Abstracts
Résumé
Considérées comme informelles du point de vue occidental, les cabanes du Nunavik marquent l’évolution d’un mode de vie hérité de la tradition inuit et révèlent un savoir-faire riche de solutions face à la crise du logement des communautés. Composées d’objets et de matériaux pour la plupart recyclés, détournés ou acquis aléatoirement, ces cabanes se déploient ingénieusement au coeur de la toundra d’une manière aussi admirable qu’est la résilience de leurs bâtisseurs. À l’égard de l’architecture, deux questions se posent : comment sont construites ces cabanes et comment une meilleure connaissance de leur composition pourrait-elle enrichir une vision partagée de l’architecture nordique ? La rencontre avec des auto-constructeurs locaux et l’observation in situ de cabanes le long du fjord de Salluit (Nunavik), en août 2018, suggèrent une réponse tangible abordant à la fois les processus conceptuels et constructifs des cabanes. Formulé tel un retour réflexif sur ces rencontres et ces observations, cet article propose une lecture des cabanes toundriques par une « déconstruction graphique » de leurs composantes. En étudiant chacun des éléments couche après couche, ce procédé ouvre les perspectives d’une compréhension détaillée des modes de fabrication, d’occupation et de transformation des cabanes. L’étude propose enfin une catégorisation des divers types de cabanes repérées dans le fjord de Salluit. Par leurs caractéristiques respectives, ces types traduisent les variantes d’une relation au territoire toujours centrale dans la culture des Nunavimmiut.
Mots-clés:
- Architecture,
- vernaculaire,
- morphologie,
- campements,
- fabrication,
- Inuit,
- nordicité,
- Nunavik
Abstract
Considered informal from a western perspective, Nunavik’s cabins mark the evolution of a way of life inherited from Inuit tradition and reveal a know-how rich in solutions to the communities’ housing crisis. Composed of objects and materials that are mostly recycled, diverted or acquired randomly, these cabins are ingeniously deployed on the tundra in a way that is as admirable as the resilience of their builders. In terms of architecture, two questions stand out: how are these cabins built and how could a better understanding of their composition enrich a shared vision of northern architecture? The meeting with local self-builders and the in situ observations of cabins along the Salluit Fjord (Nunavik) in August 2018 suggest a tangible response addressing both the conceptual and constructive processes of the cabins. Formulated as a reflexive feedback on these encounters and observations, this article proposes a reading of the tundra cabins through a “graphic deconstruction” of their components. By studying each of the elements layer by layer, this process opens the perspectives of a detailed understanding of the making, the occupation and the transformation of the cabins. Finally, the study proposes a categorization of the various types of cabins found in the Salluit fjord. By their respective characteristics, these types reflect the variations of a relationship to the land that is still key to the culture of Nunavimmiut.
Keywords:
- Architecture,
- vernacular,
- morphology,
- camps,
- making,
- Inuit,
- nordicity,
- Nunavik
Article body
Tout juste après être descendu du petit avion à bord duquel des centaines de kilomètres de toundra venaient de défiler sous mes pieds, tout juste après avoir senti l’odeur saline du fjord et après avoir foulé la première neige de l’hiver, je me suis dirigé malgré moi vers un « décollage » de plus. En empruntant cet escalier où mes pas renvoyaient des échos métalliques, je me suis vite retrouvé à bord d’une nouvelle machine.
Journal de terrain de l’auteur, octobre 2016
Une machine cette fois sans ailes, sans moteurs à propulsion et sans poste de pilotage, semblable aux centaines d’autres autour stationnées sur leur amas de gravier. L’ensemble multicolore offrait par contraste une illusion de flottement à travers le paysage blanc clairsemé d’herbes et de pierres.
Ce soir-là, bien au chaud à bord d’une U3, ou d’une « maison unifamiliale à trois chambres », les vrombissements de la fournaise et de l’échangeur d’air de calibre industriel m’ont rappelé le bruit des moteurs du Dash 8. Presque endormi, je me suis alors mis à douter d’être toujours suspendu dans le ciel, sur la route de Salluit.
Transcrite a posteriori, cette première impression de Salluit (62o N) a marqué les souvenirs de mon premier séjour au Nunavik. Si aujourd’hui ma compréhension du Nord s’est précisée, nuancée, et qu’il m’importe de souligner toute l’ingéniosité avec laquelle les Nunavimmiut s’approprient les maisons et les villages qui ont fait irruption dans leur vie il y a à peine plus de 60 ans, il me faut aussi reconnaître dans cette impression les bases d’un questionnement plus large à l’égard du bâti nordique. En observant les logements sociaux du Nunavik, tous venus du Sud, tous plus semblables et tous plus technico-centrés, interroger l’habitabilité et l’adéquation socio-culturelle, voire même poétique, de ce bâti apparaît essentiel.
Pour aborder cette réflexion, l’interprétation écouménale des milieux humains proposée par le philosophe Augustin Berque (2012) suggère une façon intéressante de concevoir l’habitabilité d’un lieu. Selon cette perspective, « l’habiter » rejoint l’écoumène et, à défaut d’être un espace productif et profitable, Berque suggère que l’écoumène correspond plutôt à un milieu où les activités humaines prennent sens en intégrant harmonieusement les relations d’équilibre de l’environnement. Parallèlement, l’anthropologue Tim Ingold (2013) avance, quant à lui, que l’art d’habiter ne peut se limiter au fait de vivre dans un endroit et qu’il doit assurément comprendre la capacité de bâtir en un lieu les structures matérielles et culturelles qui assurent une coévolution prospère avec ce lieu.
Déjà, il pourrait être avancé que bâtir et habiter forment des concepts parents, lesquels appellent tous deux au soin d’une relation avec le territoire. Toutefois et bien qu’éclairantes, ces réflexions demeurent relativement abstraites face au contexte spécifique du Nunavik. Pour aborder l’habiter du Nord, encore faudrait-il se rattacher aux paradigmes locaux ou à ce qu’en relate la littérature ? À travers celle-ci, une inadéquation du bâti aussi fonctionnelle que culturelle ou environnementale est immanquable. Maintes fois critiquée sous différents angles (Breton et Cloutier 2017 ; Collignon 2001 ; Dawson 2006 ; Desbiens 2017 ; Désy 2019 ; Duhaime 1985 ; Havelka 2018 ; Hervé et Laneuville 2017 ; Ikey et Yeates 2016 ; Qumaq 2010 ; Therrien et Duhaime 2017 ; Sheppard et White 2017), la problématique des logements sociaux du Nunavik apparaît colossale et ce, au point où elle ne peut être abordée, ni même formulée, dans le seul contexte de cet article. Au mieux, elle oriente ici un regard critique et conteste plus largement un fonctionnalisme moderne où les problèmes sociaux du Nord sont majoritairement associés à la sédentarisation rapide, à l’imposition de modèles de maisons exogènes et au pouvoir limité des intervenants locaux en matière de conception et de construction (Desbiens 2017 ; Duhaime 1985 ; Hervé et Laneuville 2017).
Fort heureusement, la littérature s’attarde également aux voies de solutions qui affrontent cette large problématique. Que ce soit à travers l’adaptation de l’inuktitut au nouvel environnement domestique (Bordin 2003), la consolidation d’une solidarité interrégionale (Desbiens 2017 ; Qumaq 2010), l’appropriation graduelle des maisons (Brière et Laugrand 2017) ou encore, la prise en charge locale de l’aménagement des villages (Breton et Cloutier 2017), de nombreux exemples démontrent la résilience des Inuit. Parallèlement à cela, l’auto-construction de cabanes dans la toundra ne cesse d’être présentée depuis quelques années comme un exemple probant du besoin et du désir profond des Nunavimmiut à habiter leur territoire.
Rassemblées et organisées en campements, imaginées et fabriquées à partir d’objets et de matériaux pour la plupart importés, recyclés ou détournés, les cabanes toundriques sont bien plus que des abris. Selon plusieurs témoignages, elles évoquent un aspect identitaire dans la mesure où elles servent de tremplin à la socialisation et à la transmission des savoirs traditionnels (Brière 2014 ; Brière et Laugrand 2017 ; Havelka 2018 ; Searles 2010 ; Société Makivik et al. 2014).
