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Contemporain de la Révolution française, Casanova propose-t-il une interprétation de l’enchaînement causal dont cet événement majeur est la conséquence ? Curieusement, la destruction de la monarchie n’est mentionnée que par intermittences dans son chef-d’oeuvre autobiographique, Histoire de ma vie[1]. L’occultation quasi complète du processus révolutionnaire peut s’expliquer à première vue par l’organisation temporelle d’un récit dont le mémorialiste avait envisagé qu’il se poursuive jusqu’en 1797 avant de se raviser et de l’interrompre au commencement de 1774, l’année où le jeune Louis XVI est monté sur le trône[2]. Casanova maintient dans les limbes d’une histoire à venir son retour à Venise en 1774 et son exil définitif en 1783, ses treize années en Bohême au service du comte de Waldstein, de même que le déroulement de la Révolution elle-même. Celle-ci est ce qui vient après : après la fin des Mémoires, quand le « bal masqué de Casanova » est définitivement terminé[3]. Il y a toutefois lieu de s’étonner qu’en dépit de sa postériorité par rapport au récit des Mémoires, la Révolution ne joue pas un rôle plus déterminant dans Histoire de ma vie comme dans son organisation narrative. Au sujet des événements de 1789 et de la naissance du projet littéraire casanovien, Gérard Lahouati suggère un rapport de cause à effet : « Si Casanova a commencé à écrire son autobiographie en 1790, ce n’est probablement pas un hasard : on peut penser que le récit de sa vie est aussi sa réponse à la Révolution[4]. » L’écriture de Histoire de ma vie se prolonge jusqu’à la mort de l’auteur en 1798 et l’on aurait pu s’attendre à ce que l’ombre de la Révolution plane en permanence sur l’évocation de la période antérieure à cette dernière. Mais en dehors de passages déterminés qui ont fait l’objet de réécritures tardives[5], la Révolution n’intervient que de façon épisodique dans le texte, sur le mode de l’irruption soudaine de la période d’écriture dans la recréation littéraire de l’Ancien Régime – cet « heureux temps des lettres de cachet » dont Casanova déplore incidemment la disparition[6]. Avec sa coutumière finesse, Chantal Thomas a commenté ces surgissements impromptus de la Révolution dans un ouvrage qui, en règle générale, tient résolument celle-ci à l’écart :

La Révolution, comme la vieillesse, n’apparaît dans le texte casanovien qu’en incises, en l’espèce d’anathèmes. Jamais descriptivement (ce serait leur donner trop de poids), mais dans la seule tonalité d’une déploration sans fin. « Fatale et infâme révolution ! » gémit Casanova à intervalles variables, non d’après la logique de son texte, mais au gré de ses humeurs actuelles […][7].

S’il arrive à la Révolution de se manifester dans Histoire de ma vie, c’est donc par effraction, lorsque la mélancolie[8] éprouvée durant le processus d’écriture s’invite dans la description du passé en suscitant un accès de mauvaise humeur ; celui-ci terminé, l’auteur reprend le fil d’une narration où rien ne laisse présager l’imminence de la rupture révolutionnaire[9]. Alors qu’il aurait pu organiser son récit de manière téléologique, en dépeignant une société d’Ancien Régime dans laquelle se seraient détachés les signes avant-coureurs d’une future catastrophe, Casanova maintient la Révolution dans une forme d’impensé : Histoire de ma vie est rédigée sur la toile de fond d’une absence, celle de l’avenir connu du narrateur, mais inconcevable pour le héros qu’il met en scène, et dont il cherche à revivre l’expérience par le truchement de l’écriture sans y transposer le savoir importun de son présent. Travailler à ses Mémoires lui permet d’échapper à la Révolution aussi longtemps qu’il les rédige afin de recréer l’univers qui disparaît au même instant : « Ce que les Français sont en train de détruire, c’est le monde dans lequel et par lequel l’aventurier a pu exister ; c’est aussi le monde de sa jeunesse, le temps de tous les possibles, qu’il va rendre fabuleux, qu’il va réinventer dans sa volonté d’échapper aux souffrances personnelles et au malheur historique[10]. » L’autobiographie de Casanova incarne de ce fait un effort colossal pour ressaisir le présent révolu dans la spontanéité de son surgissement, le présent comme présent et non comme construction rétrospective sur laquelle est projetée la connaissance détenue par le mémorialiste : un présent retrouvé dans sa fraîcheur originelle et l’ignorance heureuse des lignes causales qui se développeront à partir de lui[11]. De la Révolution – et a fortiori de l’enchaînement causal ayant conduit à cette dernière –, le mémorialiste ne veut donc rien savoir.

