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Ce numéro thématique d’Études Inuit Studies célèbre les voix inuit en archéologie communautaire à travers l’Arctique nord-américain. Les communautés inuit et leurs ancêtres se sont toujours intéressés à leur histoire archéologique, à leurs récits d’origine et à leurs mythes fondateurs. Au cours des siècles derniers, de nombreuses facettes de ces relations ont été systématiquement rompues par des processus intensifs de colonisation et de bureaucratisation, ainsi que par le retrait concomitant des préoccupations patrimoniales des mains des familles et des communautés (Nicholas et Andrews 1997 ; Rowley 2002). Durant les cinquante dernières années, les Inuit ont réagi à ces processus d’effacement en reprenant régulièrement la parole, le pouvoir et l’autorité sur : (1) les processus archéologiques ; (2) les matériaux et les biens qu’ils impliquent ; (3) les lieux où les objets culturels sont conservés « en fiducie » ; et (4) les moyens de plus en plus nombreux par lesquels les connaissances archéologiques sont générées et utilisées (Griebel et al. 2016 ; Loring 2008 ; Lyons 2013, 2016 ; Hillerdal, ce volume). Ce travail exige une vigilance (et une agitation) constante, car les processus pernicieux de la colonisation se poursuivent à un rythme soutenu. Ainsi, l’acte de décolonisation n’a pas de fin prévisible (Audla et Smith 2014 ; Auger 2018 ; Desmarais et al. 2021).

Placer les perspectives inuit au centre de la recherche est fondamental pour changer la manière de pratiquer l’archéologie dans le Nord. Les archéologues non autochtones, bien que souvent bien intentionnés, ont un appétit féroce pour les connaissances scientifiques sur le passé (par exemple, Ferris et Dent 2020). Ils traversent/nous traversons le Nord à la fois fréquemment et intensément, et ils ne sont/nous ne sommes souvent pas conditionnés à accepter un « non » comme réponse (Marek-Martinez 2021). Les décideurs et les organisations culturelles inuit – tels que le Conseil inuit circumpolaire (CIC) (Commission Pikialasorsuaq 2017), Inuit Tapiriit Kanatami (ITK) (2019), Inuvialuit Regional Corporation (n.d.) et Alaska Federation of Natives (n.d.) – ont affirmé leur contrôle souverain sur de nombreux aspects de la recherche et de la pratique, influençant désormais les structures de délivrance des permis et exigeant divers niveaux de consultation et de participation de la communauté dans les travaux archéologiques. Une proportion de plus en plus importante d’archéologues a adopté une pratique communautaire, avec ses principes de co-direction et de co-création des connaissances avec les membres des communautés autochtones, les gardiens de la terre et les détenteurs des connaissances, comme mode principal de pratique. Cette orientation est motivée par l’éthique et soutenue par les mandats de la Commission de vérité et de réconciliation du Canada, la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones et par les bailleurs de fonds qui ont modifié leurs recommandations en conséquence (par exemple, Supernant 2020).

Cependant, peu d’archéologues sont spécifiquement formés pour négocier les espaces de recherche et de pratique transdisciplinaires complexes exigés par l’archéologie communautaire, en particulier les formes de collaboration véritablement orientées vers les objectifs du patrimoine communautaire (Colwell et Ferguson 2007). Ce travail exige de perturber, de déstabiliser et de « dé-discipliner » les modes de pratique établis (Kelvin et Hodgetts 2020 ; Schneider et Panich 2022), tout en expérimentant simultanément de nouvelles approches de la pédagogie et de la formation sur le terrain, de prendre conscience des protocoles culturels, d’être sensible à l’éthique des soins, de prêter attention à la gouvernance des données, et de s’exercer à développer des principes de communauté et de capacité (par exemple, Douglass et al. 2020 ; Gupta et al. 2020 ; Laluk et Burnette 2021 ; Peuramaki-Brown 2020 ; Supernant et al. 2020). En demandant comment l’archéologie peut aider à décoloniser la façon dont les institutions (et les praticiens !) pensent, Atalay (2019, 519) a soutenu la force et la véracité du collectif par rapport aux caprices de l’individu : « penser avec, écouter et travailler aux côtés de nos partenaires communautaires et des territoires avec lesquels ils sont en relation… fournit des modèles pour savoir comment, et de quelle manière, nos pratiques peuvent être conçues à nouveau ». Dans le Nord, une telle pensée collectiviste est essentielle pour relever la myriade de défis posés par la crise climatique, une discussion menée par l’activisme inuit (Watt-Cloutier 2015 ; Pokiak 2020). Ici, la nature appliquée et multi-perspective de la recherche menée par les communautés est essentielle aux efforts d’évaluation et d’atténuation, et l’archéologie communautaire peut être une vitrine particulière de la recherche transdisciplinaire et de la pratique appliquée (Desjardins et al. 2020 ; Friesen 2015 ; Hillerdal et al. 2019 ; Lyons et al. 2023 ; O’Rourke 2018).

