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Le crédit étant le moteur de la production sociale, il doit être systématiquement remboursé, mais immédiatement et nécessairement renouvelé, à l’infini. Le capitalisme ne nous libère pas de la dette, il nous y enchaîne.

Maurizio Lazzarato[1]

À suivre les nombreux théoriciens contemporains de la dette, on pourrait émettre l’hypothèse qu’elle constitue la « forme de socialisation[2] » privilégiée de nos sociétés financiarisées. Cela signifierait que la dette lie les sujets, ou mieux, les « enchaîne », comme l’écrit Lazzarato, à un système commun. « On peut désormais parler d’une culture de la dette, comme on a pu, un jour, parler de sociétés de consommation[3] », écrivent, dès 1994, Patrice Martin et Patrick Savidan ; Wolfgang Streeck fait de l’évasion du capital après les années 1970, associée notamment à la fin des accords de Bretton-Woods, la condition de la financiarisation totale de nos rapports, en abolissant dangereusement les autres systèmes régulateurs de nos existences : « Il est aujourd’hui à peu près impossible de discerner ce qu’est l’État et ce qu’est le marché, et si les États ont nationalisé les banques, ou si les banques ont privatisé l’État…[4] » Cette situation, directement issue de l’endettement étatique, corsète les décisions aux aléas d’un marché de plus en plus souverain. Le sociologue Jacques T. Godbout émet, lui, l’hypothèse que si les sociétés contemporaines marchent aussi volontiers vers des relations transactionnelles impersonnelles, c’est bien en raison de « l’horreur croissante des modernes pour les communautés closes, soudées par les dons obligatoires qui affermissaient les hiérarchies immémoriales[5] ». « [L]e marché et l’État de droit moderne », poursuit-il, de plus en plus ficelés ensemble, « sont avant tout, en tant que machines à détruire les traditions et les particularismes, des dispositifs anti-dons[6] ». L’envers du don est la dette, à contracter et à rembourser : la dette financière protège de l’obligation archaïque du don et du contre-don, mais elle se substitue également à cette obligation pour devenir à son tour un « fait social total » selon l’expression de Marcel Mauss[7]. Enfin, cette situation contemporaine de « démocratisation de la finance » ou de « financiarisation de la vie quotidienne », que l’anthropologue David Graeber réduit à l’idéologie néolibérale, enchaîne à un rapport au monde qui n’est pas aussi libre que le marché veut le faire croire : « Dans ce monde-là, “payer ses dettes” peut finalement passer pour la définition même de la morale, ne serait-ce qu’à cause de tous ceux qui ne le font pas. […] C’est peut-être pour cela que toute la question de la dette est à présent enveloppée d’un halo de religiosité[8]. »

Cette forme de socialisation vient donc avec sa morale – son sacré –, elle sape les liens obligataires des petites communautés et réifie la mission de l’État, désormais régulé par le marché et ses échéances comptables. La littérature est en bonne place, dans le discours social, pour saisir les ambiguïtés que ces changements opèrent sur le sujet contemporain. De fait, on peut voir à l’oeuvre dans les textes littéraires le déploiement d’un « imaginaire de la dette », corollaire de cette forme de socialisation[9] ; comprendre cet imaginaire consiste à voir comment, dans les textes, il attache les sujets, comment il induit des valeurs et des narrations, des représentations, des croyances et des langages au sein d’une communauté. L’hypothèse de cet article soutient toutefois que cet imaginaire, dans sa constitution – et il s’agira de voir celle-ci en littérature québécoise –, est traversé par l’ambivalence. La dette, pour le dire simplement, n’a pas une signification arrêtée, et il n’est pas toujours aisé d’établir ce que s’endetter veut dire. Un roman de 1945, Le Survenant de Germaine Guèvremont, qui précède de beaucoup la financiarisation dont j’ai parlé jusqu’ici, montre cet imaginaire à l’oeuvre. En tant qu’ouvrage pivot entre deux « régimes » de la dette, il permet d’appréhender la constitution particulière de son imaginaire.

Les régimes de la dette : l’exemple du saumon à la mayonnaise

Avant d’en arriver à l’oeuvre de Guèvremont, il convient de s’arrêter un temps sur les « régimes de la dette » afin de se donner une grammaire pour bien en saisir les ambivalences. En ce sens, le premier geste critique de l’analyse de la dette consisterait à la « rendre visible et à la situer en tant que problème commun », ce qui contribuerait à lui « soustraire son pouvoir d’abstraction », comme l’énoncent Lucí Cavallero et Verónica Gago dans leur lecture féministe de la dette[10]. L’ambivalence de la dette est liée à son abstraction dans la mesure où le sujet endetté peine à s’orienter dans la signification de la relation débiteur-créancier, dans la morale du remboursement et dans l’imagination d’un futur, alors spéculatif. Pour bien comprendre cette ambivalence, observons un « mot d’esprit » présenté par Sigmund Freud dans un ouvrage paru en 1905 :