À l’égard de l’architecture, bien peu d’ouvrages documentent ces cabanes. Si leur intérêt est plus revendiqué que jamais, les perceptions du Sud à leur égard sont mitigées alors même que la connaissance de leur processus conceptuels ou de leur composition demeure méconnue. Étudier ces cabanes sous un regard architectural se présente en ce sens comme une vaste entreprise et démontrer ce qu’elles pourraient transmettre à la pratique architecturale nordique prend même des allures candides. Cependant, tenter une réponse n’est pas vain pour autant puisqu’élargir la perspective des décideurs ou des professionnels de la construction à celle comprise par les bâtisseurs de cabanes permettrait d’engager efficacement une adaptation sensible de l’aménagement et de l’architecture du Nord. De là, il apparaît pertinent de s’intéresser aux cabanes sous un regard rétrospectif pour d’abord comprendre comment elles sont apparues, puis prospectif pour à la fois enrichir une définition plurielle de la nordicité et inspirer une conception du bâti inclusive des Nunavimmiut et de leurs savoir-faire.
Pour cerner le phénomène des cabanes à différentes échelles, cette étude s’intéresse à une centaine de cabanes regroupées en une vingtaine de campements dans la région du fjord de Salluit. Par la déconstruction graphique de leur contexte, de leur forme, de leur orientation et de leur composition matérielle, la recherche s’est inspirée de méthodes de lecture du bâti où l’analyse des configurations formelles et spatiales permet de caractériser les processus de formation et de transformation du bâti (Caniggia et Maffei 2000 ; Dipasquale et al. 2014 ; Habraken 1998, 1988 ; Kellett et Napier 1995 ; Lévesque 2019 ; Magnaghi 2014). Avant d’expliciter la méthode et d’interpréter les observations qui en découlent, l’origine des cabanes et leur contexte contemporain sont présentés succinctement. En somme, un regard critique sur la démarche et ses résultats suggère quelques questions pour orienter l’intérêt des cabanes toundriques vers une meilleure compréhension des sens que les Nunavimmiut leur portent.
Portrait des cabanes toundriques
Les cabanes à l’aube de la sédentarisation
Selon la littérature et les témoignages qui abordent la construction des cabanes au Nunavik, un premier essor serait apparu à la fin des années 1950 et au tournant des années 1960, soit à la même période où les politiques de sédentarisation des Inuit ont pris de l’ampleur (Duhaime 1985 ; Graburn 1969 ; Ilisituk 2016 ; Qumaq 2010). Pour comprendre la chronologie des évènements ayant mené aux cabanes telles qu’elles existent aujourd’hui, il faut ainsi se référer au contexte historique de cette sédentarisation.
Suite au jugement de la Cour suprême sur le statut constitutionnel des Inuit du Canada tombé en 1939, le gouvernement canadien a longtemps maintenu une politique d’anti-sédentarisation, car (à défaut d’apporter un quelconque support à la population) celui-ci jugeait préférable d’encourager l’autosuffisance des Inuit sur le territoire (Duhaime 1985, 20). Toutefois, en raison d’épidémies de tuberculose, de la rareté soudaine du caribou et de la dépendance de la population envers une économie vacillante centrée sur le commerce des fourrures, la situation était tout sauf favorable à l’inaction du gouvernement. Avant le milieu des années 1950, une aide d’urgence s’impose et sa distribution par l’intermédiaire des postes de traite incite de plus en plus de familles à s’installer près de ceux-ci. Parallèlement, la possibilité d’obtenir un travail salarié près des établissements allochtones assure un revenu plus stable à une partie de la population. L’école pour les enfants devient, quant à elle, obligatoire durant la seconde moitié des années 1950, faute de quoi les allocations familiales du gouvernement n’étaient plus distribuées. La conjoncture de ces principaux facteurs a enfin eu pour effet de décourager les longs parcours sur le territoire et un phénomène de camps semi-permanents s’est grandement accentué au tournant des années 1960 (Anderson et Bonesteel 2010 ; Bigué et Pageau 1980 ; Duhaime 1985 ; Ilisituk 2016).
À Salluit, si les premiers camps semi-permanents étaient constitués d’habitats traditionnels comme les igluit (pluriel d’iglu) ou les tentes, ceux de la fin des années 1950 étaient principalement fabriqués à partir de rebus de chantiers et de vieilles caisses de cargaison (Bigué et Pageau 1980 ; Duhaime 1985 ; Graburn 1969 , Ilisituk 2016) (Figure 1). Dans sa réticence à favoriser l’établissement de la population (pour des raisons qui aujourd’hui tiennent davantage de négligences volontaires que de réelles considérations sociales), le gouvernement fédéral interdisait alors la vente de matériaux de construction aux Inuit et ces derniers, désireux d’avoir des habitations chauffées comme celles des Qallunaat, ont dû innover avec les moyens du bord (Aajia Naulituk citée in Ilisituk 2016, 228). Dans son recueil sur l’histoire des Salluimmiut, Putulik Ilisituk partage ses souvenirs de la cabane où il est né :
I first became aware of my surroundings as a boy in a makeshift cabin that my father had made, using shabby plywood for the walls and grass and earth for insulation. It was basic construction and wasn’t all that well built, but it provided a shelter from the cold. This was probably in 1959 and I have no recollection of igloos. The little shelter had a small wood-burning stove that I tried to huddle near for warmth and the skylight was a flimsy piece of plastic that was always flapping in the wind. As late as the late 1950s, families were building their own little makeshift cabins from discarded wood they found from ship’s crates and plywood.
Ilisituk 2016, 1
Dans le même recueil, Annie Qavavauk raconte, quant à elle, comment les matériaux étaient rares et comment, malgré la petite superficie des cabanes (environ 10 par 12 pieds), certains en avaient juste assez pour bâtir des murs, les recouvrir de cartons et y dresser une toile en guise de toit tel que sur un qarmaq (Annie Qavavauk in Ilisituk 2016, 238).
À partir de 1957, devant la multiplication des cabanes, l’aggravation des épidémies de tuberculose et les pressions grandissantes qu’engendrait la Guerre froide sur la souveraineté canadienne des territoires arctiques et sub-arctiques, le gouvernement fédéral change de politique et entreprend la sédentarisation de la population (Duhaime 1985). En 1959, le premier programme de logements à l’intention des Inuit fut imaginé comme une transition de la tente vers l’habitation sédentaire « civilisée ». Ces maisons nommées Rigid frames, ou T-shirt looking houses en raison de leur forme, étaient beaucoup plus élémentaires que celles dont bénéficient déjà les travailleurs allochtones (Bigué et Pageau 1980 ; Duhaime 1985 ; Tester et al. 2012). La grande liberté laissée aux propriétaires Inuit qui pouvaient à la fois choisir la localisation et assembler eux-mêmes leur maison permettait néanmoins d’en adapter la construction selon les besoins (Mark Kadjulik in Ilisituk 2016, 231). Beaucoup ajoutaient des porches ou fusionnaient des unités pour en faire de plus grandes (Anderson et Bonesteel 2010 ; Duhaime 1985). La modularité du concept et les modestes dimensions des Rigid frames facilitaient si bien leur appropriation que certaines étaient même assemblées dans des camps de chasse plus éloignés sur le territoire (Duhaime 1985). Quoiqu’avant-gardiste du phénomène des cabanes contemporaines, cette pratique est toutefois demeurée marginale puisque l’attrait des villages incitait toujours plus de gens à venir s’y installer.
Quelque temps après la Rigid frame, la Matchbox fit son apparition et en dépit de ses dimensions et de ses caractéristiques légèrement plus généreuses, sa conception n’était guère plus adaptée aux besoins des Inuit. Rapidement, les Rigid frames comme les Matchbox furent surpeuplées, la précarité sanitaire refit surface et celles-ci durent laisser leur place à une série de programmes de logements sociaux certes mieux bâtis, mais désormais détenus et administrés par le gouvernement (Anderson et Bonesteel 2010 ; Bigué et Pageau 1980 ; Duhaime 1985 ; Tester et al. 2012).
