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J’en reviens à la nature du conflit [dans le sociogramme]. Il faut absolument échapper à l’idée qu’on aurait affaire à un champ sémantique (pas plus que polysémique ou thématique). C’est plutôt un champ magnétique.

Claude Duchet[1]

[L]a poésie n’est pas un langage qui dit. Tout langage dit. N’arrête pas de dire. Ce n’est pas ce qu’elle dit qui définit la poésie, c’est ce qu’elle fait. La poésie est un langage qui fait, spécifiquement. […] Les mots sont la reconnaissance des forces dans le langage, plus que du sens.

Henri Meschonnic[2]

Ma démarche en tant qu’écrivain s’efforce de coller à la réalité québécoise. Et à la réalité des rapports de force, ou rapports de domination qui s’exercent au Québec, et ailleurs dans le monde, au détriment de la liberté d’expression. Mon écriture est intervenante, en ce sens qu’elle tend à faire directement irruption dans la vie collective.

Michèle Lalonde[3]

Au terme de son article fondateur, « Pour une socio-critique ou variations sur un incipit », Claude Duchet risque une définition du néologisme qui, en 1971, paraissait « çà et là » dans un champ d’études déjà pullulant d’écoles, de méthodes et d’idéologies pas toujours en accord les unes avec les autres quant au rapport qu’entretient le texte (dit encore « littéraire ») avec la société qui l’entoure. La précision qu’apporterait l’approche sociocritique, écrit-il, serait le retour du social – et plus précisément « le logos du social » – « au centre de l’activité critique et non à l’extérieur de celle-ci », l’étude de « “la place occupée dans l’oeuvre par les mécanismes socio-culturels de production et de consommation”[4] ». Dans cette phrase faite de citations et d’italiques, l’auteur avait renversé un énoncé de Roger Fayolle pour souligner la différence d’avec une autre variante qu’il considérait sans doute trop près de la pure sociologie de la littérature. Pourtant, il me semble qu’il ne s’agit nullement de faire preuve d’infidélité à sa pensée ni d’émousser son tranchant critique, que de garder la formulation originale – la sociocritique se penche (aussi) sur « la place occupée par l’oeuvre dans les mécanismes socio-culturels » –, pourvu que l’on retienne la mise en garde méthodologique énoncée vers le début de son article : « Un territoire se définit par des frontières : celles du texte sont mouvantes[5]. »

On connaît la lecture brillante de l’incipit de Madame Bovary que Claude Duchet avait d’abord offerte en exemple de ce nouveau type d’analyse textuelle. Mais l’incipit n’est pas, et Claude Duchet le reconnaît volontiers, la seule frontière que présente le texte. Il y a aussi, le cas échéant : titre, épigraphe, préface, indication générique, explicit, quatrième de couverture, publicité, instructions performatives, et bien d’autres instances textuelles et paratextuelles qui peuvent entourer, à plus ou moins de distance respectueuse, l’oeuvre proprement dite. Que l’on passe d’un côté ou de l’autre des démarcations conventionnelles qui séparent le texte de son environnement social – que l’on passe, en fait, ces nombreuses zones frontalières qui s’érigent et s’effacent autour du texte et qui prétendent l’isoler, fût-ce pour des raisons génériques, publicitaires, stratégiques ou idéologiques –, il n’en demeure pas moins vrai que c’est surtout là, dans ces « zone[s] indécise[s][6] », « trouble[s] » ou « de turbulences[7] » entre états discursifs, où l’intérêt sociocritique se joue.

S’y attarder, c’est d’abord s’offrir une perspective biface sur l’univers imaginaire ou poétique qui s’ouvre au lecteur d’un côté et au monde de tous les jours qu’il s’apprête à quitter, au moins pour un temps, de l’autre. Mais c’est là aussi où la métaphore frontalière montre ses limites, car il ne s’agit pas vraiment de quitter un territoire familier pour un autre qui serait étranger et hétérogène. Le monde du hic et nunc étant par définition un monde co-textuel, texte et société sont non seulement contigus, ils sont faits de la même matière discursive, même s’ils se démarquent par des champs d’action distincts. Le fameux « contexte » (qu’il soit social, historique, politique) invoqué par mainte histoire littéraire demeure par conséquent hors d’atteinte, du moins directement. L’idée que le texte puisse offrir un accès immédiat à la société en général, à l’idéologie de ses groupes, au génie de l’écrivain, ou encore au prétendu autotélisme de l’oeuvre même, se voit ruinée par ce postulat. Dès lors, l’objet d’analyse passe des frontières du texte au sens propre aux divers points de passage, pour ainsi dire, où le texte met en lumière l’activité de médiation inhérente à toute représentation littéraire, au lieu d’assumer que celle-ci puisse offrir un accès privilégié au monde (historique, social, ou autrement « réel »). Ces points de passage, que Claude Duchet appellera les « bords » du texte et qui ne sont nullement restreints au pourtour du livre qui les contient, se révèlent comme autant de relais particulièrement chargés de signifiance entre le texte (littéraire) et le co-texte (social) : « Les bords ne se réduisent pas au début ou la fin du texte », précisera-t-il, « ils sont partout en lui. […] À chaque instant du texte, il y a ce bord par quoi ce qui est écrit communique avec un en-dehors[8]. »

