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Kira Van Deusen est conteuse et folkloriste, et c’est son intérêt pour la littérature orale qui l’a amenée à se rendre en Sibérie. Elle nous présente dans cet ouvrage — le second du genre (voir Van Deusen, 1999) — des contes et des mythes, mais aussi quelques récits et témoignages qu’elle a recueillis durant plusieurs séjours, de 1993 à 1997, dans la région de l’Amour chez les peuples Udege, Nanai, Ulch et Nivkh[1].
Le livre est construit autour du voyage de l’auteur dans différents villages. Les données sont réunies en fonction du lieu et de la culture abordée et réparties en huit chapitres. Trois chapitres sont consacrés aux Nanai (chapitre 4 dans les villages de Dada et Troitskoe-Jari, chapitre 5 à Nergen et Naikhin, et chapitre 8 à Nizhnye Khalby et Kondon); trois autres se déroulent à Gvasyugi chez les Udege (1, 2 et 6); enfin, deux autres présentent respectivement les Nivkhs de Nikolaevsk-na-Amure (chapitre 3) et les Ulch de Bulava (chapitre 7). L’ouvrage se termine par deux annexes: l’une rappelant les grandes lignes de l’histoire des peuples de l’Amour, et la seconde offrant quelques lectures complémentaires sur le chamanisme sibérien.
L’insertion des contes dans le récit de voyage permet à l’auteur de contextualiser au mieux le processus de collecte de la narration, de donner un bref aperçu sur la personnalité des conteurs et conteuses et sur la nature de la relation entretenue entre l’auteur et ses informateurs. Cette présentation des situations de collecte augmente l’intérêt des informations se trouvant dans l’ouvrage. En outre, la contextualisation permet un parallèle avec la situation contemporaine de ces peuples. Présenter ces cultures uniquement sous l’angle des contes aurait pu donner une dimension passéiste et froide. Au contraire, le récit de ces rencontres nous fait percevoir le quotidien de ces peuples conteurs et inscrit ces histoires dans le monde d’aujourd’hui.
Kira Van Deusen effectue ses déplacements et ses enquêtes avec l’aide d’informateurs et amis, originaires du lieu visité ou le connaissant bien, qui l’introduisent dans la société et l’orientent vers les conteurs compétents et réputés. La plupart du temps, les contes sont recueillis tout d’abord en langue vernaculaire puis traduits en russe par le narrateur lui-même. Pour les locuteurs monolingues, apparemment peu nombreux, K. Van Deusen a reçu l’aide de ses assistants de terrain. Les traductions du russe ont été réalisées par l’auteur. À souligner la présence au début du livre d’un glossaire des termes vernaculaires et russes qui en précise avec rigueur l’origine.
Les contes sont présentés comme des sources premières, sans analyse détaillée et sans tentative de typologie. Ce mode d’exposition a été choisi par l’auteur en accord avec ses informateurs. Sans pour autant établir une classification, l’auteur affirme que les Toungouses distinguent essentiellement deux types d’histoires: les nimanku et les telungu (p. xvi). Les telungu viennent du terme «raconter» et correspondent davantage à des récits, nommés «legend» par l’auteur. Les nimanku font référence à ce que l’auteur nomme «magic tale,» histoire dont la narration est effectuée en vue d’une efficacité rituelle. En effet, dès le titre de l’ouvrage Women Shamans and Storytellers, le lien entre chamanisme et narration est affirmé. Les contes sont considérés comme une source d’information sur le chamanisme et en tant que vecteurs d’une vision chamanique. En outre, si la question de l’efficacité rituelle et des conséquences recherchées par ces narrations est peu développée, on apprend cependant que les contes ont pour objectif d’attirer les esprits de la forêt qui envoient le gibier aux chasseurs (p. xiv). Ainsi, chez les Nanai et chez les Nivkhs, les femmes racontent des histoires quand les hommes chassent (pp. 59-60 et 81-82). L’art de la narration entretient un lien étroit avec celui de la broderie, activité également féminine: on retrouve les motifs des contes représentés dans les magnifiques décorations des vêtements. De cette façon l’ouvrage met en avant le rôle symbolique important de la femme dans l’aire sibérienne, question qui a souvent été négligée auparavant.