Ce numéro thématique a été organisé en partie pour inspirer les efforts d’une réflexion collective sur le travail archéologique dans le Nord circumpolaire. Nous sommes toujours optimistes et pensons qu’avec suffisamment de volonté, le changement peut être cultivé dans tous les espaces de la pratique archéologique, qu’il s’agisse de conformité, de gouvernement, d’université ou d’autres secteurs (Atalay 2019 ; Ferris et Dent 2020 ; Lyons et al. 2022 ; Novotny 2020 ; Rankin et Gaulton 2021). Nous reconnaissons qu’il n’y a pas une manière unique de mener l’archéologie communautaire, mais il est essentiel de porter une attention particulière à plusieurs aspects de cette pratique. Par exemple, nous pouvons tous apprendre des récits axés sur les processus qui examinent les origines et les voies de partenariats particuliers, la négociation de leurs objectifs, formes et orientations, et/ou les complexités, spécificités et dynamiques de leur personnel et de leurs trajectoires (Martindale et al. 2016 ; Supernant et Warrick 2014 ; Wylie 2019). Un autre élément essentiel est l’engagement soutenu des jeunes, ainsi que l’encouragement, le mentorat et le soutien financier des carrières des jeunes archéologues autochtones. Ensemble, ces pratiques modifient la politique de la voix et de la production de connaissances dans le domaine du patrimoine.

En tant que rédacteurs invités de ce numéro thématique, nous avons tenté de mettre en lumière une variété de projets archéologiques à long terme, basés sur la communauté. Nous avons invité un éventail de contributeurs à parler des questions éthiques, des succès et des faux pas qu’ils ont rencontrés dans leurs contextes de travail respectifs, selon des modalités qu’ils ont eux-mêmes choisies. Nous souhaitions tout particulièrement connaître le point de vue des Inuit qui pratiquent l’archéologie ou travaillent avec elle. Nous avons également cherché des contributeurs qui représentent différentes générations (en particulier des chercheurs émergents), des contextes de travail et des orientations sexospécifiques. Tous les articles présentés ont été rédigés par des équipes d’Inuit et leurs/nos alliés archéologues qui s’engagent dans des partenariats à travers l’Inuit Nunangat (les territoires inuit traditionnels de ce qui est maintenant le Canada), le Kalaallit Nunaat (Groenland) et l’Alaska. Les contributeurs ont répondu avec une variété de perspectives et de formats, rédigeant des histoires et des récits de projets dans un langage simple, capturant des dialogues entre partenaires de recherche, présentant des segments de récits oraux et d’expériences contemporaines.

La représentation des Inuit selon leurs propres voix et leurs propres langues était au coeur des objectifs de ce numéro. Vous trouverez quatre des sept articles rédigés par des Inuit, notamment Kleist et ses collègues, Gruben et ses collègues, Gross et Friesen, et Ulujuk Zawadski et Chemko. Un certain nombre des articles est entièrement traduit en langues inuit, notamment Gross et Friesen en inuinnaqtun et Rankin et ses collègues en inuttitut. Kleist et ses collègues ont rédigé leur article en kalaallisut et l’ont traduit en anglais. Les résumés de tous les autres articles sont traduits de l’anglais vers les dialected inuit locaux et, dans le cas de Gruben et de ses collègues, vers plusieurs dialectes de l’inuvialuktun. Les résumés de presque tous les autres articles sont traduits de l’anglais vers les langues inuit régionales. Quatre articles et cette introduction sont également traduits en français.