Pour répondre à la nécessité théorique de cerner l’activité essentielle de médiation propre à la représentation littéraire, Claude Duchet trouvera, plus de dix ans après son article inaugural, le concept du sociogramme, cet « ensemble flou » de « représentations partielles » et à « noyau conflictuel[9] ». C’est ce que lui permettra de dépasser la démarcation conventionnelle entre un intérieur textuel et un extérieur social (ou vice versa), et ainsi tenter de sortir de l’impasse théorique qui opposait, pour la schématiser grossièrement, le sociologisme (pour lequel tout est dans la société) et le textualisme (pour lequel tout est dans le texte). Le sociogramme, dira-t-il en 1999, « est […] ce qui permet d’être à la fois hors et dans le texte. Puisque si les éléments sociogrammatiques sont en état de tension dans le texte, ce n’est évidemment pas de la textualisation que cela résulte, mais de l’univers conflictuel où ils sont prélevés. Autrement dit, le sociogramme est un agent et un révélateur de socialité[10]. » Qu’est-ce à dire ? Qu’il ne s’agit ni d’un thème littéraire ni d’une référence sociale ; le sociogramme est un « artefact » qui, latent dans le texte comme dans la société, est actualisé au(x) moment(s) de la lecture.

Il semble que le sociogramme se soit cristallisé dans la pensée de Claude Duchet durant les années 1980[11]. Le concept était néanmoins en germe dans les travaux antérieurs, et surtout dans l’étude qu’il avait effectuée peu de temps après son article inaugural sur un aspect du roman le plus souvent négligé par les critiques : le titre. Cet article[12] n’a pas eu de suite en tant que prolégomènes à une potentielle discipline de « titrologie sociocritique », d’ailleurs très prometteuse. Mais en tant qu’approche de cette problématique fondamentale qu’est la médiation littéraire, le titre, en dépit de son apparente simplicité, se présente comme un lieu textuel particulièrement riche et complexe. Collé au livre, chapeautant le récit, servant de condensé thématique, mais en même temps détachable de son support pour circuler dans des catalogues ou des comptes rendus, le titre se révèle une instance médiatrice de choix. Qu’il soit physiquement inscrit sur la couverture ou dématérialisé sur une liste, il a beau paraître un simple indicateur, abrégeant ou autrement désignant le contenu du livre, son action est en réalité multi-vectorielle. Certes, selon sa fonction première, il ne s’agit guère plus que d’une étiquette destinée à renseigner le lecteur (potentiel) sur le livre qu’il s’apprête à acheter ou à lire. Déjà, selon la définition proposée par Furetière au xviie siècle, le titre est « l’inscription qui est au commencement ou à la première page d’un livre, qui contient le nom de l’Auteur, ou la matière dont il traite[13] ». Mais le titre ne manque pas non plus de rayonner au-delà du couple privilégié que sont l’auteur et son oeuvre. Par son placement sur l’objet matériel « livre », il fonctionne comme un propulseur dans une, voire plusieurs économies à l’intérieur comme à l’extérieur du texte. Il n’est pas étonnant qu’un esprit fin comme Furetière ne manquât pas d’observer la même imbrication textuelle et sociale, comme les exemples donnés à la suite de sa définition en témoignent : « Ce titre est le proxénète d’un livre, ce qui le fait vendre. Les Auteurs sont souvent en peine de trouver les titres spécieux [c’est-à-dire séduisants] à leurs livres[14]. » Le point de départ de la titrologie de Claude Duchet – un manuel de typographie de 1825 – constate la même fonction publicitaire, et le même impératif séducteur. Annonçant déjà l’« ensemble flou » qu’il empruntera au domaine des mathématiques et qui constituera un élément clé de la définition ultérieure du sociogramme, il mettra au premier plan l’embrayage textuel que le titre effectue à travers plusieurs économies, sociales comme littéraires, grâce à un autre emprunt au lexique conceptuel des sciences : « “Nébuleuse de signifiés”, selon l’expression de R[oland] Barthes, [le titre] l’est en dehors et en dedans, et, pour s’investir dans une écriture, il ne cesse pas d’être la réclame du texte[15]. » Comme l’incipit, le titre s’offre alors à Claude Duchet comme un autre lieu frontalier de choix pour entamer la lecture sociocritique annoncée deux ans auparavant. Qui plus est, il fera le lien avec le futur concept du sociogramme, jusque dans son « noyau conflictuel[16] ».

C’est par une réflexion sur les déplacements et les transformations socio-poétiques d’un titre dans une société donnée que j’entends contribuer au travail sur les passages sociocritiques qu’avait inauguré Claude Duchet il y a cinquante ans. Dans un premier temps, je veux proposer des pistes pour l’exploration d’une région co-textuelle particulièrement survoltée, en l’occurrence celle du Québec littéraire et politique de la fin des années 1960, par l’ébauche d’une lecture « titrologique » de deux grands poèmes de Michèle Lalonde qui ont fait leur première apparition (j’évite le terme « publication » pour des raisons qu’on verra) sur la scène littéraire québécoise en 1967 et 1968. Le premier, Terre des hommes, malgré un lancement spectaculaire et une première diffusion coast to coast sur les ondes de Radio-Canada, n’a presque pas eu de suite ; le second, « Speak White », est devenu, durant la décennie suivante, quasi le manifeste linguistique d’une génération mue par le « langagement », pour reprendre le terme de Lise Gauvin[17], et connaît encore la célébrité que l’on sait.