Un homme qui s’est appauvri a emprunté 25 florins à un homme riche de sa connaissance, et ce, après lui avoir assuré à maintes reprises qu’il se trouvait dans le besoin. Le jour même, son bienfaiteur le rencontre au restaurant, installé devant un plat de saumon à la mayonnaise. Il lui fait alors ces reproches : « Quoi ! vous m’empruntez de l’argent et ensuite vous commandez du saumon à la mayonnaise. C’est pour des choses comme ça que vous avez besoin de mon argent ? – Je ne vous comprends pas », répond l’homme mis en cause. « Quand je n’ai pas d’argent, je ne peux pas manger de saumon à la mayonnaise, et quand j’ai de l’argent, je ne dois pas manger de saumon à la mayonnaise. Mais quand diable voulez-vous que je mange du saumon à la mayonnaise ? »[11]

Pour Freud, cette histoire présente un typique « déplacement », c’est-à-dire que deux jeux de langage différents s’embranchent, créant une incompatibilité et, de là, le rire. D’un côté, la question du créancier s’inscrit dans une logique économe – qui, par extension, réfère à la moralité économique de la dette. De l’autre, le débiteur s’inscrit dans la logique fantasmatique, liée au monde infini du désir et de ses pulsions ; le déplacement, « quand diable voulez-vous que je mange du saumon à la mayonnaise ? », inscrit alors le fantasme dans la moralité économique, ce qui entame la logique. Le luxe ne peut devenir une nécessité[12].

Cette fable n’est pas aussi anecdotique que le suggère son statut de « mot d’esprit ». La dualité morale qu’elle contient structure également la représentation de la dette dans la littérature québécoise depuis ses premiers temps[13]. Ce chantier d’analyses de la dette en littérature québécoise demeure, à l’exception d’analyses ciblées au sein du riche corpus des écrivains canadiens-français « endettés »[14], un véritable angle mort de la critique. Si la question identitaire et nationale lui est généralement préférée, c’est dire que la dette fera retour sous la forme du « legs » et de la transmission, à l’extérieur néanmoins des rapports économiques. Son ambivalence n’a donc pas encore fait l’objet de toute l’attention nécessaire.

Pour illustrer cette ambivalence, il suffit de prendre deux personnages iconiques : le défunt père de Charles Guérin dans le roman de P. J. O. Chauveau (Charles Guérin, 1846) et Jean Rivard, dans le roman d’Antoine Gérin-Lajoie (Jean Rivard, le défricheur canadien, 1862). Dans ces deux oeuvres, les personnages ont engagé des dettes : le père Guérin, pour monter son entreprise et pour bien loger sa famille, Jean Rivard pour défricher sa terre et mettre sur pied son industrie de potasse. Tout, dans ces romans, avalise leurs emprunts, et, dans Charles Guérin, excuse l’embarras dans lequel la famille est laissée (le père Guérin meurt endetté mais ses dettes n’auraient pas été un problème s’il avait survécu, tant elles participaient de la prospérité future de son entreprise). Jean Rivard montre les succès auxquels les emprunts mènent. À la question du créancier, « c’est pour des choses comme ça que vous avez besoin de mon argent ? », les débiteurs pourraient fort logiquement fonder les emprunts présents sur les succès futurs et répondre, de ce fait, à la morale économique. Toutefois, dans les deux romans, on rencontre d’autres dettes, celles des « dandys » qui vivent de façon aristocratique. D’abord, Henri Voisin, rival ambigu de Charles Guérin, se flatte d’être « saisi » pour ses dettes liées à des dépenses superflues. Le caractère vil du personnage souligne l’immoralité de l’endettement qui découle, chez lui, de ses goûts luxueux et artistiques. Ensuite, Gustave Charmenil, l’ami de Jean Rivard, qui a choisi l’aventure de la ville et la vie urbaine, parle des dettes qu’il pourrait contracter, comme le font ses collègues, pour vivre richement dans des hôtels, s’habiller avec distinction et fuir ensuite sans payer. Chez ces deux personnages, la dette prend la forme d’une faute. Si l’idéologie des textes condamne clairement les formes de leur endettement, les deux romans présentent en outre, de façon confuse, une « idéologie dans le texte[15] » formée par une communauté aristocratique équivoque, qui assure la valeur de ces dettes, et plus encore : sa valeur par ces dettes. À l’indignation du créancier, ces aristocrates (ces aristocrates imaginaires) sauraient difficilement rétorquer autre chose que leur privilège : « Pourquoi n’aurais-je pas droit au saumon à la mayonnaise ? » Plus encore, ces privilégiés indiquent qu’ils ne rembourseront pas (Henri Voisin se flatte de son défaut de paiement, Gustave Charmenil présente la fuite comme faisant partie du projet d’endettement). Ces exemples figurent de façon typique l’opposition entre le régime « d’échange », lié au capitalisme, et le régime « hiérarchique », lié, selon David Graeber, à l’Ancien Régime et à l’essentialisation des positions que celui-ci suppose[16]. Pour le dire simplement : le régime d’échange tient à une égalité de fait entre le créancier et le débiteur, et à une inégalité de capital induisant une domination par l’emprunt ; le régime hiérarchique part d’une inégalité de fait (ou imaginaire) entre le débiteur et le créancier, le premier considérant son identité comme supérieure, garante du prêt encouru, et le luxe de la dépense comme une condition essentielle de son rang. La rencontre entre ces deux régimes induit une friction morale, souvent complexe[17]. La dette devient ainsi, dans sa représentation littéraire, liée au statut du sujet, à la finalité de l’emprunt et, implicitement, à l’appartenance communautaire du débiteur : ces trois éléments, d’ordinaire narrativement motivés dans les oeuvres, permettent de dénouer provisoirement les ambivalences de l’imaginaire de la dette.

