demande si elle sait la romance par coeur ; Fernande éprouve un vif ressentiment et par « je ne sais quel besoin de me faire souffrir[52] », elle offre de la chanter de nouveau. Jacques reporte l’offre pour une autre fois. Le lendemain, quand Fernande ne retrouve nulle part la partition de la romance, Jacques lui dit qu’il l’a « déchirée par distraction. » Fernande en conclut que la romance devait lui causer tant d’émotion violente qu’il ne voulait plus l’entendre.

Fernande interprète la réponse de Jacques comme un mensonge. Il s’agit bien d’un mensonge, mais en rapportant le prétendu mensonge à Clémence, Fernande l’interprète inexactement. On apprend, dans une lettre que ce dernier écrit à Sylvia, et qui est placée après le rapport de Fernande à Clémence, qu’il ne déchira pas la partition par distraction, mais au contraire la brûla « sans ostentation[53] ». Cet acte semble correspondre au soupçon de Fernande, mais elle se trompe sur le mobile : il ne s’agit nullement d’un ancien amour, mais d’une foule de souvenirs d’une lointaine jeunesse, pendant laquelle il a goûté à un bonheur qu’il croyait ne plus jamais éprouver. Quand il vit les larmes aux yeux de Fernande, écrit-il à Sylvia, il devina ce qu’elle avait dû comprendre. Un peu fâché de cette hypothèse, surtout puisque ce n’était pas la première fois que Fernande avait montré de la jalousie pour son passé, Jacques se décida à détruire la partition et à en finir. Mais il ne fut pas entièrement fâché ; voici comment il justifie son mensonge à Sylvia :

Il eût fallu ou lui faire accroire qu’elle se trompait dans ses soupçons, en lui faisant un mensonge ou tenter de lui expliquer la différence qu’il y a entre aimer un souvenir romanesque et regretter un amour oublié. Voilà ce qu’elle n’eût jamais voulu comprendre et ce qui est réellement au-dessus de son âge, et peut-être de son caractère. Cet aveu d’un sentiment bien innocent lui eût fait plus de mal que mon silence[54].

Que ce souvenir soit ou non le « regret pour cet amour qui n’a jamais existé que dans les rêves d’une imagination de seize ans », comme il le déclare à Sylvia[55], peu importe. La condescendance qu’il montre à l’égard de Fernande est bien plus importante, car il ne lui accorde même pas la possibilité de former sa propre réaction. Au reste, la déclaration de l’impossibilité émotionnelle et morale de sa femme à comprendre sa situation rappelle l’attitude paternelle qu’il adopte envers sa femme, tout en renforçant son attitude d’égalité envers Sylvia à qui il confesse ces sentiments. Il s’agit bien d’une forte émotion dont le souvenir lui fait à la fois du bien et du mal. Le mal provient certes de la nostalgie mais également de la conscience qu’il ne connaîtra jamais ce bonheur avec Fernande. Pas plus qu’il ne le connaîtra avec Sylvia, ce qui serait vraisemblablement la source véritable de son agitation en écoutant la romance. Dans ce cas, la distinction qu’il établit dans sa lettre à Sylvia entre « un souvenir romanesque » et « un amour oublié » échoue. Il est évident qu’il se ment et qu’il ment aussi à Sylvia. Celle-ci n’en est pas dupe pourtant, et lui réplique qu’il devrait « surmonte[r] un peu [sa] fierté » et consentir « non à mentir, mais à [s]’expliquer[56] ». Elle lui conseille vivement de ne plus être condescendant envers Fernande, mais de s’expliquer à elle pour en faire un être plus sensé et indépendant, comme il a pu le faire pour elle[57]. Du coup, Sylvia sait lui faire une leçon tout en exposant son mensonge — en vain, puisque Jacques ne sait ni n’ose entendre raison.