Néanmoins, par un contraste saisissant avec la mise hors récit de la décennie révolutionnaire dans Histoire de ma vie, la fin de l’Ancien Régime fait l’objet de nombreux essais rédigés par Casanova durant son séjour prolongé en Bohême. À l’exception de la Lettre à Léonard Snetlage – le dernier ouvrage à paraître de son vivant –, les textes qui composent ce corpus ont été publiés à titre posthume, quoique la présence de références occasionnelles à un destinataire laisse supposer que l’auteur a envisagé de les offrir au public avant son décès[12]. De longueurs inégales, allant du simple fragment à des manuscrits de plusieurs pages, ces textes fournissent de précieuses indications sur l’état d’esprit de Casanova au moment de la rédaction de Histoire de ma vie en même temps qu’ils composent un compte rendu de sa pensée politique au crépuscule de son existence. Cette pensée monarchiste, contre-révolutionnaire et résolument conservatrice, se déploie en particulier dans le « Raisonnement d’un spectateur sur le bouleversement de la monarchie française par la Révolution de 1789 » et les « Réflexions sur la Révolution française »[13].

La dimension la plus remarquable de ces deux essais consiste dans la réflexion qu’ils proposent au sujet de la causalité à l’oeuvre dans le surgissement de la rupture révolutionnaire. Casanova s’interroge de manière systématique sur le réseau de causes et d’effets ayant mené à la Révolution avant d’orienter le déroulement de cette dernière à partir de l’été 1789. Est-il possible de reconstituer la chaîne causale qui a provoqué le déclenchement de la Révolution et, tout particulièrement, d’identifier la cause première à l’origine de la fin de l’Ancien Régime ? Ou bien cette entreprise est-elle vouée à l’échec en raison de l’entrecroisement de chaînes causales à ce point hétérogènes, nombreuses et complexes qu’elles interdisent de découvrir à quel moment précis le point de non-retour a été franchi dans le processus historique dont la Révolution est le terme ? Par son insistance sur le rôle du hasard et des « combinaisons » (italianisme casanovien dérivé du terme combinazioni et signifiant « coïncidences »), l’auteur se révèle comme le commentateur de la Révolution dont les observations anticipent le mieux l’effacement de la grande histoire et l’accent placé sur l’accidentel qui se manifestent dans l’historiographie révolutionnaire des vingt-cinq dernières années[14]. Ses écrits consacrés à la période révolutionnaire insistent en effet sur le large éventail de causes – politiques, institutionnelles, psychologiques et parfois triviales – dont le déploiement et l’interaction ont dépendu du hasard, du caprice, de la malchance, sinon de défaillances individuelles qui auraient pu être évitées. Se refusant à voir dans la Révolution la conséquence d’une nécessité quelconque, Casanova affirme qu’une telle lecture résulte d’une projection a posteriori de nos connaissances sur des événements qui auraient pu ne pas advenir ou, du moins, qui auraient fort bien pu engendrer des conséquences largement distinctes de celles qu’ils ont effectivement suscitées. Le « Raisonnement d’un spectateur sur le bouleversement de la monarchie française par la Révolution de 1789 » et les « Réflexions sur la Révolution française » remontent l’ordre des effets et des causes dans une quête de plus en plus vertigineuse afin de déterminer quelles déviations auraient été en mesure d’empêcher la Révolution, et s’achèvent par une conclusion aporétique selon laquelle la causalité révolutionnaire – à l’image de la causalité à l’oeuvre dans la vie du mémorialiste – échappe à toute tentative de reconstruction rationnelle.