Le troisième régime qu’étudie Graeber trouve son origine dans les sociétés anciennes, celles qui ne sont pas divisées en classes sociales. Ce qu’il nomme le « régime communiste » (qu’il faut entendre de façon plus large que le « communisme » de régime) fait en sorte que le débiteur est lié par sa créance à la communauté. C’est par la dette qu’il appartient au groupe. Au fondement de toute société humaine, selon Graeber, ce « régime » consiste à donner « selon ses capacités », en vue d’une collaboration communautaire. Cela signifie que chaque sujet « donne » et « reçoit » continuellement, ce qui garantit la cohésion et le fonctionnement social. Il ne s’agit pas d’une « réciprocité », précise cependant l’anthropologue : « Ce qui est égal des deux côtés, c’est la certitude que l’autre en ferait autant pour vous, pas nécessairement qu’il le fera. […] C’est pourquoi il est inutile de tenir des comptes[18]. » Singulièrement, dans les romans du xixe siècle québécois, ce n’est pas ce régime communiste qui s’étiole lorsqu’il rencontre le régime d’échange, mais l’autre, celui de la hiérarchie. Si cela est singulier, c’est bien parce que le régime communiste s’attache, dans le discours idéologique, aux campagnes et au terroir. Pourquoi les romans terroiristes ne le confrontent-ils pas, dès la naissance de la littérature québécoise, au nouveau régime d’échange ? La réponse à cette question peut s’appuyer sur divers motifs. Le principal se résume sans doute à ceci : il est plus facile de disqualifier la hiérarchie au profit de l’échange capitaliste – en vue du développement et de l’épanouissement de la petite-bourgeoisie canadienne-française selon les règles du jeu du marché – que d’appuyer cette valorisation de l’échange sur un rejet de la communauté. La lutte des valeurs évoluera, cependant. Dans le développement du capitalisme au gré du xxe siècle, il paraît clair que ce régime communiste, maître dans la représentation du régionalisme, est menacé, et c’est cette menace aux mains du « marché impersonnel » que les oeuvres déploreront. Ainsi, l’entraide communautaire est mise en péril par Séraphin Poudrier dans Un homme et son péché, rappelant en cela l’immoralité de la cupidité propre au capitalisme ; la spéculation avide d’Euchariste Moisan dans Trente arpents provoque sa ruine – et plutôt trois fois qu’une : il se laisse berner par les sirènes du jeune notaire, il poursuit en justice un voisin pour les profits qu’il a faits sur sa terre, et il spécule sur le prix des céréales. Le notaire fuira avec la fortune de Moisan, le procès contre le voisin s’avérera improductif et onéreux, la grange remplie de céréales non écoulées sur le marché en contexte haussier sera la proie d’un incendie.

Si, dans le mot d’esprit de Freud, la morale économique du créancier appartient au « régime d’échange » et la réponse dépensière du débiteur au « régime hiérarchique », peut-on y lire aussi une figuration du « régime communiste » ? La réponse ici est non, car la question du créancier apparaît elle-même en inadéquation avec ce régime. Comme l’évoque Graeber, le régime communiste – en cela il est près de la morale du don et du contre-don – s’appuie sur un système « d’obligations », généralement opposé au système de la dette. En regard de l’obligation, les dettes se distinguent facilement : elles sont « précisément quantifiable[s] », ce qui leur permet de « devenir simples, froides, impersonnelles[19] ». L’obligation du régime communiste ne se quantifie pas. « Voici le moyen le plus sûr de savoir qu’on est en présence de relations communistes : non seulement personne ne compte, mais l’idée même de compter paraîtrait blessante, ou extravagante[20] », écrit l’anthropologue. Ce qui me permet de répéter que la discussion sur le saumon à la mayonnaise, inscrite au sein d’une comptabilité morale, semblerait saugrenue en régime communiste.