Prenant la lecture de Claude Duchet à rebours et, à son initiale métaphore mathématique en ajoutant une deuxième, je voudrais considérer le titre Terre des hommes non seulement comme l’indicateur sociogrammatique d’un « ensemble flou[18] », mais aussi comme une espèce d’« attracteur étrange » dans le discours social d’une aire culturelle et d’une époque précises. Qu’est-ce qu’un attracteur étrange ? Selon la définition mathématique qui s’applique aux systèmes dynamiques, au lieu d’une série d’états qui convergeraient de manière linéaire vers un point d’équilibre, qui décrit l’action d’un attracteur classique, le mouvement autour de l’attracteur étrange est chaotique, donc strictement non prévisible, mais il obéit néanmoins à un certain type d’ordre. Dans ce type de système dynamique, « [a]ttracteur et stabilité cessent […] d’aller de pair. […] Toute petite variation est susceptible d’entraîner des effets sans mesure, de déporter le système d’un état à un autre très différent[19]. » Résultat ? « L’opposition entre déterminisme et aléatoire est […] battue en brèche. […] C’est désormais autour des thèmes de la stabilité et de l’instabilité que s’organisent nos descriptions du monde, et non autour de l’opposition entre hasard et nécessité[20]. »

Évidemment, il ne s’agit ici que d’une métaphore – encore une – et comparaison n’est jamais raison. Mais revenons à la titrologie de Claude Duchet là où il semble suggérer un certain déterminisme inhérent au titre romanesque du xixe siècle : « Comme élément textuel le titre peut avoir engendré le roman dans un mouvement de bout en bout contrôlé, ou comme catalyseur[21]. » Puis, citant Jean Giono comme témoin de la vectorisation sémantique qui serait implicite dans le titre : « “Il faut un titre, parce que le titre est cette sorte de drapeau vers lequel on se dirige ; le but qu’il faut atteindre, c’est expliquer le titre”[22]. » Or chez Claude Duchet, ce mouvement linéaire et contrôlé est déjoué, ou au moins complexifié par l’analyse de plusieurs titres tirés du corpus du xixe siècle, et testé in fine par une étude de cas (La bête humaine de Zola), qui à lui seul renfermerait le noyau conflictuel qui trouvera sa place plus tard dans le sociogramme. Sa conclusion : que le titre de Zola est « à la fois classique et novateur », « novateur dans la mesure où, embrayeur du récit, il est aussi un élément actif de et dans la matière textuelle. Il y circule, disséminé dans le roman et s’y transforme ; il reçoit par lui une dimension mythique et devient ainsi, indissolublement, syntagme référentiel et mot poétique[23]. » Mais comme je l’ai suggéré au début de cet article, le titre, en tant que point de passage, n’indique pas seulement les fonctions poétiques ou référentielles dans le texte. Il peut aussi circuler dehors, dans la société ; disséminé dans et par elle, il peut s’y transformer et, parfois, recevoir une dimension mythique lui aussi. Ce sera le cas de Terre des hommes et de « Speak White ».

Terre des hommes

Tout lecteur francophone pense immédiatement à l’ouvrage célèbre de Saint-Exupéry[24]. Mais au Québec – de 1962 jusqu’à la fin de la décennie au moins[25] –, ce titre désignait aussi, et peut-être surtout, l’Exposition internationale et universelle de 1967, mieux connue sous le nom d’Expo 67. Le Bureau international des expositions l’avait initialement octroyée à l’Union soviétique, après un vote serré, mais celle-ci se désistait en avril 1962, et le Canada l’a remportée au deuxième tour. Le maire Jean Drapeau, qui était en grande partie responsable de la nouvelle demande du Canada auprès du Bureau international des expositions, voyait surtout l’Expo comme une manière moderne de réanimer le projet groulxien de faire valoir la mission providentielle du Canada français et son aire culturelle unique en Amérique, projet qui serait subitement relancé par l’avènement à Montréal d’une exposition universelle, à l’échelle mondiale[26]. Pour un anglophone, par contre, qui aurait connu le thème de la Montreal World’s Fair par le syntagme anglais, Man and His World, la référence au lauréat du grand prix du roman de l’Académie française de 1939 aurait eu peu, voire pas de résonance, Terre des hommes s’éclipsant même loin derrière le titre de la traduction anglaise, Wind, Sand and Stars. Mais, malgré une importante participation du gouvernement fédéral (et, de facto, participation anglophone) qui cautionnait le projet dans le cadre d’une suite de fêtes et d’événements pour commémorer le centenaire de la Confédération canadienne, c’était bien le syntagme français qui l’aiguillait, et ce, dès sa conception. Ainsi, Expo 67 aurait été non seulement la première exposition internationale et universelle de première catégorie tenue sur le continent nord-américain, elle aurait été aussi la première dirigée par un thème « littéraire[27] ».

En mai 1963, le maire Jean Drapeau convoque à Montebello une douzaine d’intellectuels de disciplines diverses pour réfléchir au contenu, à la portée et aux conséquences pratiques du thème pour la construction et le déroulement d’une exposition qui devait être – précisément sous l’impulsion de ce titre, « Terre des hommes » – pas comme les autres[28]. Contrairement aux expositions universelles précédentes, surtout cantonnées dans la représentation nationale et commerciale, celle de Montréal voulait se démarquer par la mise en avant d’une nouvelle forme d’humanisme, adéquate à l’ère du « village planétaire » cher à Marshall McLuhan. Le rapport final des discussions à Montebello, vraisemblablement rédigé par la romancière Gabrielle Roy, insistait longuement sur le caractère novateur de l’événement : « La réalisation de l’exposition sur le site devrait refléter du tout au tout la primauté des valeurs humaines et les aspirations du thème, “Terre des hommes”. Il ne faut pas la présenter comme une “Terre des nations” ou une “Terre des machines” [29]. » Bien au contraire : l’Exposition universelle de 1967 devrait être considérée, dans son ensemble, comme « une énorme oeuvre d’art[30] » qui serait réalisée physiquement sur le site par l’expansion et le développement délibérés de son thème directeur.

