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Ce petit livre est un bijou. Bijou d’humanité. Bijou d’aménité. Recevoir ainsi, en toutes grâces et sans l’avoir recherché, un appel à la liberté dans un pays qui n’en fait guère une pratique avouée constitue une expérience émouvante empreinte d’une certaine fragilité. À parcourir et re-parcourir ce livre comme s’il s’agissait d’un voyage de chasse en traîneau à chien vers une destination mouvante sans cesse négociée par le destin et qu’on se demande intérieurement si le gibier escompté sera au rendez-vous ou pas, on se dit alors qu’on est privilégié d’avoir en main pareil témoignage. Non seulement la chasse a-t-elle été bonne, mais les lieux qui nous sont offerts à la lecture, les paysages de la mémoire qu’on traverse, les personnages qu’on rencontre et surtout, le regard porté sur les événements par le narrateur chasseur-penseur, chroniqueur et philosophe à la fois, constitue un apport unique. Et inespéré.
Dans le cadre de l’univers circumpolaire, et malgré son caractère péninsulaire, le Nord-Québec s’avère une aire géographique passablement inconnue, méconnue et prégnante de mystère tout autant que ses eaux océaniques. Né dans les entours d’Inoukdjouak[1] entre terre et mer, glaces et toundra, mosaïques subarctiques et oasis arctiques, l’auteur est issu d’un milieu riche et composite, multiculturel avant la lettre.
À prendre ce petit livre entre ses mains, à le soupeser et à l’interroger pour en appréhender le tissu spirituel, on se dit qu’on a entre les mains un codex des temps modernes et des temps millénaires. Et qui constitue un gigantesque inoukchouk dans les annales inédites du Nord. Un livre qui avait de fortes chances de ne jamais émerger de la voûte de l’oralité et partant, un cadeau imprévu venant d’un espace mental d’autant plus évasif qu’il est trop rapproché de nous. Et paradoxalement, d’autant plus fuyant qu’il est trop éloigné de l’histoire écrite pour qu’on puisse arriver à reconstituer son langage et sa posture devant l’infini ou le banal. Parler une langue, c’est une chose, mais faire parler cette langue dans son rapport à l’espace et la fréquentation de ses amitiés mythiques et ses rêves migrants à travers le territoire, c’en est une autre.
Ainsi, tous les Mozart assassinés dont parle l’Occident vis-à-vis de lui-même ne suffiront jamais à combler le vide des Mozart jamais nés du précambrien et des concertos pour glaces flottantes que se chantaient les anciens sans se préoccuper de les transcrire. Car sous la saga de la Grandeur nordique, il ne s’agissait après tout que du vécu le plus courant pour tous ceux qui en parcouraient quotidiennement l’avènement!
Depuis sa livrée originale en syllabique, ce que ce livre apporte dans sa traduction, c’est l’expression d’un temps cyclique sans frontières et le sentiment d’un être qui ne nous est à peu près jamais donné dans sa version autochtone première. Et cela par l’un des derniers témoins de l’entre-deux du Nord qui sait écrire tout en n’ayant pas perdu son langage sous le poids de l’assimilation. Avant lui, l’écriture en syllabique d’un texte personnel n’était pas possible. Après lui, ce ne sera plus possible, car le langage disparaîtra sous la scolarisation. Si bien qu’il demeure comme un écrivain penseur analphabète, le transcripteur d’un réel ayant officiellement basculé en dehors du réel.
Ainsi, Tamoussee Koumaq — si on me permet d’écrire son nom dans la vague graphie de l’époque — est-il un rescapé de l’espace raconté et d’un vécu toujours interprété par l’Autre. Comme si le Nord «esquimau» du mi XXe siècle nous échappait davantage encore que tous les Nord millénaires antérieurs. Et cela, en dépit même de sa prise en cinéma documentaire et de sa mise en anthropologie. Et plus encore, comme si les Nord actuels, enclavés dans l’information pré-composée et la postmodernité galopante, rendaient impossibles la repossession des morceaux de temps et la reconstitution des dialogues de l’espace dont s’alimentaient alors les Esquimaux. Ce petit livre permet donc d’entrer dans l’embrasure d’un immense iglou géographique — appelé jadis Labrador intérieur, puis district d’Ungava, Nouveau-Québec… et quoi encore? — et ensuite d’y pénétrer plus avant, de s’asseoir devant la flamme d’un koudlou frémissant et de voir apparaître une histoire virtuellement inédite.