Un dernier élément me paraît important avant d’en venir à ma démonstration. Les trois régimes, assure Graeber, s’ils ont trouvé leur sommet dans des sociétés distinctes – le régime d’échange domine notre société contemporaine, le régime hiérarchique dominait les hautes classes de l’Ancien Régime –, persistent jusqu’à aujourd’hui tout en s’imbriquant ; ces régimes s’hybrident au sein de nos sociétés et dans celles qui les ont précédées, car, insiste Graeber, leurs « principes moraux […] coexistent toujours et partout[21] ».

Le Survenant : les taules et les obligations

Le Survenant de Germaine Guèvremont est on ne peut plus représentatif de cette rencontre entre les moralités de ces régimes. En 1945 s’opérait ce qu’on a souvent analysé comme un pivot, ou d’après le titre d’un important numéro d’Études françaises, comme « la rencontre de deux mondes » : la même année paraissaient Bonheur d’occasion de Gabrielle Roy et Le Survenant de Germaine Guèvremont[22]. Sur ces oeuvres de Guèvremont et de Roy, Micheline Cambron écrit de façon révélatrice que

[d]ans ces romans de la pauvreté, où sans fin l’on compte, recompte les gains, escompte sur les emprunts, toute l’axiologie est tendue entre le prêt et le don. Le prêt, consenti ou demandé, y est connoté négativement, associé, plus encore que l’achat ou la vente, à une réification des relations, alors que le don y est ce par quoi est rétablie une fragile humanité[23].

Dans les termes de Micheline Cambron, le système d’échange – contenu dans la réification, qui signifie ne plus accorder la valeur selon l’usage mais selon ce qu’on obtient en échange – s’oppose dans toute sa clarté au système communiste, réputé capable de maintenir l’« humanité » vivante. La question morale s’avère alors centrale, dans la mesure où, dans les deux romans qu’étudie Micheline Cambron, la perte de valeur (terme lourd, en économie) se lit à l’aune de la transformation de la valeur de sa forme inquantifiable, le don, en sa forme comptable, la dette. C’est l’esprit des questions que pose Graeber en ouverture de son essai : « Que se passe-t-il quand nous ramenons l’obligation morale à la dette ? Qu’est-ce qui change quand l’une se transforme en l’autre ?[24] » Cette transformation est précisément le récit qu’offre Germaine Guèvremont en 1945 : nous voyons l’humanité et sa morale communautaire se fracasser sur le mur de l’économie marchande et de sa morale impersonnelle. Si la communauté impose aux sujets qui la constituent des devoirs, le marché, lui, impose des intérêts. Cette distinction n’est peut-être pas aussi évidente que Graeber voudrait cependant le faire croire. L’anthropologue effectue une lecture historique renouant avec « l’anthropologie du don » développée par les travaux de Marcel Mauss et notamment poursuivie par Jacques T. Godbout et Alain Caillé. Ces travaux insistent sur l’existence de ce que Jacques T. Godbout nomme la « dette mutuelle positive[25] ». Celle-ci se développerait malgré l’hégémonie du marché – qui prend en charge des liens transactionnels auparavant dévolus au don, comme le soin des aînés – et de l’État. Cette « dette mutuelle positive » décrite par les anthropologues du don échappe effectivement au comptable, n’induit pas nécessairement de faute obligataire et n’invite pas forcément un remboursement. De là, être « l’obligé » d’autrui constituerait le rapport même de la filiation et de l’entraide communautaire. La morale de cette dette ne peut donc, selon Graeber, être la même que celle recouvrant la dette de marché ; l’obligation, par son potentiel réciproque, échappe à la rationalisation financière.

On peut résumer Le Survenant à peu d’éléments. Un homme frappe chez les Beauchemin pour y demander le couvert et l’hospitalité, et comme il est coutume de le faire, la famille l’accueille, le loge et le nourrit. Il refuse de se nommer et accepte le nom commun que les Beauchemin lui donnent, « le Survenant ». Or, plutôt que de rester quelques jours avant de repartir, il s’attarde ; habile, fort à l’ouvrage, riche d’une culture acquise en parcourant le vaste monde, il devient la fierté du patriarche Didace Beauchemin, veuf depuis peu. Didace est fort déçu de son fils, Amable, lâche, faible, sans talent ; celui-ci est marié à Phonsine, mais le couple est sans enfant. Très vite, entre le Survenant et Didace, une sorte de sentiment de filiation se développe. Didace reconnaît la force de sa jeunesse dans le Survenant. Phonsine et Amable le détesteront pour cela, ainsi va la rivalité familiale. Beau et fort, le Survenant va aussi conquérir, sans le vouloir, le coeur d’Angélina, une vieille fille fortunée qui se refuse à tous ; infirme et d’une pauvre beauté, nous dit le narrateur, elle est néanmoins économe et héritière d’une belle terre et de ses fruits.