Dans son « Raisonnement d’un spectateur sur le bouleversement de la monarchie française », texte rédigé en réponse à l’établissement de la Terreur, Casanova aborde de front une question qui deviendra centrale dans la future historiographie révolutionnaire : celle de l’enchaînement causal qui a mené à la fin de l’Ancien Régime. Son postulat consiste à avancer que celle-ci n’était pas un événement voué à se produire en raison d’une nécessité métaphysique ; au contraire, elle est le résultat d’une suite causale qui aurait pu tout aussi bien entraîner des conséquences autres. L’auteur commence par différencier deux domaines dans lesquels se déploie le jeu de la causalité : le monde naturel, d’une part, où l’exercice d’une fatalité irrésistible vient s’exprimer en vertu des décisions arrêtées de toute éternité par la Providence divine ; et le monde des affaires humaines, d’autre part, dans lequel se maintient en permanence la possibilité de résultats différents à la suite d’une altération dans la concaténation des faits. Cette opposition est soulignée dans le passage suivant :

Ceux qui appellent cette révolution un malheur fatal, ou ne savent pas ce que l’épithète fatal signifie, ou sont mauvais philosophes, car fatal signifie inévitable, imprévisible. Malheur fatal est un incendie causé par le feu du ciel, une maison précipitée par un tremblement de terre, un naufrage, quelquefois une peste, une famine, et plusieurs autres ; il faut souffrir sans murmurer tous les malheurs de cette espèce, et même en adorer la cause éternelle ; mais il s’en faut bien que la Révolution de France vienne de ce genre de fatalité qui exige adoration, patience stoïcienne et silence […]

« Rai », 119[15]

Des causalités divergentes se déploieraient ainsi dans deux ordres de réalité hétérogènes. Au monde naturel dans lequel la Providence détermine de toute éternité le jeu des coïncidences en provoquant de manière inéluctable des phénomènes catastrophiques s’oppose celui des affaires humaines où les volontés individuelles génèrent des résultats qui auraient pu ne pas advenir à la condition qu’une circonstance se soit manifestée autrement. Ce postulat fondamental d’une altérité radicale entre la nécessité à l’oeuvre dans les désastres naturels et la contingence à l’origine des catastrophes historiques[16] conduit l’auteur à s’interroger sur la cause de la Révolution et, plus précisément, à la faveur d’une entrée en matière d’ordre méthodologique, sur la régression temporelle appropriée afin de déterminer l’origine de cet événement. Faut-il remonter à la cause la plus lointaine qu’il soit possible de nommer ? Ou bien souligner la cause immédiate de la Révolution ? Les deux méthodes ne vont pas sans risque d’après Casanova, qui observe au sujet de la première : « À force de reculer, on parvient à la devoir reconnaître [« la cause d’un événement funeste de grande importance »] dans les plus indifférentes de toutes les actions d’un seul homme » (« Rai », 119). La régression historique engendre ainsi une erreur de perspective qui amène à surestimer la gravité d’événements mineurs selon une logique inverse à celle de l’optique : alors qu’un objet éloigné nous semble d’une taille réduite dans l’espace, il prend des proportions exagérées à la faveur de la distance temporelle. A contrario, expliquer un fait historique par sa cause la plus contiguë conduit à prêter faussement à cette dernière un caractère d’inévitabilité qui n’existe pas dans les affaires humaines : « Il ne faut pas non plus, ce me semble, reconnaître pour cause de l’événement en question le dernier incident qui l’aurait amené, à moins que cet incident n’eût été par lui-même indépendant d’un fait qu’on aurait pu prévoir susceptible d’un malheureux effet » (« Rai », 119).

Pour sortir de ce dilemme, Casanova suggère de renoncer à découvrir une cause unique à la Révolution afin d’identifier à la place ce qu’il nomme une « série » : « Au lieu donc d’attribuer la Révolution à une seule cause, il nous sera facile de la trouver dans une série qui, par gradation, ne terminera qu’au bout où nous voulons parvenir » (« Rai », 120). Par « série », l’auteur entend une chaîne causale indépendante qui se déploie à travers la durée en produisant à terme une rupture historique. Tandis qu’une cause est capable d’entraîner des conséquences imprévisibles qui, par arborescence, suscitent des effets toujours plus imprévisibles et apparemment déconnectés de leur origine, il existe une logique de continuité dans la série dont la gradation progressive des éléments constitutifs est le signe. Aussitôt après avoir distingué la « série » de la « cause unique », Casanova nomme celle qui se trouve d’après lui à l’origine de la Révolution : « Il me semble de voir le commencement de cette série dans une démarche du roi Philippe le Bel, par laquelle il crut de s’attacher la plus nombreuse partie de la nation, le peuple, en admettant son suffrage aux états généraux » (« Rai », 120).