Terre des hommes, écrira Gabrielle Roy dans l’album officiel quatre ans plus tard, « [c]omme toute évocation poétique, […] nous laiss[e] entrevoir mille et une interprétations toutes plausibles[31] ». Elle ne saurait si bien dire : si le site même de l’Expo était surtout occupé par des réalisations non textuelles (beaux-arts, cinéma, architecture, etc.) de l’« humanisme universel », ce sera la poésie qui récupérera Terre des hommes dans une sémiose sociale momentanément survoltée : d’un côté par la mise en avant des moyens de représentation amenés par l’Exposition universelle, et de l’autre par la polarisation des discours politiques et culturels autour de l’Expo qui fusaient au Québec à la fin de la Révolution tranquille. Et c’était le titre, Terre des hommes, qui fonctionnait à la fois comme repoussoir à peine dissimulé pour une bonne partie de la jeune gauche nationaliste (voir Luc Racine dans Parti pris : « [S]ur la Terre des Hommes, nous ne sommes rien ou presque[32] » ; le spectacle satirique de Robert Charlebois, Terre des bums, qui se tenait en face du site, à La Boîte à Clémence ; le film de Pierre Harel et Pascal Gélinas, Taire des hommes[33], sur le « Lundi de la matraque » de 1968, etc.) et comme le point de ralliement pour un nouvel espoir humaniste et « universel » brandi par le grand courant de la youth culture des années 1960 (en partie canalisé par une autre initiative novatrice de l’Expo 67, le Pavillon de la Jeunesse)[34]. Cultiver par le thème ce sentiment de solidarité humaine était l’ambition avouée de Gabrielle Roy qui, réfléchissant sur le moment dans le texte de Saint-Exupéry où le pilote reconnaît une conscience partagée dans les lumières éparpillées au-dessous de lui, est amenée à souligner la puissance originelle du titre : « C’est pendant cette même nuit, j’aime à le penser, que Saint-Ex, profondément touché par les humbles feux de la terre, trouva, peut-être déjà tout levé en son esprit, le titre d’un livre plein d’amour qu’il écrirait un jour à partir de ses expériences de poète-aviateur : Terre des hommes[35]. »

On aurait pensé que ces deux courants, le contestataire-nationaliste et le fédéral-humaniste, se seraient naturellement opposés. Et en grande partie, ceci est vrai. Même si de nombreux artistes québécois d’orientation indépendantiste ont trouvé leur place sur le chantier de l’Expo (Marcelle Ferron, Jacques Godbout, Gilles Groulx, etc.), la grande majorité des interventions intellectuelles de l’époque ne daignait pas la considérer comme digne d’attention, et une bonne partie l’a carrément trouvée néfaste, rien moins qu’une « immonde mystification », selon les termes de Luc Racine[36]. Il était généralement admis qu’une vraie action nationaliste devait se passer de toute initiative fédérale afin de mettre au grand jour la souveraine autodétermination des Québécois eux-mêmes. Et il est également incontestable que cette volonté largement partagée de briser les entraves de l’oppression néocoloniale trouvera des expressions politiques, rhétoriques, cinématographiques, littéraires, etc., qui iront croissant à travers la culture québécoise des années 1960 et 1970, jusqu’à en fournir la matrice dominante.

Ce qui est moins connu, cependant, est qu’un des textes les plus marquants de cette période, « Speak White » de Michèle Lalonde, un poème qui, en 1968, cristalliserait nombre de revendications québécoises sur le mode d’une solidarité internationale et décolonisante, trouve son origine dans une grande oeuvre de paroles et musique qu’elle écrivit l’année précédente pour le gala d’ouverture de l’Expo 67, et qui fut intitulée Terre des hommes. « C’était », dit-elle dans une dernière entrevue donnée cinq ans avant son décès en 2021, « un texte pour deux récitants […]. J’avais désigné Albert Millaire et Michelle Rossignol, que je connaissais déjà. Les deux comédiens récitaient sur une musique contemporaine d’André Prévost. On y retrouve les mêmes thèmes que dans “Speak White” : les forces de destruction et le sort des minorités[37]. »

Mais s’agit-il, au fond, d’une affaire de thèmes ? Il est vrai que « Speak White » est souvent lu comme un manifeste, avec un message articulé dans des termes on ne peut plus clairs et bien ancré dans un réel social disputé : autrement dit, selon la définition qu’en donne Jeanne Demers, le poète aurait livré un « discours de vérité manié stratégiquement, telle une arme, et destiné à révéler […] le caractère inacceptable, la non-pertinence, l’absolue injustice […] du discours ou des gestes de l’Autre[38] ». Michèle Lalonde elle-même emploie le terme dans l’émission qu’elle a faite pour Radio-Canada en 1982 où, après la piste audio de sa version célèbre enregistrée à la Nuit de la poésie en 1970, elle livre un bref commentaire du poème joint à une réflexion sur son propre travail poétique : « J’ai écrit ce poème en 1969 [sic : 1968]. C’est bien sûr un manifeste anti-raciste, anti-impérialiste au sens large, mais complètement enraciné dans le vécu anecdotique d’une collectivité. C’est un texte qui a connu une diffusion spontanée au cours de la décennie qui a suivi, et qui correspond au Québec à une période de prise de conscience très intense et de combat pour le droit à l’autodétermination politique[39]. » Certes, l’époque en question ne manquait pas de manifestes centrés autour de la question linguistique ou nationale, celui du Front de libération du Québec en premier lieu[40]. Mais est-il utile d’amalgamer, comme le fait Jeanne Demers, manifeste politique, graffitis muraux, manifeste-essai (Hubert Aquin), mi-manifeste mi-mémoires (Pierre Vallières), manifeste poético-musical (Raôul Duguay et L’Infonie) et fictions et poésies d’orientation nationaliste ? Le « bien sûr » implicitement concessif de Michèle Lalonde laisse soupçonner qu’il y a autre chose à l’oeuvre.