En devenant locataires, les Inuit ont alors perdu le contrôle qu’ils avaient sur la conception de leur milieu de vie dans les villages et, pour ceux qui pouvaient se le permettre, la construction de cabanes sur le territoire est tranquillement devenue un moyen de pallier la situation. D’ailleurs, vers le milieu des années 1970 (et jusqu’au début des années 1980), un programme de rénovation des logements s’appliquant aux maisons du Nunavik écarta les Matchbox et les Rigid frames (Duhaime 1985). Pour ce qu’il en restait, il semble ainsi que beaucoup furent démantelées puis transportées dans des camps avoisinant les villages, donnant alors un nouvel élan à l’auto-construction sur le territoire (Saladin d’Anglure 2019).
Relations au territoire par la fréquentation des cabanes
Aujourd’hui, si la très grande majorité des Nunavimmiut ont intégré les villages de façon permanente, ceux-ci fréquentent et habitent toujours le territoire (Breton et Cloutier 2017 ; Duhaime 1985 ; Ilisituk 2016). À défaut d’induire une coupure nette, Desbiens (2017) soutient que l’établissement des villages a resitué les activités d’antan au sein d’une nouvelle géographie culturelle. Par conséquent, alors que le travail salarié est désormais la principale source de revenus et que les activités de chasse et de pêche n’occupent plus l’importance centrale d’autrefois, un lien essentiel entre les Nunavimmiut et leur territoire demeure manifeste (Déjos et Craïssac 2014, Dowsley 2013 ; Landry 2018 ; Pontault, Poche et Caron 2006 ; Searles 2010 ; Société Makivik et al. 2014).
Dans la littérature, nombreux sont les témoignages qui soutiennent qu’être en relation avec la toundra constitue un élément indispensable à l’imaginaire et à l’expression de la culture inuit. Par exemple, le camping, le piégeage, la cueillette, la tradition orale, la préparation de mets locaux (country food), le chant, la randonnée, l’auto-construction de cabanes ou l’artisanat sont des activités variées, parfois complémentaires à la chasse et la pêche, et toutes autant vécues à travers une relation étroite au territoire aussi bien physique que psychique (Belleau 2020 ; Dowsley 2013 ; Searles 2010 ; Société Makivik et al. 2014). En ce sens, beaucoup d’Inuit associent un caractère bienfaisant au territoire et s’y retrouver est reconnu comme une occasion de prendre soin de sa santé physique et mentale (Désy 2019 ; Dowsley 2013 ; Société Makivik et al. 2014).
En ce qui concerne plus spécifiquement les cabanes construites par les Nunavimmiut, celles-ci se présentent comme des lieux favorables au maintien d’une relation avec le territoire puisqu’elles facilitent son accès et permettent d’étendre la fréquence comme la durée des sorties. Alors que les cabanes facilitent la chasse, la pêche et assurent de la nourriture et des ressources locales à la communauté, la préparation du gibier ou du poisson (qui se déroule fréquemment autour des campements) favorise quant à elle la continuation de rôles sociaux et culturels édifiants autour desquels gravitent des valeurs comme le partage et l’entraide (Brière et Laugrand 2017 ; Havelka 2018 ; Searles 2010). Dans un autre ordre d’idée, les cabanes représentent aussi des lieux propices aux rencontres familiales et en offrant libre jeu aux processus de construction, elles favorisent de plus belle le partage des connaissances et des savoir-faire liés à la vie dans la toundra (Havelka 2018).
Cela dit, la construction des cabanes demeure un privilège réservé aux familles qui parviennent à relever les défis techniques et à trouver les moyens financiers nécessaires. Les coûts élevés de la construction et de déplacement sont en cause et si l’accessibilité du territoire est de plus en plus revendiquée (Dowsley 2013 ; Landry 2018 ; Pontault, Poche et Caron 2006 ; Searles 2010), il en va de même pour l’accès à des ressources facilitantes comme de bons outils ou de bons matériaux (Société Makivik et al. 2014). Actuellement, beaucoup d’auto-constructeurs du Nord pallient ces obstacles en bâtissant avec des matériaux récupérés dans les décharges municipales ou dans les rebuts des chantiers de construction (Brière et Laugrand 2017 ; Havelka 2018). Ces derniers collectent ainsi, au fil du temps, un inventaire original d’où émergent des constructions aux allures parfois informelles (Oliver 2003). Un oeil peu averti pourrait même avancer que cette conjugaison disparate de matériaux conditionne de façon aléatoire la production des cabanes. Selon Brière (2014) et Havelka (2018), la familiarité des formes au sein des organisations spatiales laisse toutefois transparaître une logique constructive bien ancrée dans la culture. En répondant à des contraintes de design partagées par les auto-constructeurs, cette logique semble exprimer une transposition des caractéristiques des habitats traditionnels. Par exemple, cela expliquerait pourquoi (d’une manière similaire aux tentes) certaines cabanes sont mobiles, et pourquoi (d’une manière similaire aux igluit) l’entrée de plusieurs cabanes est pratiquée depuis un porche « froid » (non-chauffé ou chauffé ponctuellement) donnant lui-même accès à une grande pièce où se succèdent dans l’ordre des espaces de rangement, un espace de cuisine, une source de chaleur et une plateforme de repos. Parallèlement, si de nombreuses cabanes présentent une organisation spatiale issue de la tradition, d’autres semblent aussi répondre à des besoins contemporains puisqu’elles donnent forme à des modèles plus singuliers et complexes où un attrait pour la propriété privée marque potentiellement une distinction dans la manière d’occuper le territoire (Brière 2014 ; Brière et Laugrand 2017 ; Havelka 2018).
Enfin, si ces explications sur la configuration générale des cabanes ouvrent des pistes vers une meilleure compréhension de leur habiter, elles n’offrent pas de précisions sur l’architectonique des systèmes construits. Qu’elles soient petites ou grosses, mobiles ou fixes, conçues pour la chasse ou pour le loisir, les cabanes toundriques semblent avant tout conçues dans l’intention d’y soutenir la vie sur le territoire et il importe d’étudier leurs caractéristiques pour mieux comprendre le sens de cet habiter nordique.
L’étude de terrain des cabanes du fjord de Salluit
Les premières données de l’étude ont été récoltées en hiver 2018, soit au préalable de deux séjours dans la région du fjord de Salluit effectués aux mois d’août et novembre de la même année. En se référant aux images satellites de Google Earth, d’ArcGIS Online et d’Apple Maps, une centaine de cabanes regroupées en 25 campements a été repérée le long des quelques 70 kilomètres de côtes du fjord qui, lui-même, s’engouffre dans les terres sur près de 24 kilomètres depuis le détroit d’Hudson. Avant de pouvoir parcourir ce territoire montagneux, il était ainsi possible d’émettre des hypothèses en lien avec la position géographique des cabanes. Par exemple, à partir du nombre de structures comptées par campement, de la distance de ces campements par rapport au village et de la topographie du territoire, les sites les plus populaires pouvaient être identifiés, les voies d’accès les plus probables pouvaient être estimées et une densité approximative du bâti pouvaient être extrapolée. Ces informations sommaires ont facilité la préparation des sorties d’observations et ont surtout orienté le choix des thèmes explorés lors des entretiens avec quelques bâtisseurs de cabanes.
Déroulement des séances d’observations
Autour du fjord, les séances d’observations des cabanes se sont déroulées à l’occasion de quatre excursions d’une journée chacune, soit deux en canot, une à pied et une autre en véhicule tout terrain. En tout, ces sorties ont permis de relever six campements et un total de 39 cabanes. Le choix des sites visites s’est fait à la lumière des conseils d’un guide inuk, embauché pour faciliter les déplacements sur le territoire et assurer la sécurité. À noter qu’une météo défavorable aux sorties lors des séjours a limité la collecte d’un plus grand échantillon.
Sur le terrain, chaque séance d’observation d’une cabane se déroulait de la même manière et pouvait prendre entre 30 et 45 minutes. D’abord, tous les côtés étaient photographiés et des élévations étaient esquissées pour noter les dimensions générales. Compte tenu du temps que prenait cette étape, il n’était pas possible de mesurer tous les éléments visibles et un choix se faisait en évaluant les dimensions des éléments qui ultérieurement se transposeraient bien aux autres composantes du bâti. Ensuite, et autant que possible, de gros plans des appuis, des ancrages, des fenêtres et des jonctions entre les matériaux étaient photographiés pour documenter les détails de chaque construction. Une fois toutes les cabanes d’un même campement observées, des photographies d’ensemble étaient prises pour garder une trace de leur implantation et de leur orientation géographique dans le territoire.