J’ai connu l’auteur au tournant des années 1980 alors qu’il avait dans les 60-65 ans ou les 6 ou 7000 ans, comment savoir? Je me souviens de son arrivée un soir au Centre Monchanin (rue Saint-Urbain, à Montréal) aujourd’hui disparu. Petit de taille, c’était un homme droit qui parlait droit et qui, à l’aide d’un interprète, disait des choses plutôt que de discourir sur un plan politique ou spirituel.
Né à la jonction même de deux plaques historiques entre, d’une part, la queue des millénaires qui avaient vu les paléo-occupants descendre (ou remonter) jusqu’au «Québec actuel» et la présence, d’autre part, des trafiquants de fourrure, missionnaires, militaires, fonctionnaires anglophones puis francophones, Tamoussee Koumaq dit, et tout ce qu’il dit est raconté sous un angle nouveau et imprévu avec une parole de vérité absolue. En même temps, il ne cesse jamais de s’interroger. On a souvent parlé, chez les anglophones, du grand bewilderment eskimo, c’est-à-dire, pour reprendre l’expression d’alors, du désarroi du mangeur de viande crue à mi-chemin entre le kométik et le spoutnik. Ce n’est pas tout à fait le cas de Tamoussi Koumaq.
Ne parlant ni français ni anglais, il n’avait pas à se prêter au jeu douloureux et obligé de dire quelques mots dans sa langue natale pour passer aussitôt à l’anglais, avalisant du coup sa minorisation. Il était souverain de sa parole et de plus avait le corps de celui qui n’a pas encore été affecté par la nourriture des blancs. De la même façon, il avait la phonétique et la gestuelle de celui dont le phrasé n’a pas été transformé par le langage des kadlounas. En d’autres mots, il était d’un autre rituel, d’une posture et d’un rythme presque éteints aujourd’hui.
Il avait vécu l’époque des «Projets du siècle» et de la Convention de la Baie-James et s’en était dissocié. C’était un résistant et un dissident. Bref, un être libre associé à ceux qui s’étaient opposés à la Convention. De plus il était un des rares citoyens premiers à avoir appuyé le mouvement de souveraineté du Québec, en accord avec la promotion de sa propre souveraineté et celle de son peuple.
Je laisse au lecteur le plaisir de découvrir ce petit livre, m’abstenant de toute citation de crainte de devoir tout citer, mais une dernière remarque s’impose et on le sent constamment à travers son «journal». Il a commencé à écrire pour empêcher que le passé fonde à jamais, mais quelque chose d’autre le taraude: l’avenir.
Il écrit parce qu’il sait. Mais que sait-il? Il sait qu’il vient du temps de la longue durée, de la longue… très longue durée de l’espace. Il sait aussi que son peuple est confronté au temps de la fragmentation et que la pensée territoriale des blancs — l’espace qui lui est imposé — est désormais morcelée en mille miettes comme un champ de glaces au printemps. Il sait aussi que l’attitude qu’on adopte vis-à-vis de la terre devient celle qu’on adopte vis-à-vis de soi-même, de sa vision des choses et des êtres. De là son cri du coeur et son appel «Je veux que les Inuit soient libres à nouveau». Ce qui révèle qu’ils ont été impartis depuis toujours d’une liberté ancienne quels que soient les aléas climatiques et les temps de disette. Mais s’il y avait disette — disette du corps —, elle venait de la nature et non pas des humains, comme il en est de la disette de l’âme.
Tamoussi Koumaq n’a peut-être pas prévu le Plan Nord, mais il en a manifestement l’intuition. À l’heure où une armada d’occupation technocratique, financière et minière s’avance, impavide, pour prendre possession du Nounavik par sa dislocation en le vidant de toute empreinte spirituelle et de toute mémoire première, Je veux que les Inuit soient libres à nouveau apparaît comme un legs providentiel. Puisse-t-il impartir à tous ceux qui en font la rencontre le sentiment de plénitude et de beauté que le Nord génère comme antidote au vide spirituel auquel carburent les «projets de développement» si brutalement dissociés des peuples rencontrés sur leur passage.
Appendices
Note
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[1]
NDLR: Nous avons laissé à l’auteur de cette recension sa façon d’écrire les mots en inuktitut avec l’orthographe française même si dans le livre, qui présente une traduction du manuscrit original, ces derniers et la plupart des noms propres d’Inuit sont écrits en orthographe romaine standard du Nunavik (p. 9, note 1).