Cette autre chose est poétique. Poétique dans le sens que propose Henri Meschonnic dans l’extrait que j’ai cité en épigraphe, dans la mesure où le sens – autrement dit, le discours « manifeste » – est subordonné à l’organisation de son mouvement, à son rythme poétique, ou, dans les termes plus techniques d’Henri Meschonnic, à l’« organisation des chaînes prosodiques produisant une activité des mots qui ne se confond pas avec leur sens mais participe de leur force, indépendamment de toute conscience qu’on peut en avoir[41] ». Par conséquent, il faudra examiner ces deux ouvrages de près dans les détails de leur rythme pour rendre compte de forces qui seraient autres que purement sémantiques, ou directement politiques. Ces forces, qu’on pourrait également appeler « magnétiques » suivant la formule de Claude Duchet (sous la réserve que ce dernier se penche sur un tout autre corpus de textes, à dominante narrative et non pas poétique), dirigent l’attention du lecteur sur l’énergie sociogrammatique trop facilement dissipée dans des productions à caractère purement communicationnel. En effet, une des leçons de Claude Duchet est qu’il y aura toujours des « réductions[42] » qui guettent le sociogramme : réduction doxique, réduction idéologique, réduction thématique. Toute l’énergie conflictuelle contenue dans le noyau du sociogramme risque de se voir drainée dans un « message » facilement communicable par tel ou tel porte-parole, ou dans un lieu commun trop rapidement assumé et véhiculé par la société en général (ou par une partie de la société). C’est premièrement dans le texte littéraire, en revanche, que cette énergie est conservée. Malgré un léger écart terminologique, les deux anciens collègues de Lille s’accordent sur le fait qu’un texte ne peut être réduit à un supposé message, à la chose dite. Claude Duchet : « [Signifiance] me servait essentiellement à désigner tout ce qui n’était pas signification. La signification est de l’ordre du constat, de la règle, de l’énoncé, du sujet. Mais la signifiance, c’est : il y a là quelque chose qui fait sens, sans que je sache quoi[43] » ; Henri Meschonnic : « La valeur et le rythme mettent en évidence que le sens, dans son acception traditionnelle, est, paradoxalement, la moindre, sinon la dernière des choses qui compte dans le discours. Selon les circonstances, déjà, la signification peut varier du tout au tout, pour tel ou tel interlocuteur, alors que le sens reste le même. […] / La signifiance, propre seulement à la poétique d’un texte, apporte encore un autre élément qui varie indépendamment du sens[44]. »

En effet, la première chose qui saute à l’oreille comme aux yeux à la lecture de Terre des hommes comme à l’abord de « Speak White », ce sont les rythmes, rythmes imprimés sur la page, bien entendu, mais qui ressortent encore plus nettement à la performance. Et ces deux poèmes, publiés par des maisons d’édition réputées par la suite[45], ont eu leur premier contact avec le public grâce à la voix. Il est instructif, de ce point de vue, de comparer le premier poème de Michèle Lalonde au texte d’environ dix minutes qui le précédait lors du gala d’ouverture – également intitulé « Terre des hommes » –, écrit par le commissaire général, Pierre Dupuy (qui était romancier avant d’être diplomate[46]) et lu par les vedettes internationales Jean-Louis Barrault et Sir Laurence Olivier. Ces deux textes inauguraux, arborant comme titre le thème de l’exposition universelle qui venait d’ouvrir ses portes au monde, en disent long sur le terrain conflictuel – à la fois local et international – sur lequel ils sont lancés.

Le premier texte – bilingue comme il se doit[47], d’emblée international car prononcé devant l’auditoire par deux des plus prestigieux hommes de théâtre français et britannique – raconte l’histoire inspirante mais périlleuse de l’humanité depuis les cavernes préhistoriques. Vaguement rousseauiste, la thématique dresse l’histoire de l’humanité, partant de la possession des matériaux et de la croissance des moyens techniques, passant par la jalousie et la lutte inévitable entre les hommes, pour aboutir au danger (implicitement nucléaire) du moment présent (« Il dispose déjà du pouvoir de réduire notre planète en un brandon enflammé[48] ») et à sa résolution potentielle dans la musique, ou, dans les mots du commissaire général, par « la communion la plus intime dans l’immatérialité de l’art ». Il s’agit d’un texte tout à fait à la mesure des attentes du « gala inaugural » d’un « festival mondial », parrainé par trois gouvernements (Canada, Québec, Montréal) et où furent invités premiers ministres, délégués des pays exposants, sommités locales et internationales, et même la veuve de Saint-Exupéry. Mais regardons le rythme :

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L’incipit montre bien les atouts et les limites du travail de Pierre Dupuy : une histoire conventionnelle de la naissance et de l’essor de l’« homme », racontée dans une prose un peu pompière, rythmée selon la période classique avec ses rappels ternaires ou quaternaires et son accent, du moins dans les parties françaises, qui tombe comme il se doit en fin de groupe syntaxique. Il s’agit aussi d’un texte qui frôle le « poétique » dans le mauvais sens que lui donne Henri Meschonnic : un « chapelet du sacré pris pour la poésie[50] ».