Déroulement des entretiens
Les entretiens se sont organisés à Salluit selon la disponibilité des quelques bâtisseurs de cabanes qui désiraient partager leurs expériences. En tout, 14 personnes, soit sept femmes et sept hommes âgés entre 20 et 65 ans ont été rencontrées. La plupart partageaient leur cabane avec leur famille et tous avaient contribué aux travaux de conception, de construction ou de rénovation à un moment ou à un autre. Les expériences étaient variées et la nature semi-dirigée des discussions (en anglais) a permis d’accorder plus d’intérêt aux thèmes pour lesquels chacun se sentait plus à l’aise de discuter. Les questions abordées se sont principalement attardées aux facteurs qui influencent le choix d’un bon site d’établissement, aux processus de conception d’une cabane, à la préparation et au déroulement des chantiers, aux différentes stratégies constructives employées sur le territoire et finalement, à la nature des séjours dans leur cabane.
Constats à l’issue des observations et des entretiens
À la suite de l’étude de terrain, une révision des données a permis de dresser une première série de constats. D’abord, il est intéressant de mentionner que les personnes rencontrées ont toutes expliqué que la construction de leur cabane a été motivée par le désir de « rejoindre le territoire le plus souvent possible ». Alors que certains ont précisé qu’être sur le territoire leur procure un sentiment de liberté et de bien-être du fait qu’ils peuvent échapper au « cadre stressant du village », d’autres ont soulevé comment les cabanes facilitent la logistique de leurs activités de chasse et de pêche. Au fil des entretiens, les participants qui mentionnaient d’emblée aimer le territoire pour son caractère bienfaisant, avaient ainsi tendance à associer leur cabane avec la possibilité de réunir leur parenté dans un contexte réjouissant. En parallèle, ceux qui valorisaient le caractère pratique des cabanes avaient tendance, pour leur part, à soulever l’opportunité d’y trouver un lieu propice à la transmission des savoirs et des valeurs du mode de vie inuit. D’une manière sensiblement conforme à ce que soutient la littérature, il s’est donc distingué deux motifs dans la construction et la visite des cabanes du fjord de Salluit : d’une part, elles servent de lieux de récréation et de rencontre entre les familles et, d’autre part, elles offrent un contexte favorable au déroulement des activités traditionnelles. Ces atouts ont notamment amené un participant à expliquer comment l’espace des cabanes représente pour lui un « foyer » bien avant l’espace des logements :
It’ s a real home here, there is no loan. […] It’ s a perfect life. […] I can put my cabin wherever I want, take my time to build and improve it as I wish. If [my cabin] has a problem, I can solve it. If I don’t know how to fix it yet, I can just go [hunting or fishing] for a time and come back with a better mindset.
Homme de 36 ans, transcription à partir des notes d’entretien
D’un regard critique, et malgré tout l’engouement qu’elles suscitent, plusieurs participants ont aussi indiqué comment les cabanes ne conviennent pas à tous les usages. Par exemple, certains ont mentionné avoir préféré construire leur cabane à la Baie Déception (près des installations de la mine Raglan, à environ 70 kilomètres à l’est de Salluit). pour mieux en profiter l’hiver, alors que la pêche sur glace y est favorable. D’autres ont indiqué que lors de rassemblements importants, les cabanes s’avèrent parfois trop petites ou trop peu versatiles et qu’à l’image des qarmait (pluriel de qarmaq, qui désigne des constructions communautaires de neige ou de pierres surmontées de peaux ou de toiles), ils aimeraient pouvoir construire sur le territoire des bâtiments polyvalents destinés à accueillir la communauté.
En questionnant ensuite trois participants, parmi les plus âgés, à propos de leur relation avec l’auto-construction dans le fjord, ceux-ci ont à la fois exprimé de l’enthousiasme et de l’inquiétude. Selon eux, si de plus en plus de gens trouvent un intérêt envers le territoire à travers la construction ou la fréquentation d’une cabane, les séjours qui s’y organisent demeurent relativement brefs et les voyages se poursuivent rarement au-delà des campements. Selon eux, ce phénomène limite une certaine « authenticité » des séjours sur le territoire puisque les visites répétées aux campements contribuent paradoxalement à figer la dynamique des parcours d’antan. D’autres participants plus jeunes ont opposé, pour leur part, que si certains lieux sont effectivement fréquentés à l’occasion, les cabanes demeurent des atouts essentiels aux séjours de chasse et de pêche, et la transmission des savoirs qui s’y opère, n’est pas moins vraie que différente. « It’s difficult sometimes to interest young people in fishing or hunting. With a cabin [closer to the village] and other activities it gets easier. » (Femme de 38 ans, transcription à partir des notes d’entretien).
L’essor de la popularité des cabanes entraîne, quant à elle, un lot d’inconvénients plus souvent associés à l’environnement urbain des villages. Par exemple, certains participants ont expliqué que la densification des campements décuple le nombre de génératrices utilisées pour alimenter les appareils électriques et leur vrombissement a été comparé au tapage que font les camions de distribution. Parallèlement, cette même densification multiplie aussi les problématiques liées à la gestion des déchets qui génèrent la pollution des sites ou des conflits avec la faune.
Enfin, alors même que les cabanes toundriques continuent d’être convoitées et magnifiées, les débats entourant leur adaptation au contexte contemporain semblent identifier une transformation active des habitudes et des besoins liés à l’habiter du territoire. En constituant le véhicule premier de cet habiter, les configurations des cabanes sont évidemment des témoins marquants de cette transformation et étudier les processus de conception et de construction qui les gouvernent devient d’autant plus pertinent pour enrichir notre compréhension de la nordicité.
La conception et la construction des cabanes racontées
Lors des entretiens, les expressions elders’ cabins et youth’s cabins étaient couramment employées. Celles-ci opposaient vraisemblablement des manières anciennes et actuelles de construire. À leur tour, les observations des cabanes sur le terrain ont permis de distinguer deux pôles morphologiques sur la base de l’usure des matériaux employés, de la volumétrie des constructions et de l’appropriation des espaces. Par exemple, la composition matérielle des cabanes, dites « anciennes » parraissaît plus disparate et semblait provenir d’un effort de récupération plus soutenu. De plus, lorsque leur gabarit (généralement plus petit) était similaire à celui des cabanes, dites « récentes », elles affichaient les traces d’un plus grand nombre d’ajouts et de transformations. Les cabanes récentes exposaient, quant à elles, un caractère nettement plus « domestiqué » par la présence d’une multitude d’objets et de structures qui témoignaient de leur usage fréquent (terrasses, plateformes de camping, tentes, kayaks, barbecues, cabanons, etc.). Leurs nombreux ancrages offraient également un contraste avec le caractère éphémère et déposé des plus anciennes cabanes.
Parallèlement, deux approches conceptuelles ont été exposées durant les entretiens. D’une part, il semble qu’une majorité de bâtisseurs imaginent leur cabane spontanément et, d’autre part, il semble qu’une minorité ait recours à des dessins ou des modélisations numériques. Parmi les bâtisseurs rencontrés, un seul avait dessiné sa cabane depuis une application pour téléphone intelligent, tandis que les autres l’avaient conçue depuis une idée globale de ce qu’elle devait être. Différentes expressions liées aux dimensions des cabanes servaient à décrire des configurations typiques à partir desquelles les concepteurs avaient pu démarrer leur projet. Par exemple, a twelve by sixteen, a sixteen square ou a fourteen by eighteen se référaient à des cabanes faisant 12′ par 16′, 16′ par 16′ ou 14′ par 18′. Lors des relevés de terrain, des dimensions tout à fait semblables ont été mesurées et dans la plupart des cas elles correspondaient à la modulation de panneaux de bois recouvrant les faces intérieures comme extérieures des murs. En dehors des dimensions, les principes constructifs donnés le plus souvent en exemple par les bâtisseurs incluent une attention particulière pour :
Sélectionner un site facilement accessible et situé au coeur des activités du territoire ;
Construire les cabanes sur des piliers ajustables appuyés sur un sol stable et sec ;
Choisir une orientation permettant de surveiller le fjord ;
Conserver une forme compacte et minimalement exposée aux vents ;
Positionner la porte du côté opposé aux vents lorsque la cabane vise une occupation estivale ;
Ou positionner la porte sur une façade parallèle aux vents lorsque la cabane doit demeurer accessible en hiver.
