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Il ne fait pas de doute que la littérature dit quelque chose de l’économie. Que Honoré de Balzac ait permis à Karl Marx de mieux comprendre les rouages de l’économie dans Le Capital[1] sert généralement de preuve : la force imaginante de la littérature donne à lire des tensions que les études savantes, les statistiques et les données de commerce ne sauraient pas offrir. Bien sûr, envisager la littérature comme un simple révélateur de l’économie apparaîtra réducteur, car la littérature, entendue comme jeu de langage fabulateur, est également un outil privilégié des économistes, quand bien même ils se cachent derrière des grilles rationnelles : pensons à La fable des abeilles[2] de Bernard de Mandeville ou aux inventions anthropologiques d’Adam Smith[3]. À l’origine des premiers textes de ce qui allait devenir l’économie politique, il y a un imaginaire taillé dans des fictions.

La véritable question réside dans le sentiment ambivalent nous conduisant à considérer que tout sépare l’économie de la littérature : « Lorsque l’imagination d’un peuple entier a été dirigée sur les grandeurs purement quantitatives, comme aux États-Unis, le romantisme des chiffres exerce sa magie irrésistible sur ceux des hommes d’affaires qui sont aussi des “poètes”[4]. » Par ces mots, Max Weber observe que le chiffre et le quantitatif peuvent remplacer la poésie, comment ils peuvent constituer une nouvelle valeur qui dépassera, dans le calcul du bonheur, ce que l’esthétisme (entre autres) peut assurer. C’est dans cette optique que Pierre Bourdieu parle, dans son analyse du champ littéraire, d’« économie à l’envers[5] » : l’institution de la littérature accorde ses valeurs selon des paramètres qui s’opposent à ceux des règles d’équilibre dictées par l’offre et la demande. Ainsi, les deux domaines sont souvent renvoyés dos à dos en raison de la primauté que l’économie accorde au chiffre et au quantifiable, à ce que l’École de Francfort nomme en un mot la « rationalisation », cette « raison » qui annihile toute valeur spirituelle et esthétique[6].

Notre dossier entend montrer comment cette opposition entre littérature et économie, sans être une pure vue de l’esprit – on le verra au fil des articles que nous avons réunis : l’antagonisme est dans les oeuvres et au sein des représentations –, n’est pas aussi tranchée qu’on pourrait le croire. La notion « d’imaginaire » est notre postulat : l’économie participe d’un imaginaire et est modelée par lui. Alors, comment opposer la raison des intérêts à la passion des pulsions, pour reprendre le beau contraste que l’économiste Albert O. Hirschman a longuement analysé comme fondement de l’économie politique[7] ? Si avec Montesquieu se développe l’idéal du « doux commerce », capable de domestiquer les moeurs, comme Hirschman le met bien en évidence, Adam Smith systématisera ce concept autour de l’intérêt comme raison morale permettant d’établir un équilibre au sein de la société : en cherchant son intérêt – et non pas l’assouvissement de ses passions –, le sujet délaissera la violence pour les échanges. Tout le problème, selon Hirschman, est que l’intérêt était sciemment opposé à toute hauteur et grandeur morales – Adam Smith jugeait contre-productives la charité et les actions morales, qui allaient à l’encontre de l’équilibre collectif constitué de la quête des intérêts de chacun. Le romantisme serait alors, toujours selon Hirschman, une « réaction contre le paradigme de l’intérêt[8] ». C’est dans cet esprit qu’on peut entendre les mots d’Edmund Burke au lendemain de la Révolution française, qui viennent pourtant d’un partisan de la pensée de Smith : « L’âge de la chevalerie est terminé ; celui des sophistes, des économistes et des statisticiens lui a succédé ; et la gloire de l’Europe est éteinte à tout jamais[9]. »