La performance qui s’y enchaînait – la « première mondiale » de l’oeuvre de Michèle Lalonde et André Prévost, deux jeunes artistes ayant à peine vingt-neuf et trente-deux ans – était d’une tout autre facture. Non seulement remarque-t-on une volonté de déjouer l’implicite masculin dans le titre assumé par Dupuy (rendu explicite lorsque le texte arrive au moment où les hommes en viennent au conflit inévitable : « [D]’autres, comme lui, des hommes, ses semblables, aspiraient aux mêmes fruits, aux mêmes fontaines, […] aux mêmes femmes ») par la mise en scène de deux voix, un récitant et une récitante (désigné par « H. » et « F. » dans le texte) ; leur Terre des hommes ne voulait pas être une glose historicisée, comme chez Dupuy, ni un conte (ou un « dépliage », dans la version anglaise[51]) du thème comme chez Roy, mais une traduction : « C’est en référence aux grandes préoccupations qui hantent la conscience contemporaine que j’ai été tentée d’interpréter le thème Terre des hommes, en m’efforçant de traduire en images contrastantes, tout au long du récitatif qui devait s’intégrer à la partition musicale d’André Prévost, cette idée fondamentale d’une sorte d’opposition dialectique des forces de vie et de mort qui, décuplées par la prodigieuse machinerie du siècle, se disputent l’avenir de l’homme[52]. »

Traduction

Que Michèle Lalonde ait choisi ce terme pour préfacer la version écrite de son texte (distribuée gratuitement – trois mille cinq cents exemplaires – aux premiers auditeurs) n’est pas un hasard. C’est en effet par la traduction, comme l’a toujours reconnu Henri Meschonnic, que la poésie dévoile le mieux l’oralité rythmique qui la fonde et, par là, permet l’intervention du sujet – en l’occurrence le sujet québécois, actualisé par la poésie – dans un champ de forces sociales : « [L]a littérature est la réalisation maximale de l’oralité. […] L’oralité, c’est la littérature. C’est son rôle social. Et son importance politique[53]. » Ou encore, avec peut-être davantage de résonance pour le sujet québécois de 1967, Meschonnic précise : « Cette relation entre la prosodie et le sujet, dont la poétique est l’écoute, suppose inséparablement une poétique et une éthique du sujet. Celle justement de sa fragilité. Tout ce qui advient au sujet advient à son langage, ce qui arrive à votre langage vous arrive à vous, et l’écoute de ces événements conteste le signe, avec tout l’enchaînement de ses paradigmes[54]. » Avant tout « message » (porté, bêtement, par des signes), il y a le langage. Et le langage implique un sujet, humain certes, mais dont l’humanisme est forcément ancré dans une réalité langagière particulière, une réalité « dont la poétique est l’écoute ».

On constate ce parti pris politique, social, et surtout poétique, dès l’entrée de Terre des hommes. Le lecteur-auditeur est d’abord frappé par une allitération fortement accentuée, équivalant au sprung rhythm (littéralement, « rythme à ressorts »), développé par Gerard Manley Hopkins en anglais : « L’Encyclopedia of Poetry and Poetics de Preminger définit le sprung rhythm comme “system of overstressing”, – “presque comme si le spondée était un pied anglais normal”, parlant de “l’approximation des mouvements du discours naturel chargé d’émotion”[55]. » Or ce rythme n’est pas usuel en français où, justement, l’alternance classique prédomine avec l’accent naturellement porté à la fin du groupe syntaxique. Ici, par l’allitération et le rythme, est créée une intensité de forces verbales totalement absente du texte de Pierre Dupuy.

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Il y aurait toute une analyse prosodique à faire de ce long poème à trois mouvements, à laquelle il faudrait bien entendu ajouter une analyse musicale de la partition d’André Prévost[57]. Je ne veux retenir qu’un aspect dans le contexte de la réflexion présente. C’est l’usage précis du spondée, désigné dans l’extrait annoté ci-dessus par un double trait ( – – ). Même si le spondée n’existe pas à proprement parler en français, le double accent tonique qui le définit, ou « contre-accent » dans les termes du linguiste suisse Henri Morier repris par Meschonnic dans plusieurs ouvrages, est volontiers mis en avant par Michèle Lalonde dans cette première section du texte, « Aliénation ». Cette répétition prosodique renforce le heurt des consonnes occlusives – bilabiales (p, b), vélaires (k, g) et alvéolaires (t, d) ; surtout b, p, k – qui prédomine très nettement en ce début du texte.