La série causale identifiée par Casanova a pour point de départ la convocation des premiers états généraux du royaume de France à Notre-Dame de Paris en 1302 et pour conséquence ultime le déclenchement de la Révolution française. Le privilège obtenu par le peuple d’envoyer des députés aux états généraux s’accompagne en effet d’un soulagement graduel des entraves qui limitaient à l’origine leur participation aux prises de décisions politiques. Alors que sous le règne de Philippe IV les députés présentaient leurs requêtes à genoux en détenant un pouvoir que l’autorité royale avait étroitement délimité, leur indépendance a grandi au fil des réunions successives des états généraux : « Dans la suite du temps, cette grâce devenant un droit, ils obtinrent de ne pas se mettre à genoux et ils devinrent orgueilleux et insolents, de sorte que la tenue des états généraux fut toujours regardée par les rois comme une calamité publique » (« Rai », 120). Ces assemblées représentant un danger croissant pour l’autorité royale, Casanova avance que les successeurs de Louis XIII ont eu raison d’en éviter la réunion après 1614. Mais tandis que Louis XIV, Philippe d’Orléans, puis Louis XV s’en sont tenus à cette sage décision, Louis XVI aurait commis l’erreur irréparable de les convoquer une fois de trop, en mai 1789.

En dépit de cette hypothèse stimulante dont il poursuit l’analyse au long de quelques paragraphes[17], Casanova s’écarte rapidement de sa propre ligne interprétative en abandonnant la « suite causale » ayant conduit des états généraux de 1302 à la Révolution pour rapporter cette dernière à une accumulation de faits désordonnés. Contredisant son propos liminaire au sujet de la difficulté méthodologique à expliquer la Révolution par un fait unique, Casanova passe en revue une pluralité de causes sans relation directe les unes avec les autres. Dans un premier temps, c’est au rappel des parlements par Louis XVI que le Vénitien attribue le déclenchement de la Révolution. Casanova insiste sur la « persécution » (« Rai », 122) que les parlements auraient infligée à Louis XV jusqu’à ce que celui-ci prenne la décision de les supprimer en 1771. En revanche, c’est bien leur rétablissement trois ans plus tard par son successeur qui aurait provoqué la fin de la monarchie :

Après la suppression des parlements, le roi [Louis XV] passa en paix le reste de ses jours. Entre les maximes qu’il tâcha de graver dans l’âme de son petit-fils, son successeur, ce fut un avertissement que, s’il avait été suivi, il n’aurait perdu ni son royaume, ni sa nation, ni la vie par un infâme supplice. On doit, ce me semble, regarder le même supplice comme une punition qui lui était due pour avoir oublié le sage avis que son grand-père lui avait donné. Il l’avait averti de ne jamais rappeler dans le ministère monsieur de Maurepas. Hélas !