Car, en effet, ce sont presque exclusivement des femmes que l’on rencontre dans ce livre, comme l’indique son titre. Les hommes en sont quasiment absents: deux conteurs seulement sont croisés. Si on a compris le rôle important des conteuses, K. Van Deusen affirme cependant que les hommes racontent des histoires pour des usages différents de ceux des femmes (p. xii). Cette assertion intéressante aurait sans doute davantage dû être précisée. De plus, on ne sait pas tout à fait pourquoi les hommes sont les grands absents de cet ouvrage, même si l’auteur nous donne quelques pistes. Est-ce un choix de l’auteur de mettre l’emphase sur un savoir féminin? N’y a-t-il plus d’hommes du fait d’une mortalité masculine plus élevée (l’auteur affirme que les femmes ont été moins persécutées)? Y aurait-il plus de femmes chamanes? Pourquoi? Ont-elles une activité distincte de celle des hommes? Selon l’auteur, la vie des hommes aurait davantage changé, mais en même temps, elle constate, à juste titre et comme dans toute la Sibérie, que les femmes jouent un rôle social et économique nouveau («Today women play strong leadership roles in this area» p. 235). Ainsi, on aurait souhaité voir développer cette question de l’orientation féminine.
Par ailleurs, l’auteur reconnaît que sa démarche n’est pas exempte d’une quête spirituelle qui lui est propre. L’ouvrage dans sa conception se présente comme un voyage (chamanique?) avec au commencement un rêve (initiatique?) où quelqu’un offre à l’auteur des lunettes pour accéder à la compréhension de l’autre culture (p. xiii). Si le livre est écrit dans un profond respect des matériaux ethnographiques, l’influence mystique y affleure parfois, bien que l’auteur témoigne d’une grande conscience des différences entre approche «traditionnelle» du chamanisme et approche occidentale des «néo-chamanismes.» Ainsi, souligne-t-elle à juste titre: «While some Westerners may romanticize the shaman’s path and desire to follow it, my friends have told me that the dangers involved explain why no one in a traditional society would actually choose to be a shaman — many resist the call. It is precisely because of the danger that shamans are needed […].» Selon le même principe, K. Van Deusen remarque, également à juste titre, l’absence de terminologie autochtone pour désigner ce que les Occidentaux, à la suite du mouvement contre-culturel influencé par le New-Age, nomment les «états altérés de conscience» (p. 69): «To the indigenous shaman, consciousness is more a continuum. The important thing is not the state of consciousness but the task to be accomplished. These tasks may take a shaman beyond the realm of what Westerners consider normal consciousness, but that consciousness is not considered abnormal or «altered» by the shaman themselves.» Pourtant, plus loin (p. 122), l’auteur traduit le terme udege otkini par «états altérés de conscience.» Ainsi, l’auteur semble hésiter entre l’influence de ses lectures et la qualité de ses données, entrant parfois en contradiction avec ces premières. Mais ce qui est positif, c’est que la plupart du temps le terrain et le discours indigène priment. K. Van Deusen parvient à ce résultat par la conscience qu’elle a de sa propre quête (p. 224): «While it is true that being in Russia is a profound spiritual experience for me, I have the sense that this is because of my quest rather than a reflection of their daily lives.»
On retrouve dans les contes quelques thématiques récurrentes comme par exemple la quête d’une épouse ou d’un époux, qui se termine parfois par une alliance avec une entité animale et / ou surnaturelle. Comme le titre de l’ouvrage l’annonce, la figure du tigre est très présente, mais apparaissent aussi l’ours, le renard, ou encore les souris, les grenouilles et les poux (sur ce parasite peu évoqué dans la littérature, voir aussi Delaby [1998]). Plus étonnant, un conte parle des crocodiles (p. 217) et un autre des singes (p.126-128): selon les autochtones, auparavant, il y aurait eu de tels animaux dans la région, ce dont attesterait l’existence d’un terme nanai spécifique pour les désigner. On retrouve également la thématique des frères et soeurs aînés et cadets avec une valorisation quasi constante du cadet. Cette caractéristique a été mise en avant auparavant par Roberte Hamayon dans les épopées bouriates. Ainsi, la diversité des contes, récits, mythes et des informations présentée ici constitue une source très dense de renseignements, où chacun puisera en fonction de ses intérêts propres.
Appendices
Note
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[1]
Les Udege, les Nanai et les Ulch appartiennent à la branche toungouso-mandchoue de la famille linguistique altaïque. Actuellement, ils sont respectivement 2 000 (Udege), 12 000 (Nanai), et 3 200 (Ulch). Les Nivkhs (4 600) parlent une langue isolée, rattachée au groupe paléo-asiatique. Dans la littérature d’avant la période soviétique, on retrouve les Nanai sous le nom de Goldes, et les Nivkhs sous celui de Ghiliaks.
Références
- DELABY, Laurence, 1998 Un gibier de femmes, le pou? Quelques questions à propos du pou dans les régions arctiques, Études Mongoles et Sibériennes, 29: 97-107.
- HAMAYON, Roberte, 1990 La chasse à l’âme, esquisse d’une théorie du chamanisme sibérien, Nanterre, Société d’Ethnologie.
- Van DEUSEN, Kira, 1999 Raven and the Rock: Storytelling in Chukotka, Seattle / Edmonton, University of Washington Press, Canadian Circumpolar Institute.