Dès l’incipit, le narrateur mentionne que le Survenant, lors de son arrivée chez les Beauchemin, « demand[e] à manger[26] ». Comme le père Didace l’invite à entrer, il pénètre dans le logis « sans même un mot de gratitude » (S, 7). Il n’est pas en faute, il ne doit pas s’excuser de prendre ni remercier de ce qu’on lui donne. Cette entrée en matière l’inscrit plutôt dans une communauté du don et du contre-don ; ce qu’on lui donne, il le rendra sans compter « selon ses capacités ». Dans le même chapitre, la situation s’explicite quand le père Didace demande son identité au Survenant :

– Resteras-tu longtemps avec nous autres ?

– Quoi ! je resterai le temps qu’il faut !

– D’abord, dis-nous qu’est ton nom ? D’où que tu sors ?

– Mon nom ? vous m’en avez donné un […].

[…]

– Je vous questionne pas, reprit l’étranger. Faites comme moi. J’aime la place. Si vous voulez me donner à coucher, à manger et un tant soit peu de tabac par-dessus le marché, je resterai. Je vous demande rien de plus. Pas même une taule. Je vous servirai d’engagé et appelez-moi comme vous voudrez.

S, 9-10

On peut facilement déceler dans ce passage un « contrat » entre le Survenant et Didace. À propos de la durée de celui-ci, le Survenant élude (« le temps qu’il faut ») ; à propos de son identité à apposer au contrat, il élude de même (« appelez-moi comme vous voudrez »). Quant à la valeur de l’échange, il répond par des infinitifs (« à coucher » et « à manger ») qui ne sont pas mesurables : « Pas même une taule[27] », ajoute-t-il. Mais ce marché n’est pas aussi limpide qu’il y paraît. Je le reprends point par point.

« Le temps qu’il faut. » Comme l’indique la citation de Lazzarato que j’ai mise en exergue, la dette enchaîne « à l’infini » le sujet ; ce serait même une condition essentielle de notre système financier. Le sociologue Jean-François Bissonnette fait un pas de plus en ce sens en écrivant que « [l]a dette financière n’évacue […] pas le temps : elle le capitalise[28] ». Ces deux réflexions parentes insistent sur le « temps du système » qui en tirera infiniment du profit. La réplique du Survenant suit le chemin inverse. En refusant d’arrêter une période, le Survenant indique son autonomie – son temps à lui n’appartient à personne et ne se quantifie pas. Il se place également, de façon implicite, dans la position du créancier, puisqu’il se laisse la liberté de déterminer son terme. Pour mieux dire, ce n’est pas pour le Survenant que le temps est compté, mais pour les Beauchemin, qui devront le voir partir, un jour ou l’autre, sans pouvoir l’en empêcher.

« Mon nom ? vous m’en avez donné un. » C’est tout l’enjeu de la structure d’échange au coeur du roman de Guèvremont. Le Survenant n’a pas de nom, donc on lui donne un nom. « Avoir un nom », dans le lexique de la dette, consiste à disposer d’un crédit suffisant ; très vite, les habitants parleront donc du « Venant aux Beauchemin », ce qui fera se rebiffer Amable (S, 49), le fils lâche laissé dans l’ombre du nouveau venu. Amable dit même au Survenant, qui l’interroge sur le sens du nom dont on l’a baptisé :

– Un survenant, si tu veux le savoir, c’est quelqu’un qui s’arrête à une maison où il est pas invité… et qui se décide pas à en repartir.

– Je vois pas de déshonneur là-dedans.

– Dans ce pays icitte, on est pas prêt à dire qu’il y a de l’honneur à ça non plus.

S, 35

Le nom du Survenant est attaché à un système d’obligation, fragile et informel, comme attaché à un monde ancien, à des normes communautaires. Ce système, en passe de devenir archaïque, n’a pas une reconnaissance de loi (comme la dette, liée au nom), il n’est pas comptable, l’honneur qui en découle s’avère donc instable. En contrepartie, ce système communiste qui « donne un nom » à celui qui vient peut, seul, l’intégrer dans la communauté. Vers la fin du roman, le Survenant se bat, au cirque, contre le lutteur le plus fort du monde et réussit à lui tenir tête dix minutes, emportant une petite fortune ; les jeunes du Chenal venus l’accompagner crieront « Hourrah pour le Survenant ! », « le Venant à Beauchemin » (S, 168). Le narrateur souligne pour la seule fois du roman : « Amable entendit mais ne protesta pas » (S, 168). Le Survenant a « gagné » son nom.

