Il ne fait pas de doute que la littérature dit quelque chose de l’économie. Que Honoré de Balzac ait permis à Karl Marx de mieux comprendre les rouages de l’économie dans Le Capital sert généralement de preuve : la force imaginante de la littérature donne à lire des tensions que les études savantes, les statistiques et les données de commerce ne sauraient pas offrir. Bien sûr, envisager la littérature comme un simple révélateur de l’économie apparaîtra réducteur, car la littérature, entendue comme jeu de langage fabulateur, est également un outil privilégié des économistes, quand bien même ils se cachent derrière des grilles rationnelles : pensons à La fable des abeilles de Bernard de Mandeville ou aux inventions anthropologiques d’Adam Smith. À l’origine des premiers textes de ce qui allait devenir l’économie politique, il y a un imaginaire taillé dans des fictions. La véritable question réside dans le sentiment ambivalent nous conduisant à considérer que tout sépare l’économie de la littérature : « Lorsque l’imagination d’un peuple entier a été dirigée sur les grandeurs purement quantitatives, comme aux États-Unis, le romantisme des chiffres exerce sa magie irrésistible sur ceux des hommes d’affaires qui sont aussi des “poètes”. » Par ces mots, Max Weber observe que le chiffre et le quantitatif peuvent remplacer la poésie, comment ils peuvent constituer une nouvelle valeur qui dépassera, dans le calcul du bonheur, ce que l’esthétisme (entre autres) peut assurer. C’est dans cette optique que Pierre Bourdieu parle, dans son analyse du champ littéraire, d’« économie à l’envers » : l’institution de la littérature accorde ses valeurs selon des paramètres qui s’opposent à ceux des règles d’équilibre dictées par l’offre et la demande. Ainsi, les deux domaines sont souvent renvoyés dos à dos en raison de la primauté que l’économie accorde au chiffre et au quantifiable, à ce que l’École de Francfort nomme en un mot la « rationalisation », cette « raison » qui annihile toute valeur spirituelle et esthétique. Notre dossier entend montrer comment cette opposition entre littérature et économie, sans être une pure vue de l’esprit – on le verra au fil des articles que nous avons réunis : l’antagonisme est dans les oeuvres et au sein des représentations –, n’est pas aussi tranchée qu’on pourrait le croire. La notion « d’imaginaire » est notre postulat : l’économie participe d’un imaginaire et est modelée par lui. Alors, comment opposer la raison des intérêts à la passion des pulsions, pour reprendre le beau contraste que l’économiste Albert O. Hirschman a longuement analysé comme fondement de l’économie politique ? Si avec Montesquieu se développe l’idéal du « doux commerce », capable de domestiquer les moeurs, comme Hirschman le met bien en évidence, Adam Smith systématisera ce concept autour de l’intérêt comme raison morale permettant d’établir un équilibre au sein de la société : en cherchant son intérêt – et non pas l’assouvissement de ses passions –, le sujet délaissera la violence pour les échanges. Tout le problème, selon Hirschman, est que l’intérêt était sciemment opposé à toute hauteur et grandeur morales – Adam Smith jugeait contre-productives la charité et les actions morales, qui allaient à l’encontre de l’équilibre collectif constitué de la quête des intérêts de chacun. Le romantisme serait alors, toujours selon Hirschman, une « réaction contre le paradigme de l’intérêt ». C’est dans cet esprit qu’on peut entendre les mots d’Edmund Burke au lendemain de la Révolution française, qui viennent pourtant d’un partisan de la pensée de Smith : « L’âge de la chevalerie est terminé ; celui des sophistes, des économistes et des statisticiens lui a succédé ; et la gloire de …
Présentation. Lectures de l’économie. Comment dire un imaginaire économique ?
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