La tension entre économie et littérature participe de chacun des domaines, qui se définissent l’un contre l’autre comme l’écrivain du xixe siècle se pensait contre le bourgeois. Au-delà de la règle de distinction, une réaction et une résistance sont à l’oeuvre : tout n’est pas chiffre, tout ne peut se réduire à des théorèmes et à des dénombrements. C’est en ce sens qu’on peut lire la Psychologie économique (1902) de Gabriel Tarde, qui refuse d’emblée l’existence d’une « valeur objective », et donc l’idée que l’économie soit faite de statistiques. Plus encore, comme l’indiquent Bruno Latour et Vincent Antonin Lépinay, Tarde ne se contente pas de répéter le truisme de la « raison économique » qui nie tout, il ajoute que l’économie se fourvoie en accordant toute « valeur » à ce qui est « commode et apparent » plutôt qu’à ce qui est « réel et peu apparent » : pour Tarde, en effet, selon ses commentateurs, « les économistes ne quantifient pas assez toutes les évaluations auxquelles ils ont accès[10] ». Cela signifie que si l’économie est une réduction au quantifiable, il faut élargir le champ de ce qui se quantifie pour mieux comprendre la matière sociale : quantifier la gloire, la vérité, le pouvoir, la moralité, l’art. D’une manière différente, et plus près de nous, les lendemains des Trente Glorieuses ont interrogé la réduction positive de l’économie aux démonstrations mathématiques. À côté de l’abondante littérature marxiste s’est donc ébauchée, depuis l’orthodoxie économique[11], une critique méthodologique. Deirdre N. McCloskey, en 1983, signe un article intitulé « La rhétorique des sciences économiques ». S’appuyant sur le théoricien de la littérature Wayne C. Booth pour penser la rhétorique des économistes, McCloskey établit que les systèmes et les théorèmes des économistes ne sont que très peu opérants au sein de leurs démonstrations. La métaphore y est de la plus grande importance, et McCloskey peut écrire que « [l]a rhétorique des sciences économiques est une question littéraire[12] ». Ce recul de la « raison scientifique » s’accompagne ainsi d’une valorisation du savoir littéraire et de son ordre de discours. Trente ans plus tard, l’économiste Thomas Piketty ouvre Le capital au xxie siècle[13] par une valorisation du savoir littéraire d’un autre type – sur le mode de l’illustration, dans la tradition marxienne –, conjuguant littérature, sociologie, psychologie et anthropologie au sein d’une intersectorialité généralisée qui aurait pour but d’inscrire à nouveau l’économie dans un réel sensible et incarné, et non plus seulement dans des calculs abstraits. Piketty affirme encore, en 2019, dans Capital et idéologie, que les romanciers et romancières

ont une connaissance intime de la hiérarchie de la propriété en vigueur autour d’eux. Ils en connaissent mieux que personne les ressorts cachés et les frontières secrètes, les conséquences implacables sur la vie de ces femmes et de ces hommes, leurs stratégies de rencontre et d’alliance, leurs espoirs et leurs malheurs. Ils analysent la structure profonde des inégalités, leurs justifications, leurs implications dans la vie de chacun, avec une vérité et une puissance évocatrice qu’aucun discours politique, qu’aucun texte de sciences sociales ne saurait égaler[14].