À travers ces principes, les observations n’ont toutefois pas conduit à l’observation de cabanes toutes identiques. En réalité, chacune laissait transparaître des considérations bien singulières et plusieurs bâtisseurs ont indiqué, à cet effet que si leur cabane s’est initialement inspirée d’une idée populaire, celle-ci a dû s’adapter aux matériaux disponibles, puis intégrer dans le temps de nombreuses modifications afin de répondre à leurs besoins ou aux contraintes locales.
En respect des savoirs inuit, ces mêmes bâtisseurs ont également signalé combien ils éprouvent de fierté et de plaisir à détourner les objets qu’ils récupèrent pour construire leur cabane. Plus qu’un besoin de pallier au manque de matériaux abordables, leur aptitude à lire les propriétés des objets et à y induire de nouveaux usages semblent s’incrire dans la poursuite d’un dialogue avec les ressources du milieu qui n’est pas sans rappeler la résilience des habitats traditionnels (igluit, tentes, qarmait notamment). De ce fait, si les cabanes évoquent une certaine familiarité entre elles, cela semble avant tout dû au fait qu’elles suivent un processus artisanal, voire vernaculaire, où les formes construites sont rarement prédéterminées en entier et où les schémas de références s’appuient sur un ensemble de principes et de connaissances liées à l’habiter du territoire. Autrement dit, les cabanes sont en constante adaptation et il convient d’appréhender leur processus conceptuel et constructif comme une lente transformation. Cette temporalité s’impose comme un facteur clé de la compréhension de l’habiter nordique et l’étude de la diversité comme de l’évolution des configurations formelles et spatiales des cabanes s’annonce d’autant plus révélatrice des principes qui les sous-tendent.
Principes de lecture
Pour étudier et documenter la configuration des cabanes, la méthode d’analyse employée par la recherche s’est orientée vers une lecture hiérarchisée des cabanes à partir des mesures, des schémas, des photographies et des notes prises sur le terrain. Cette méthode s’inspire des idées de théoriciens et de chercheurs en architecture (Caniggia et Maffei 2000 ; Dipasquale et al. 2014 ; Habraken 1998, 1988 ; Kellett et Napier 1995 ; Lévesque 2019 ; Magnaghi 2014), et elle repose sur l’exercice de la déconstruction graphique pour identifier une pluralité de facteurs influençant la formation et la transformation des cabanes. De là, les artéfacts de la toundra ont pu être déconstruits virtuellement à l’aide de dessins et de modélisations informatiques permettant de reconnaître leurs caractéristiques à des échelles autant micro que macro.
Pour bien comprendre les principes de cette déconstruction graphique, le bâti doit être envisagé selon trois ordres : formel, spatial et culturel (Habraken 1998, 1988). Ensemble, ces trois ordres sont complémentaires et l’étude de chacun renforce la compréhension des autres. Alors que le premier révèle les principes hiérarchiques des matériaux et de leur logique constructive, que le deuxième traduit la polarité (prépondérance) des espaces et les relations qui s’opèrent entre eux et que le troisième rend compte des paradigmes des bâtisseurs ou des occupants, chaque ordre traduit l’influence des autres et appuie une compréhension plus large des différents processus de formation et de transformation du bâti (Demeule 2021, 52).
À travers cette étude, et à défaut de pouvoir observer, expérimenter et participer activement aux chantiers des cabanes du fjord de Salluit, la méthode de lecture par déconstruction graphique vise précisément à enrichir les constats issus des entretiens et des observations de terrain en développant un regard sur la configuration des formes et des espaces qui caractérisent les cabanes. Pour se faire, la lecture des cabanes par déconstruction graphique cible ici quatre échelles d’analyses sous lesquelles s’expriment des facteurs complémentaires et comparables. Celles-ci s’inspirent des théories de Caniggia et Maffei (2000) où quatre échelles dimensionnelles co-occurrentes coïncident avec quatre étapes clés de la compréhension du bâti. Dans le contexte du fjord de Salluit, ces échelles cadrent :
L’organisation territoriale du fjord par un regard sur sa géographie, sur la position des campements de cabanes, et sur les parcours qui lient ces campements entre eux et avec le village ;
L’organisation des campements par un regard sur l’implantation des cabanes, sur les séquences et les relations de proximité de ces implantations, et sur les caractéristiques morphologiques des sites d’établissement ;
La forme, l’orientation et la position des cabanes par rapport au site, au fjord et au territoire ;
La composition matérielle des cabanes et les traces de leurs transformations.
La déconstruction graphique appliquée aux cabanes
Échelle du fjord
En observant la répartition des campements dans le fjord de Salluit, la rive nord opposée au village apparaît tout de suite plus occupée. Une orientation préférable des cabanes vers le soleil du sud ou une implantation au-delà d’une certaine distance de Salluit pourrait ainsi correspondre à deux critères recherchés par les auto-constructeurs (figure 2). Cependant, la topographie du territoire, l’importance des campements (en fonction du nombre de cabanes qu’ils comportent) et la nature des parcours qui lient le village, les campements et l’intérieur des terres permettent de distinguer plus spécifiquement quatre zones où le tracer du fjord et de ses affluents regroupe un ensemble des caractéristiques susceptibles d’avoir influencé le développement des sites d’établissement (figure 3).
D’abord, il semble que la présence de baies, de cours d’eau et de vallées remontant doucement vers les plateaux rocheux de l’intérieur des terres constitue l’un des principaux traits communs à la majorité des sites d’établissement. En plus d’offrir un chemin naturel pour rejoindre le territoire, ces lieux offrent une meilleure protection contre les vents, de l’eau douce, une plage pour accoster en sécurité et un substrat relativement stable et plat qui facilite la construction. Un chenal naturel permettant de rejoindre la rive à marée basse apparaît aussi être une caractéristique décisive dans le choix des emplacements. Par conséquent, les lieux bénéficiant de la conjoncture des caractéristiques les plus favorables sont naturellement ceux où se rassemblent le plus de cabanes. De plus, même si les campements de moindre importance se situent en des sites plus petits, plus éloignés, ou plus difficilement constructibles, leur implantation n’apparaît pas moins stratégique puisque ceux-ci entretiennent généralement un lien de proximité avec les campements importants. Enfin, c’est précisément en fonction de telles interrelations entre les sites d’établissement et le territoire que se distinguent quatre zones d’implantation :
La zone A inclut sept campements, 39 cabanes et est caractérisée par sa proximité avec les principaux affluents du fjord, les rivières Foucault et Guichaud. Selon les Salluimmiut rencontrés, l’omble de l’Arctique est pêché dans ces rivières et les vallées qu’elles forment donnent accès à des territoires de chasse situés au sud et à l’ouest. Parmi les campements de cette zone, ceux de Qarqaluarjutuaq (d18)[1] et de Sittuuniit (e15) sont plus importants et comportent chacun 10 et 13 cabanes. Les deux campements bénéficient d’un large horizon sur le fjord, d’un accès en eau profonde et se situent en un point de pivotement entre l’embouchure des rivières et les cinq autres campements environnants.
La zone B inclut sept campements, 40 cabanes et est caractérisée à la fois par sa position centrale dans le fjord et par son rapport privilégié avec le nord du territoire depuis les nombreux cours d’eau qui la traversent. Les campements qui s’y trouvent sont parmi les plus près du village et, mis à part Sittuuniit qui est difficilement accessible par voie terrestre, ceux-ci sont reliés entre eux par des sentiers. Situé en face du village de Salluit, le campement le plus important est celui de Kiassautialuk (k10 – k11) avec 19 cabanes.