En fait, c’est le narrateur qui donne au lecteur un aperçu privilégié de la situation. Mais avant d’arriver à cette explication, on n’a pas de raison de ne pas croire l’interprétation de Fernande. C’est là précisément ce que j’appelle un mensonge de narrateur. Il y a d’abord le problème de la linéarité de l’écriture : le lecteur ne peut lire qu’une présentation d’un événement à la fois. Le genre épistolaire bénéficie parfaitement de cette contrainte. Mais au-delà de la présentation consécutive de deux perspectives, le narrateur perpétue la possibilité du mauvais mensonge selon l’interprétation de Fernande. Le narrateur a bien établi dans la correspondance entre Clémence et Fernande le soupçon d’un caractère sombre et mystérieux chez Jacques ; le lecteur est donc instruit pour accepter l’interprétation de Fernande. Le glissement de complicité qui s’opère chez le lecteur à la suite des révélations de Jacques subit encore un bouleversement lorsque Sylvia arrête son demi-frère dans son réel mensonge, son injustice envers Fernande. Le tourbillon de mensonges et de réactions à ces mensonges provient de la manipulation du narrateur, manipulation qui consiste à perpétuer ou à faire suivre des mensonges jusqu’à ce qu’un tournant du récit révèle d’autres interprétations possibles.

Est-ce que Sand reflète sa propre expérience en ce qui concerne l’amour et les hommes ? Certes ! Qui plus est, elle montre par ce réseau de mensonges que les hommes, qui médisent des femmes pour leurs mensonges immoraux et cavaliers, sont aussi prompts, sinon plus, à avoir recours au mensonge. Cependant, il ne s’agit pas ici de chercher dans ces textes un Musset ou un Michel de Bourges, pas plus qu’une condamnation universalisée des hommes, car Sylvia ne finit pas plus heureuse que Jacques. Afin d’y parvenir, pourtant, les uns et les autres trouvent le chemin rude, et le mensonge semble généralement alléger la tâche. Seulement on constate que ce sont finalement les mensonges à soi qui deviennent prééminents. Et il n’y a rien à faire pour guérir cette autoduperie que d’attendre que le sujet en prenne conscience. Sylvia attendra en vain que Jacques se l’admette et l’annonce, d’où le caractère véritablement tragique de ce roman.

Au moment où il y a autodéception, il y a simultanément un clivage dans le moi du sujet[58]. Uniquement lorsqu’il reconnaît la duperie, voire la supercherie à laquelle il s’est assujetti, pourra-t-il passer au remède. Jacques n’arrivera pas à accepter la fraude dans laquelle il a mené sa vie depuis avant sa rencontre avec Fernande. Il finit donc par se suicider, en toute apparence, parce qu’il ne parvient pas à surmonter son manège. En exposant ce mode pour « résoudre » le problème du mensonge à soi, Sand se sert non seulement d’une technique adroite sur le plan narratologique, mais elle formule une fine étude de la condition humaine[59].

Conclusion

De même que le médecin ne laisse rien voir de ses appréhensions à son malade, de même l’avocat montre toujours une physionomie pleine d’espoir à son client. C’est un de ces cas rares où le mensonge devient vertu.

Balzac, Une ténébreuse affaire

La vérité, l’âpre vérité.

Danton, en exergue du Rouge et le noir

Les mensonges dans ces deux ouvrages se justifient généralement par le désir de vouloir protéger quelqu’un ou de vouloir se protéger soi-même. Sand écrit que « la vérité est trop simple ; il faut toujours y arriver par un détour compliqué[60]. » La contradiction qui confond simple et compliqué se situe au niveau de l’ironie, instance exemplaire de mensonge narratif s’il en fut. Jeremy Campbell explique que l’ironie offre un mensonge à la lumière du jour, dans un monde où l’être et le paraître collaborent à affirmer que la vérité n’est pas ce qu’elle semble[61]. Il n’est pas négligeable que les deux exemples de mensonge que j’ai choisis ont comme point central l’amour, car pour Sand l’expérience sentimentale est celle où la nature humaine se montre le mieux, pour le meilleur ou pour le pire. Rien de plus « naturel » alors que de mentir, surtout à soi-même, dans l’amour.