Pour inverser l’ordre normatif/colonial, nous présentons les articles de ce numéro dans une configuration géographique allant du nord au sud (Figure 1). De manière appropriée, Mari Kleist, la première Groenlandaise à avoir obtenu un doctorat en archéologie, et ses collègues, Matthew Walls (Université de Calgary), Genoveva Sadorana, Otto Simigaq et Aleqatsiaq Peary (détenteurs de savoirs inughuit), ouvrent le présent ouvrage. Kleist et ses partenaires commencent par affirmer que l’accès au patrimoine n’est pas un droit inhérent aux archéologues, mais que le droit de collaborer doit être gagné. Travaillant sur les contingences des grandes distances pendant la pandémie de COVID-19, ils utilisent leur travail à Avanersuaq, dans le nord-ouest du Groenland, pour discuter de la manière dont des cadres de recherche productifs et mutuellement bénéfiques peuvent être développés. Sean Desjardins (Université de Groningue), Sylvie LeBlanc (ministère de la Culture et du Patrimoine du Nunavut), ainsi que les aînés George Qulaut et Eulalie Angutimarik documentent et partagent les souvenirs et les réflexions des aînés Iglulik (Igloolik)sur un site de campement ancestral primaire à Avvajja au cours de visites récentes du site. Ensemble, leurs récits fournissent un commentaire sur la création de sens en archéologie et en gestion du patrimoine, ainsi que sur la pratique du transfert intergénérationnel des connaissances.

Figure 1

Carte des projets d’archéologie communautaire représentés dans ce numéro par ordre de présentation

Carte des projets d’archéologie communautaire représentés dans ce numéro par ordre de présentation

Carte réalisée par F. Steenhuisen

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En se déplaçant au sud et à l’ouest, deux articles sont consacrés aux initiatives patrimoniales des Inuvialuit et des Inuinnait. Les membres de l’équipe du projet d’histoire vivante inuvialuit, dirigée par Ethel-Jean Gruben, gestionnaire du Centre de ressources culturelles inuvialuit (avec Ashley Piskor [Université de Western Ontario], Mervin Joe [Parcs Canada, Inuvik], Lena Kotokak [Centre de ressources culturelles inuvialuit], Natasha Lyons [Ursus Heritage Consulting], Lisa Hodgetts [Université de Western Ontario]), Kate Hennessy [Université Simon Fraser], Elizabeth Edgerton [Projet d’histoire vivante inuvialuit], David Stewart [Centre de ressources culturelles inuvialuit] et David Stewart [Centre de ressources culturelles inuvialuit], Kate Hennessy [Simon Fraser University], Elizabeth Edgerton [Inuvialuit Living History Project], David Stewart [Inuvialuit Communications Society], Charles Arnold [Arctic Institute of North America], Chris von Szombathy et Jasmine Lukuku [YupLook]), dialogue sur la création en cours d’un nouveau site web qui s’appuie sur l’original, lancé en 2012, et le développe : www.inuvialuitlivinghistory.ca. La conversation porte sur la politique d’engagement et de représentation des histoires individuelles, des expériences familiales et des points de vue des six communautés de la région de peuplement des Inuvialuit, sur la perturbation des privilèges par la pratique et sur la célébration du travail en commun à travers ses succès et ses défis. Pamela Hakongak Gross, aujourd’hui ministre de l’éducation du Nunavut, et Max Friesen (Université de Toronto) présentent les leçons tirées de près de 25 ans de collaboration fructueuse entre la Pitquhirnikkut Ilihautiniq/Kitikmeot Heritage Society à Iqaluktuuttiaq (Cambridge Bay), au Nunavut, et des chercheurs de l’Université de Toronto. Ils évoquent les raisons initiales qui les ont poussés à établir ce partenariat, l’évolution organique de leur modèle de prise de décision, la variété des produits livrables générés par la poursuite des intérêts des différents membres du projet, et la grande longévité du partenariat.