Honoré de Balzac et Jane Austen sont les deux écrivains sur lesquels s’appuie Piketty. Si ses lectures cursives donnent aux romans le statut de « documents témoins » d’une époque – on y voit néanmoins « vivre » la valeur, et la gestion de celle-ci dans le domaine de l’intime –, il n’en demeure pas moins que sa démarche se situe à une très grande distance de ce que privilégie le positivisme mathématique. À cet égard, le xxie siècle est prolixe en contestations du savoir économique et de sa prétendue vérité scientifique. Plusieurs entreprennent, à partir du champ économique, de démolir les « mythes » qui obscurcissent notre compréhension de la finance, de la fiscalité, des taux directeurs et de l’inflation. L’économiste Joseph E. Stiglitz s’en est fait une véritable mission[15] ; la théorie moderne de la monnaie trouve un surcroît de légitimité ; des approches critiques dénoncent le mythe du déficit[16], le mythe du ruissellement[17], le mythe de l’entrepreneur[18], bref Nos mythologies économiques[19]. Arnaud Orain a proposé « une autre histoire du Système de Law[20] », celle d’un « Léviathan » apte à transformer radicalement l’ordre et le pacte social. Loin de se contenter de dévoiler le Système et ses enjeux financiers, son analyse montre que la littérature permet de mettre au jour un imaginaire du xviiie siècle fondant une sourde guerre entre le peuple et les rentiers et les financiers, un « imaginaire du merveilleux » capable « d’ouvrir le champ des possibles, de faire tomber certains préjugés qui entourent les innovations économiques en général et le papier-monnaie en particulier[21] ». Elle unit, au sein d’une histoire à la fois littéraire et économique, deux domaines qui sont en train de se diviser.

De quoi toutes ces remises en question du discours économique sont-elles le nom ? D’un côté, elles minent le système de la pensée économique lui-même et son fondement idéologique : en apparence, l’économiste analyse des données puis conclut à des principes énonçables sous forme de règles rationnelles ; en pratique, des principes idéologiques sont rhétoriquement défendus à l’aide de démonstrations partielles, grevées de présupposés souvent indémontrables (c’est ce qu’on rencontre notamment chez McCloskey et Piketty). De l’autre, elles opèrent le maillage de faits sociaux difficilement quantifiables et de données quantifiées par les économistes, et indiquent comment des aspects imaginaires et « peu apparents » (Tarde) participent d’un ordre plus général (c’est ce qu’on retrouve chez Orain et, d’une autre manière, chez Bernard Maris[22]). D’un côté comme de l’autre, les économistes traversent une tranchée d’apparence profonde, lisible à la lumière des « deux cultures » qu’opposait naguère Charles Percy Snow[23], celle de la science et celle de la culture lettrée, la seconde étant méprisée au profit de la première[24].

Le philosophe Alain Deneault a ouvert un programme de « lectures de l’économie » consistant à « [r]edonner tout son potentiel sémantique à l’économie[25] ». Ce projet qui a, jusqu’à ce jour, porté sur L’économie de la nature (2019), L’économie de la foi (2019), L’économie esthétique (2020) et L’économie psychique (2021)[26] entend retirer des mains des économistes les significations de l’économie. Les études littéraires, qui analysent de façon active des oeuvres, des textes et des discours, n’ont évidemment pas attendu l’autorisation des économistes pour participer à cet effort. Les travaux hétérodoxes des marxistes ont connu une grande fortune dans ce domaine : le système économique tromperait idéologiquement les sujets humains, en édifiant une « fausse conscience » menant ces derniers à accepter comme naturelles des situations d’exploitation ; cette idéologie ne se retrouve pas seulement au sein de dogmes incontestés, mais également dans la langue et dans les langages, dans les projections envisageables et envisagées, et dans l’organisation même des biens culturels et de la valeur[27]. L’analyse marxiste dévoile cette « fausse conscience » et la réalité inversée qu’elle recèle ; elle propose une lecture économique des oeuvres qui va contre les illusions et l’idéologie du discours économique des puissants.

Une autre démarche pense à la fois la représentation au coeur de l’économie et la représentation de l’économie dans la littérature en les appréhendant avec les outils narratifs, sémiotiques, poétiques, des études littéraires. Elle peut se diviser en trois gestes distincts.

Le premier porte sur la nature de la représentation au sein de l’économie. On peut en effet soutenir qu’une bonne part de l’économie s’appuie sur des « représentations » (notamment de la valeur) et, qu’à cet égard, l’économie est aussi bien fictionnelle – liée par une captatio illusionis de nature institutionnelle – que les fables littéraires. On en trouve un exemple patent chez Marc Shell, qui développe une pensée originale unissant littérature et monnaie, partant du postulat que l’art et l’argent (comme monnaie de papier) sont des représentations et qu’ils fonctionnent homologiquement[28].