Pour Sand, l’étourderie de l’amour — et l’on se rappelle la définition chez le philosophe italien Cavalcanti que Sand semble adopter dans Le secrétaire intime, où l’amour opère sur la psyché comme un trouble de la raison[62] — se caractérise en partie par le mensonge à soi. Et c’est peut-être ainsi qu’on doit comprendre la contestation que Sylvia fait à Jacques, reprise comme épigraphe au début de la première partie de la présente étude : « Quelquefois la vérité ment[63] ! » Sylvia sait que Jacques ne voit pas toujours clair dans les affaires du coeur. Elle essaie vainement de lui poser des questions qui réussissent à le secouer. C’est en fait Sylvia qui est à plaindre à la fin du roman : Fernande et Octave seront heureux, surtout parce que Fernande ne sait pas son mari est au courant de son adultère, grâce à la complicité mensongère de Jacques et d’Octave ; Jacques semble se complaire dans sa décision de s’effacer dans un silence qu’il entend comme honorable ; mais Sylvia a perdu son unique amour sans avoir pu s’assurer qu’il lui soit rendu.

Jacques ne peut ni ne veut examiner la vérité de ses émotions. Dans L’être et le néant, Sartre distingue entre le « mensonge » et la « mauvaise foi » pour inciter à découvrir la sincérité de ses opinions et à agir en conséquence. Jacques ne saura dépasser sa crise existentialiste et par conséquent, perdra tout. Si la vie des quatre personnages change de façon radicale et irréversible, est-ce la faute de Jacques ? Certes, puisque tout découle de sa tristesse, laquelle résulte des mensonges qu’il se fait à lui-même. Peut-on lire ici une réponse de la part de Sand au Werther de Goethe ? Peut-être, mais c’est surtout un appel à la sincérité.

À la différence de Kristina Wingård Vareille[64], qui affirme que Jacques ne reconnaît pas son amitié et encore moins son amour, ce qui serait cause de ses actes nuisibles, menant à son désarroi destructeur, je renouvelle mon assertion que tout ce que Jacques écrit à ce sujet, le plus souvent dans la correspondance avec Sylvia, ainsi que tout ce que cette dernière lui répond, sont des mensonges à soi, où ces deux correspondants énoncent implicitement leur amour mutuel mais impossible. Non moins aveugles à leur propre égard que ne l’est Hamlet envers lui-même, Jacques et Sylvia dans un cas et Laurent dans l’autre créent un récit mensonger grâce à leurs tergiversations inconscientes. Voilà ce que Sand révèle sur la condition humaine, surtout en ce qui concerne l’amour : on se ment à soi-même lorsqu’il est trop pénible de reconnaître la vérité, et on le fait souvent à bon escient. Et quand la personne à qui on ment comprend également qu’il s’agit d’un mensonge, elle y participe pleinement. C’est ce réseau de mensonges qui devient la nouvelle vérité.

Dans cet acte de parole qu’est le mensonge, il faut considérer comment fonctionne la réception de la « vérité fictive ». En matière de littérature, il s’agit alors de comprendre le rôle du lecteur qui absorbe avec voracité la vérité fictive, laquelle est faite tout entière de mensonges. La confusion de l’énoncé « constatif » et de l’énoncé « performatif », pour reprendre la terminologie d’Austin, accorde une fonction privilégiée au lecteur. Ce dernier se laisse sombrer dans un piège mensonger en toute connaissance de cause. N’est-ce pas là le mensonge à soi par excellence qui permet toute fiction, et que toute fiction permet ? Le lecteur idéal joue volontiers le jeu, mais à un niveau inconscient ou du moins garde-t-il le jeu vacant, en suspens. Sa « compétence littéraire » (Jonathan Culler) lui permet de jouir de la fiction sans s’aveugler avec d’inutiles hésitations dérivées de la vérité externe, réelle. Il peut se livrer au plaisir artistique qui, pour répéter Nietzsche, « dit en général la vérité sous forme de mensonges[65] ». C’est là en fait le rôle de l’art : permettre de voir la vérité à travers le mensonge. Comme le déclare Proust dans Le temps retrouvé : « Quand il s’agit d’écrire, on est scrupuleux, on regarde de très près, on rejette tout ce qui n’est pas vérité. Mais tant qu’il ne s’agit que de la vie, on se ruine, on se rend malade, on se tue pour des mensonges[66]. »