« Rai », 122-123 ; nous soulignons

Cependant, alors même que le rappel des parlements par Louis XVI est décrit dans ce passage comme la cause efficiente de la Révolution, le « Raisonnement d’un spectateur sur le bouleversement de la monarchie française » attribue des origines complémentaires à cet événement dans une quête interprétative de nouveau marquée par le paradoxe et le désordre. Casanova insiste notamment sur les ressorts psychologiques de la Révolution, les dispositions morales de la nation française dans son ensemble comme celles de certains individus en particulier, qui ont, d’après lui, joué un rôle déterminant. C’est en effet la méchanceté intrinsèque de la nation française, insuffisamment contrôlée par un pouvoir aussi naïf « qu’un argousin qui formerait le projet de se faire aimer de sa chiourme » (« Rai », 120), qui serait responsable de la fin de la monarchie : « La nation coupable à l’extrême degré de scélératesse n’a pas un reste de vertu assez fort pour la faire rougir : elle triompherait si un écrivain, même beaucoup moins habile que moi, réussissait à ne la démontrer détestable qu’en conséquence, tandis qu’elle l’est en premier chef, à l’examen le plus froid que l’entendement le plus pur puisse faire de tous les forfaits dont elle s’est souillée » (« Rai », 117). Terme polysémique sous la plume de Casanova, « nation » désigne à la fois les représentants officiels, qui manifestent leur tendance à la rébellion au sein des parlements et des états généraux, et le peuple français conçu dans son ensemble, peuple ignorant, inconstant et cruel dont le caractère proprement distinctif consiste à ne pas supporter le joug royal et à le secouer aussitôt que l’occasion lui en est donnée. Quoique le Vénitien n’ait pas de mots assez durs pour cette communauté portée aux pires excès dès lors que les entraves de l’autorité et de la religion lui sont retirées[18], la propension française à recourir à la violence passe bientôt au second plan d’une analyse qui insiste plutôt sur la faiblesse du souverain et sur la responsabilité déterminante de celle-ci dans le sort qu’il a fini par connaître : « Louis XVI malheureusement croyait que tout était simple, et que la soumission de la nation à sa qualité de monarque était aussi naturelle et irrésistible que le droit à la couronne avec lequel il était né » (« Rai », 117-118). Le monarque ayant eu le tort irréparable « de ne pas être assez machiavélien[19] », ses décisions sont « la cause principale » du malheur qu’il a subi : « L’espoir qu’il laisse paraître que son fils puisse monter sur le trône démontre, par ce qu’il lui recommande, non seulement qu’il croit d’avoir été lui-même la cause principale de son propre malheur, mais que la nation horrible qui l’assassinait était encore digne d’avoir un amoureux père dans le dauphin qu’il laissait entre ses griffes sanguinaires et parricides » (« Rai », 118 ; nous soulignons). Figure superlative de la faiblesse du prince, Louis XVI apparaît ici comme le « principal fauteur[20] » et l’indigne héritier de Louis le Grand et de Louis le Bien-Aimé, deux monarques qui, s’ils eussent été confrontés aux circonstances politiques qu’il lui a fallu affronter après eux, auraient su faire preuve d’assez de fermeté pour empêcher le déferlement de la furie populaire et conserver leur trône.

Toutefois, Casanova délaisse bientôt ce royal coupable pour dénoncer deux personnages dont les actions ont, selon lui, provoqué la fin de l’Ancien Régime : Necker et Louis-Philippe d’Orléans. Sans Necker, écrit Casanova, « le peuple n’aurait jamais obtenu un double suffrage et les états ne se seraient jamais tenus dans la maison du roi, la révolution ne serait pas arrivée, la monarchie de France subsisterait encore » (« Rai », 126 ; nous soulignons)[21]. Quant au futur Philippe Égalité, il a commis l’irréparable en votant la mort de son cousin : « Ce prince, à la fin, poussa la vengeance jusqu’à prononcer contre lui [Louis XVI], le premier, l’arrêt de mort, après avoir par ses manoeuvres excité le peuple à la sédition et aux excès qu’il est superflu que je réplique, étant notoires à toute l’Europe. / On peut regarder ce prince comme une des causes principales de la Révolution ; on est même sûr qu’il désire de passer pour le premier fauteur » (« Rai », 128 ; nous soulignons).

Ce qui frappe à la lecture du « Raisonnement d’un spectateur sur le bouleversement de la monarchie française », c’est sa déviation par rapport au programme argumentatif sur lequel il prétendait s’édifier. Loin d’analyser avec rigueur une série causale qui aurait entraîné la Révolution, l’essayiste attribue la responsabilité de cet événement à des acteurs hétérogènes : des institutions (les états généraux, les parlements), des personnes collectives (la nation française et sa « méchanceté » intrinsèque) comme des individus dont les traits de caractère ont une responsabilité directe dans l’avènement de la Révolution – la « faible[sse] » de Louis XVI, la « vanité » de Necker (« Rai », 126), « l’âme […] noire » de Philippe d’Orléans (« Rai », 128) – ce qui implique que dans l’éventualité où leurs dispositions psychologiques eussent été différentes, le cours de l’histoire de France en eût été altéré. En somme, le raisonnement déraisonne, l’analyse dépassionnée tourne au pamphlet et la réflexion conduit à la déploration des violences révolutionnaires, ponctuée de « Hélas ! » et de mises en cause hyperboliques de la nation française : « Horrible peuple français, que l’histoire n’a pas attendu jusqu’aujourd’hui à le reconnaître et à le caractériser pour le plus brutal, le plus cruel et le plus indomptable de tous les peuples de ce monde, sans excepter les anthropophages » (« Rai », 129). En dépit des efforts de l’auteur pour la reconstituer, la causalité révolutionnaire demeure inconnaissable et c’est le problème de départ qui demeure irrésolu à la fin du texte : si la Révolution est bien un résultat contingent, quelle est la cause de cette rupture historique et quelle déviation eût été suffisante pour l’éviter ?