Le contre-accent, écrit Henri Morier, est « un écart stylistique par rapport à la norme : le français, en principe, a horreur du spondée[58] ». Cette horreur, qui dans Terre des hommes traduit l’aliénation de la terre par la technologie et par les puissances occultes du capitalisme, sera retraduite moins d’un an plus tard dans le poème que Michèle Lalonde écrit pour la comédienne Michelle Rossignol – sa « récitante » un an plus tôt à Expo 67 – lors de la soirée « Chansons et poèmes de la résistance ». C’était un spectacle ad hoc de soutien animé par une vingtaine de musiciens et de poètes en vue à l’époque (Robert Charlebois, Gaston Miron, Raymond Lévesque, Pauline Julien, entre autres) au bénéfice de Pierre Vallières et Charles Gagnon, alors incarcérés à Montréal et se défendant en cour contre des accusations de meurtre, à la suite d’actes terroristes du Front de libération du Québec ayant eu lieu en 1966. Ils avaient dû attendre plus d’un an avant d’être traduits en justice après leur extradition de New York en janvier 1967, un délai sans doute programmé par le désir d’éviter tout ce qui pourrait montrer sous un mauvais jour l’humanisme-international-universel-canadien durant l’année de l’Expo[59]. Ce sera toutefois grâce à l’arrivée imprévue d’un nouveau titre sur le paysage co-textuel du Québec, Nègres blancs d’Amérique (terminé en janvier 1967, mais lancé le 14 mars 1968[60]), que l’aliénation humaniste « traduite » par Terre des hommes sera remise en scène sur le terrain spécifique de l’aliénation québécoise, qui, durant les années 1960 et 1970, est devenue explicitement un champ de bataille linguistique[61]. Terre des hommes fut le résultat d’un travail acharné de plus de deux ans[62], la collaboration étroite entre Michèle Lalonde et André Prévost, plus la participation de deux comédiens, cent dix musiciens, et trois choeurs de cinquante voix chacun. Elle n’a eu que deux représentations (le 29 et le 30 avril 1967). « Speak White », qui fut pratiquement l’affaire de deux nuits (le 26 et le 27 mai 1968)[63], comprenant le travail d’une écrivaine et d’une comédienne, n’a cessé de se faire répéter, réimprimer, pasticher jusqu’aujourd’hui[64]. Là aussi, il y aurait toute une analyse historique et sociologique à mener sur la carrière de ces deux poèmes.

Mais revenons au rythme, et au spondée. Le spondée du titre – car speak white en est bien un – est répété treize fois au cours du poème. Et il en commande d’autres, toujours associés à la domination linguistique anglaise :

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ou

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C’est ici que le code switching observé par maint lecteur comme l’élément clé du poème est réinvesti d’une force proprement poétique et performative, une force déjà déployée dans Terre des hommes un an auparavant. Mais poussons l’analyse un peu plus loin. Speak White – d’abord expression venant d’en dehors (« familière aux Québécois depuis des générations, c’était la réponse classique, destinée à vous dissuader de vous exprimer dans votre langue maternelle[65] »), ensuite titre chargé de signifiance, enfin insistance poétique par contre-accent et par répétition à l’intérieur du texte –, Speak White est aussi un sociogramme, résultat de la rencontre, de la collision même sur le terrain co-textuel du Québec en 1968, de Terre des hommes, du Sang de la terre (le titre que Michèle Lalonde aurait voulu voir en tête de son poème) et de Nègres blancs d’Amérique. Trois titres à noyau conflictuel (et, dans le cas de l’ouvrage de Vallières, un titre qui tient presque de l’oxymore). Et même si l’ouvrage de Vallières n’est pas mentionné dans le poème, la référence « intertitulaire » aurait été on ne peut plus claire[66] aux premiers auditeurs, non seulement par le cadre impromptu dressé au bénéfice de ce dernier, mais surtout par l’énergie sociogrammatique que mobilise le poème. Le « sociogramme n’apparaît que lorsqu’il est lisible[67] » ; « [o]n ne peut pas envisager comme noyau possible quelque chose qui n’appellerait pas immédiatement son contraire[68] ». Et voilà que c’est par « irruption dans la vie collective », pour reprendre le mot de Michèle Lalonde, que le noyau conflictuel du sociogramme se cristallise à l’intérieur de l’ensemble « lui-même » conflictuel de l’affrontement linguistique au Québec à cette époque. Ce passage de l’oxymore racial (nègre blanc) à l’oxymore linguistique d’un impératif impossible (speak white) se verra effectivement entériné, voire canonisé, dans le film tourné par Jean-Claude Labrecque et Jean-Pierre Masse pour l’ONF au même théâtre Gésu, le 27 mars 1970, dans le cadre de la première « Nuit de la poésie »[69].

Bientôt un autre événement modifiera le paysage, on le sait, mais la poésie se verra menacée par d’autres dangers que le bâillonnement et la répression amenés par l’application de la Loi sur les mesures de guerre. Ne s’agit-il pas du début d’un processus de réduction – idéologique, doxologique, thématique – d’une activité sociogrammatique pointé par Claude Duchet ? En 1974, lorsque le poème paraîtra sur papier dans sa version définitive et autorisée, après avoir été prononcé à maintes reprises en performance, ou réimprimé à diverses occasions (notamment sur la dernière page du McGill Daily, lors des manifestations en faveur du « McGill français » en mars 1969[70]), il sera imprimé en format in-octavo sur une grande feuille, à déplier pour dévoiler le poème sur un côté comme sur une grande affiche, couronnée par le titre, SPEAK WHITE, en énormes lettres de pochoir rouges, qui occupent un quart de l’espace total de la page. Michèle Lalonde dira clairement en entrevue à ce moment-là : « “Speak White”, c’est la protestation des Nègres blancs d’Amérique. […] La langue française, c’est notre couleur noire ![71] » Non plus noyau conflictuel, rendu lisible par la force poétique du titre et développé à travers le rythme du poème, mais confrontation idéologique, où le titre pousse en avant en fer de lance. Ainsi, par la forme physique de l’imprimé aussi bien que par la prise en charge de la thématique à travers une politique générale de résistance linguistique, on voit bien comment le poème est en passe de devenir… manifeste.