« Pas même une taule. » Ce refus de l’économie financière n’est pas seulement évoqué, il est, pour ainsi dire, glosé dans tout le roman. Il convient dès lors d’interroger de nouveau l’honneur du personnage : « Dans ce pays icitte, on est pas prêt à dire qu’il y a de l’honneur à ça non plus », assure Amable, qui semble prononcer une forme de litote d’une ambiguïté assez remarquable. Je souhaite insister sur l’imprécision dans le bref dialogue que je viens de citer : l’honneur ou le déshonneur, le caractère licite ou illicite de la position du Survenant, paraît flou, enraciné dans un monde si lointain que rien ne semble « conventionné », écrit, su. Au Chenal du Moine, où se situe l’action, tout est pourtant régi par des usages partagés : la corvée pour aider l’habitant malade ; le devoir, beau temps, mauvais temps, d’aller rendre un dernier hommage au défunt ; l’action qu’il faut prendre quand des brigands semblent s’approcher des bêtes communales. Tout le monde sait comment réagir, dirait-on, sauf Amable et Phonsine, qui perçoivent ces pratiques communautaires comme à travers un brouillard. En fait, en raison de la focalisation fréquente sur ces personnages, ces obligations sociales nous paraissent, à nous aussi lecteurs et lectrices, mues par une nécessité énigmatique. Une autre page du roman évoque une imprécision de nature économique ; elle est d’autant plus intéressante qu’elle se révèle sans utilité diégétique. Cela se passe en ville, à Sorel. Pendant que Didace tente de vendre ses produits au marché, une dame l’interpelle afin de stigmatiser l’aisance des cultivateurs, qui sont toujours, selon elle, à vendre hors de prix des légumes qu’ils ont pour rien. Didace réagit :

– Eh oui ! Puis qui c’est qui vous dit qu’on est des cultivateurs ? Je peux ben être rien qu’un habitant.

– Voyons, monsieur Beauchemin, c’est la même chose.

– Quoi ! Y a pourtant une grosse différence entre les deux : un habitant c’est un homme qui doit sur sa terre ; tandis qu’un cultivateur, lui, il doit rien.

– J’ai jamais lu ça nulle part.

– Ni moi non plus. Mais je le sais, même si c’est pas écrit dans l’almanach.

S, 83

On doit comprendre de cet échange que le cultivateur est le propriétaire de sa terre tandis que l’habitant, lui, vit sur une terre hypothéquée, qui ne lui appartient donc pas pleinement. En apparence, cela ne change rien que Didace soit l’un ou l’autre, et son argument peut être considéré comme d’autant plus curieux qu’il ne sera plus évoqué dans la suite du récit. Or, homologue au refus de la « taule » (et donc au comptable, à l’écrit) par le Survenant, refus du système monétaire reconnu, le sens des termes « cultivateur » et « habitant » semble aussi intangible, non officiel et, surtout, non écrit. La distinction elle-même paraît économiquement floue, aussi imprécise que le statut du Survenant, entre honneur et déshonneur. Par là, le personnage s’inscrit au sein d’une économie infra-économique (comme Didace évoque une classe sociale infra-classe[29]), une économie du don et de l’obligation, et non de la dette et de la faute. Cette inscription dans un système avant tout « communautaire », même s’il est en décadence à la fin du terroir canadien, accorde au Survenant une véritable appartenance, quasiment une filiation – il devient « le Venant à Beauchemin », tout comme Didace, en tant qu’habitant, appartient à la même communauté que ses « clients ».

Ce système infra-économique est l’objet d’une véritable discussion critique qui trouve sa racine dans les dernières pages du roman, ce qui en justifie l’analyse ici. De fait, la fin du Survenant est grevée de dettes : le Survenant reprend la route, sans le dire à personne, et disparaît. Il laisse derrière lui un grand vide et, à notre plus grand étonnement de lecteur, des dettes : « Il fallut bien admettre que le Survenant était parti pour tout de bon. Quelques jeunesses se vantèrent à la ronde de perdre ainsi de jolies sommes » (S, 188). Angélina, qui, d’amour, payait tout au Survenant, reçoit ce reproche à la réputation de l’être aimé comme un affront : « Mais le Survenant, que son nom reste intact ! Il ne serait pas dit que, pour l’amour de quelques coppes, elle laisserait les autres ternir, de leurs sales jacasseries, l’image de l’homme qu’elle aimait » (S, 189). Le nom « intact » : car la dette monétaire vient avec la faute, laquelle érode le nom ; Angélina fera donc la tournée des petits créanciers du Chenal du Moine : « – Je passe, vu qu’il m’a laissé la commission de régler ses dettes » (S, 189).