La dernière série d’articles sillonne l’Arctique à mesure que nous nous déplaçons vers le sud. Krista Ulujuk Zawadski (Carleton University) et Ericka Chemko (anciennement de l’Inuit Heritage Trust [IHT]) offrent leur perspective commune sur les écoles d’archéologie de terrain parrainées par l’IHT à travers le Nunavut, durant la première décennie des années 2000. Ces collaboratrices évoquent les considérations culturelles et pratiques nécessaires pour stimuler l’intérêt, l’engagement et la formation des jeunes Inuit dans le domaine de l’archéologie, ainsi que le rôle joué par l’IHT dans ce travail. Sur la côte ouest de l’Alaska, Charlotta Hillerdal (Université d’Aberdeen), Alice Watterson (Université d’Islande), M. Akiqaralria Williams, Lonny Alaskuk Strunk et Jacqueline Nalikutaar Cleveland (membres de la communauté de Quinhagak) racontent à plusieurs voix le déroulement d’une décennie d’archéologie collaborative à Nunalleq, le site ancestral de la communauté de Quinhagak. Plusieurs générations de Yup’ik parlent de la myriade d’interactions communautaires engendrées par le projet, depuis les jeunes qui ont grandi avec les fouilles jusqu’au rôle qu’elles ont joué dans l’apprentissage de la langue Yuptun, le retour à la danse traditionnelle et la construction d’une identité intergénérationnelle.

Notre article le plus méridional provient du nord du Labrador, où Lisa Rankin (Memorial University of Newfoundland) décrit le travail du Nunatsiavut Heritage Forum avec ses collègues Jamie Brake (Bureau d’archéologie du gouvernement de Terre-Neuve et du Labrador), Lena Onalik (Bureau d’archéologie du gouvernement du Nunatsiavut), Joan Anderson (Musée de l’éléphant blanc, Makkovik), Marjorie Flowers (Hopedale Inuit Community Government), Nicholas Flowers (Pirurvik Centre, Iqaluit), David Igloliorte (Apvitok Sivumuak Society, Hopedale), Inez Shiwak (Rigolet Heritage Society, Rigolet), Anthony ‘Jack’ Shiwak (retraité de la Rigolet Heritage Society, Rigolet). Depuis 2010, cet atelier annuel de plusieurs jours a été organisé pour réunir des spécialistes du patrimoine, des chercheurs et des régulateurs Nunatsiavummiut afin de discuter de questions d’intérêt commun et de promouvoir les priorités locales en matière de recherche, y compris son rôle dans la création de ressources touristiques et de sensibilisation au patrimoine.

Nous terminons cette introduction en remerciant chaleureusement nos contributeurs pour les articles réfléchis, provocateurs et perspicaces qu’ils ont rédigés. Le ton de ces documents est optimiste et constructif ; leur contenu est instructif et tourné vers l’avenir. De nombreux partenariats communautaires à long terme permettent de former des jeunes, de répondre aux besoins souverains des communautés inuit, d’intégrer les sciences et les connaissances inuit et occidentales, de développer les économies locales et de favoriser l’engagement interculturel toujours nécessaire. Dans le cadre de leurs activités, bon nombre de ces équipes de projet produisent des ressources patrimoniales en ligne destinées à l’éducation, à la sensibilisation et au tourisme. Dans certaines régions, comme à Quinhagak, en Alaska, les communautés travaillent avec des archéologues pour construire des infrastructures permettant de rapatrier et d’abriter les biens ancestraux. Des archéologues inuit, comme Mari Kleist et Krista Ulujuk Zawaski, obtiennent des doctorats et les mettent au service des intérêts inuit. Nous sommes encouragés par l’émergence d’une telle variété de formes de pratiques inclusives guidées par les intérêts des Inuit et nous nous réjouissons de faire partie de la nouvelle vague d’archéologie dirigée par les Inuit que ces projets inspirent.