Le deuxième geste, issu de la tradition marxiste, se propose – ce que fait Joseph Vogl dans Le spectre du capital[29] – de lire le discours social sur l’économie, sa structure, ses signes, ses distributions. Il traque notamment les métaphores mortes de l’économie qui sont, souvent, dans les textes littéraires, détournées, rejouées, bougées. Ce geste de lecture se conçoit dans un sens fort : il s’agit d’une interprétation des représentations économiques et des traces de celles-ci au sein du discours social par le prisme des oeuvres littéraires qui le problématisent.

Le troisième geste saisit dans les textes littéraires des incarnations intimes, des sensibilités, des styles[30], qui incitent à penser à nouveaux frais l’économie et son inscription dans les vies et dans le quotidien. Martha Nussbaum en offre un bon exemple lorsqu’elle publie en 1995 Poetic Justice[31], qui trouve ses racines dans d’importantes collaborations avec l’économiste Amartya Sen, et s’efforce de penser les conditions économiques hors des schèmes rationalisés du produit intérieur brut par habitant. Dans cette démarche, qui s’attache à la volonté de dire de façon sensible l’économie, l’imagination s’oppose au discours de la discipline économique, discours qui la récuse. C’est ainsi que Nussbaum conçoit, dans le roman Hard Times (Les temps difficiles) de Charles Dickens, l’opposition entre M. Gradgrind, économiste austère, et la littérature que ses enfants chérissent. Nussbaum montre à quel point l’économie politique et sa volonté « de représenter les complexités de la vie humaine sous forme de “tableaux”[32] » ne peuvent qu’entrer en violente opposition avec la littérature qui « modèle l’imagination et les désirs d’une manière qui subvertit la norme de rationalité de la science[33] ». Elle propose une interprétation nouvelle de la science économique qui « doit se construire sur des données humaines, telles que les romans comme celui de Dickens nous les révèlent à l’imagination, et […] devrait rechercher un ensemble de fondements plus complexe et philosophiquement plus pertinent[34] ». Il s’agit moins de recourir à l’économie pour « comprendre » ou « appréhender » les oeuvres littéraires que de mobiliser la littérature pour démystifier une part du discours économique qui semble échapper ou être occulté par la pensée de l’économie, pour dérationaliser ses usages.

Répétons-le, il s’agit d’intégrer l’économie et sa dite objectivité mécanique dans des ramifications imaginaires. D’où le sous-titre de notre dossier : « Comment dire un imaginaire économique ? » qui signifie, d’une part, que le domaine de l’économie résiste à l’idée d’un imaginaire et, d’autre part, qu’il faut, par l’analyse, rendre ce domaine intelligible au sein de l’imaginaire – en lui refusant son abstraction par les chiffres, en le réinvestissant d’incarnations dans des personnages et d’interrogations sur le langage. Dans Modern Social Imaginaries, Charles Taylor dit comment l’imaginaire social structure chez les sujets le sens de la légitimité et de l’illégitimité, les conditions de la croyance et de la conformité[35]. L’imaginaire social devient « la façon dont les gens ordinaires “imaginent” leur environnement social[36] ». Pour ce philosophe, trois imaginaires structurent la pensée moderne : « [L]’économie de marché, la sphère publique et le gouvernement du peuple[37] ». Ces trois imaginaires supposent, à différents niveaux, une forme de démocratie ou de liberté – de parole, de pensée, d’échange – qui a une influence capitale sur la conception que « les gens ordinaires » ont de leur « être au monde ». La littérature devient alors un prisme permettant de capter les apories et les ambivalences, les possibles et les limites de ces imaginaires.