Cette attitude d’Angélina surprend, et tout dans le roman invite à supposer une grande métamorphose dans son caractère. En effet, elle était décrite comme la plus économe des ménagères ; elle devait se contrôler pour ne pas hurler quand elle voyait Phonsine, maladroite, gaspiller la farine dans la confection de ses tartes (S, 21-22) ; elle se faisait un orgueil de « chauffer » la dernière lors de l’hivernage, pour économiser au maximum le bois et les frais, elle qui pourtant se trouvait riche. Mais à la fin du roman, elle « rachète » le nom du Survenant. Cette étrangeté ne trouve qu’une seule explication, que mon analyse jusqu’ici visait à installer : le régime d’échange a rencontré le régime communiste, et le second a métamorphosé Angélina. Cette observation invite à quelques commentaires. Il faut d’abord rappeler que, dès son entrée dans le récit, le Survenant s’inscrit dans un système d’obligations non comptables (« pas même une taule »), et donc infra-capitaliste (« le temps qu’il faut »), ce qui lui permet d’intégrer la communauté, et plus encore, une forme de filiation (« Mon nom ? vous m’en avez donné un »). Ces éléments montrent l’appartenance du personnage au régime communiste décrit par David Graeber ; ce régime le soustrait aux règles de l’échange et, par là, à la « faute de la dette ». Son absence de gratitude le dénotait clairement, et le système d’obligations le mettait, a priori, à l’abri des dettes sonnantes et trébuchantes. Les dettes de la fin viennent bien de quelque part, pourtant ; et c’est, apprend-on, d’un vice du Survenant : l’alcool. Il s’agit d’une crainte réelle, exprimée plusieurs fois dans le roman, qui flotte partout au-dessus du Chenal du Moine, à savoir qu’un cultivateur « boive sa ferme et sa terre »[30]. Propriétaire de rien, le Survenant n’a donc rien à perdre : son nom même ne lui appartient pas. Ainsi, sa dette financière est moins la faute en soi que le reflet (et le symbole) de son vice. Loin de tempérer son penchant pour la boisson, le Survenant l’accepte comme un trait définitoire, opposant son vice aux défauts d’Amable. Car, dans un système communautaire, les défauts vous mettent en marge, vous êtes « bon à rien » ; et ce n’est que dans le système d’échange que le vice pèse, vous êtes alors « insolvable ». Cette dualité est centrale. Quand le Survenant se promène avec Angélina et qu’il ergote sur la liberté des corps et leur beauté animale, se faisant libidinal sans en avoir l’air, la femme est projetée dans un trouble décrit, par le narrateur, en termes économiques :

Angélina ne comprenait plus rien. Ce qu’elle avait toujours cru une honte, une servitude, une pauvreté du corps, le Survenant en parlait comme d’une richesse ; une richesse se complétant d’une richesse semblable cachée en un autre être, quoi ? Ses yeux s’ouvraient à la vie. Maintenant, la richesse lui apparaissait partout dans la nature.

S, 158-159

La « richesse » de la « nature », inaccessible aux habitants du Chenal, qui ne pensent qu’à leurs sous, ainsi que le leur reproche le Survenant (voir S, 124), devient homologue à la richesse de la communauté – incomprise par Phonsine et par Amable, mais aussi par les fils Provençal, par la jeune génération coincée dans la valeur financière et détachée de celle de la communauté. On a souvent dit que la décadence du terroir, dans le roman de Guèvremont, tenait à cet effritement filial et communautaire. Le fait que la jeune génération, dans le roman, a remplacé la valeur des obligations communautaires par la valeur financière l’indique très justement.

Cast your bread

Je reviens à la fin du roman. Le Survenant vient de tenir tête au lutteur le plus fort du monde. Argent en poche, il invite tous les jeunes du Chenal venus l’acclamer à « boire un coup ». « L’argent dépensé » (S, 169), le Survenant a encore soif, cependant, ainsi va le vice : « – Les amis, dit-il fort sérieux, vous avez bu la traite du plus pauvre bougre du Chenal, il va falloir boire maintenant la traite du plus riche » (S, 169). Tous se tournent vers Joinville Provençal, fils de Pierre-Côme Provençal, riche maire du Chenal. Mais le tavernier de Sorel se fiche de cette richesse de pacotille d’un habitant du Chenal : « On le [Joinville] vit, la honte au front, supplier l’hôtelier de lui accorder du crédit » (S, 169). Rien n’y fait, bien sûr ; le système économique de Sorel, qui accueille les riches marchands écossais et britanniques, n’a aucune reconnaissance pour les petites gens de la campagne, agriculteur ou habitant. « – Un gros marché, Provençal ? », demande le Survenant à Joinville, une fois que celui-ci est revenu à la table, dépité. « – Un gros marché ? » s’étonne le jeune homme. Puis ses idées se clarifient :

Soudain [Joinville] pensa à l’argent du marché, à l’intérieur de son veston. Quoi ! l’argent que les Provençal mettaient d’ordinaire en commun lui appartenait autant qu’à ses frères ? Éparpillant les billets de banque, il cria, comme un enragé :

– La traite ! la traite pour tout le monde dans l’hôtel !

S, 170

Quand le système économique du crédit se refuse à nous, il reste le commun du marché, qui est frappé d’ambiguïté. Le marché est le lieu de l’agriculteur et de l’habitant, un lieu possédé ou qui nous possède, dira-t-on, comme si ce mode de vie pouvait encore, pour un temps, hors de l’écrit et de la loi, s’organiser hors de la clarté comptable. Amable, le lâche et avare Amable, qui économise tout, jusqu’à son énergie, s’offusquera de cette dépense d’alcool, de ce don à tous. Le narrateur indique alors :

Debout contre le mur, d’une voix presque prophétique, il [le Survenant] dit rêveusement :

– Ce qu’on donne, Amable, est jamais perdu. Ce qu’on donne à un, un autre nous le remet. Avec une autre sorte de paye. Et souvent au moment où on s’attend à rien. J’ai connu un matelot nègre qui jetait toujours à l’eau la première tranche de pain qu’il recevait sur le bateau. Il disait que, dans un naufrage, c’était grâce à un goéland s’il n’était pas mort de faim… Cast your bread… Ah ! neveurmagne !