Pourtant, dans une lettre inédite écrite à la fin des années 1980, Michèle Lalonde revisitera la part de la poésie dans « Speak White ». Changement d’époque, la poète devient alors critique, même sociocritique, en faisant une distinction nette entre ce que le poème puise du discours social, de facture collective, et ce qu’il laisse percevoir de l’« écriture poétique », issue du travail personnel avec le langage :

J’ai écrit ce texte au point culminant d’une prise de conscience collective, non seulement national mais, en réalité, nord-américain et occidental. L’infrastructure théorique du poème est certainement cohérente et explique sa longue carrière mais cette solidité de la charpente n’est pas à mon crédit personnel et s’appuyait en définitive sur l’effort de pensée d’une génération. […]

En 1969 [sic : 1968], on m’avait accordé cinq minutes, au chronomètre, pour résumer l’état de conscience collective sur scène ou le mettre en images. […] Par fonction, l’écriture poétique procède par économie de mots et par polysémie et le poème est fait de cela, comme aussi un effet de trompe-l’oeil et de représentation dramatique commandé à la structure syntaxique comme telle. Non par hasard, ce sont deux poètes canadiens anglais déjà très sensibilisés aux réalités politiques et culturelles qui se sont sentis interpellés par le faux-VOUS rhétorique et en ont instantanément relayé le sens. Leur réaction fut de traduire le poème plutôt que d’y répondre ou de le commenter[72].

Il est significatif que ce soit encore une fois par la traduction que Michèle Lalonde insiste sur l’assise poétique d’un texte qui, à son irritation croissante au fil des ans, serait trop souvent lu comme un simple acte de communication idéologique. « Traduire », nous rappelle Alain Rey, « est emprunté (1480) avec francisation au latin traducere “conduire au-delà, faire passer, traverser”, au propre et au figuré, d’où “faire passer d’une langue dans une autre”[73] ». Que nous soyons, en fin de parcours, ramené à la frontière où nous avons commencé ne devrait pas surprendre non plus. Henri Meschonnic fait de la traduction une pièce maîtresse de sa théorie du rapport entre la littérature et la société, tant que ce rapport n’est pas réductible à l’habituel échange de messages commandé par le signe : « Ce qui immédiatement montre le rôle majeur de la traduction pour toute la représentation du langage et de la société, [car] toute société dépend de sa représentation du langage, est révélée par elle, et ce rôle est sans commune mesure avec celui de passeur de messages que lui réserve la représentation du signe. Il ne faut pas confondre le rôle du passeur avec celui de Charon qui passe les âmes à travers le Styx, parce que quand ça arrive à l’autre bout, il ne reste plus que du cadavre[74]. » Autrement dit, pour le poète, pour le traducteur, je dirais aussi pour le sociocriticien, il n’y a pas vraiment de frontière entre littérature et société, à moins d’en lever une par le signe mort, par le message transmis. Et tel le passeur de nos jours, qui n’est armé que de quelques provisions légères et de sa connaissance intime de l’aire qu’il a choisi de traverser, le sociocriticien laisse le gros de son appareil théorique au pied de la montagne ou au bord de la rive et ne porte avec lui qu’un outillage conceptuel minime. Question d’approche et de perspective plus que de théorie. Pour Claude Duchet, il s’agit de pratiquer la « [l]ecture-écriture de quelques possibles d’un texte, […] tentant d’interroger la raison des effets et leur signification, ouvrant le texte sans jamais le clore, ce qui est le vivre[75] » ; pour Henri Meschonnic, l’écoute de la « relation entre la prosodie et le sujet, […] [qui] suppose inséparablement une poétique et une éthique du sujet[76] ».

C’est une position que Michèle Lalonde semble avoir adoptée aussi. Intervenant dans un moment d’intensité politique et d’affirmation linguistique, elle en dira effectivement autant. Dans un texte de 1971 – donc à la suite presque immédiate de la crise d’Octobre –, elle fait la part entre l’engagement révolutionnaire et l’engagement poétique en s’appuyant sur le potentiel de signifiance que contient la langue, signifiance que l’écrivain se fait un devoir de mettre en oeuvre pour le bénéfice des sujets de cette langue. Je me permets de conclure avec elle :

J’en viens à mon véritable propos : le rôle des écrivains dans cette nouvelle conjoncture n’est pas essentiellement de se transformer en agitateurs politiques, en pamphlétaires virulents ou en propagandistes de tel ou tel credo révolutionnaire […]. Le rôle des écrivains consiste tout simplement à s’intéresser d’aussi près que possible à la collectivité québécoise et de S’ADRESSER À ELLE. DANS SA LANGUE. J’entends par là : qu’on la régénère cette langue, qu’on la redécouvre, la réinvente, qu’on l’investisse de significations nouvelles, […] qu’on en fasse ce qu’on voudra mais qu’on la reconnaisse et qu’on l’adopte comme celle de six millions de parlant-québécois.

[…]

[… J]e voudrais simplement rappeler qu’écrire est aussi un acte social, que l’instrument privilégié de l’écrivain, à savoir le langage, est le fruit d’un laborieux effort collectif de communication et qu’en conséquence le devoir de l’écrivain n’est pas uniquement de soigner l’expression de sa sensibilité personnelle et d’envelopper son ego de phrases propres à séduire l’univers mais de rendre la parole à la collectivité dont il est issu. De rendre plus signifiante, plus intelligible, la parole prêtée[77].