Contemporaines du « Raisonnement d’un spectateur sur le bouleversement de la monarchie française », les « Réflexions sur la Révolution française » reviennent à la causalité révolutionnaire en se faisant l’écho du trouble de Casanova lorsqu’il médite sur ce vaste sujet :

Adorateur d’un Dieu et sûr de l’action éternelle d’une providence divine, je monte jusqu’à sa source, et n’y comprenant rien, je redescends, et pour me calmer je passe en revue une quantité de causes secondes de ce grand désastre. Noyé dans la vaste mer des combinaisons, je me sens tenté de devenir fataliste ; mais dans l’instant même je me rétracte, puisque je trouve évident que sans l’existence du dernier duc d’Orléans la révolution ne serait pas arrivée. Mais on me dit que sa maudite existence était indispensable. Comment indispensable ? Quelle nécessité y avait-il que son père épousât la princesse de Conti ?

« Ré », 232 ; nous soulignons

Ce passage dévoile la méthodologie adoptée par l’auteur lorsqu’il s’interroge sur la causalité révolutionnaire. Dans la lignée de la Somme théologique de saint Thomas d’Aquin, Casanova distingue ici entre cause première et causes secondes[22]. Cause première, Dieu ne saurait être tenu responsable de la Révolution sans ériger cette dernière en résultat inévitable de sa volonté toute-puissante. Plutôt que d’embrasser le fatalisme qui résulterait de cette thèse, Casanova se tourne vers les causes secondes de la Révolution, à savoir vers les décisions prises par des créatures dotées de libre arbitre[23]. Et parmi ces créatures, nulle ne lui semble plus lourdement coupable que le duc d’Orléans. Mais afin de démontrer que l’existence de ce dernier n’était pas la conséquence nécessaire d’une causalité menant à la Révolution de manière inéluctable, Casanova insiste sur les circonstances d’une conception qui a bien failli n’avoir jamais lieu. Le mémorialiste rapporte en effet une anecdote d’apparence insignifiante dont les conséquences seraient d’après lui vertigineuses. Affligée de boutons qui la rendaient hideuse, la princesse de Conti n’avait jamais consommé son mariage avec le duc de Chartres. Or, en lui procurant une crème qui a guéri sa maladie de peau, un certain abbé des Brosses l’a rendue désirable aux yeux de son époux. Neuf mois plus tard naissait le futur régicide, de sorte que sans l’intervention de l’abbé des Brosses, Philippe Égalité ne serait jamais venu au monde. C’est donc une historiette galante que Casanova considère comme la cause efficiente de la fin de l’Ancien Régime. Les boutons de la princesse de Conti, s’ils eussent résisté à la crème de l’abbé des Brosses, toute la face de la terre aurait changé.

Casanova prétend souligner l’extrême fragilité des circonstances qui ont conduit à la Révolution et, ce faisant, à la contingence de cet événement historique. Il se contredit toutefois dans les « Réflexions sur la Révolution française », comme il l’avait fait dans le « Raisonnement d’un spectateur sur le bouleversement de la monarchie française », lorsqu’il suggère l’existence d’un combat eschatologique dont le visage de la princesse de Conti était le théâtre : « Dieu avait envoyé des boutons à la duchesse de Chartres, que le duc trouvait épouvantable : l’enfer envoya la pommade qui devait la guérir par un abbé qui n’était fait que pour être méprisé. Le mauvais Génie de la monarchie française prévalut » (« Ré », 232 ; nous soulignons). En décrivant une lutte entre Dieu et l’Enfer que ce dernier finit par remporter, Casanova anticipe l’interprétation de Joseph de Maistre selon laquelle la Révolution aurait un caractère satanique[24]. Si l’on en croit ce passage, la causalité à l’oeuvre dans la rupture révolutionnaire n’est pas gouvernée par le hasard mais par une intentionnalité diabolique à laquelle l’abbé des Brosses a prêté son concours. Mais quoi qu’en disent les premiers paragraphes des « Réflexions sur la Révolution française », ceux qui leur succèdent rapportent la Révolution à des causes complémentaires qui n’ont rien à voir avec Philippe Égalité – que sa naissance ait résulté d’une malencontreuse coïncidence ou d’un complot fomenté par le prince des Ténèbres. Les « Réflexions sur la Révolution française » s’achèvent en effet par cette litanie : « Malheureux roi ! Malheureux ministres qui ne surent pas l’enfermer comme imbécile ! Malheureuse mort du duc de Bourgogne son frère aîné ! Malheureuses combinaisons ! » (« Ré », 234). Des coïncidences imprévisibles et juxtaposées auraient entraîné la Révolution : la démonstration de Casanova s’achève une seconde fois dans l’aporie en présentant non une théorie convaincante de la causalité révolutionnaire mais la déploration éperdue d’un spectateur qui, en définitive, ne sait de quelle manière expliquer l’événement historique dont il prétendait reconstituer le mécanisme.