La zone C inclut neuf campements, 29 cabanes et est caractérisée par sa position englobant l’entrée du fjord. Depuis les campements de cette zone, les rives du détroit d’Hudson et des fjords avoisinants sont plus facilement accessibles, tandis que les vallées et les cours d’eau qui s’y trouvent offrent des accès aux portions nord et sud du territoire. Totalisant huit cabanes, le campement le plus important de cette zone est celui de Kikkaluk (q9 – q10). Avec Qikkigiaq (p10), il s’agit d’un des rares campements accessibles par voie terrestre depuis le village.
La zone D inclut 13 cabanes, six campements et est caractérisée à la fois par sa proximité au village et par le chemin terrestre qui la traverse. Mis à part Kikkaluk, les campements de cette zone comportent tous une seule cabane et regroupent ainsi un minimum de caractéristiques favorables à l’implantation des campements plus importants.
En résumé, les constats à l’échelle du territoire indiquent que les cabanes du fjord de Salluit semblent s’implanter en des zones et en des sites favorisant une certaine perméabilité des parcours entre les divers attraits du territoire et le village. À partir d’ici, précisions les critères d’implantation des campements et définissons-les localement afin de comprendre, sur une base multifactorielle, comment ces campements tendent à être configurés.
Échelle des campements
Les 25 campements recensés sur les berges du fjord de Salluit ont été analysés à partir de 16 quadrilatères permettant d’observer (sur une superficie d’environ un kilomètre carré) leur morphologie particulière et la relation qu’ils entretiennent avec leur environnement immédiat. Chacun de ces quadrilatères s’est décliné en six cartes permettant de cibler des variables bien précises.
Dans un premier temps, deux séries de cartes ont servi de base à la reconnaissance, puis à l’étude des campements. La première série a été constituée à partir d’images satellites. Cela a permis de constater la physionomie de la toundra autour des sites, l’importance des cours d’eau, puis l’étendue des traces d’occupations laissées par les cabanes et les dépôts de matériaux, les remises, les séchoirs, les plateformes de camping ou les sentiers qui s’y rattachent. À partir de ces images et de données géospatiales, la deuxième série de cartes a, quant à elle, précisé la topographie des sites, identifié chaque cabane d’un numéro et servi de référence graphique pour les exercices d’analyse subséquents (Figure 4).
La troisième série de cartes s’est intéressée aux critères morphologiques préférentiels impliqués dans le choix des sites d’établissement. En suivant la logique proposée par l’implantation des campements et à partir d’informations soulignées par les participants lors des entretiens, huit critères principaux ont été identifiés (Figure 5a). Sans prétendre à l’exhaustivité de ces critères et sans présumer un ordre d’importance, ceux-ci ont été recherchés un à un dans l’environnement des campements. À chaque occurrence, une marque était inscrite sur la carte correspondante et si le fait de « pouvoir entretenir un rapport étroit avec un lieu fréquenté traditionnellement ou le fait d’être implanté en un lieu protégé des vents » ont parfois été plus difficiles à reconnaître en fonction des informations disponibles, il reste que la présence d’au moins sept critères a pu être observée sur plus du trois quart des campements.
Évidemment, c’est à travers les campements où se retrouvent un plus grand nombre et une plus grande diversité de critères que se regroupent le plus de cabanes. D’une façon complémentaire aux observations de l’échelle territoriale, ces sites plus favorables se rencontrent aussi dans des baies protégées, là où les accès au fjord comme à l’intérieur des terres sont facilités par des plages et par des cours d’eau sinuant à travers les collines. Les campements de Qarqaluarjutuaq (d18), de Sittuuniit (e15), de Kiassautialuk (k10 – k11), ou de Kikkaluk (q9 – q10) sont de bons exemples de ce phénomène (Figures 4. à 7.)[2]. À l’inverse, les sites qui rassemblent moins de critères offrent des espaces constructibles restreints, des accès depuis le fjord ou au territoire plus difficiles, et comportent moins de cabanes. Les campements de Aupartuapik (h13 – h14), Qikirtaq (p10) ou du piémont Pattavik (o9 – p8) en témoignent (Figure 3).
La quatrième série de cartes estime l’âge des cabanes (Figures 5b et 7b). À partir de photographies satellites du fjord enregistrées sur près de 20 ans, cinq périodes ont pu être différenciées. La première correspond à un premier relevé photographique et identifie les cabanes construites avant 2002. La deuxième période cible les cabanes construites ou rénovées de 2003 à 2015, alors que les trois périodes suivantes marquent les différences survenues en 2017, en 2018 et en 2019. Bien qu’imprécise, cette classification a permis de constater qu’au moins 64 % des cabanes du fjord ont été construites ou transformées de façon significative entre 2003 et 2019 (Figure 9). Ces données semblent confirmer quantitativement l’engouement autour de la construction des cabanes et, d’une façon complémentaire à l’interprétation des cinquième et sixième série de cartes, elles permettent de comprendre la morphogénèse des constructions du fjord.
La cinquième série de cartes figure à son tour la composition du pergélisol où sont établis les campements (Figures 5c et 7c). En illustrant les différents dépôts de surface, la nature et la structure variable du pergélisol peuvent être estimées. En croisant ensuite ces informations avec la position des cabanes et leur période de construction, il est alors plus facile de percevoir comment les auto-constructeurs évaluent la constructibilité des sites à travers le temps. Parallèlement, il importe aussi de savoir que les pergélisols stables présentent souvent de faibles pentes constitués de dépôts minces à faible teneur en glace. Les lieux où le roc affleure à travers de fins substrats de gravier ou de sable en sont de bons exemples. Inversement, les dépôts profonds et hautement argileux sont plus souvent caractéristiques des pergélisols contenant d’importantes proportions de glace, les rendant fragiles au dégel et aux changements climatiques (Robitaille, Allard et Dionne 2007). Pour représenter les dépôts se trouvant sous les campements, les données publiques partagées par le ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs du Québec, ainsi que les rapports de Fortier et ses collègues (2003) et d’Allard et ses collègues (2004) concernant certaines régions du fjord de Salluit ont été de précieux atouts.
Parmi les campements étudiés, les dépôts d’origines marine et fluviale se présentent comme les principaux substrats sur lesquels s’implantent les cabanes (Figure 8). Dans la mesure où il est juste de considérer que les baies et les vallées de faibles pentes identifiées précédemment correspondent aussi aux endroits où les anciennes mers ont créé des plages et où les cours d’eau ont progressivement déposé des substrats fins, une prédominance de dépôts d’origines marine et fluviale sous les cabanes est logique. Ces dépôts contiennent habituellement beaucoup de glace due à leur teneur argileuse et à leur épaisseur caractéristiques, et même si leur surface peut laisser croire qu’il s’agit de milieux adéquats pour la construction, la fonte de plus en plus marquée du pergélisol rend leur structure instables et imprévisibles. La conjoncture de deux observations suggère alors que la nature du pergélisol pourrait conditionner de nouvelles pratiques dans la construction des cabanes du fjord.
Un premier indice vient du témoignage de deux informatrices dont les cabanes sont construites sur une plage. En relatant un glissement de terrain survenu derrière leur campement, ces participantes se sont dites inquiètes de voir le phénomène se reproduire plus près de leur cabane. Celles-ci ont aussi raconté comment autrefois elles ne se souciaient pas de la stabilité de la plage et comment, à l’inverse, elles constatent aujourd’hui que les cabanes se construisent dans des lieux plus difficilement accessibles mais où le roc affleure. En croisant l’étude des dépôts de surfaces avec l’étude de l’âge des cabanes, il apparaît que 47 % des cabanes bâties de 2003 à 2019 s’implantent sur des dépôts ponctués d’affleurements rocheux (Roc < 50 % et Roc > 50 %), tandis que 94 % des cabanes construites jusqu’en 2002 se retrouvent sur des dépôts marins ou littoraux plus instables.