S, 171

À la rentabilité de l’intérêt de marché du libéralisme, le Survenant oppose la circularité naturelle de la société du don et du contre-don. Denys Delâge et Jean-Philippe Warren notent, de façon claire, en parlant des Abénaquis du xixe siècle, que la terre était, dans les sociétés du don et du contre-don, un marqueur de survie, contrairement à la situation en système libéral : « [L]es sociétés du don et du contre-don appartenaient au territoire, à l’opposé des sociétés modernes, où le territoire privé appartient à des individus[31]. » Toute l’ambiguïté de ce que Didace proclamait à propos des cultivateurs et des habitants revient ici hanter le roman. Un habitant « doit sur sa terre, tandis qu’un cultivateur, lui, il doit rien » : j’ai proposé de lire cette réplique – le roman m’incline à le faire – à l’aune d’un système libéral de dette et d’hypothèque. Mais on pourrait le lire comme un passage d’un système communautaire vers un système libéral. L’habitant qui doit sur sa terre appartient à sa terre, c’est une condition de sa communauté. L’agriculteur, tout simplement, l’exploite.

Cast your bread, expression biblique tirée de l’Ecclésiaste[32], rappelle l’ambivalence intrinsèque à la dette. Chez Jean-François Bissonnette, cette ambivalence prend la forme d’une « double capacité » : « capacité à asservir et à émanciper[33] ». L’obligation « organique » dans laquelle s’inscrit le Survenant montre cette émancipation par la dette ; le roman témoigne, à la fin, par le remboursement forcé d’Angélina, qu’il s’agit aussi d’un asservissement.

J’ai tenté d’exposer comment cette ambivalence trouve sa racine dans le passage d’un régime de la dette à l’autre, car les régimes n’ont ni les mêmes règles ni les mêmes effets. Aucun créancier ne lancerait au Survenant, devant sa bouteille d’alcool : « C’est pour des choses comme ça que vous avez besoin de mon argent ? » Car tout le monde connaissait son vice, et nul ne pouvait décemment espérer être un jour remboursé par ce géant qui ne faisait pas une taule. En vérité, loin d’être un dandy qui fuit sans payer (comme au sein du régime hiérarchique), le Survenant apparaît un peu comme ce quêteux qui prend ce qu’on lui donne[34]. Appartenir à la terre du Chenal, même pour un temps, vient avec ce gage que la communauté le nourrira. Et pour les floués, qu’Angélina aura mal compris en les remboursant, le Survenant aurait rétorqué dans les termes de l’économie communiste ou de l’anthropologie du don, à la réciprocité si peu comptable : Cast your bread upon the waters. Ce passage du roman est, selon Yvon Rivard, le signe d’une illusion de partage et de collectivité au sein de la première société québécoise[35], et je peux évidemment convenir que ma lecture du Survenant aura travaillé à partir de cette illusion, inspirée pour beaucoup de l’idéalisme critique de David Graeber. J’ai voulu lire la persistance d’un régime communiste, et ma démonstration en ce sens aura semblé signifier qu’un moment béni aurait permis l’harmonie communautaire au sein d’obligations réciproques, « libre[s] et obligatoire[s][36] » d’après les mots de Marcel Mauss. Il va de soi que ce moment n’a pas existé, dans la mesure où le système d’échange a été perçu comme une libération, précisément, des obligations communautaires, car le système communiste n’était pas seulement constitué de « dons » ; il était taillé dans le « dû », et des monnaies de crédit avaient cours même à l’extérieur du capitalisme et de son système marchand[37]. C’est donc sans idéal que j’affirme que le Survenant, en quittant le Chenal, laissant derrière lui des dettes, n’avait pas le sentiment d’être endetté – tout dans le roman indique qu’il ne devait rien. De même pour Didace qui – le sait-on à la fin ? – devait ou ne devait pas sur sa terre.

Le saumon à la mayonnaise nous apprend ceci, que la dette change de signification, qu’elle est donc modulable selon des régimes de compréhension distincts. Le Survenant choisit de croire que sa dette n’engage pas que lui et ses créanciers, mais touche tout l’univers dans son équilibre ; Didace veut faire croire que la dette sur sa terre le rapproche du commun et l’inclut dans la communauté. La dette, en ce sens, ne se contente pas d’être le signe d’une faute économique : elle devient le gage d’un lien à autrui. Mais pour que le négatif soit lisible positivement, il faut bien sûr une communauté capable de partager cette croyance, et c’est sans doute la métamorphose d’une croyance que met habilement en scène le roman de Germaine Guèvremont.