À bien des égards, l’exemple de Casanova confirme la thèse d’un autre commentateur de la Révolution, Alexis de Tocqueville, qui a déclaré au sujet de l’étude des origines de 1789 qu’elle est mieux entreprise à distance puisqu’un esprit contemporain des faits qu’il commente risque d’être contaminé par les passions qu’ils suscitent encore : la proximité historique de Casanova avec la Révolution n’était pas suffisamment compensée par l’éloignement géographique de son installation en Bohême[25]. Plus profondément, l’échec ultime de Casanova à proposer une théorie complète de la causalité révolutionnaire fait écho à son vertige devant la logique ayant présidé à l’enchaînement des événements au cours de son existence. Dans ses Mémoires, Casanova annonce en effet : « Tout est combinaison, et nous sommes auteurs de faits dont nous ne sommes pas complices. Tout ce qui nous arrive donc de plus important dans le monde n’est que ce qui doit nous arriver. Nous ne sommes que des atomes pensants, qui vont où le vent les pousse » (HV II, 179 ; nous soulignons). Paradoxalement, la succession des coïncidences est présentée dans cet extrait comme l’expression d’une fatalité irrésistible tandis que leur interaction est décrite dans les essais de 1794 comme la conséquence d’une incontrôlable contingence. Au fil de ses méditations, les mêmes phénomènes appellent chez Casanova des interprétations contradictoires, le jeu des « combinaisons » prouvant alternativement la toute-puissance du hasard comme le poids écrasant de la nécessité. Alors que les Mémoires de Casanova tenaient la Révolution à l’écart, l’histoire de sa vie est l’espace d’une herméneutique comparable à celle que poursuivent le « Raisonnement d’un spectateur sur le bouleversement de la monarchie française » et les « Réflexions sur la Révolution française ». Ces textes l’amènent en effet à s’interroger sur la causalité à l’oeuvre dans la production d’apparentes coïncidences sans qu’il ne parvienne jamais à déterminer si celles-ci résultent d’une fatalité au travail ou d’une contingence derrière laquelle ne se dévoile aucun plan déterminé. Au fil de ses oeuvres, Casanova témoigne d’une fascination persistante pour le spectacle infiniment complexe des affaires humaines en transposant sur la scène plus large de l’Histoire la logique inconnaissable qui a présidé à la succession des événements de sa propre vie[26].