La sixième et dernière série de cartes s’est intéressée finalement à l’orientation générale des cabanes et à leur distance relative au sein des campements. Pour ce faire, des zones circulaires de 40 mètres de rayon ont été superposées à chaque cabane et deux traits ont servi à exprimer le sens du faîte et l’orientation de l’aire d’activité extérieure (espace utilisé en dehors de la cabane). En somme, cette analyse a permis d’observer qu’au sein de chaque campement, les cabanes sont le plus souvent iso-orientées vers le fjord, de façon à ce que leur côté court accuse une exposition minimale aux vents et à ce que leur aire d’activité extérieure se trouve à mi-chemin avec la berge. De plus, si une implantation dense et suivant le profil de la côte se répète dans la majorité des campements, une variabilité apparaît plus marquée chez ceux qui comportent un plus grand nombre de cabanes construites depuis 2003. Celles-ci semblent plus nombreuses à s’implanter en retrait des noyaux (anciens) et si cela peut s’expliquer par une diminution des espaces disponibles, cela suit aussi la logique amenée par la recherche de sols plus stables.
L’étude des campements a ainsi permis de préciser l’habiter de la toundra à plusieurs égards. D’abord, la présence d’au moins sept critères préférentiels dans le choix des sites d’établissement (parmi les huit identifiés préalablement), a été relevée dans la quasi-totalité des campements. L’estimation de l’âge des cabanes a ensuite confirmé l’engouement des dernières années pour l’auto-construction aux abords du fjord et a permis de différencier plus précisément les cabanes anciennes et récentes. L’étude des dépôts de surface a, quant à elle, permis de déceler une tendance récente dans le choix d’implantation des cabanes, soit un intérêt pour des sols plus stables où le roc affleure. Enfin, l’étude de l’iso-orientation des cabanes au sein des campements a permis de valider l’importance pour les bâtisseurs de concevoir leur cabane selon une configuration qui les protège des vents et qui leur offre un rapport privilégié avec le fjord.
Échelle des cabanes
À l’issue de l’étude du fjord et de ses campements, la distinction de caractéristiques propres aux sites d’établissement constitués de cabanes plus anciennes et plus récentes semble corroborer l’hypothèse précédemment énoncée selon laquelle il y aurait des différences constructives témoignant de l’évolution de leur usage et de leur rapport au territoire. Pour approfondir et valider cette idée, l’étude à l’échelle des cabanes s’est concentrée sur les 39 constructions relevées lors de l’étude de terrain. À cette étape, l’analyse a reposé sur trois exercices concentrés sur la volumétrie des cabanes, leur orientation dans le site et leur position par rapport au fjord.
La volumétrie des cabanes a été évaluée à partir de dessins axonométriques facilitant la comparaison de leurs dimensions et de leur composition générale (sections en 3D de la figure 11)[3]. Les proportions des murs, des ouvertures et des sections, ainsi que la superficie des aires de planchers ont été mesurées pour initier une catégorisation des formes.
Dans l’ensemble, des plans rectangulaires, des murs bas ainsi que des toitures à faibles pentes et à deux versants sont des caractéristiques récurrentes au sein des cabanes du fjord de Salluit puisqu’elles engagent des formes à la fois économiques et aérodynamiques au regard des matériaux accessibles. Ensuite, deux tendances principales se distinguent dans la configuration des cabanes : l’une correspondant à des formes simples ponctuées de petites ouvertures et présentant une superficie de plancher d’environ 20 m2 ; l’autre correspondant à des formes complexes, souvent transformées, munies d’ouvertures généreuses et ayant une superficie de plancher d’environ 50 m2. En cherchant une correspondance entre ces observations et celles soulevées aux échelles d’analyse précédentes, il est rapidement apparu que les cabanes simples et petites correspondent majoritairement aux cabanes dites « anciennes », et qu’à l’inverse, les plus complexes et volumineuses correspondent aux cabanes dites « récentes ».
Considérant l’attrait grandissant des cabanes et le développement de leur usage à des fins plus familiales et domestiques, il apparaît cohérent que les cabanes récentes soient aussi plus grandes et plus confortables. Parallèlement, et puisque la fréquentation « traditionnelle » du territoire est davantage associée aux activités de pêche et de chasse, il semble d’autant plus logique que les cabanes anciennes répondent à des besoins plus essentiels (plus directement liés à ces activités) et qu’elles soient en ce sens plus petites.
À partir de ces indices, l’orientation des cabanes a ensuite été évaluée en superposant leur aire de plancher avec le tracé de cônes de vision, soit une représentation en plan de l’importance tridimensionnelle de chacune des ouvertures. Cette mesure tient compte d’une appréciation qualitative des vues visées (ou exclues) et se base sur le calcul présenté à la figure 10. Ici, plus le rayon d’un cône de vision est long et plus la superficie de l’ouverture qu’il qualifie est importante. Pareillement, plus un cône a d’amplitude et plus l’ouverture qui s’y rattache est large. Enfin et toujours selon le même principe, un cône large mais de faible rayon indique une petite ouverture en bandeau, tandis qu’un cône étroit et profond indique une importante ouverture verticale. Là où l’exercice devient particulièrement intéressant, c’est dans la comparaison des cônes avec les éléments se trouvant en périphérie des cabanes. En admettant que les ouvertures soient positionnées en fonction d’orientations préférentielles déterminées par des critères comme la relation au territoire, au voisinage, l’exposition aux vents, au paysage ou à la position du soleil, il devient possible d’estimer la prédominance des facteurs jouant un rôle dans la configuration des cabanes.
Parmi les cabanes relevées, l’analyse de leur orientation n’a laissé aucun doute à l’égard du fait que le fjord est un élément décisif de leur configuration. Ceci dit, il serait faux de croire que toutes les cabanes orchestrent des vues généreuses vers le fjord puisqu’il apparaît que la position de l’entrée et l’orientation de certains murs aveugles jouent un rôle tout autant conséquent. De façon conforme aux précédentes analyses, la majorité des petites cabanes comportent donc une entrée face au fjord, des ouvertures à la fois restreintes et semblables d’une orientation à l’autre, et des murs arrières face aux vents dominants et plus souvent aveugles. Les grandes cabanes (probablement plus récentes) préconisent, quant à elles, une fenestration significativement plus importante et tournée vers le fjord. Leur entrée se retrouve majoritairement en position latérale depuis un sas (Figure 11).
Pour étayer davantage la documentation des cabanes et donner suite aux indices s’intéressants cette fois à leur position, il s’est avéré pertinent d’évaluer leur distance et leur altitude par rapport au niveau haut des eaux du fjord. Une variabilité de ces facteurs suppose différentes conditions d’établissement impliquant à leur tour une adaptation des approches constructives et évolutives. Se faisant, il apparaît raisonnable de penser qu’un site plus élevé et plus éloigné du rivage offre des vues plongeantes sur le fjord, mais implique aussi des efforts considérables pour y acheminer les matériaux et y ancrer un bâtiment. À la différence d’une cabane posée directement sur une plage, une cabane juchée sur un promontoire est imaginée dans un rapport plus permanent au site puisqu’elle est nécessairement plus difficile à transporter ou à déménager. Enfin, cette position des cabanes par rapport au fjord a été mesurée depuis un axe de coupe tracé de façon perpendiculaire à la berge (Figure 12). En attribuant des coordonnées aux multiples points figurant le profil du sol le long de chaque axe, une distance (x) et une altitude (y) ont pu être enregistrées pour la position de chaque cabane.
Une fois de plus, la comparaison des données a illustré des caractéristiques distinctes entre les plus petites cabanes et les plus imposantes. Ici, bien que la majorité des cabanes soit à moins de 45 mètres de la berge, le fait que les positions supérieures à 2, 5 mètres d’altitude soient exclusives aux grandes cabanes et que les positions distancées à plus de 90 mètres du rivage soient exclusives aux petites cabanes apparaît significatif. Les grandes cabanes possédant davantage d’ouvertures vers le fjord occupent ainsi plus favorablement les espaces en hauteur, tandis que les petites cabanes, hypothétiquement conçues dans le but premier de soutenir les activités de subsistance, se retrouvent en des lieux peu élevés, mais permettant une plus grande mobilité sur les glaces du fjord.
