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Professeur de journalisme à l'Université de l'Indiana, Michael Robert Evans a rédigé ce livre, son deuxième, afin de mieux comprendre les pratiques, les possibilités, les usages du film, de la vidéo, du DVD dans un contexte nordique. Presque tout ce livre porte sur les Inuit, professionnels ou non, artistes consacrés ou non, qui prennent la caméra et filment leurs propres histoires, leurs traditions ou leurs proches. Le titre, sans doute trop bref, fait référence au nom d'une importante maison de production contrôlée par des Inuit, nommée Isuma. Dès les premières pages, l'auteur élabore un cadre conceptuel à la fois solide et fertile pour mieux cerner son sujet, combinant (sans l'indiquer nommément) des éléments de l'économie politique des médias et des études culturelles, s'inspirant entre autres des recherches de Marc Raboy sur l'absence de contenus canadiens sur les écrans du Canada (p. 5), citant également les travaux de Gail Valaskakis sur la médiasphère inuit (p. 15), tout en soulignant le nécessité de «déromancer le Nord» (de-romancing the North), selon l'expression de Lorna Roth (p. 13). De plus, l'auteur rappelle que l'art inuit en général, et particulièrement les oeuvres contemporaines, sont depuis quelques décennies des plus prisés dans les milieux d'art et chez les collectionneurs de plusieurs continents, et de ce fait figurent parmi les produits artistiques les plus lucratifs (p. 5). En fait, plusieurs universitaires et experts s'accordent pour admettre que très peu de genres artistiques actuels atteignent le niveau de reconnaissance de l'art inuit à l'échelle internationale.
Plusieurs groupes de production sur support vidéo sont actifs dans le Nord canadien; l'auteur souligne l'existence de trois maisons de production audio-visuelle concentrées uniquement sur une île située dans la baie d'Hudson, dans une localité nommée Igloolik (p. 6). En tout, quelques dizaines de vidéastes inuit sont actifs. Michael Robert Evans les a observés durant neuf mois en suivant une méthode ethnographique, afin de comprendre comment les Inuit se représentent eux-mêmes dans leurs productions et de quelles manières les cinéastes / vidéastes se sont approprié cet art (p. 8). Bien conscient des expériences antérieures en anthropologie visuelle faites aux États-Unis, l'auteur explique en outre comment sa méthode d'observation des cinéastes du Nunavut se distingue de celle du réalisateur américain Sol Worth (1922-1977), qui avait jadis confié des caméras aux Indiens Navajo, afin qu'ils puissent se filmer eux-mêmes et exprimer ainsi leur propre vision du monde (p. 11).
L'ouvrage se subdivise en onze chapitres. La première moitié présente quelques artistes inuit, en mettant en évidence leurs manières de préserver leur folklore et leurs traditions en utilisant les techniques de la vidéo. Puisque ces productions sont méconnues et difficilement accessibles, plusieurs passages de ces premiers chapitres sont descriptifs. Les aspects les plus intéressants touchent les réactions des auditoires du grand Nord face à ces projections, puisque les modes de narration de la tradition orale se trouvent souvent transposés dans les médias qu'utilisent les vidéastes inuit, par exemple pour relater un conte ou une légende (p. 41).
Tout le cinquième chapitre porte sur le fameux long métrage Atanarjuat, la légende de l’homme rapide (2001), réalisé par Zacharias Kunuk, qui avait reçu la Caméra d'Or au Festival de Cannes en 2001 (p. 77). Ce film pionnier du cinéma inuit s'inspire d'une légende épique qui est ici décrite en trois versions (ou variantes), puis analysée à partir de son scénario (p. 89). De ce fait, comme on pourrait s'y attendre, l'analyse de la contribution et des oeuvres de Zacharias Kunuk occupe ici une place considérable (pp. 56-66, 101-103). Au quatrième chapitre, Michael Robert Evans décrit les productions antérieures de Zacharias Kunuk, dont son vidéo intitulé Qaggiq (1989), qui faisait partie d'une trilogie voulant montrer la vie des Inuit durant les années 1930. Plus loin, l'auteur a recueilli le témoignage de Zacharias Kunuk, au sujet de son vidéo intitulé Saputi (1993), qui faisait aussi partie de cette trilogie. Le vidéaste explique la conception initiale de son projet: «In Saputi I tried to do something else, daydream scenes […] when I was a child I used to daydream a lot, especially after watching a movie» (p. 118).
La dernière moitié de l'ouvrage analyse successivement les dimensions culturelles, symboliques, sociales, et politiques de ce type de production vidéo. Sans s'encombrer de jargon ou d'un appareil théorique trop lourd, Michael Robert Evans démontre que les symboles de la culture inuit peuvent être utilisés de manière efficace et diversifiée dans l'art vidéo (p. 204). On traite également du mode de financement de ces maisons de production comme la Inuit Broadcasting Corporation (IBC), qui bénéficie pour toute ressource des fonds du gouvernement fédéral canadien, par l'entremise de Patrimoine Canada (p. 122). Mais le fait que cette maison de production soit située à Ottawa laisse l'impression à certains observateurs (comme Norman Cohn, producteur à la maison Isuma) que l'auto-représentation des Inuit pourrait être limitée (p. 124). Dans ce septième chapitre, Michael Robert Evans épouse sans beaucoup de recul le discours anti-bureaucrate et anti-Ottawa des Inuit les plus virulents (p. 124).
En somme, Isuma Inuit Video Art est un livre assez unique sur l'art vidéographique des cinéastes inuit. Toutefois, on peut déplorer l'absence d'images ou de photographies dans un livre touchant de si près le cinéma et les arts visuels. De plus, la révision linguistique n'est pas parfaite en ce qui touche certains mots en français: bien que le livre soit publié à Montréal, on écorche deux fois le prénom de Marie-Hélène Cousineau (pp. 173, 234), à qui on a consacré presque tout le dixième chapitre (sur le communautarisme créé par la production vidéo). Enfin, j'estime qu'il serait préférable que l'éventuel lecteur puisse visionner au préalable certains de ces films, ou du moins le DVD Atanarjuat, la légende de l’homme rapide (2001), réalisé par Zacharias Kunuk. Néanmoins, ce livre bien ancré dans les sciences sociales intéressera les chercheurs, anthropologues et sociologues ayant un intérêt pour l'art inuit et ses processus de production, de distribution, et de sa réception critique.