Toutefois, les textes qu’il consacre à la Révolution ne portent-ils pas en creux une théorie sous-jacente, une pensée inchoative et repliée encore sur elle-même qu’il est possible de déployer afin d’en reconstruire la logique interne et d’en démontrer la puissance heuristique ? Car il semble bien que Casanova, s’il ne la formule jamais de manière explicite, n’en tourne pas moins autour d’une interprétation des causes de la Révolution qui peut être reconstituée à partir des essais qu’il consacre à cette question au crépuscule de sa vie. Introduit dans le « Raisonnement d’un spectateur sur le bouleversement de la monarchie française », le concept de « série » se trouve au coeur de cette théorie de la causalité historique que l’auteur ébauche. La convocation des premiers états généraux est désignée par Casanova, on l’a vu, comme le point de départ d’une succession d’événements dont la Révolution est le terme. Le Vénitien délaisse cependant cette hypothèse pour imputer la fin de l’Ancien Régime aux dispositions psychologiques de la nation française et du souverain avant d’introduire des coupables supplémentaires dans la suite de ses écrits tardifs. Il est cependant possible de retenir le concept de « série » en plaçant en lieu et place d’une institution unique – les états généraux – l’hypothèse plus générale d’une dépossession par la monarchie de sa propre puissance. Dans cette perspective, la série englobe tout ce qui favorise la logique apparemment fatale d’une limitation par l’institution monarchique de son autorité. Cette série ne détermine pas de manière globale l’évolution future de l’histoire de France puisqu’à l’instar de Louis le Grand, figure paradigmatique du monarque absolu, des souverains forts sont parvenus à s’imposer sur la cour et le peuple après le règne de Philippe IV. L’organisation des premiers états généraux en 1302 n’en est pas moins emblématique d’un mouvement historique parallèle qui contrecarre l’édification de l’absolutisme monarchique en accordant une autonomie politique au peuple et une indépendance grandissante à ses représentants. Concevoir la dépossession par la monarchie de sa puissance comme ce processus discontinu et contingent dont la Révolution est la conséquence ultime permet d’articuler le libre arbitre des acteurs historiques – qui, à tout moment, auraient pu prendre des décisions distinctes ou même, à l’instar du futur Philippe Égalité, ne jamais voir le jour – à la diversité de causes occasionnelles qui ont fini par entraîner la destruction de l’Ancien Régime, qu’il s’agisse du rappel des parlements, du doublement des voix pour le Tiers-État, de la publication par Necker de son Compte rendu au Roi (1781) dévoilant au grand jour les dépenses de la cour au préjudice de la majesté de son maître[27] ou bien des erreurs d’appréciation commises par Louis XVI lui-même.

En raison de sa position dominante dans le système politique qui s’est effondré sous son règne, c’est bien à ce dernier que revient une responsabilité déterminante : Louis XVI a contribué à saper les fondements d’un pouvoir qu’un souverain plus ferme serait – peut-être – parvenu à préserver à sa place. Louis XVI, toutefois, n’est pas l’unique responsable de la destruction de la monarchie aux yeux de Casanova, pour qui des ministres plus efficaces auraient dû contrevenir aux effets désastreux de sa maladresse en contrôlant la crise des finances et en imposant des prélèvements sur le haut clergé, le déficit étant d’après Casanova la « seule maladie de la France en ce temps-là[28] ». En définitive, les décisions prises par Louis XVI s’intègrent au mouvement unidirectionnel que dessine la nuée des « combinaisons » en interagissant entre elles, mouvement de destitution de la souveraineté absolue du monarque auquel ce dernier aurait pu s’opposer, selon Casanova, en appliquant la leçon machiavélienne d’après laquelle le Prince doit renoncer à se faire aimer de ses sujets autrement que par l’octroi du pain et des jeux[29]. Loin de voir dans la Révolution le résultat prévisible d’un manque d’autonomie chez un peuple la réclamant à grands cris, et encore moins comme la conséquence d’une revendication légitime de liberté, Casanova suggère que c’est l’excès d’indépendance dont les Français jouissaient déjà en 1789 qui les a conduits à en réclamer toujours plus, selon une logique d’insatiabilité correspondant au naturel incontrôlable qu’il leur impute : le peuple français « est un tas de chiens féroces prêts à tout carnage, bourreau déterminé, des boutefeux qui ne pensent qu’à s’enrichir, usurpant toutes les richesses du royaume » (« Rai », 125). La faute capitale du roi, à cet égard, a consisté à se montrer inapte à garantir une toute-puissance susceptible de réguler les pulsions anarchiques d’une nation fondamentalement rétive à la soumission politique. À travers le concept de « série », Casanova esquisse une théorie de la causalité qui rejette le nécessitarisme dans l’ordre des affaires humaines en connectant entre eux des facteurs multiples qui, de moment en moment, conduisent au surgissement d’une rupture historique. De manière accidentelle, la série qui affaiblit le pouvoir royal de l’intérieur en vient à provoquer la chute d’une institution séculaire dont Casanova déplore paradoxalement – lui, aventurier, chevalier de fortune et noble d’alphabet[30] – l’effondrement brutal et néanmoins préparé de longue date.