Échelles des matériaux
La dernière échelle d’analyse a, dans un premier temps, exploré à tâtons la composition matérielle des 39 cabanes relevées sur le terrain et des 61 autres observées à distance par photographies ou images satellites. Après avoir acquis une connaissance sommaire de cet échantillon, cinq cabanes sensiblement différentes et représentatives des caractéristiques observées jusqu’alors ont été sélectionnées. Ce choix a identifié deux premiers exemples correspondants le mieux aux « plus petites » et aux « plus grandes » cabanes. Un premier modèle type appelé « la cabane en mouvement » a englobé 13 cabanes parmi celles relevées, alors que l’autre modèle plus abouti et complexe, appelé « la cabane fixe et déployée », en a regroupé cinq. Les cabanes restantes ont été réparties au sein de trois modèles intermédiaires : « la cabane immobilisée » ; « la cabane qui observe (a) » et « la cabane qui observe (b) ». Ces modèles intermédiaires suggèrent une évolution des approches constructives plus ou moins directe ou exclusive. Chaque modèle tente d’identifier, en ce sens, une logique d’assemblage qui s’appuie sur l’expérience du modèle précédent et s’ils ne constituent pas une forme ou un passage obligé entre eux, ils supposent à tout le moins l’influence dans le temps de processus de formation et de transformation du bâti qui ont cours à travers les pratiques d’auto-construction du fjord. En fonction des facteurs étudiés jusqu’à maintenant, et pour rendre compte des différents degrés de corrélation perceptibles entre ces modèles, les figures 14 à 17 sont éclairantes.
Ces divers liens entre les modèles suggérés ont finalement encouragé la précision de caractéristiques formelles permettant de mieux décrire la configuration des cabanes observées au sein du fjord de Salluit. Pour ce faire, la déconstruction graphique s’est poursuivie en deux temps : soit par une lecture, une modélisation et une hiérarchisation numérique des différents modèles et de leurs matériaux ; puis par la production de dessins axonométriques détaillés permettant de comparer et d’illustrer des caractéristiques typiques à chaque modèle (les figures 18 à 22 présentent et définissent ces particularités). Enfin, et nonobstant leur typicité, il s’avère intéressant de constater que les logiques constructives suivantes sont communes aux cinq modèles :
Les cabanes sont positionnées et orientées en fonction de leur rapport au fjord et en fonction des vents dominants ;
Les appuis au sol sont faits par empilement de bois ou de pierres et sont facilement ajustables ;
Des planches de bois fixées à la structure des planchers et plantées verticalement dans le sol retiennent les cabanes contre les poussées latérales des vents ;
Les agrandissements s’opèrent par l’ajout d’annexes réfléchies et positionnées en fonction des contraintes environnementales (aucune annexe ne constitue un ajout d’étage) ;
Les planchers des cabanes et des annexes sont faits de plateformes distinctes dont le contreventement et les dimensions restreintes suggèrent l’utilisation conjointe de qamutiit (pluriel de qamutiik désignant un traîneau inuit) pour transporter sur la glace (et à la manière d’un « radeau ») les matériaux nécessaires à la construction des murs et des toits ;
Les finis extérieurs et intérieurs sont constitués de contreplaqués somme toute assez résistants aux intempéries, facilement remplaçables et facilitant les transformations ;
Les toits et les plafonds demeurent bas pour conserver une température confortable et limiter les déperditions de chaleur ;
Les murs exposés aux vents dominants présentent un minimum d’ouvertures et le passage de l’air froid sous la structure peut être bloqué par des panneaux ou des amoncellements de terre rabattus sur les murs extérieurs.
À l’égard de l’aménagement des espaces, un nombre de similitudes se remarque également :
L’entrée est préférablement protégée par des murets extérieurs ou pratiquée depuis un sas tempéré servant aussi d’espace de rangement ;
Le premier espace suivant l’entrée est le plus souvent occupé par une cuisine (parfois, cette cuisine dans le sas pour diminuer les risques de la cuisson au gaz) ;
Un espace de vie central est laissé libre et est le plus souvent ceinturé d’une table, d’un sofa et de meubles de rangement ;
La fenestration est principalement coordonnée afin d’illuminer l’espace central ;
Un espace de repos aménagé à l’opposé de l’entrée est le plus souvent constitué d’une plateforme surélevée où sont posés des matelas ;
Un système de chauffage est le plus souvent placé près d’un mur de l’espace central, soit entre l’espace cuisine et l’espace de repos.
Avec relativement peu de moyens, les cabanes étudiées sont conçues pour résister aux intempéries locales et s’adapter aux contraintes de chaque site tout en investissant une logique sensible donnant écho à une façon commune de comprendre et d’habiter la toundra. Malgré une tendance vers l’augmentation des volumes et de la fenestration, une diminution de la mobilité des structures, l’usage d’une palette de matériaux de moins en moins aléatoire et un positionnement sur des sites plus élevés et difficilement constructibles, la décomposition graphique illustre une certaine constance à travers les systèmes constructifs des cabanes et les règles d’aménagement qui y sont inhérentes.
Conclusion
Les résultats de cette recherche préliminaire démontrent que malgré toutes les difficultés inhérentes à l’accès au territoire arctique, l’attrait des cabanes du fjord de Salluit est en croissance. Le nombre de cabanes aurait plus que doublé au cours des deux dernières décennies et s’il semble que leur usage était autrefois dédié davantage à l’accommodation des séjours de chasse ou de pêche, l’adaptation rapide de leur organisation permet aujourd’hui d’habiter le territoire dans un rapport plus confortable et fréquent. En ce sens, bien que les cabanes jouent toujours un rôle central dans les activités de subsistance des Salluimmiut, elles intègrent aussi des caractéristiques domestiques qui y favorisent la villégiature et qui perpétuent le partage des savoirs et des traditions.
En opposant des formes dites « récentes » et « anciennes », l’adaptation dans le temps des cabanes toundriques apparaît aussi suivre l’évolution des besoins de l’habiter comme la transformation du pergélisol dû aux changements climatiques. Alors que les cabanes continuent de s’implanter dans les baies et les vallées du fjord où les passages entre le village et l’intérieur des terres sont facilités, les sites légèrement plus élevés et favorables à la construction sur des affleurements rocheux stables semblent désormais favorisés.
À l’égard de la construction des cabanes, il faut retenir que leurs caractéristiques principales se modulent selon cinq types évolutifs définis par l’auteur, où l’augmentation du nombre et de la superficie des ouvertures vers le fjord, ainsi que l’ajout stratégique d’annexes constituent les facteurs prédominants. Autrement, les principes gouvernant la configuration et l’aménagement des cabanes semblent suivre une logique homologue laissant supposer la perpétuation de la relation traditionnelle au territoire à travers la fréquentation des cabanes.
Enfin, la recherche ne pose évidemment pas un regard absolu et clair sur les cabanes toundriques. Au mieux, elle avance de nouvelles hypothèses qui mériteraient d’être plus largement discutées avec les Salluimmiut et les auto-constructeurs du Nunavik. Par ailleurs, beaucoup de questions demeurent sans réponse et il serait intéressant de chercher à comprendre quels sont les rapports qui existent entre les différentes intentions conceptuelles et les notions de territoire, voire même de paysage. Parallèlement, il serait aussi pertinent de mieux comprendre quelle importance occupe la relation au fjord dans l’aménagement des cabanes.
Cette étude présente également des observations limitées par leur seule étendue au fjord de Salluit. Si les données présentées ici permettent de mieux comprendre les dynamiques régulant l’habiter de ce fjord et de la toundra qui l’entourent, elles ne sont peut-être pas aussi significatives à l’égard des autres communautés du Nunavik. Par conséquent, les résultats de cette recherche demeurent avant tout un ensemble d’outils destinés à nourrir un dialogue avec les populations du Nord et, par leur partage et leur diffusion, il est espéré qu’ils valoriseront d’autant plus l’expertise des Salluimmiut et des Nunavimmiut dans la conception et la transformation de leurs propres milieux de vie.
Appendices
Notes
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[1]
Chaque campement se repère sur la carte de la figure 3 en y associant la case de localisation correspondante (lettre = colonne/numéro = ligne).
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[2]
Les campements et les cabanes pour lesquels aucune figure n’est présentée dans cet article peuvent être consulté dans les annexes du travail de mémoire cité dans la bibliographie (Demeule 2021).
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[3]
Ces dessins n’avaient pas pour objectif de reproduire les détails constructifs, mais bien de traduire les caractéristiques les plus distinctives des volumes. Par exemple, une attention particulière a été portée à leur fractionnement pour déterminer si les cabanes ont été construites en un seul « mouvement » ou suite à l’ajout de différentes annexes.
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