L’imaginaire est à la fois l’ensemble des perceptions à l’oeuvre dans une conception sensible du monde dont peut rendre compte la littérature, et la projection possible dans le futur d’autres mondes et d’autres conceptions, à partir de ce qui est partagé et rendu pensable. C’est en ce sens que l’anthropologue Arjun Appadurai souhaite que les sciences humaines et sociales dépassent la configuration discursive induite par la place des domaines de l’économie et des domaines « culturels » dans l’espace public :

Du côté de l’anthropologie […], le futur demeure étranger à la plupart des modèles de culture. Par défaut, […] l’économie est devenue la science du futur, et quand les êtres humains sont perçus comme ayant un avenir, les mots clés deviennent les désirs, les besoins, les attentes et les calculs dans le discours de l’économie. En un mot, l’acteur culturel est une personne du passé, et l’acteur économique une personne de l’avenir[38].

L’imaginaire devient le nom pour penser, contre le futur rationalisé de l’économie, la culture qui sera vécue demain ; taillée dans le désir, l’imagination s’avère alors subversive, puisqu’elle propose une nouvelle façon de conjuguer le futur. Les notions « d’imaginaire » et « d’imagination », qui s’inscrivent manifestement dans une longue histoire conceptuelle[39], recouvrent un caractère critique évident : l’imaginaire veut désigner ce qui échappe à la raison capitaliste dont les économistes prétendent détenir le monopole. Postuler l’existence d’un « imaginaire économique » consiste à refuser que des tableaux positifs puissent résumer notre conception du futur.

Chacun des articles de notre dossier le montre à sa manière : l’imaginaire propose sa propre économie, qui ne correspond ni sémantiquement, ni éthiquement, ni figurativement, à ce que projette l’esprit capitaliste. Nous offrons un parcours à grands pas, dans l’espace et dans le temps, en progression diachronique, divisé en trois massifs que nous avons voulu relativement égaux : « Moyen Âge », « xviie, xixe siècles », « xxe et xxie siècles ».

Dans « Créance et fiction. Essor du discours économique et développement des formes narratives au Moyen Âge », Francis Gingras nous invite à penser les rapports entre ce que les historiens de l’économie ont nommé la « révolution commerciale » du Moyen Âge et l’expansion contemporaine du genre romanesque. Le discours économique qui accompagne cette révolution trouve quelques-unes de ses sources dans la littérature médiévale. Des romans de Chrétien de Troyes aux fabliaux du xiiie siècle, à Le Roman de la Rose, en passant par le Roman de Renart, se déploient un imaginaire et un nouveau lexique romanesque qui, en retour, font écho et se nourrissent des débats contemporains sur l’économie et sur l’usure, sur les écarts de richesse, l’exploitation des paysans, la lubricité des prêtres, la marchandisation de l’amour, le prêt à intérêt. « [E]ntre le xiie et la fin du xiiie siècle », l’usure, la créance et la monnaie se développent au diapason de la fiction.

Judith Sribnai analyse le rapport à l’économie entre le temporel et le spirituel, le profane et le sacré, la métropole, le païs français et celui du Paradis perdu, dans « Une économe en Nouvelle-France. Marie de l’Incarnation et les promesses du territoire ». Les écrits de Marie de l’Incarnation témoignent autant de la dette insolvable de l’épistolière envers son fils Claude Martin, qu’elle abandonne au moment de rejoindre le couvent des Ursulines de Tours, que de la complexité du lien colonial qui unit, en Nouvelle-France, les Français et les Autochtones. L’article est attentif à la diversité et à la « réciprocité des discours et des représentations », à la polysémie du terme « économie » : « [L]’économie de la foi (la mission évangélique), l’économie mystique (témoignage du mystère) et l’économie des émotions (les reproches et les défauts d’affection) rencontrent une économie marchande et politique. »

La curée d’Émile Zola fait partie des oeuvres canoniques les plus souvent analysées sous l’angle des questions économiques. L’article de Véronique Cnockaert, « Monnaie d’échange. Dot et corps féminin dans La curée d’Émile Zola », en renouvelle la lecture en se donnant deux objectifs. Tout d’abord, « saisir dans ce roman les modalités d’une économie de la jouissance qui s’articule autour de systèmes législatif et de parenté dévoyés ». Ensuite, exposer la place restreinte accordée aux femmes au sein d’une économie spéculative : la femme devient une valeur sur laquelle miser, et son agentivité économique, qui lui est douloureusement refusée, apparaît nulle. Seules celles, comme Sidonie Rougon, qui sauront échapper à l’ordre contractuel – au mariage et à la maternité – pourront devenir agentes en se dotant « d’une mobilité » sociale « qui n’est pas réduite à une vaine circulation mondaine ».

L’article de David Bélanger, « Le saumon à la mayonnaise. Un imaginaire de la dette dans Le Survenant de Germaine Guèvremont », montre que la dette est avant tout une construction qui doit être appréhendée avec les outils de l’imaginaire. En ce sens, elle est tressée d’ambivalences : elle change de signification selon les « régimes de la dette » que l’auteur analyse à l’aide des travaux de David Graeber, et grâce à un mot d’esprit rapporté par Sigmund Freud. Entre une économie d’obligations (et donc communautaire) et une économie d’échange (et donc impersonnelle), la société du Chenal du Moine peine à s’orienter, tant la transition – générationnelle, mais pas seulement – confond ce que s’endetter veut dire.

Cécile Huysman, dans « Une économie de la déchéance chez Nathalie Kuperman et Delphine de Vigan », se penche sur deux romans français du xxie siècle pour explorer la représentation de la vie économique en entreprise dans sa complexité – sémiotique, langagière et interactionnelle – et ses répercussions. Dans Nous étions des êtres vivants de Nathalie Kuperman et Les heures souterraines de Delphine de Vigan, le discours managérial, fort bien structuré, réifie des employés considérés comme de simples produits condamnés à une forme d’obsolescence quasi programmée. Cécile Huysman s’attache ainsi au contrecoup humain des (dés)organisations économiques. Le genre auquel elle s’intéresse, le « roman d’entreprise », constitue un corpus révélateur pour voir à l’oeuvre ce que Luc Boltanski et Ève Chiapello ont nommé « le nouvel esprit du capitalisme[40] ».

Une autre distribution eût été possible, car ces cinq articles illustrent, sans en omettre aucun, l’un ou l’autre des trois gestes que nous avons tenté de décrire plus tôt[41]. Ceux qui sont signés par Francis Gingras et par Judith Sribnai proposent de penser que le développement de la littérature et celui de l’économie vont de pair, et s’éclairent dans l’histoire des idées. Ceux de Véronique Cnockaert et de David Bélanger participent du troisième geste : ils se concentrent sur les rouages intimes des pratiques économiques à l’aune de deux phénomènes spécifiques, la spéculation pour le premier, la dette pour le second. L’article de Cécile Huysman s’inscrit dans le deuxième geste, celui de la lecture du discours social, et dans le repérage des opérations de resémiotisation de la vie en entreprise que les romans étudiés dirigent contre les discours managériaux.

Tous rivés au même chantier – celui d’un réapprentissage de l’économie hors de ses modes d’appréhension orthodoxes et hétérodoxes –, les articles de notre dossier indiquent comment la fiction littéraire imagine l’économie en se défiant des poncifs sur l’opposition de la raison des intérêts et de la passion des pulsions (Albert O. Hirschman) que nous avons rappelée. Appropriation et contamination des lexiques économique et littéraire dès le xiie siècle ; témoignage des dettes qui enveloppent une épistolière ; exposition des calculs financiers noués au corps et à la sexualité ; choc de diverses conceptions de la dette ; vives critiques de la déshumanisation des milieux de vie et de travail, les oeuvres littéraires étudiées dans ce dossier insistent sur ce qui déjoue la logique et la rationalité comptables. Lire l’économie consiste donc à la débusquer dans les textes littéraires et à la considérer comme un texte, pour la détacher des chiffres et de sa rationalité, pour la ressouder au langage, la réinscrire dans l’intime, le familier et le communautaire.